Revues étrangères - Un prince « philosophe » - Le dernier roi de Pologne

Revues étrangères - Un prince « philosophe » - Le dernier roi de Pologne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 921-932).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN PRINCE « PHILOSOPHE » - LE DERNIER ROI DE POLOGNE


The last King of Poland, par R. Nisbet Bain ; un vol. in-8o, Londres.


Tout le monde connaît le Gâteau des Rois, cette admirable composition où Moreau le Jeune, en 1773, a représenté la Grande Catherine, Frédéric le Grand, et Joseph II d’Autriche, — ce dernier sensiblement plus « petit, » — procédant au premier partage de la Pologne. Autour d’une carte de ce royaume, étalée devant eux, le Roi et l’Empereur se tiennent galamment debout, tandis que, vis-à-vis d’eux, l’Impératrice est assise sur un trône que soutiennent des aigles : et tous trois, chacun à sa façon, désignent la portion du « gâteau » qu’ils ont l’intention de se faire offrir. Les visages, en vérité, ne sont pas aussi ressemblans qu’on les souhaiterait, du moins par comparaison avec les portraits originaux des modèles : mais les gestes ont une exactitude historique et psychologique que tous les documens publiés depuis lors s’accordent à confirmer, nous prouver, ainsi la merveilleuse pénétration morale de l’un des plus parfaits illustrateurs qu’il y ait eu jamais. Le rôle principal, dans la tragi-comédie qui se joue sous nos yeux, le rôle de l’initiateur et du metteur en scène, revient incontestablement à Frédéric II : ayant posé sa lourde épée sur le royaume déjà entamé, le1 héros de Rosbach se penche en avant vers ses deux complices, comme pour leur conseiller de passer outre aux derniers scrupules qui leur resteraient. Son voisin l’Empereur, au contraire, tout en appuyant fortement ses longs doigts crochus sur les régions convoitées, détourne la tête et serait manifestement heureux de pouvoir se cacher, avec une expression à la fois sournoise et timide qui convient le mieux du monde à ce type singulier d’intrigant vertueux ; et plus fidèlement encore le dessinateur a saisi la véritable attitude de la « Sémiramis du Nord, » qui, une main ouverte en signe d’ouverture de cœur et de loyauté, s’adresse à un quatrième personnage, debout non loin d’elle, et sans doute réussit à lui persuader que c’est par amitié pour lui qu’elle va, tout à l’heure, l’alléger d’une bonne part de son fardeau royal. Car Moreau, comme l’on sait, a introduit dans sa composition un autre « roi, » qui n’assiste pas avec le même plaisir au morcellement du « gâteau » polonais. Il met bien les doigts, lui aussi, sur la carte que ses compagnons sont en train de se partager : mais nous devinons que son désir serait de la leur reprendre, tout de même qu’il s’efforce convulsivement, de son autre main, à assurer sur sa tête une couronne qui menace de tomber au moindre faux pas. Et déjà l’étreinte de sa main se desserre, sur la carte. Tout entier au souci passionné de conserver sa couronne, bientôt le pauvre roi aura lâché le « gâteau ; » et Frédéric et Joseph pourront y découper librement les grosses tranches qu’ils se sont choisies, pendant que Catherine, de son côté, transportera sur son cœur la belle main qu’elle tenait ouverte, et se félicitera, devant ses amis les « philosophes » parisiens, du précieux service qu’elle aura rendu à son ancien amant Stanislas-Auguste, devenu maintenant son frère en « philosophie » comme en royauté.

Oui, tout cela nous a été figuré par l’artiste tel exactement que nous le décrit, après maints autres, le nouveau livre anglais de M. Nisbet Bain. Mais il y a, parmi les illustrations de ce livre, la copie d’une estampe du dessinateur polonais J. E. Nilson qui, de la manière la plus surprenante, nous montre une composition presque entièrement pareille à celle de Moreau, et que pourtant Nilson se fait fort d’avoir tout ensemble, « inventée et gravée. » Même ordonnance générale, même emplacement des quatre personnages, même figure allégorique d’une « gloire » s’envolant pour révéler au monde le scandaleux forfait : malgré son fecit et excudit, Nilson, trop évidemment, s’est borné à reproduire le dessin de Moreau. Seules, les physionomies des quatre souverains sont beaucoup plus conformes à leurs traits authentiques ; et si celles des trois complices traduisent, néanmoins, les mêmes sentimens que leur a prêtés l’illustrateur français, le visage et toute l’attitude du roi Stanislas-Auguste se trouvent, ici, conçus tout différemment. Au lieu de se résigner à sacrifier la moitié de son royaume pour avoir le droit de garder sur sa tête sa chère couronne, le monarque polonais de la gravure de Nilson, vu de face et nu-tête, lève noblement la main vers le ciel, comme pour le prendre à témoin de l’indigne spoliation qui lui est infligée.

Suivant toute probabilité, c’est là une « adaptation » polonaise de l’œuvre de Moreau, commandée par Stanislas lui-même, que la piteuse posture à lui assignée par le maître parisien n’aura pas empêché d’apprécier tout ce que le célèbre Gâteau des Rois avait de remarquable, au double point de vue politique et professionnel. Quoi qu’il en soit de son origine, le dessin de Nilson, pour nous donner un Stanislas-Auguste tout contraire de celui de Moreau, n’en renferme pas moins, lui aussi, une certaine dose de vérité documentaire. Assurément, le désir forcené de conserver sa couronne a conduit ce malheureux prince, tout au long de ses trente-cinq années de règne, à accepter pour soi-même et pour son royaume les traitemens les plus monstrueux, et parfois même dans des conditions où sa lâcheté était bien près de toucher à la trahison ; assurément, M. Nisbet Bain est en droit d’affirmer que personne, dans toute l’histoire, n’a aussi honteusement consenti à l’un de ces « grands refus » jadis condamnés par Dante au plus ténébreux des cercles de l’Enfer : mais, avec tout cela, il est également hors de doute que cet homme, trop attaché à son vain titre de roi, a toujours entretenu l’illusion de n’user de ce titre que pour le service d’une patrie sincèrement aimée. Plus d’une fois, dans l’intervalle de ses accès de frayeur affolée ou de vil abandon, le pitoyable trembleur de l’image de Moreau a bravement revêtu, devant ses sujets et devant l’histoire, l’attitude de protestation généreuse qui se manifeste à nous dans l’estampe de Nilson.


Stulta mens nobis, non scelerata fuit, « nous avons péché par sottise, non par scélératesse : » ces mots de l’un des chefs de la Confédération de Targowice, organisée contre le roi Stanislas-Auguste, me sont revenus sans cesse à la mémoire, comme s’appliquant au Roi lui-même autant et plus qu’à ses ennemis, pendant la lecture de l’excellent ouvrage de M. Nisbet Bain, où, pour la première fois, je trouvais un récit impartial et complet des actes du plus méprisé des souverains polonais. Les compatriotes de Stanislas-Auguste ont, à coup sûr, des motifs légitimes de maudire sa mémoire : car il est trop certain que, volontairement ou non, sa présence sur le trône de Pologne a beaucoup contribué à la perte de l’héroïque nation qui, déjà, ne l’avait accepté pour roi que sous la contrainte d’une armée étrangère. Mais un historien anglais n’était point tenu aux mêmes préventions ; et lorsque M. Bain, avec une conscience et une science exemplaires, dégage de tous les documens historiques contemporains la figure véritable de cet homme néfaste, force nous est de mêler à notre mépris un peu de pitié, en constatant qu’un grand nombre des fautes de Stanislas-Auguste lui sont venues des circonstances extérieures, fit de son éducation et de son caractère, comme aussi du temps où il a vécu, plus encore que d’une volonté expressément criminelle. Le prince qui, à deux reprises au moins, en 1768 et en 1792, s’est rendu coupable d’un reniement sans excuse n’était pas, au fond du cœur, le traître misérable qu’on pourrait supposer : il n’était qu’un pauvre homme dépouillé, par la « philosophie, » des principes d’action qui avaient autrefois compensé l’ignorance, la rudesse, l’absolue incompétence politique de ses pères ; et toujours, jusque dans ses momens de pire ignominie, « il a plus péché par sottise que par scélératesse. »

Le manque d’argent, cette maladie nationale de sa race, a également joué un rôle considérable dans les défections que ses compatriotes ne finiront jamais de lui reprocher. Quand son ancienne maîtresse et sa zélée protectrice Catherine, en 1764, lui a envoyé un cadeau de 100 000 ducats, pour la complimenter d’une élection qui, elle-même, n’avait été qu’un gage touchant d’amitié de la tendre princesse, Stanislas n’a pu lui offrir en échange qu’un panier de truffes ; et jusqu’au bout le nouveau roi devait se trouver ainsi dépourvu d’argent, malgré d’importans revenus qui fondaient dans ses mains aussitôt touchés. Comment aurait-il osé résister aux ordres les plus humilians de l’Impératrice, alors que, non content de recevoir d’elle des secours incessans, il ne s’arrêtait point d’emprunter de fortes sommes à ses ambassadeurs ? Pour la fameuse visite de Mme Geoffrin à Varsovie, c’était Repnine qui avait eu à lui avancer 20 000 ducats, sans compter bien d’autres occasions de petits services analogues. Repnine était-il, ensuite, remplacé par Volkonsky, immédiatement Stanislas demandait à ce dernier de lui prêter 10 000 ducats ; et la même aventure se renouvelait d’année en année, persistant à travers les nombreux changemens des diplomates que Catherine députait à la Cour de Pologne. En 1790, Stanislas devait cinq millions de florins à un banquier hollandais, et la même somme environ à son banquier de Varsovie, Tepper, qui bientôt allait payer d’une faillite désastreuse l’honneur d’avoir eu pour client le plus fastueux des rois de l’Europe. Et peut-être le « grand refus » dont je parlais tout à l’heure, — la honteuse répudiation par Stanislas-Auguste des efforts héroïques de ses défenseurs en juillet 1792, — aurait-il du moins été retardé, ou bien se serait-il accompli dans des conditions plus honorables pour son souvenir, si sa femme « morganatique, » Mme Grabowska, et tout son entourage ne lui avaient point représenté l’indigence où le réduirait sa fidélité à la cause nationale.

Un exemple curieux de l’extravagant désarroi financier qui régnait en permanence dans le « Versailles des bords de la Vistule » nous est fourni par l’aventure du bibliothécaire et « lecteur » suisse Reverdil, mandé à Varsovie en 1766, et destiné à y demeurer vingt ans parmi toute sorte d’incidens tragico-comiques. « Enfin, je vous tiens ! » s’était écrié Stanislas dès qu’il avait aperçu son nouveau « lecteur : » et le fait est qu’il allait « le tenir. » opiniâtrement, et pour l’employer aux besognes les plus imprévues. Après un premier échange de complimens, le Roi avait fait subir à Reverdil un long et minutieux examen sur sa connaissance de la langue anglaise : à tel point que le « lecteur » s’attendait déjà à se voir congédié, faute de posséder suffisamment les secrets d’une langue dont pas une fois, dans la suite, lui et son maître ne devaient se servir. Mais non : Stanislas, au bout de l’examen, s’était montré si satisfait qu’il avait promis au jeune Suisse un supplément de quatre ducats par mois, pour lui permettre de pousser plus à fond ses études anglaises.

Le véritable emploi réservé au « lecteur » de Stanislas-Auguste était, en réalité, d’épouser les maîtresses du Roi, après que celles-ci avaient cessé de plaire. C’est ainsi que, dès l’année suivante, Reverdil avait eu à se marier avec une demoiselle Marianne-Constance L., qu’il avait, d’ailleurs, immédiatement expédiée en Suisse, dans son village, faute d’avoir les moyens de la nourrir chez lui. Huit ans plus tard, c’était une autre amie du Roi, ornée de l’inquiétant prénom de « la petite Dalila, » que le malheureux bibliothécaire avait dû accepter pour compagne, en échange de la précédente, dont un divorce l’avait délivré. « Mon second mariage, — nous dit-il, — qui était entièrement, de ma part, un acte de politesse, bien loin de me devenir profitable comme je l’avais espéré, ne fut rien qu’une source infinie de contrariétés. » Le pauvre homme n’osait point sortir de chez lui, n’ayant plus d’habits convenables à se mettre sur le dos, mais surtout craignant la rencontre de ses créanciers. De temps à autre, il est vrai, son maître le gratifiait de magnifiques cadeaux, tels qu’un « cabinet » contenant la collection complète des médailles frappées en son honneur. « Mais, observe-t-il pitoyablement, de quel plaisir pouvait être pour moi un pareil objet, lorsque c’était d’argent que j’avais besoin ? » Quant à la « bibliothèque » confiée à sa garde, on ne saurait imaginer les ennuis perpétuels qu’elle lui valait. D’abord, un bon nombre des armoires n’avaient plus de clefs ; en second bleu, le Roi et tous ses amis s’étaient accoutumés à venir prendre des volumes au hasard, ce qui dépareillait toutes les séries ; enfin, une commission nationale réclamait à Reverdil le catalogue des ouvrages de la bibliothèque, tandis que l’infortuné ne parvenait point à obtenir une table pour y dresser ses listes, ni des chandelles pour l’éclairer durant son travail. Cette question des « chandelles, » notamment, était une occasion continue de querelles et d’embarras pour le bibliothécaire du roi de Pologne. Aussi comprendra-t-on le soulagement que reflète l’amusante confession de Reverdil lorsque, après vingt ans de cette vie misérable, un riche négociant américain lui propose d’entrer à son service comme secrétaire. « Dorénavant, en tout cas, je touche des gages, et pourrai vivre d’eux ! » nous dit-il, visiblement un peu effaré de la perspective d’être admis à « toucher » autre chose que de belles promesses, et de ne plus se trouver réduit à « vivre de l’air du temps, » en compagnie des ex-favorites de son royal patron et ami.


Encore cette incapacité foncière de Stanislas à avoir de l’argent est-elle alors, je le crains, une faiblesse trop communément « polonaise » pour qu’on ait le droit de la lui reprocher comme un défaut personnel ; et sa réputation ne serait point ce qu’elle est, si l’histoire de sa vie ne renfermait que des traits pareils à ceux que nous font voir ses relations avec Reverdil. Par malheur, il y avait en lui d’autres faiblesses, autrement fâcheuses. « Ma position est si terrible que je suis obligé de sacrifier l’honneur au devoir ! » Maintes fois cet aveu singulier se rencontre dans ses lettres à Mme Geoffrin : et c’est un aveu que n’auraient point fait les Polonais même les plus insolvables des générations précédentes, avant que la « philosophie » eût instruit les hommes à mettre le « devoir » au-dessus de l’« honneur. » Aussi bien, me semble-t-il que les historiens n’ont jamais suffisamment exposé la part de responsabilité qui revient à la « philosophie, » dans les fautes comme dans les quelques mérites très réels du dernier roi de Pologne.

Non pas que celui-ci ait donné autant de satisfaction à ses anciens maîtres parisiens que ses illustres rivaux en libre pensée, Catherine de Russie et le Grand Frédéric : hélas ! il n’avait pas les mêmes moyens de les satisfaire, qui consistaient à leur offrir, en hommage, d’abondantes pensions. Il n’y a pas jusqu’à l’expédition, toute « philosophique, » de Mme Geoffrin à Varsovie qui n’ait finalement échoué, — la bonne dame n’ayant point réussi à obtenir, des sujets de son auguste « fils, » qu’ils s’accordassent pour « extirper la plus horrible superstition, » ainsi que l’avait recommandé Voltaire en propres paroles[1]. Mais, à l’inverse de ces faux « philosophes » qu’étaient une Catherine ou un Frédéric, n’encourageant la lutte contre la « superstition » qu’en dehors des limites de leurs territoires, le pauvre Stanislas s’était livré tout entier aux doctrines recueillies jadis dans le salon de la rue Saint-Honoré, et les avait sincèrement admises au plus secret de son cœur. Ce n’était point par simple concession à la mode qu’il avait installé, à la place d’honneur de son cabinet, un buste de Voltaire, sur le socle duquel il avait fait graver ces trois vers ingénus :


Depuis que j’ai écrit,
On lit, on vit,
Et l’on tolère davantage.


Si bien que le pauvre roi, en effet, « lisait » et « tolérait » plus que ne l’avaient fait ses prédécesseurs ; et s’il ne « vivait » pas plus pleinement qu’eux, du moins était-il plus attaché à la vie et se rendait-il mieux compte de ses raisons de vivre. L’horreur et la crainte du « fanatisme, » qu’il professait en toute occasion, avaient inconsciemment détruit, dans son âme, l’une des plus précieuses vertus de sa race : la préférence accordée à l’honneur sur tout le reste des choses, y compris la vie même. Cette différence nous apparaît très éloquemment dans la comparaison de Stanislas-Auguste Poniatowski et de son neveu Joseph, le héros des campagnes napoléoniennes, qui n’était qu’un soldat, et avait conservé intactes les « superstitions » séculaires de l’âme polonaise. Et c’est parce qu’il ne croyait plus ni à la religion de l’honneur, ni à aucune autre, c’est parce qu’il avait appris à apprécier par-dessus tout l’importance d’une vie éminemment limitée et mortelle, que cet homme de nature généreuse, ne manquant point de courage devant le danger, a pu s’abaisser à l’un des actes les plus lâches de toute l’histoire : au moment où la Pologne, enfin régénérée et unie pour la défense de ses libertés, comptait sur lui pour la conduire au triomphe suprême heureusement préparé par les exploits merveilleux de son neveu Joseph et de Kosciusko, il l’a soudain reniée et vendue, en adhérant au programme d’une « confédération » expressément formée contre lui par des adversaires qu’il savait être des instrumens aux mains de la Russie !


Il a fait cela, nous le savons, par besoin d’argent, et par peur de perdre sa misérable couronne, dont toute sa « philosophie » n’était point parvenue à lui ôter le goût puéril. Mais ce n’est point chose impossible que, même à cette heure décisive de sa carrière, il ait encore gardé l’illusion de « préférer le devoir à l’honneur. » Peut-être s’est-il dit, une fois encore, que sa soumission aux volontés de Catherine lui permettrait d’opérer, dans un royaume de plus en plus réduit, les réformes qu’avait toujours rêvées son cerveau d’utopiste, — nous rappelant un peu le célèbre prisonnier qui, dans la tour de Pise, dévorait ses enfans pour leur conserver un père. Il est sûr que, toute sa vie, ce mauvais roi a honnêtement désiré le bien de son peuple, sauf à le sacrifier lorsque ses propres intérêts le lui commandaient. Et l’ouvrage de M. Nisbet Bain nous fournit des exemples nombreux non seulement de sa remarquable intelligence politique, qui ne saurait être niée, mais aussi des services qu’il a rendus à la civilisation polonaise, durant les périodes où il sentait sa couronne assurée sur sa tête. Si la grande majorité des Polonais, en 1792, se trouvaient d’accord pour vouloir sauver leur pays, s’ils disposaient d’une armée organisée et l’employaient à soutenir une « constitution » libérale et viable, les démarches assidues de leur roi n’avaient pas été sans contribuer à ce résultat. Les acclamations dont ils avaient salué Stanislas-Auguste, après le patriotique « coup d’État » du 3 mai 1791, avaient été aussi légitimes que devaient l’être leur mépris et leur haine des années suivantes.

« Le temps lui a manqué, nous dit son biographe, pour réaliser ses projets, et il n’avait pas non plus la stabilité de caractère qu’aurait exigée leur réalisation : mais ses projets, en soi, étaient bons, et auraient mérité de réussir… Par-dessus toutes choses, il voulait rendre la Pologne forte et indépendante ; mais il prévoyait que la poursuite de cet objet devait être, tout ensemble, graduelle et secrète. Une période préliminaire de dépendance à l’égard de la Russie lui apparaissait comme pouvant devenir une période de discipline et de renaissance intérieure. » Personne n’avait mieux vu, ni plus courageusement exposé les suites funestes de cette alliance éphémère avec la Prusse qui, dans l’esprit de ses promoteurs allemands, n’était destinée qu’à attirer sur la Pologne le mauvais vouloir de la Russie. Et quant aux améliorations pratiques introduites, sous le règne de Stanislas, dans les mœurs comme dans le mécanisme administratif de la vie polonaise, ses compatriotes eux-mêmes sont forcés de convenir que sa « philosophie, » jointe à sa naïve ambition de popularité, auraient eu des conséquences tout à fait excellentes à ce point de vue, si la même main qui essayait de panser les blessures de la nation n’avait point fini par lui infliger une plaie mortelle.


Mais la conclusion qui ressort le plus vivement, du livre nouveau de l’auteur anglais, ne concerne point la personne de ce malheureux prince, à jamais exclu de notre sympathie par son « grand refus » de 1792. Derrière lui, à toutes les pages du livre, c’est la nation polonaise tout entière que nous découvrons, avec des qualités qui, elles, rachètent amplement les défauts qu’elles accompagnent. Jamais, peut-être, la nature véritable de cette nation ne s’est mieux déployée que durant la crise tragique de son histoire, où l’imminence du danger lui a permis de prendre conscience de soi-même et de mettre au jour les élémens les plus cachés de son être intime. Et certes, parmi ceux-ci, aucun n’a plus de quoi nous émerveiller que la vitalité profonde d’une race qui, naguère encore, semblait vouée à une mort certaine, sa force prodigieuse de résistance et d’évolution.

« Certes, — nous dit un des meilleurs historiens français de cette période, — si le coup fatal avait été porté à la Pologne un demi-siècle auparavant, sous Auguste III, il en serait advenu d’elle ce qui, peu d’années après, advint de Venise. Mais désormais le germe de la vie avait refleuri en Pologne[2]. » En un demi-siècle, cette nation que l’on croyait morte avait réussi à redevenir l’une des plus vivantes de l’Europe, et cela, dans les conditions les plus défavorables, avec un trésor à peu près vidé, sous une occupation continue de troupes ennemies. « J’ai la certitude, — affirmait le prince Adam Czartoryski, — que la Pologne, en 1792, aurait pu être sauvée, si le Roi avait eu assez de courage pour monter à cheval, et assez de grandeur d’âme pour préférer son pays et son honneur à sa couronne et à son bien-être. » Il faut voir, dans le livre de M. Nisbet Bain, avec quelle rapidité singulière s’est accomplie cette renaissance, et par quel véritable miracle, notamment, une armée invincible est sortie de terre, pendant les quelques semaines qui ont suivi l’adhésion de Catherine à la funeste Confédération de Targowice.

Et plus encore nous émeut, dans le récit de ces quelques semaines de luttes héroïques, l’admirable bravoure de ce peuple ressuscité, son désintéressement magnanime, la beauté poétique de son mépris de la vie. Les figures des chefs, en particulier, se dressent devant nous avec un relief incomparable : des chefs improvisés, et déjà en pleine possession de tous les secrets de la guerre ; toujours prompts, il est vrai, à se juger sévèrement les uns et les autres, mais sans que leur opinion de leurs collègues ou de leurs supérieurs les empêche de donner le plus touchant exemple d’unité dans l’action et d’obéissance. Je ne dirai rien de Kosciusko, que son génie et l’élévation presque surhumaine de ses sentimens ne permettent point de considérer comme un simple représentant du caractère de sa race : celui-là, trop peu connu aujourd’hui de ses compatriotes eux-mêmes, appartient à l’espèce, tout exceptionnelle, de ces grands hommes qui dépassent les limites historiques de leur temps et de leur milieu. Mais il y a, à côté de lui, d’autres personnages plus « représentatifs, » tels qu’un Joseph Poniatowski, en qui j’aurais aimé à dégager quelques-unes des plus nobles vertus de la nouvelle génération polonaise, formée sous la double influence des « lumières » modernes et du séculaire idéal chevaleresque de ses ascendans. Quelle simplicité, quelle modestie, quelle instinctive élégance aristocratique chez ce vainqueur de Zielence qui, après la bataille où il n’a point cessé de se tenir à la tête de son armée, reporte sur ses compagnons tout l’honneur du succès, et avoue que celui-ci aurait été plus complet, si une prudence exagérée ne l’avait pas empêché de garder l’offensive ! Et lorsque la honteuse défection du Roi son oncle l’a contraint à abandonner la lutte, sans autre perspective pour lui-même désormais, que la misère et l’exil, comme sa nature tout entière se traduit à nous dans la lettre qu’il écrit à Stanislas-Auguste :


Toute faiblesse de votre part à l’égard de nos ennemis serait la plus grande torture qu’il vous fût possible d’infliger à ceux qui aiment votre personne et votre bon renom. Sire, daignez vous rappeler que vous êtes roi ! Daignez vous rappeler que vous êtes responsable de votre honneur devant toute la nation… Vous vous trouvez, à cette heure, entouré d’hommes ou trop faibles ou trop lâches pour vous présenter les choses sous leur vrai point de vue ! Mais daignez croire à la sincérité de mon cœur, daignez écouter la voix de la vérité au moins de ma bouche ! Je vous aime, vraiment, plus que ma vie : mais votre honneur, votre réputation me sont plus chers encore que vous-même. Si vous sacrifiez ces trésors inestimables, que vous restera-t-il qui vaille d’être conservé ?… Certes, il faut être bien lâche et bien méprisable pour se laisser aveugler par une ombre vaine d’autorité, et obtenue d’une bande de traîtres qui l’ont, eux-mêmes, usurpée !

Hélas ! l’homme à qui s’adressait cette objurgation pathétique avait, précisément, « l’âme assez lâche et misérable » pour tout sacrifier à « une ombre d’autorité ; » mais le fait qu’il ait consenti à un tel sacrifice après avoir reçu la lettre qu’on vient de lire n’en demeure pas moins l’un des témoignages les plus accablans que puisse élever, contre lui, l’histoire de son peuple. Son ancienne maîtresse Catherine ne s’était pas trompée sur lui lorsqu’elle avait affirmé, jadis, à Frédéric II que le nouveau roi de Pologne était, en toute manière, « la créature qui répondait le mieux à leurs intérêts. » La dure épreuve du métier royal s’offrait à lui, décidément, dans des conditions trop au-dessus de ses forces. On l’a parfois comparé à Charles Ier d’Angleterre, ou à son contemporain Louis XVI : mais combien ces deux fils ou petits-fils de rois se sont montrés différens, par leur attitude devant le malheur, d’un monarque improvisé tel que celui-là, se cramponnant à son trône ainsi qu’un parvenu à son coffre-fort !


Une communauté d’infortune, seule, unit le dernier roi de Pologne à ces deux autres victimes de la royauté ; et peut-être même l’échafaud de Charles Ier ni celui de Louis XVI n’ont-ils pas de quoi nous apitoyer autant que le long martyre qui a clos l’aventure déplorable de Stanislas-Auguste. A peine celui-ci a-t-il lâchement abandonné la cause de ses défenseurs, en 1792, que déjà Catherine exige de lui une honte nouvelle : elle ordonne qu’il se rende à Grodno, pour y présider une Diète qui aura à voter le second morcellement du royaume. En vain le pauvre roi proteste qu’il « aimerait mieux mourir au fond d’un cachot, » que d’admettre le partage exigé ; envahi il allègue toute sorte d’excuses pour être dispensé du voyage de Grodno, invoquant sa vieillesse, ses rhumatismes, le mauvais état des routes, le manque d’argent : l’ambassadeur russe lui promet que l’Impératrice, s’il consent au départ, lui paiera ses dettes, et le malheureux finit par consentir, en présence d’une offre qui, toute sa vie, a exercé sur lui un pouvoir absolu. A Grodno, ordre de signer un manifeste convoquant la fatale Diète, — de le signer exactement à la date du 3 mai, anniversaire de cette Constitution patriotique autrefois préparée par Stanislas lui-même, et dont il s’agit maintenant d’effacer les clauses. Stanislas résiste, se débat, puis se résigne de nouveau à obéir, dans un torrent de larmes.

Impossible de rien imaginer de plus navrant que tout ce séjour du Roi à Grodno, où sans cesse les représentans de Catherine s’amusent à le faire tomber plus bas, aux yeux de ses sujets comme à ses propres yeux. Il est entouré d’espions qu’on l’oblige à garder près de lui. Complètement dépourvu d’argent, il ne vit que de la générosité de l’ambassadeur russe, avec la perspective continuelle de mourir de faim, si sa conduite a le malheur de déplaire à ce personnage. Et ainsi la farce monstrueuse se poursuit, jusqu’au jour où l’ambassadeur, en menaçant d’exiler tous les membres de la Diète et de confisquer leurs biens, obtient enfin qu’ils paraissent eux-mêmes proposer et effectuer, sous la conduite de leur roi, le démembrement de leur patrie.

En 1794, Stanislas continuait de régner sur ce qui restait de l’ancienne Pologne : mais personne, désormais, ne s’apercevait plus de son existence. Lorsque la nation entière se souleva, pour tenter un suprême et magnifique effort, lui seul ne se rendit aucun compte de ce qui se passait autour de lui : tout au plus dut-il comprendre qu’il aurait très probablement été fusillé ou pendu, en compagnie de plusieurs autres Polonais trop amis de la Russie, si le dictateur Kosciusko n’avait daigné le prendre sous sa protection. Et puis, quand Souvarof eut noyé le glorieux soulèvement dans des flots de sang, le misérable roi reçut définitivement de Catherine l’ordre d’abdiquer, la Pologne ayant dorénavant cessé d’être un royaume. Il pleurait si fort, en signant son abdication, et sans doute se tenait si solidement attaché à son trône que le prince Repnine fut forcé de le prendre dans ses bras pour l’en faire descendre. Depuis lors, successivement à Grodno et à Pétersbourg, l’ex-roi ne fut plus qu’un corps sans âme, tâchant à tuer ses heures dans de longues lectures de ses maîtres les « philosophes, » entrecoupées de non moins interminables parties de billard. Et l’on raconte que, au moment où une attaque d’apoplexie vint l’achever, à soixante-six ans, le 12 février 1798, il avait commencé à essayer d’une distraction nouvelle, pour se consoler de la perte de sa chère couronne : toute la semaine précédant sa mort, il avait travaillé à dresser enfin un catalogue de sa bibliothèque, — ce catalogue qui naguère, pendant vingt ans, avait été l’angoisse et le cauchemar du bon Reverdi !


T. DE WYZEWA.

  1. On trouvera un très fidèle et pittoresque récit du voyage à Varsovie de Mme Geoffrin dans l’ouvrage excellent du marquis de Ségur : le Royaume de la rue Saint-Honoré (librairie Calmann-Lévy, p. 242 et suiv.).
  2. La Pologne, par Charles Forster, 1 vol. in-8 ; Firmin Didot, 1840.