Revues étrangères - Un roman irlandais

Revues étrangères - Un roman irlandais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN IRLANDAIS


Luke Delmege, par P. A. Sheehan, 1 vol., Londres, Librairie Longmans, 1902.


M. Sheehan n’est pas de ces romanciers anglais dont les livres se vendent à plusieurs centaines d’éditions. Je crois bien que le public ordinaire des lecteurs de romans ignore jusqu’à son nom, comme l’ignorent, sans doute, les critiques en vogue, qui cependant ne se font pas faute de découvrir tous les jours une demi-douzaine de talens nouveaux. Et peut-être M. Sheehan ne se soucie-t-il guère de ce public, ni de ces critiques. Irlandais, on devine que c’est à ses compatriotes qu’il s’adresse surtout, à ceux d’Irlande et à ceux d’outre-mer, membres épars d’une race vagabonde. Il écrit en anglais, et même, autant du moins que je puis juger, en excellent anglais, avec une élégante simpliste qui lui permet de passer sans effort des scènes les plus familières aux plus pathétiques, de menus traits d’observation locale à de beaux rêves pleins de noblesse et de poésie. Mais, sous cet agrément de leur forme, ses romans ont un air moins anglais que s’ils étaient traduits du russe ou de l’espagnol. Idées et sentimens, la façon de concevoir les caractères et celle de les apprécier, tout y est, pour ainsi dire, exactement à l’inverse de l’esprit anglais. Et l’on éprouve une impression singulière à lire, dans la langue de Thackeray et de George Eliot, ces romans où, de page en page, aux « vertus païennes de l’ordre et de la propreté, » sont préférées les vertus plus chrétiennes de la résignation et de la pauvreté, de l’enthousiasme et de l’humilité. Puis, M. Sheehan n’est pas seulement Irlandais : il est catholique, prêtre catholique. Il signe ses livres : « The Rev. P. A. Sheehan ; » il les publie dans des revues ecclésiastiques ; et c’est le plus ingénument du monde qu’il y transporte les préoccupations habituelles de son ministère. Les aventures qu’il y raconte le plus volontiers sont simplement celles de pauvres prêtres de village, bornant leur ambition à vivre en paix avec Dieu, leur évêque, et leurs paroissiens. Quoi d’étonnant que de tels livres manquent d’attrait pour les lecteurs des intrigues mélodramatiques de M. Hall Caine, des fantaisies impérialistes de M. Kipling, ou des Lettres d’amour d’une Jeune Anglaise ?

Je dois ajouter que, pour ceux mêmes qu’ils intéressent, ces livres sont loin d’être des romans parfaits. L’inexpérience de l’auteur s’y trahit sans cesse par des longueurs, des redites, une insistance fatigante à noter toute sorte de détails souvent insignifians. Mais ils rachètent ces défauts par des qualités littéraires infiniment précieuses. ils ont, d’abord, ce parfum de vérité qui suffit à nous rendre agréable la peinture des sujets les plus ordinaires. Le révérend Sheehan connaît si bien les mœurs cléricales irlandaises, il les comprend et les aime si profondément, que chaque mot qu’il nous en dit nous frappe par un accent tout particulier de justesse et de précision pittoresques. Les moindres offices religieux, dès qu’il nous les décrit, revêtent pour nous une signification et un charme imprévus. Ses curés et ses vicaires, ses sacristains et ses chantres, sont formés d’élémens si réels, et dessinés d’une touche si sûre que toutes les nuances de leur physionomie matérielle et morale s’imposent aussitôt à notre attention. Seul Ferdinand Fabre, dans quelques-uns de ses premiers romans, nous a fait voir des figures de prêtres d’une vérité aussi manifeste : encore l’observation de Ferdinand Fabre était-elle toujours gâtée par un certain ton de condescendance ironique ou dédaigneuse, tandis que l’auteur irlandais met évidemment toute son âme à cette vie cléricale qu’il a entrepris de nous révéler. A la manière dont il nous parle de l’achat d’un calice ou du choix d’un enfant de chœur, nous sentons que ce sont là des choses qui ont pour lui-même une importance considérable ; et, en effet, ce qu’il nous en dit nous touche souvent davantage que les catastrophes les plus romanesques, racontées par des auteurs qui viennent de les inventer à notre intention.

Sans compter que la vie d’un prêtre, pour peu qu’on l’envisage sérieusement, implique une foule d’obligations de la plus haute portée morale et sociale Plus que personne, un prêtre est constamment en contact avec les problèmes essentiels de notre destinée. Et voilà encore un des mérites des romans de M. Sheehan, que les prêtres qu’ils nous présentent ne cessent pas de s’émouvoir de ces problèmes et de les méditer. Chacun à sa manière, suivant son tempérament propre et sa situation, ils cherchent à réaliser le royaume de Dieu ; ou bien, s’ils oublient un instant le rôle supérieur qui leur est imposé, les événemens se chargent bientôt de le leur rappeler : et toute leur histoire n’est ainsi qu’une sorte d’argument philosophique destiné à développer, sous nos yeux, un idéal particulier de perfection chrétienne. Quant à ce qu’est cet idéal, et à la façon dont M. Sheehan s’efforce de nous le développer, c’est de quoi l’analyse sommaire de son dernier roman, Luke Delmege, pourra tout au moins donner une idée.


Un fils de paysans du sud de l’Irlande, Luc Delmege, vient d’être ordonné prêtre, après avoir remporté tous les prix au séminaire de Maynooth. Il s’en retourne d’abord, pour quelques semaines ; dans son village, où nous assistons aux naïfs élans de joie de ses parens. Sa petite sœur Marguerite s’évertue, sans d’ailleurs pouvoir y parvenir, à ne plus l’appeler que « le Père Luc ; » ses anciens compagnons de jeux viennent lui baiser la main ; le vieux vicaire de la paroisse, désormais, le traite en égal ; et le curé lui-même, qui est pourtant un gros personnage, lui fait l’insigne faveur de l’inviter à dîner. Mais le pauvre Luc ne tarde pas à découvrir la vanité de ses succès universitaires. Au sortir de sa première messe, il apprend qu’une place qu’il espérait obtenir a été donnée à l’un de ses condisciples, qui occupait à Maynooth un rang bien inférieur au sien : tandis que lui, « le premier des premiers, » a été désigné pour une mission de sept ans en Angleterre. Et lorsque, le soir de ce jour, il va dîner chez le curé du village, il constate plus amèrement encore le peu de chose qu’il est. Il ne sait ni saluer les dames, ni se bien tenir à table : il se rend ridicule, avec son mélange de gaucherie et de prétention, avec le pédantisme enfantin de ses argumens ; et un jeune étudiant en médecine achève de lui faire honte en l’interrogeant sur toutes sortes de sujets de science, de philosophie, et de littérature, dont il n’a jamais entendu parler.

Je crains malheureusement que tout cela, ainsi résumé en quelques lignes, ne paraisse bien maigre et d’une portée bien restreinte : mais dans le texte, avec les mille détails précis et colorés que l’auteur y a joints, tout cela forme un petit tableau de mœurs d’une réalité remarquable ; c’est la vie entière d’un village irlandais qui s’évoque devant nous, à la fois très rude et très innocente, pleine d’un charme pénétrant dans sa simplicité.

Luc Delmege va ensuite à Londres, où aussitôt hommes et choses commencent à le révolter. Il n’y a pas jusqu’aux prêtres catholiques anglais, ses nouveaux collègues, qui ne lui paraissent froids, secs, hypocrites, d’un orgueil et d’un égoïsme insupportables. Aussi ne tarit-il pas en invectives contre l’Angleterre. Intelligent et laborieux ; il s’est vite débarrassé de son pédantisme d’école ; il se met au courant de son temps, étudie assidûment les discours des prédicateurs en renom, et finit lui-même par devenir un des prédicateurs les plus écoutés. Mais son thème principal est toujours la supériorité de l’esprit irlandais sur l’esprit anglais. Jusque chez les convertis les plus fervens, il flaire toujours un reste d’anglicanisme ; il dénonce leur goût du libre examen, leur manque de douceur et d’humilité. « Ah ! semble-t-il leur dire, comme on voit que vous êtes nés d’une race grossière, et combien notre Ile des Saints est au-dessus de votre île de bouchers et de boutiquiers I » De telle sorte qu’un jour l’évêque de Londres, autant dans son intérêt même que dans celui de la communauté, décide de le faire partir de Londres, et l’envoie dans une ville de province anglaise, en qualité de vicaire.

Le jeune homme, qui croyait détester Londres, est d’abord désolé d’avoir à s’en éloigner. Son déplacement lui apparaît comme une disgrâce, et qu’il n’hésite pas à mettre sur le compte de la jalousie des prêtres anglais. Mais bientôt il s’aperçoit que sa situation, dans la ville où on l’a relégué, se trouve être infiniment plus agréable qu’il ne s’y était attendu. A ses sermons se presse un auditoire élégant et raffiné, formé d’ailleurs en majorité de protestans : et Luc n’en est que plus zélé à les émouvoir. Un écrivain célèbre, nouvellement converti, daigne le choisir pour son directeur de conscience. Et chaque soir on lui fait fête dans des salons où des dames protestantes, mais ayant toujours eu beaucoup de sympathie pour la beauté esthétique du catholicisme, lui révèlent la beauté, plus esthétique encore, des poèmes de Heine et de Rossetti. Dans ce milieu, les préventions de Luc Delmege contre l’esprit anglais se changent vite en un profond mépris pour la rudesse barbare des mœurs irlandaises. Quand il revient dans son village, quatre ans après son ordination, pour assister au mariage de l’une de ses sœurs, tout le choque et le dégoûte, l’ignorance du clergé, l’ivrognerie des paysans, les vieilles coutumes et les vieux sentimens. Il a hâte de rentrer « chez lui ; » et son chez lui c’est désormais la ville anglaise où on l’attend pour discuter Platon, Carlyle, et Ruskin.

Il ne pense plus à lutter contre l’esprit anglais. Au contraire, son rêve favori est de prouver aux protestans eux-mêmes que le catholicisme, lui aussi, sait s’accommoder des hypothèses les plus récentes de la philosophie et des sciences. Dans ses sermons, dont le succès va toujours grandissant, il entremêle des citations de Spinoza aux versets de l’Evangile ; il concilie le catholicisme et le darwinisme ; il parle de la nécessité, pour les croyans, d’être « éclectiques « et de faire une part à la pensée nouvelle. Le succès de ses sermons va toujours grandissant : mais les conversions deviennent plus rares, dans la paroisse, et celles qui se produisent sont de peu de durée. Le célèbre écrivain publie un article de revue pour exposer ses vues personnelles sur le catholicisme ; ce sont des vues trop « personnelles «  pour rester orthodoxes, mais l’écrivain laisse entendre qu’elles lui ont été inspirées par la prédication du jeune vicaire irlandais. Et ainsi le malheureux Luc, au moment où il projette une grande campagne de parole et de presse pour la conversion en masse des anglicans à la foi romaine, reçoit l’ordre de s’en retourner dans son île natale. Il est nommé vicaire d’une lointaine paroisse du comté de Limerick ; et son évêque le félicite de cette nomination, qui lui vaudra de vivre en contact avec « l’un des plus saints prêtres de tout le diocèse. »


Luc passa une mauvaise nuit. Soit que l’édredon fût trop lourd, en comparaison de son délicieux édredon d’Aylesburgh, ou que les draps fussent trop rudes, ou bien encore qu’il lui suffoqué par la pesante odeur qui emplissait la chambre, comme si les fenêtres étaient restées fermées depuis des semaines, c’est à peine s’il put dormir quelques heures. À l’aube,— une aube grise d’octobre, il entendit un gémissement dans la chambre voisine, où demeurait son nouveau pasteur. Craignant que le vieillard fût malade, il se leva, et frappa doucement à la porte. Le vieux prêtre lui cria d’entrer. Déjà entièrement vêtu, il s’était mis à genoux devant un grand crucifix noir, et là, comme tous les matins, il épanchait son âme devant Dieu, avec des soupirs et des larmes.

— Je craignais, monsieur, que… murmura Luc.

— Retournez dans votre lit, mon garçon, et attendez que je vous appelle !

Luc s’en retourna dans son lit, tout penaud. Et quand, après le déjeuner, il sortit pour voir le milieu où allait désormais s’écouler sa vie, il grommela tout haut :

— Grand Dieu ! mais c’est la Sibérie, et je suis ici comme un prisonnier en exil !

La matinée était belle. Un brouillard d’argent flottait sur la vallée, prêtant au paysage mille teintes délicates. Mais le brouillard ne parvenait pas à cacher, aux yeux de Luc, la solitude dénudée des champs, l’abandon des tas de loin à demi pourris, la tristesse des montagnes grises, où de monotones torrens traçaient des sillons jaunes. Ça et là, parmi cette désolation, apparaissait la verdure d’une ferme : encore était-ce une verdure bien pelée et bien sale.

— Un pays de ruine et de mort ! — se dit Luc. Il se hâta de rentrer au presbytère. Le vieillard lisait un journal.

— Ai-je quelque chose à faire, monsieur ? demanda Luc.

— Oh ! certainement, certainement ! Vous pourriez d’abord aller voir un peu, à l’écurie, ce que devient la petite jument. Cet animal de Patrick économise vraiment trop la graisse de coudes[1], je vous le garantis ! Voyez si la mangeoire est remplie, et si l’on a changé le foin ! Et puis, l’après-midi, vous pourrez aller jusqu’à l’école de Dorrha. Je me demande si le nouveau maître ne néglige pas tout à fait de s’occuper des élèves !

— Et à quelle heure est le luncheon ? demanda Luc.

— Le quoi ? fit le vieux curé, étonné.

— Le luncheon, monsieur ! A quelle heure le sert-on ?

— Oh ! nous ne connaissons pas cela, ici, jeune homme ! Vous aurez votre dîner à trois heures, et du thé à huit heures, si vous voulez ! Moi, jamais je ne prends de thé ! Et voilà tout !

— Fort bien, monsieur ! — répondit Luc, en rougissant. — Je ne savais pas ! Je voulais seulement être fixé, de façon à ne pas arriver en retard !

— Oh ! voilà qui ne doit pas vous inquiéter beaucoup ! reprit le vieillard. S’il y a quelque chose qui ne manque pas, dans ce pays ci, c’est le temps, le temps et l’eau !

Luc sortit de nouveau, et regarda autour de lui. Le lieu lui parut encore plus sinistre. Le mur qui entourait le presbytère s’était écroulé en plusieurs endroits : les pierres, vertes de mousse, gisaient en désordre. Quelques buissons d’aubépine, couverts de baies rouges, surgissaient dans un coin. La cour était encombrée de paille sale : des oies, des poules, des dindons s’y promenaient, picorant des grains de rencontre, et, souvent, se querellaient ; la jument frappait des pieds, dans l’écurie. De Patrick, nulle trace. Enfin Luc l’aperçut, il s’était couché tout de son long près d’une haie, indifférent aux feuilles piquantes qui lui entraient dans les cheveux, et, là à son aise, il fumait une courte pipe d’argile. Il ne vit pas approcher le vicaire. Il devait être plongé dans une rêverie, et, sans doute, charmante ; car, par instans, il ôtait sa pipe de sa bouche et faisait entendre un petit ricanement. Après quoi il reprenait sa pipe, avec la placidité d’un vieux philosophe. C’était pitié de le déranger ; mais Luc fut inexorable. Il avait une mission : à savoir, de corriger le caractère irlandais de sa pittoresque, mais fâcheuse, irrégularité. Peut-être ne se l’avouait-il pas expressément ; mais au fond du cœur il avait la conviction que le salut de l’Irlande était lié à l’introduction, dans l’âme irlandaise, des habitudes anglaises, des idées anglaises, de l’ordre, de la ponctualité, de la prévoyance, de l’activité. Et de cette nouvelle mission c’était lui qui serait l’apôtre ! Aussi n’hésita t-il pas à interrompre le rêve du valet d’écurie ; il le fit si brusquement que la pipe tomba des lèvres de Patrick, et se cassa en morceaux.

— Vous n’avez rien à faire, je suppose, ce matin ?

— Pardon, j’ai quelque chose à faire, votre révérence ! répondit Patrick, sans mettre trop de hâte à se relever.

— Mais, en ce cas, pourquoi ne travaillez-vous pas ? dit Luc.

— J’attendais que le foin fût sec, pour l’étendre !

— Du moins, en attendant, ne pourriez-vous pas aller chercher de cette graisse que vous avez à employer pour le cheval ?

— Quelle graisse, votre révérence ?

— Le curé dit que vous ne donnez pas au cheval sa ration de graisse de coudes ! reprit Luc.

Le valet fixa sur le jeune vicaire un regard perçant, puis il se détourna, baissa la tête, et rit en son intérieur comme il n’avait jamais ri de sa vie. Mais c’est avec une solennité d’autant plus accentuée, qu’il dit, au bout d’un instant :

— Fort bien, votre révérence, j’y aviserai !

Et le village entier eut là, pour de longues semaines, une source inépuisable d’hilarité. Les plus graves, même, ne pouvaient s’empêcher de sourire, au passage du jeune vicaire. Et celui-ci songeait qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour civiliser cette race de sauvages.

Luc se rendit ensuite à l’école de Dorrha. C’était une pauvre petite école de la montagne, avec une soixantaine d’élèves. Quelques cartes de géographie tout effacées, sur les murs ; une horloge qui ne marchait pas ; un tableau noir déverni, où la craie refusait d’écrire. Le maître d’école salua, très bas, le nouveau vicaire.

— Votre révérence voudrait-elle examiner une classe ?

— Volontiers.

— Et quelle classe ?

— Oh ! peu importe ! Voyons les grands !

Les enfans parurent fort effrayés, surtout lorsque Luc leur recommanda de tenir la tête haute. Hélas ! ce n’était pas chose si facile pour ces pauvres petits ! Le fardeau de sept siècles de servitude pesait sur eux !

Et puis Luc était peut-être trop exigeant.

— Si vous voulez lire l’anglais convenablement, — leur expliquait-il, — vous devez prononcer toutes les lettres qui sont dans les mots, et ne pas en prononcer d’autres, qui n’y sont pas. Ici, il y a un g ; pourquoi l’élidez-vous ? Et pourquoi mettez-vous un h dans cet autre mot ? Allons, relevez la tête ! Regardez-moi bien en face ! etc.

L’ignorance des élèves le révoltait. Il se dit qu’il aurait à recommencer toute leur éducation, sur un fondement nouveau.

— Avez-vous quelques notions d’hygiène, mes enfans ?

Non, jamais ils n’avaient entendu ce mot-là.

— J’observe que, chez la plupart d’entre vous, les dents sont gâtées, ou en train de se gâter. Savez-vous d’où cela provient, et comment on peut l’empêcher ?

— Ça vient de manger des sucreries ! hasarda l’un des garçons.

— Oui, peut-être est-ce là une des causes secondaires ! Mais la cause directe est le manque de phosphate dans le sang. Savez-vous ce que c’est que du phosphate ?

— Oh ! oui, c’est de l’engrais !

— Mais non, vous confondez deux choses différentes !

Et Luc se mit en devoir d’expliquer la composition des dents ; il en déduisit la nécessité absolue de s’abstenir de thé, et de manger des alimens phosphatés, des farineux. Nous devons ajouter que lui-même faisait une énorme consommation de thé.

Et, avant que l’angelus eût sonné, ce soir-là, le bruit courut, dans toute la paroisse, qu’un pasteur protestant, venu d’Angleterre, avait visité l’école, où il avait recommandé aux enfans de revenir au régime des années de famine.


Bientôt Luc Delmege déteste si fort ses paroissiens, en attendant de les civiliser, qu’eux-mêmes commencent à le détester. Ils le considèrent vraiment comme une sorte de protestant, avec ses sermons qu’ils ne comprennent pas, et le mépris qu’il témoigne pour tout ce qu’ils aiment. Longtemps le vieux curé, — un saint homme, en effet, — parvient à maintenir une apparence de paix entre les deux parties ; mais l’opposition est trop forte, des deux côtés : la crise se produit. Elle se produit à propos de l’un des anciens usages irlandais où Luc a le plus de peine à se résigner. Le jeune homme trouve monstrueux que ses paroissiens, au lieu d’enterrer leurs morts dans les cimetières, les conduisent, avec toute sorte de cérémonies d’un autre temps, dormir leur dernier sommeil au milieu d’un champ ou au flanc d’une colline. Et comme, un jour, leur ayant donné rendez-vous à onze heures du matin pour un enterrement, il les voit arriver vers midi, quelques-uns déjà un peu ivres, il se refuse à les accompagner, et rentre chez lui. L’évêque est contraint de le déplacer.

Sa nouvelle paroisse est-elle réellement, comme il se l’imagine, plus civilisée que la précédente, ou bien est-ce lui-même qui n’a plus un besoin aussi impérieux de civilisation ? Le fait est qu’il s’adapte tout de suite beaucoup mieux à son entourage. Il trouve bien encore, de temps à autre, l’occasion de se rendre ridicule en essayant d’empêcher un brave paysan de boire à sa soif, ou en voulant enseigner à sa cuisinière la façon anglaise de conduire un ménage. Mais l’habitude, la réflexion, le spectacle de tout ce que les mœurs « . barbares » de ses compatriotes comporte de simples et heureuses vertus, tout cela achève peu à peu de calmer son enthousiasme pour l’idéal anglais. Peu à peu, à travers une foule de circonstances diverses, dont le récit forme peut-être la partie la plus intéressante du roman de M. Sheehan, Luc Delmege en arrive à se rendre compte de deux grandes vérités, que d’ailleurs il pressentait déjà avant son départ pour Londres, et qu’il ne cessera plus désormais de prendre pour base de toute sa conduite.

La première de ces vérités est que l’Irlande ne saurait que perdre à vouloir adopter les mœurs et les idées anglaises. Les deux races sont trop différentes de nature, et une séculaire hostilité a creusé entre elles un abîme trop profond. Aussi bien la vitalité admirable de la race irlandaise tient-elle surtout à ce que cette race a su s’obstiner à rester elle-même, gardant fidèlement, d’âge en âge, sa façon propre de sentir et de vivre. Et, du reste, rien ne prouve que la civilisation irlandaise soit de qualité inférieure à la civilisation anglaise. elle ne repose point sur « les vertus païennes de l’ordre et de la propreté, * sur le goût du « progrès » et le culte des « lumières » ; mais peut-être ces choses ne sont-elles pas indispensables au bonheur, dans ce bas monde ni dans l’autre. Peut-être ne valent-elles point, à ce point de vue, les vieilles vertus irlandaises, que Luc a vues fleurir jadis dans la maison de ses parens, à l’ombre du clocher d’une humble église de village. L’ivrognerie même, pour être en Irlande plus découverte, plus publique qu’en Angleterre, n’y a point des conséquences sensiblement plus funestes. Sans doute, l’on doit souhaiter que les Irlandais boivent moins d’eau-de-vie, qu’ils tiennent mieux leurs maisons, et s’instruisent davantage ; mais encore faut-il que ces progrès ne s’opèrent pas au détriment d’autres qualités, plus réelles et plus précieuses, qui jadis ont mérité à l’Irlande le nom de « l’Ile des Saints. » Ce sont ces qualités-là que l’Irlande doit surtout s’efforcer de maintenir et de développer. « Jamais elle ne s’accommodera de l’idée moderne qui place tout le bonheur humain, et, par suite, toute l’activité humaine, dans le désir d’une prospérité purement matérielle. Jamais elle ne s’abaissera jusqu’à devenir une nation de ramasseurs d’argent et de chercheurs de plaisir. Même en poursuivant plus qu’elle ne le fait le bien-être et les avantages pratiques, elle conservera son idéal propre. Or, on ne saurait nier que les traditions, les pensées, les instincts, les désirs, les passions même de ce peuple, tendent spontanément vers le surnaturel. Et c’est cette tendance qui doit rester le principe fonda- mental de ses progrès futurs. »

La seconde vérité dont se convainc Luc Delmege est d’ordre plus intime et plus personnel. Le jeune prêtre irlandais s’aperçoit que, sauf de rares exceptions, le rôle du prêtre ne consiste pas à « civiliser » ses paroissiens, en travaillant à les rendre plus instruits et plus laborieux. Si utile que puisse être une telle tâche, celle du prêtre est toute différente. Le prêtre doit être le guide moral de ses paroissiens : il doit leur inspirer l’amour des vertus chrétiennes, en commençant par pratiquer lui-même ces vertus aussi parfaitement que possible. A chaque moment de sa vie, Luc Delmege a rencontré autour de lui de saints prêtres qui ignoraient tout des idées modernes ; ils n’avaient rien lu depuis le séminaire, ils ne savaient ni discuter, ni même prêcher avec quelque agrément ; et cependant leur exemple suffisait à épanouir dans les âmes une merveilleuse floraison de piété et de charité. Un de ces prêtres s’habille comme un mendiant ; il est si ignorant et de si peu de mine que ses chefs ne parlent de lui qu’avec une pitié dédaigneuse : et Luc est témoin de conversions sans nombre qui se produisent au contact de ce « pauvre de Dieu. » Une jeune fille riche et noble, désirant racheter les fautes de son frère, s’est enfuie de la maison paternelle, et, pendant dix ans, sous la robe noire d’une pénitente, a vécu en compagnie de voleuses et de prostituées : et sa naïve bonté a été si féconde en miracles que ses compagnes ont fini par la prendre pour un être surnaturel, envoyé d’en haut pour les consoler. Voilà ce que se rappelle Luc Delmege, quand il réfléchit à la mission du prêtre : et il comprend alors pourquoi toute sa vie passée n’a profité vraiment ni à lui ni à personne. Il a prêché de savans sermons, écrit dans les revues des articles retentissans : tout cela n’a servi, en Angleterre, qu’à détourner de la foi catholique plusieurs convertis ; en Irlande, qu’à irriter ses paroissiens, à les troubler, à leur ôter la confiance familière qu’ils avaient en lui. Avec toute sa renommée, qui va sans cesse s’étendant, Luc s’aperçoit qu’il a toujours été inutile, et parfois nuisible, tandis qu’autour de lui d’obscurs collègues, par la seule influence de leur piété, récoltaient pour leur divin maître d’abondantes moissons.


Le rôle du prêtre doit être surtout de donner l’exemple de la vie chrétienne. Et précisément, une occasion s’offre bientôt à Luc Delmege de donner un tel exemple, en montrant au peuple irlandais la nécessité qu’il y a pour lui à rester courageux et ferme, sous l’injustice de ses persécuteurs. Faute de pouvoir payer un impôt dont on lui réclame brusquement d’énormes arriérés, le père du jeune prêtre va se voir chassé de sa maison avec tous les siens. Tout le village est là, rempli de pitié et d’indignation ; mais personne n’ose protester, et les agens de la police anglaise procèdent à leur besogne dans un silence de mort.


La froide et tranquille destruction du petit ménage, l’enlèvement des meubles, pièce à pièce, l’indifférence avec laquelle les bailiffs lançaient au dehors tant d’objets consacrés par le souvenir des générations, et les brisaient, et les mutilaient, tout cela était un spectacle déchirant pour cette foule silencieuse. Chacun avait l’impression de subir une injure personnelle... Tout à coup l’on vit sortir Will Mac Namara, le beau-frère de Luc Delmege, tenant entre ses mains le berceau de son plus jeune enfant. Son front était taché de sang ; et la foule, devinant le drame qui devait s’être passé, se poussa vers la maison avec un grand cri de colère. Le jeune officier anglais jeta sa cigarette, et vint se placer devant ses soldats. Un moment après, apparut la sœur de Luc, avec un de ses enfans sur sa poitrine et deux autres, tout effrayés, s’accrochant à ses jupes. Enfin ce fut le tour du vieux Delmege. La vue de ce vieillard, que toute la paroisse aimait et respectait acheva d’exaspérer la fureur des assistans. Les hommes proféraient des menaces entre leurs dents, les femmes pleuraient. Pendant deux siècles, les Delmege avaient demeuré dans cette maison ; une belle race, avec de nobles traditions d’honneur et de charité. Arrivé sur le seuil, Mike Delmege s’arrêta un instant ; puis, suivant la coutume, il s’agenouilla et baisa pieusement le seuil qu’il avait jadis franchi pour aller à son baptême, le seuil où il avait conduit sa jeune fiancée toute tremblante. Puis il se releva et resta immobile, comme s’il ne pouvait se résigner à faire le dernier pas. Un des bailiffs, impatienté, le poussa en avant : le vieillard chancela et s’abattit sur le sol. Alors la fureur de la foule ne se retint plus : des cris s’élevèrent, des cailloux volèrent. Et Luc, dont le cœur battait à se rompre, s’élança vers la maison ; tout le monde le suivit. La police, surprise, recula ; mais un jeune sous-inspecteur, éperonnant son cheval, se précipita sur le prêtre et lui asséna sur la poitrine un coup du plat de son épée. Cependant Luc, désormais, ne craignait plus rien. Il lui semblait que c’était la cause tout entière de l’Irlande qu’il défendait ; la soif du martyre lui brûlait le sang. Arrachant, de sa forte main de paysan, l’arme qui l’avait frappé, il la brisa sur son genou, et eu jeta les morceaux au visage de l’officier.


Luc est condamné à six mois de prison, après lesquels son évêque lui confie enfin une petite cure, dans un village de la montagne. C’est là que vit désormais, tout au bonheur d’avoir compris et de pouvoir remplir sa véritable mission, l’ancien « premier des premiers, » le brillant prédicateur d’Aylesburgh, le prêtre qui a naguère rêvé de « civiliser » l’Irlande en y introduisant le culte des idées anglaises.


T. DE WYZEWA.

  1. Economiser la graisse de coudes est une locution populaire irlandaise signifiant : ne rien faire.