Revues étrangères - Un nouveau livre de Gabriel d’Annunzio

Revues étrangères - Un nouveau livre de Gabriel d’Annunzio
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 937-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU LIVRE DE M. GABRIEL D’ANNUNZIO


La Vita di Cola di Rienzo, par G. d’Annunzio ; un vol. in-16, Milan, 1913.


La très belle Vie de Rienzi que vient de nous offrir M. Gabriel d’Annunzio se trouve précédée d’une curieuse préface, et suivie d’une manière d’appendice plus curieux encore. Le fait est que tout cet appendice, — j’aurai à revenir tout à l’heure sur la préface, — n’est formé que de trois « approbations » solennelles, accordées au livre nouveau de l’éminent poète et romancier italien. Tout d’abord, un comité où figurent deux « censeurs » et deux « délégués » de l’Académie florentine de la Crusca déclare que, après avoir lu très soigneusement la Vie de Rienzi, il « n’y a découvert aucune faute de langue ; » et comment ne pas regretter, à ce propos, que nous ne possédions pas en France une institution littéraire du même genre, à laquelle tous les auteurs fussent strictement tenus de soumettre leurs manuscrits, sauf pour eux à devoir ensuite en retarder l’impression durant des années, jusqu’au jour où un comité choisi parmi les membres de la savante Académie susdite proclamerait n’y avoir plus « découvert aucune faute de langue ? » Mais, tandis que cette première « approbation » a simplement de quoi ravir les lecteurs de la Vie de Rienzi, en leur garantissant le parfait aloi philologique et grammatical d’un style dont ils n’ont pu manquer d’admirer déjà l’harmonieuse et sonore élégance poétique, j’imagine que bon nombre de ces lecteurs auront éprouvé, comme moi, un sentiment de surprise à la vue des deux « approbations » suivantes, au bas desquelles se lisent les signatures imprévues d’un révérend chanoine florentin et d’un autre religieux non moins vénérable, celui-là « consulteur du Saint Office » dans la même cité de Florence. Voici d’ailleurs ces deux pièces, traduites le plus exactement possible :


Par commission de monseigneur l’illustrissime Vicaire Général de l’évêché de Florence, — écrit le chanoine Filippo Pieruzzi, — j’ai lu le petit livre intitulé : La Vie de Cola di Rienzo racontée par Gabriel d’Annunzio, etc. Je n’y ai rien trouvé qui fût contraire à notre sainte Foi, non plus qu’aux bonnes mœurs : mais bien j’y ai trouvé, répandue à travers tout le livre, et unie à la profondeur de l’érudition, une merveilleuse justesse et beauté d’expression, avec une ordonnance des mots qui, sans cesser d’être de la prose, ne manque ni de l’éclat, ni de la douceur du vers. De telle sorte qu’il me parait possible de dire en pleine vérité que l’auteur a réuni, dans cette composition, toutes les grâces des Muses.


Vient ensuite le visa du Vicaire Général de Florence, autorisant l’impression du rapport ci-dessus. Et voici maintenant la troisième et dernière « approbation, » rédigée, sur l’ordre du « révérendissime Père Inquisiteur, » par le « noble seigneur Telesforo Cerusichi, consulteur du Très Saint Office » :


Très révérend Père Inquisiteur, — En obéissance à l’ordre qui m’a été donné par Votre révérendissime Paternité, j’ai lu avec l’attention qui m’était prescrite le petit livre intitulé : La Vie de Cola di Rienzo racontée par Gabriel d’Annunzio, etc. Je n’y ai trouvé absolument rien qui répugnât à notre sainte Foi, non plus qu’aux bonnes mœurs. Mais, à ma très haute consolation, j’ai admiré l’éloquence, l’érudition, et l’abondance des images, et la richesse de ces agrémens de la langue que possède au suprême degré l’illustre écrivain. Celui-ci, déjà applaudi de toute la république des lettres dans le monde entier pour d’autres de ses œuvres, a, cette fois, uni à la douceur de sa parfaite langue toscane l’utilité de très nobles leçons : en telle sorte que j’estime son présent livre éminemment digne de la lumière publique de l’impression, pour l’instruction et le plaisir communs des lecteurs.


La pensée de solliciter ces deux dernières « approbations » aura, sans doute, été suggérée à M. d’Annunzio par le souvenir de la récente mise à l’Index de la plupart de ses écrits antérieurs. Mais il n’en reste pas moins que la présence de tels imprimatur religieux à la fin d’un livre aussi manifestement « temporel » et « profane » que celui-là, tout de même que leur accouplement avec l’ « approbation, » toute littéraire, de l’Académie de la Crusca, nous apparaissent des traits nouveaux de cette originale fantaisie personnelle qui, depuis vingt ans, a peut-être contribué, plus encore que la maîtrise poétique de l’auteur du Triomphe de la Mort, à lui valoir, auprès de ses compatriotes, une popularité d’ordre exceptionnel, un peu équivalente à celle dont jouissent uniquement, chez nous, quelques privilégiés du monde des théâtres. De Turin à Naples et d’Ancône à Gênes, pas un Italien qui ne ressente, à l’égard de M. d’Annunzio, un mélange particulier d’admiration orgueilleuse et d’indulgente affection familière, avec la certitude absolue que jamais cet écrivain-là ne se résignera à rien faire « comme tout le monde ; » et je suis sûr qu’une fois de plus, en apercevant l’étrange réunion des trois imprimatur au terme d’une biographie de Cola Rienzi, ces innombrables amis du poète auront eu la joyeuse impression de retrouver « leur Gabriel, » — dont on leur avait annoncé naguère qu’il se préparait désormais à les abandonner, pour transporter au delà des Alpes sa double virtuosité de créateur de beaux rythmes chantans et d’inventeur d’amusantes ou audacieuses « plaisanteries » selon le plus pur goût italien de la Renaissance.


Pareillement, c’est encore la fantaisie coutumière de M. d’Annunzio qui se révèle à nous dans la longue préface de son nouveau livre. Car il faut savoir que sa Vie de Rienzi, telle qu’il la reproduit maintenant en volume après l’avoir publiée il y a sept ou huit ans dans une revue milanaise, mérite pleinement les qualifications de libretto ou d’operetta qui lui sont données dans les deux imprimatur du chanoine Pieruzzi et du « consulteur » Fra Telesforo Cerusichi : c’est effectivement un très « petit livre, » et dont la réimpression ne pouvait guère suffire à remplir un volume. Si bien que l’auteur ne s’est pas fait scrupule d’y adjoindre une préface de longueur presque égale à celle du texte propre de sa biographie, sous la forme d’une lettre adressée à son « amicissime » M. Annibale Tenneroni ; mais le plus curieux est que, dans cette lettre-préface, M. d’Annunzio a entièrement négligé de nous renseigner sur les sources et la portée historique de sa Vie de Rienzi, se bornant à nous raconter l’aimable existence qu’il menait lui-même dans sa somptueuse et calme villa des environs de Fiesole, pendant qu’il travaillait à la rédaction de son « petit livre. » Tout au plus ouvre-t-il sa préface par quelques pages charmantes sur l’intérêt et l’agrément littéraires des biographies. Avec le talent merveilleux qu’il a toujours déployé à ce que je serais tenté d’appeler la « transfiguration » poétique des « lieux communs » les plus rebattus, il nous rappelle combien la connaissance de tels menus détails de la vie ou de la personne d’un grand homme nous aide à en comprendre la véritable grandeur ; et voici par exemple, à cette occasion, la description qu’il nous fait d’un des plus glorieux portraits de notre Louvre :


En voyant pour la première fois le portrait d’Érasme peint par Hans Holbein, lorsque tu viens de lire l’Éloge de la Folie, les Colloques, et le recueil des Adages, tu crois vraiment avoir devant toi la figure tout entière du philosophe de Rotterdam, en chair et en esprit ; et il te semble la découvrir soudain, quasi dans un éclair imprévu de raison et de révélation, telle que n’avait pas réussi à te la faire apparaître ta patiente étude des œuvres d’Érasme. Peut-être l’image laissée en toi par cette étude ne différait-elle pas beaucoup de celle de maints autres érudits en toque de velours et en manteau de vair qui jadis, dans la vieille Bâle des imprimeurs, s’occupaient à préparer les éditions d’un Jean Froben : comme par exemple ce Sébastien Brandt, jurisconsulte et comte palatin, qui, sous le poids des Pandectes, savait sourire un peu à la manière d’Érasme, et dont la Nef des Fous avait même inspiré à ce dernier l’idée de son Éloge. Mais voici que, tout d’un coup, l’ami d’Alde Manuce et de Pierre Bembo revêt devant toi l’apparence d’un homme incomparable et inimitable, ne ressemblant à aucun autre, fixé à jamais dans ses propres vérité et éternité ! Regarde-le ! Il est là de profil, coiffé de sa toque noire, en train de couvrir de son écriture une feuille appuyée sur un volume à la reliure rouge. Sous l’effet de l’attention, ses paupières s’abaissent sur ses yeux ; la bouche close, avec des replis profonds aux angles, est pleine de sagesse, de prudence, et d’ironie ; le nez, long, mais sans chairs, aux narines larges et délicates, est comme le siège visible d’un sens aigu et toujours en éveil, qui perçoit, parmi les changemens de la vie, jusqu’à la sensation des souffles les plus ténus. Des deux mains, l’une manie la plume avec l’aisance de l’habitude ; l’autre, chargée de bagues, maintient la feuille sous les doigts, également clos ; et toutes deux vivent, expertes et calmes, dans leur exercice de chaque jour. Peut-être écrivent-elles le commentaire de l’adage : Nihil inanius quam mulla scire ? ou bien une épitre, flatteuse, mais adroitement réservée, à Léon X, ou à Adrien IV, ou à Charles-Quint ? En tout cas, elles vivent autant que le visage, infiniment différentes de toutes les autres mains mortelles, avec leurs doigts potelés, leurs ongles courts, et les plis charnus de leurs paumes, tout de même qu’une feuille agitée du vent diffère des myriades de ses compagnes suspendues aux branches, dans la forêt. Et voici que, en vertu d’un prodige accompli sur un panneau avec des pinceaux et. un petit nombre de couleurs, voici que tu as connu le fameux Érasme non seulement dans la chair, mais dans l’ame, non seulement dans l’aspect, mais dans l’essence ; à tel point qu’il te semble que ce ne sont point les huiles qui ont fourni la matière de cette peinture, mais bien les plus subtils esprits de la pensée humaine ! Et que si maintenant un artiste te représente non plus un homme illustre, mais un obscur, et que s’il te le représente semblablement vivant dans toute son individualité personnelle, avec l’énergie révélatrice du dessin, ton émotion à l’admirer ne sera pas moindre... Aussi sont-ce de tels maîtres que doit invoquer celui qui s’efforce à retrouver le précieux art latin de la biographie, lequel n’est rien autre que l’art de choisir et de mettre en valeur, parmi les traits innombrables des natures humaines, ceux qui expriment le caractère, ceux qui indiquent la part la plus haute ou la plus profonde des sentimens et des actes et des habitudes, ceux qui apparaissent les seuls nécessaires pour graver une image ne ressemblant à nulle autre.


A cette éloquente définition de l’art du biographe succèdent, comme je l’ai dit, dans la lettre-préface adressée à M. Tenneroni, une série de souvenirs évoquant la douce vie du poète dans sa maison, dorénavant historique, de Settignano, — dont on sait que les admirateurs de M. d’Annunzio ont récemment voulu la lui rendre, cette fois pour toujours, au moyen d’une solennelle souscription nationale. Et je n’ai pas besoin de dire que, là encore, abondent les images pittoresques et les mélodieux tours de phrase. J’aurais aimé à pouvoir en extraire, notamment, les portraits de quelques-uns des voisins ou des compagnons de M. d’Annunzio, curieuses figures dessinées d’un trait légèrement ironique sous lequel se trahit une émotion très profonde. Mais tout cela, je le répète, ne se rattache que par un lien assez fragile à la biographie de Cola Rienzi ; et sans doute le lecteur français souhaitera-t-il, avant tout, d’apprendre ce qu’est au vrai cette biographie du fameux tribun célébré jadis par Pétrarque, chanté ensuite par le jeune Richard Wagner suivant la formule meyerbeerienne, et maintenant exhumé sous nos yeux par l’auteur du Feu et des Vierges aux Rockers à l’imitation de l’immortel portrait d’Érasme par Holbein.

Ce qu’est la nouvelle biographie de M. d’Annunzio, deux critiques éminens nous l’ont dit tout à l’heure, dans les « approbations » reproduites à la fin du volume. Ou plutôt, je dois avouer qu’il y a, dans l’une de ces vénérables « approbations, » un éloge dont il m’a été malaisé d’apprécier la justesse ; et c’est, à savoir, le passage de l’imprimatur du Frère Telesforo Cerusichi où nous lisons que, cette fois, « le très illustre maître, applaudi depuis longtemps par toute la république littéraire du monde entier, a uni à la douceur de sa parfaite langue toscane l’utilité de très nobles leçons. » J’ai eu beau relire, à ce point de vue, le récit que nous fait M. d’Annunzio des origines, du court triomphe, et de la fin lamentable de l’obscur notaire romain transformé tout d’un coup en un héritier de Sylla : je n’ai point réussi à découvrir cette « utilité de très nobles leçons » qui paraît avoir ravi le révérend consulteur du Saint-Office florentin, — à moins que Tonne veuille tenir pour un salutaire enseignement d’humilité chrétienne l’exemple d’un tel écroulement des ambitions d’un petit gratte-papier, fils d’un cabaretier et d’une porteuse d’eau.

Ou bien, peut-être, le révérend Fra Telesforo a-t-il su gré à M. d’Annunzio du mélange passionné de mépris et de haine avec lequel le nouveau biographe de Rienzi ne cesse point de traiter un personnage que l’on ne peut s’empêcher de considérer, d’autre part, comme un devancier des Mazzini et des Garibaldi, tâchant déjà à restaurer un pouvoir tout civil dans la cité de saint Pierre, sur les ruines du pouvoir spirituel de la Papauté ? Et certes l’attitude du trop fameux tribun à l’égard du Saint-Siège, son manquement réitéré aux promesses obtenues de lui par les papes d’Avignon, son refus d’obéir aux sommations des légats pontificaux, toutes choses dûment rappelées par son nouveau biographe, méritaient amplement qu’un lecteur catholique se réjouît de le voir ainsi précipité du piédestal où s’était plu à l’élever la partialité d’historiens ennemis de l’Église. Mais il ne me parait point que M. d’Annunzio se soit spécialement inspiré, à son tour, d’aucun sentiment de partialité catholique, dans l’ensemble de son opinion à l’endroit du tribun. D’un bout à l’autre de son livre, sa légitime colère s’adresse uniquement au caractère foncier de Rienzi, à sa bassesse naturelle d’esprit et de cœur, à son infinie dissemblance avec ces vieux héros romains dont il se prétendait le continuateur, sans que jamais le poète-biographe s’arrête à envisager expressément la portée religieuse de son rôle. De telle sorte que la Vie de Rienzi peut fort bien offrir à des lecteurs de l’espèce du Frère Telesforo Gerusichi ou du chanoine Filippo Pieruzzi la satisfaction éprouvée, tous les jours, par chacun de nous en voyant attaquer des renommées qui nous sont odieuses ; mais je ne crois pas que l’intention secrète de M. d’Annunzio ait été de renfermer pour nous d’autres « leçons, » dans son « petit livre, » que celles qui résultent toujours du contact d’une œuvre d’art animée d’émotions généreuses, et puis conçue, ordonnée, et exécutée avec un très haut souci de perfection artistique.

Jamais livre n’eut moins que celui-là les allures d’une « thèse, » malgré l’évident parti pris de l’auteur contre son héros. Ayant entrepris d’examiner la personne de Cola Rienzi, afin de pouvoir la revêtir à notre usage de belles phrases rythmées en pure langue toscane, M. d’Annunzio a trouvé là un ensemble de choses d’un ordre si contraire à ses propres goûts que, tout de suite, il s’est mis à haïr ce type du faux grand homme ; après quoi, il ne s’est plus soucié que de nous raconter, telle qu’il l’avait aperçue dans les vieilles chroniques, l’aventure tragi-comique du piteux personnage, sans s’inquiéter de nous cacher son aversion pour lui, mais sans essayer non plus de prêter à celle-ci un caractère « instructif, » ou « édifiant, » qu’elle n’avait à aucun degré. Et d’autant plus, — par l’effet de cette absence même de toute apparence de « thèse, » — le livre de l’éminent écrivain italien justifie les autres éloges de ses deux vénérables juges. Tout à fait comme nous l’affirme, en particulier, le chanoine Filippo Pieruzzi, c’est là « une composition où se trouvent vraiment réunies toutes les grâces des Muses ; » — et je suis certain que chacun s’accordera avec moi pour envier à M. d’Annunzio son heureux privilège d’avoir pu exciter, dans le cœur du bon chanoine florentin, le magnifique enthousiasme que nous révèlent ces paroles touchantes de son imprimatur.


« Toutes les grâces des Muses : » impossible de mieux définir ce superbe morceau de prose « poétique » où nous sentons que l’auteur s’est amusé à étaler devant nous son incomparable maîtrise de la langue toscane. Jamais assurément, dans toute son œuvre précédente, cette maîtrise ne s’était traduite à nous avec une aussi étonnante « bravoure » professionnelle, ni non plus, — serais-je tenté d’ajouter, — aussi « à découvert, » je veux dire avec une aussi complète subordination de tous les autres modes de la création littéraire à l’incessante recherche de termes pittoresques et musicalement agencés. Parfois même, le lecteur étranger s’effare devant la riche variété, toujours renouvelée, d’un vocabulaire dont l’excellente qualité classique lui est d’ailleurs confirmée par la susdite « approbation » de la sévère Académie de la Crusca ; et peut-être ne serait-il pas fâché que l’auteur lui épargnât l’obligation de recourir sans cesse à son dictionnaire italien-français, sauf à devoir trop souvent constater la regrettable insuffisance de tous les dictionnaires en face d’une langue qui semble avoir pieusement recueilli l’héritage complet de longs siècles de poésie et de prose toscanes. Mais combien nous comprenons qu’une telle langue soit faite pour enchanter le lecteur italien, et que ce soit assez d’elle seule pour valoir à M. d’Annunzio, malgré toutes les rigueurs nécessaires de l’Index, l’affectueuse indulgence paternelle du chanoine Pieruzzi ou du frère Telesforo Cerusichi !

Non pas au moins que le livre nouveau de M. d’Annunzio doive être tenu simplement pour un pur et savant exercice de langue, destiné à satisfaire les « censeurs » les plus difficiles de l’Académie de la Crusca ! A sa maîtrise naturelle d’expression le biographe de Rienzi unit encore, comme l’on sait, un don singulier d’évocation colorée et vivante : si bien que, par-dessous le charme sans pareil de son style, son livre nouveau est tout rempli de petits tableaux d’un relief admirable, dont quelques-uns rappellent les plus parfaites peintures de ses romans de naguère, tandis que d’autres se rattachent plus expressément à l’ancienne manière des classiques latins, avec leur mélange saisissant de vigueur pathétique et de concision. Je choisis, un peu au hasard, le portrait du vieux messire Stefano Colonna :


Un cep humain de la plus dure fibre, ce vieillard à présent nonagénaire qui mettait encore le pied à l’étrier sans qu’on l’y aidât, et enfourchait solidement son étalon. Déjà Nicolas IV le minorite l’avait fait comte de Romagne ; et Stefano était entré à Rimini l’année même où Gianciotto Malatesta y transperçait son parent et sa femme. Revenu à Rome, il avait été traîné au Capitole, par le peuple, sur un char de triomphe, et acclamé César avec un cri pareil à celui des cohortes antiques. Puis il avait obtenu la dignité sénatoriale ; il avait combattu par la parole et l’épée pour l’élection du nouveau pape ; il avait vu l’anachorète du Morrone, pâle et tremblant, sur une ânesse que conduisaient deux rois ; plus tard il avait vu Benoit Caetani coiffé de la tiare et s’avançant sur une haquenée blanche qu’entouraient également deux rois écarlates ; il avait soutenu avec tous les siens la colère de taureau du grand prêtre d’Anagni, et opposé aux foudres de Boniface l’orgueil indompté de la colonne droite, emblème de sa maison ; il avait entendu sans se troubler la fureur papale invoquer la chrétienté tout entière, l’appeler à prendre les armes contre la poignée d’hommes enracinés sur le roc inexpugnable de Palestrina ; et enfin il avait laissé derrière lui, sur le chemin de l’exil, la roche cyclopéenne démantelée et rasée comme au temps de Sylla. Quelques-uns, après la ruine de ses tours et de ses remparts, lui avaient demandé : « Et maintenant, Stefano, quelle forteresse te reste-t-il ? » A quoi le héros avait répondu en souriant, avec sa main sur sa grande poitrine : « Celle-ci ! » Et une fois de plus son destin avait montré quelle prodigieuse discipline de courage était l’exil, pour les cœurs magnanimes. Avec une obstination atroce, le Caetani avait réclamé à tout prix la tête de l’exilé invaincu ; il avait mis en œuvre tout moyen de promesses et de menaces, d’autorité et d’argent, pour le faire périr, tandis que le malheureux errait de terre en terre, outre-monts, outre-mers, parfois hôte d’un roi, lui-même toujours semblable à un roi, et plus grand à mesure qu’il avait plus d’infortune. Un jour, en territoire d’Arles, étant tombé aux mains d’hommes payés pour le rechercher, et se voyant sommé par eux de dire son nom, sans hésitation il avait répondu : « Je suis Stefano Colonna, citoyen romain ! » avec tant de courage que les sicaires n’avaient pas osé le toucher. Et enfin le prince des nouveaux Pharisiens était mort ; et la colonne de marbre s’était redressée plus superbe, et Stefano était rentré à Rome pour les combats et pour les victoires. Il avait défait les Orsini, soutenu Henri VII contre Robert d’Anjou, donné l’hospitalité au Bavarois, souffert de nouveau le bannissement, mais pour peu de temps, repris les armes au dedans et au dehors des murs, donné constamment aux siens l’exemple de la plus grande audace dans le danger, du plus grand sens dans le conseil, de la plus grande noblesse dans l’exil.

Or, ce puissant vieillard, en entendant la nouvelle, avait chevauché vers Rome, avec la pensée de pouvoir aisément châtier la folie du notaire. Arrivé sur la place Saint-Marcel, tout près de la forteresse des Colonna fondée sur le lieu où l’on brûlait autrefois les cadavres impériaux, il s’arrêta et dit « que ces choses ne lui plaisaient pas. » Le lendemain matin, Cola di Rienzo lui manda l’ordre d’avoir à s’éloigner de Rome. Le vieillard déchira la cédule sous les yeux de l’envoyé du tribun et s’écria : « Si ce fou me met en colère, je le ferai précipiter par les fenêtres du Capitole ! » La menace ayant été rapportée à Rienzi, celui-ci s’empressa de faire sonner le tocsin. Tout le peuple courut aux armes. D’heure en heure, le tumulte croissait. Considérant le péril et le petit nombre de ses hommes, le vieux Colonna remonta à cheval, suivi seulement d’un serviteur, et sortit de la ville par la porte de Saint-Laurent. Arrivé à la basilique, il pénétra sous le porche, s’assit sur l’un des lions qui soutenaient les piliers de la porte, et, tout en mâchant un morceau de pain amer, il médita la vengeance. Son cœur de fer s’émut-il d’un obscur pressentiment ? Près de lui se courbait l’immense arche de pierre construite jadis par Auguste pour supporter les trois aqueducs : c’était là que, bientôt, allaient être massacrés tous les Colonna, à la grande douleur du vieillard survivant. Avec combien de raison celui-ci avait prophétisé, un soir, maintes années auparavant, comme il cheminait en compagnie de messire François Pétrarque : « Hélas ! renversant l’ordre de la nature, de tous mes fils je serai l’héritier ! » Après quoi, il avait tourné d’un autre côté ses yeux gonflés de larmes.


Et l’Érasme d’Holbein ? me demandera-t-on. Jusqu’à quel point M. d’Annunzio s’est-il approché, dans son image de Rienzi, de l’admirable portrait que lui-même, tout à l’heure, proposait très justement à l’imitation des biographes futurs ? — Que l’on imagine un portrait d’Érasme exécuté avec la minutie scrupuleuse d’Holbein, et ayant avec cela le même air de grandeur qui nous frappe dans le chef-d’œuvre du maître bâlois : mais un portrait où nous n’apercevrions pas de tête, entre le superbe manteau fourré et la non moins superbe toque de velours noir ! Une effigie étonnamment précise, à la fois, et vivante, toute constituée de menus traits dont chacun, par l’effet d’une adresse technique incomparable, concourrait à produire l’impression totale sans rien perdre pourtant de son attrait particulier : mais, parmi ces détails précieux, une lacune, un espace dont on dirait que le peintre a oublié d’y mettre des couleurs ; et voilà que cet espace vide serait celui où aurait dû nous apparaître le visage du modèle ! D’un bout à l’autre du récit de M. d’Annunzio, Rienzi nous est présenté dans une foule d’attitudes diverses ; et il n’y a pas une de ses paroles, pas un de ses gestes, tels que les ont notés les chroniqueurs de son temps, qui ne revête pour nous une réalité supérieure, sous la main d’un artiste égal vraiment aux plus grands des peintres de la Renaissance. Mais le visage du tribun nous demeure caché ; ou plutôt, derrière son visage comme par-dessous tout le reste de sa figure, nous continuons à ignorer ce qu’a pu être l’âme de Rienzi.

M. d’Annunzio nous assure bien qu’il n’avait point d’âme, n’étant rien qu’une espèce d’outre gonflée de formules emphatiques et de bonne chère ; et jamais peut-être la richesse inépuisable du vocabulaire de l’éminent écrivain ne s’est déployée devant nous aussi librement que lorsqu’il s’est agi pour lui de varier les épithètes ou qualifications injurieuses à l’adresse de cette grotesque caricature des vieux héros romains : mais comment admettre qu’un personnage aussi nul soit parvenu à jouer un rôle historique aussi important ? Comment ne pas deviner chez lui certaines qualités d’ordre plus ou moins haut, un don naturel de séduire les masses ou une secrète habileté à les dominer, un élément efficace de puissance ou de ruse, en un mot quelque chose de « positif » et d’original, au lieu du simple néant que voudrait nous laisser supposer la verve méprisante de son nouveau biographe ?

C’est là, me semble-t-il, un défaut artistique assez grave, et que l’on retrouverait en vérité dans maints portraits d’Holbein, trop souvent désireux de ne se point compromettre en poussant aussi loin qu’il le pourrait la traduction du caractère intime de ses modèles : mais certes, ce défaut ne se retrouve pas dans l’Érasme du Louvre, ni non plus dans ces anciens portraits littéraires de Salluste et de Tite-Live, de Tacite et de Plutarque, dont il faut reconnaître que, bien plus encore que les chefs-d’œuvre des peintres, ils ont inspiré le très intéressant Rienzi de M. d’Annunzio. Et je ne puis m’empêcher de penser que l’auteur des Vierges aux Rochers, avec la singulière souplesse de son talent, aurait tiré un parti plus complet et plus heureux, tout ensemble, de son imitation de ces immortels créateurs de vie et de beauté, s’il s’était un peu moins soucié d’étonner ou de ravir les érudits académiciens de la Crusca. Une recherche moins assidue de mots savoureux lui aurait permis d’apporter plus de soin à cette partie, plus proprement « classique » et « humaine, » de sa tâche ; en même temps qu’elle aurait enlevé à sa Vie de Rienzi une fâcheuse apparence d’amplification ou de divertissement académique, qui ressort à présent de toutes les pages de son « petit livre, » risquant parfois de nous faire oublier tout ce qu’il contient, cependant, d’érudition et de fantaisie, — tout ce que l’auteur y a mis de sa science d’historien et de sa souveraine évocation de poète.


T. DE WYZEWA.