Revues étrangères - Un livre nouveau de Robert Stevenson

Revues étrangères - Un livre nouveau de Robert Stevenson
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE NOUVEAU DE ROBERT STEVENSON


Essays of Travel, par Robert Louis Stevenson, 1 vol. Londres, 1905.


Le conteur et poète écossais Robert Louis Stevenson avait vingt-six ans lorsque, durant l’automne de 1878, étant allé passer ses vacances dans sa chère forêt de Fontainebleau, il rencontra, à Barbison, une dame américaine qui tout de suite sut lui inspirer l’affection la plus vive et la plus durable. Mais à peine s’étaient-ils connus qu’ils eurent de nouveau à se séparer. Mme  Osbourne pour retourner en Amérique auprès de son mari, Stevenson pour rentrer à Édimbourg, où il venait de s’inscrire au barreau, après avoir assez péniblement achevé ses études de droit. Cependant ils ne cessèrent point de s’écrire, d’un bout du monde à l’autre : et c’est ainsi que, dans les premiers mois de l’année 1879, le jeune homme apprit que son amie était malade, et que toute sorte d’ennuis, qu’elle avait longtemps patiemment supportés, l’avaient enfin décidée à introduire une instance en divorce. Sur quoi, avec l’humeur romanesque qui avait toujours fait le fond de son caractère, il résolut aussitôt d’aller la rejoindre, et de l’épouser. Puis, comme ses parens ne voulaient entendre parler ni de l’un ni de l’autre de ces deux projets, il en forma un troisième, qui était de voyager à ses frais, d’Édimbourg jusqu’au cœur de la Californie, sans nulle ressource que les quelques livres sterling dont il disposait. Aussi bien avait-il souvent répété qu’il ne se sentait point né « pour faire le voyage de la vie en première classe. » Peu d’hommes ont aussi constamment adoré les aventures, à la fois pour les vivre et pour les raconter ; et cette aventure-là, sans doute, le séduisait d’autant plus que, en le contraignant à partager l’existence d’un convoi d’émigrans, il comptait bien qu’elle lui permettrait d’observer de près une humanité différente de celle qui, jusqu’alors, lui était familière, plus variée et plus pittoresque, plus apte à lui fournir des modèles pour les héros des innombrables drames et romans que, dès l’enfance, il avait en lui. De telle façon qu’au commencement d’août 1879 il s’embarqua bravement sur un paquebot d’émigrans, le Devonia, qui partait pour New-York : après quoi, dans un train d’émigrans, il traversa l’immense étendue des États-Unis, pour venir s’échouer dans une vieille cité espagnole de la Californie, Monterey, où, en attendant que son amie pût arriver près de lui, il eut à subir les plus tragiques épreuves de la solitude, de la misère, et de la maladie ; car je dois ajouter que, au moment de son départ d’Édimbourg, la phtisie s’était déjà emparée de ses deux poumons, et que, pendant les dix jours de son voyage en chemin de fer, de New-York à San-Francisco, ses compagnons de route avaient craint de le voir mourir d’un instant à l’autre. Mais comme il l’écrivait lui-même à son ami Sidney Colvin, pendant ce voyage : « Un homme n’est bon à rien aussi longtemps qu’il n’a pas tout osé ; et moi, c’est à présent seulement que j’ai l’impression d’avoir tout osé, et de pouvoir enfin devenir un homme. Si vous avez de la foi gros comme un grain de moutarde : comme cela est vrai ! Or voici que j’ai de la foi gros comme une caisse de cigares ; et, donc, je vivrai ; et ni homme ni fortune n’ont plus de quoi m’effrayer[1]. »

À bord du Devonia, Stevenson avait écrit un de ses plus beaux contes, l’Histoire d’un Mensonge. Le mois suivant, dans sa retraite de Monterey, il entreprit de raconter les diverses péripéties de son voyage ; et la relation qu’il en fit se trouva bientôt prête, un volume de plusieurs centaines de pages, sous le titre de l’Émigrant Amateur. La relation comprenait, naturellement, deux parties, la traversée de l’Atlantique et le trajet en chemin de fer : mais de ces deux parties, la seconde avait été seule admise, jusqu’ici, dans le recueil des œuvres du romancier écossais. C’était d’ailleurs un de ses chefs-d’œuvre, avec un mélange incomparable d’observation et de poésie ; et je sais, pour ma part, bon nombre de lettrés anglais qui la préféraient même à l’Île au Trésor et au Naufrageur. La première partie, l’histoire du séjour de Stevenson à bord du Devonia, nous était jusqu’ici restée inconnue. Elle vient enfin d’être publiée, après plus de vingt-cinq ans, dans un volume qui contient, en outre, toute une série de notes de voyage de la jeunesse de Stevenson : paysages de l’Écosse, du nord l’Angleterre, des Cévennes, de Fontainebleau et de sa forêt, scènes de la vie d’un sanatorium dans l’Engadine, réflexions sur les agrémens et les ennuis des voyages, sur la philosophie des routes, sur la manière dont le sage réussit à se plaire jusque dans les endroits les plus déplaisans. Tout cela pénétré de ce charme exquis et indéfinissable qui fait vraiment de Stevenson le plus parfait « causeur » de la littérature anglaise : mais rien de tout cela n’égale en importance littéraire, ni surtout en intérêt biographique, la première partie de l’Émigrant Amateur ; et l’on m’excusera de ne parler aujourd’hui que de ce morceau, malgré tout le bonheur que j’aurais eu, par exemple, à citer quelques-unes des pages où Stevenson, sur un mode plus passionné et plus lyrique qu’à son ordinaire, exalte la légère beauté des matinées de printemps dans les fourrés silencieux de Franchard et du Bas-Bréau. Ou plutôt, au lieu de « parler » de l’Émigrant Amateur, au lieu de vouloir analyser un récit tout fait de menus détails et de nuances subtiles, je laisserai la parole à Stevenson lui-même, en regrettant seulement qu’aucune traduction ne puisse rendre la grâce de son style, la savante simplicité de ses expressions, et ce rythme et cette musique qui, jusque dans ses moindres billets, nous ravissent comme l’harmonieux écho d’une âme de poète.

C’est à Glasgow que j’ai rencontré d’abord mes compagnons de traversée. De là, nous avons descendu la Clyde, et non pas avec l’humeur familière qui allait bientôt s’établir entre nous, mais en nous regardant de travers, les uns les autres, comme des créatures destinées peut-être à devenir ennemies. Cinq ou six Scandinaves, qui avaient déjà appris à connaître la Mer du Nord, étaient affables et loquaces par-dessus leurs longues pipes ; mais, entre ceux de nous qui parlaient anglais, la distance et le soupçon régnaient absolument. Bientôt le soleil se recouvrit de nuages ; le vent fraîchit et piqua, tandis que nous continuions la descente de l’estuaire ; et, du même coup, la sombre disposition des passagers s’accentua encore. Deux des femmes se mirent à pleurer. Quelqu’un qui serait venu à bord aurait supposé que nous étions une troupe de criminels se soustrayant à la loi. À peine s’il y eut deux mots échangés, et nul sentiment, sauf celui du froid, ne nous fut commun, jusqu’à ce qu’enfin, comme nous touchions à Greenock, un bras étendu et un grand mouvement vers tribord nous annoncèrent que le paquebot était là, en vue, qui devait nous conduire à travers l’Océan. Et, en effet, il était là, au milieu du fleuve, faisant flotter son signal de mer : un mur de forteresse, une rue de cabines blanches, une haute forêt d’espars, un monument plus vaste qu’une église, et bientôt plus peuplé que mainte ville neuve du pays où il allait nous conduire.

Je n’étais pas, à dire vrai, un passager d’entrepont. Quelque grand que fût mon désir d’observer la vie des émigrans sous ses pires aspects, j’avais en train un travail que je m’étais promis de finir durant le voyage : de telle sorte que j’avais suivi le conseil qu’on m’avait donné de voyager en « seconde cabine, » où, du moins, j’aurais une petite table à ma disposition. La seconde cabine était située à l’avant du bateau ; à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous, s’étendaient des espaces occupés par les voyageurs de la dernière classe. De tous côtés, à travers la mince cloison de notre cabine, nous pouvions entendre les gémissemens de ceux de ces voyageurs qui avaient le mal de mer, le bruit de la vaisselle d’étain de ceux qui étaient en état de manger, les pleurs des enfans, terrifiés de la nouveauté de leurs impressions, ou le claquement, sur leur chair, de la main paternelle qui les châtiait.

Les compagnons de Stevenson, dans la seconde cabine, sans avoir pour lui l’intérêt de la foule plus diverse des émigrans de l’entrepont, ne laissaient pas d’offrir déjà à sa curiosité mainte figure originale et touchante. Il y avait là, d’abord, un groupe mêlé de Suédois, de Danois, et de Norvégiens, qui, avec leurs efforts malheureux pour parler anglais, ne devaient point cesser d’être une des principales distractions de la traversée. Il y avait un couple de jeunes mariés s’adorant au point de ne vivre que l’un pour l’autre, et dont on finit par savoir qu’ils s’étaient rencontrés, pour la première fois, devant la porte d’un pensionnat où la jeune femme achevait ses études ; et le jeune homme, dès ce même soir, avait obtenu la grande faveur de porter le paquet de livres de sa future femme. Il y avait une vieille dame, affreusement malade du mal de mer, qui employait tout son reste de vie à vérifier, sur sa montre, l’invraisemblable histoire qu’on lui avait dite de la différence des heures entre Glasgow et New-York. Enfin il y avait M. Jones, qui, tout de suite, allait devenir l’ami le plus intime de notre voyageur.

Dès l’instant où j’ai aperçu M. Jones, j’ai compris que je l’aimais. Sa figure m’avait fait supposer qu’il était Écossais : et son accent n’était pas pour me détromper : car de même qu’il y a une lingua franca, composée de diverses langues, dans les ports et sur les felouques de la Méditerranée, de même il s’est formé un accent commun entre les hommes de langue anglaise qui ont vécu en mer. Et ainsi je prenais M. Jones pour un Écossais ayant beaucoup voyagé : tandis qu’en réalité il était du Pays de Galles, et avait passé la plus grande partie de sa vie comme ouvrier dans une forge de son village ; quelques années d’Amérique avaient suffi pour transformer son accent sur le modèle commun. Tout récemment encore, il avait été marié, et presque un homme riche : à présent, sa femme était morte et son argent envolé. Mais mon ami était, par nature, un de ces hommes qui regardent toujours devant soi, et qui traversent toutes les extrémités de la fortune sans en être changés : si demain le ciel venait à tomber, sûrement on pourrait s’attendre, le jour suivant, à voir Jones perché sur une échelle et occupé à tout remettre en place… Il ne cessait point de voleter autour des inventions comme une abeille au-dessus d’une fleur, et vivait, littéralement, dans un rêve de brevets. Il avait sur lui, par exemple, un remède breveté, dont il avait jadis acheté la recette, pour cinq dollars, d’un colporteur américain. Ce remède, qui s’appelait l’Huile d’Or, guérissait toutes les maladies sans exception ; et je dois reconnaître que j’en ai ressenti, moi-même, un très bon effet. Mais ce qui est caractéristique de l’homme, c’est que non seulement il se droguait personnellement, à toute heure, de son Huile d’Or : dès qu’il y avait quelque part une migraine ou un doigt coupé, Jones était là avec sa bouteille.

Après son goût pour les inventions, sa passion favorite était l’étude des caractères. Bien des heures nous avons marché ensemble, sur le pont, nous employant à disséquer l’âme de nos voisins, dans un esprit trop purement scientifique pour qu’on pût lui reprocher de n’être point charitable. Aussitôt qu’un trait un peu singulier survenait, au cours d’une conversation où nous prenions part, tout de suite vous auriez vu Jones et moi échangeant un coup d’œil ; et nous ne nous serions pas endormis en paix, un seul soir, si nous n’avions pas, d’abord, comparé et discuté nos observations de la journée. Nous étions alors comme deux pêcheurs se montrant l’un à l’autre le contenu de leur panier. Et une fois, au milieu d’un entretien des plus sérieux, chacun de nous s’aperçut qu’un œil curieux le guettait ; et j’avoue que je m’arrêtai net, dans l’embarras de cette double découverte ; mais Jones, en homme mieux élevé, partit d’un éclat de rire amical ; après quoi, il déclara, ce qui était d’ailleurs absolument vrai, que « lui et moi nous faisions la paire. »

Cette anecdote, est une des rares allusions que fasse Stevenson à ses propres aventures sur le Devonia. En voici une autre, cependant, que je ne puis m’empêcher de citer encore. Le jeune homme, comme on l’a vu, occupait une partie de son temps à écrire un conte : or il nous rapporte que le bruit de cette occupation n’avait point tardé à se répandre dans tout le paquebot, et y était devenu une source inépuisable de divertissement. Les officiers, par exemple, chaque fois qu’ils rencontraient l’émigrant-amateur, le plaisantaient familièrement sur son étrange manie. « Eh bien ! lui disaient-ils avec un bon rire, où en êtes-vous de vos écritures ? » Et, un jour, l’un d’eux, qui était entré par hasard dans la seconde cabine, fut sincèrement touché du spectacle de ce passager qui gaspillait son temps d’une façon aussi inutile : de telle sorte qu’il lui offrit de lui procurer d’autres écritures à faire, « et pour lesquelles il serait payé. » L’excellent homme avait imaginé d’employer Stevenson à copier la liste des passagers du bateau.

Mais, d’une manière générale, dans ce récit de voyage et dans tous les autres, Stevenson évite de parler de soi. Il veut ne nous apparaître que comme un témoin, et que nous l’oubliions pour nous intéresser, avec lui, aux hommes et aux choses qu’il a pris la peine d’observer à notre intention. Et tandis que, dans la seconde partie de son Émigrant Amateur, hommes et choses tiennent une place à peu près égale, c’est surtout de portraits qu’est faite la partie qu’on vient de publier. L’auteur, évidemment, y a moins pour objet de nous raconter une traversée que de nous décrire, tel qu’il a eu l’occasion de le connaître, un coin du monde misérable des émigrans anglais : donnant ainsi à son étude une portée sociale que je ne saurais mieux comparer, toutes proportions gardées, qu’à celle des Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïevsky. Au reste, la ressemblance des deux ouvrages ne s’arrête pas là. De même que le grand romancier russe, l’Écossais s’abstient soigneusement de toute argumentation, de toute théorie directement exprimée : tous deux ne procèdent que par une série de petits tableaux, mais dont chacun comporte une signification typique qui se découvre aussitôt à nous. De même que Dostoïevsky, Stevenson n’admet pas que le bonheur des hommes dépende sérieusement des lois qui les régissent, des endroits qu’ils habitent, ni des conditions de leur vie ; tout cela n’a, suivant lui, qu’une importance très secondaire, et l’unique réforme efficace serait celle qui réussirait à modifier le dedans de l’homme, en le délivrant de ses vices et de ses faiblesses.

Je causais un jour avec un bon et heureux Écossais, tournant un peu à l’obésité et à la transpiration perpétuelle, mais qui avait dans l’âme un goût singulier de poésie accompagné d’un sens comique très original. Je lui avais demandé quels avantages il espérait de son émigration. Ses espérances, comme celles de la plupart de ses compagnons, étaient à la fois vagues et chimériques. Les affaires allaient mal, au pays ; elles passaient pour aller mieux en Amérique ; et d’ailleurs, ajoutait-il, « un homme peut se tirer d’embarras partout. » Je songeai que là était précisément le point faible de sa position : car, s’il comptait se tirer d’embarras en Amérique, pourquoi n’avait-il pas réussi à se tirer d’embarras en Écosse ? Mais je n’eus point le Courage d’user de cet argument ; et, au lieu de cela, je me mis cordialement d’accord avec lui, en ajoutant, avec une originalité intrépide : « L’essentiel est qu’on s’attache à son travail, et qu’on se garde de la boisson. »

— Ah ! dit-il lentement, la boisson ! C’est que, voyez-vous ? c’est justement mon malheur !

Il dit ces mots avec une simplicité la plus touchante du monde ; et il me regardait avec quelque chose d’étrange dans ses yeux, à demi confus, à demi ennuyé, comme un gentil enfant qui sait qu’il sera battu. Pareil au marchand Abudah, il fuyait sa destinée et, en même temps, il l’emportait, avec lui, le tout moyennant une dépense de six guinées.

Ou encore, quelques pages plus loin, à propos des opinions politiques des émigrans du Devonia :

Au fond, me semble-t-il, il n’y a qu’une question, dans notre politique intérieure moderne, la question d’argent ; et il n’y a en politique qu’un seul remède, qui serait d’amener les hommes à devenir meilleurs et plus sages. De ce second point mes compagnons de traversée, cela va de soi, ne voulaient pas entendre parler ; mais ils avaient tous une lointaine notion du premier. Pas un d’entre eux n’admettait qu’il y aurait profit pour lui à s’améliorer personnellement ; mais tous s’accordaient à souhaiter que le monde fût mis brusquement sens dessus dessous, de façon qu’ils pussent rester imprévoyans, et paresseux, et ivrognes, comme par le passé, et pourtant jouir du bien-être et du respect qui trop souvent, jusqu’ici, n’ont accompagné que les vertus opposées. Et vraiment c’était surtout dans cet espoir que beaucoup d’entre eux faisaient route, à présent, vers les États-Unis. Du moins se rendaient-ils compte, très judicieusement, que la politique, en tant qu’elle les concernait, se réduisait à la question du revenu annuel : question qui, à leur avis, aurait dû depuis longtemps se trouver résolue par une révolution, ils ne savaient comment, et qu’ils s’apprêtaient maintenant à résoudre pour leur compte, toujours sans savoir comment.

Par sa méthode d’exposition, par ses conclusions politiques et sociales, l’Émigrant Amateur nous fait songer sans cesse aux Souvenirs de la Maison des Morts : et le fait est que les deux livres, coïncidence vraiment remarquable, nous révèlent en outre, chez Dostoïevsky et chez Stevenson, une même conception de l’humanité. C’est d’ailleurs ce que pouvait déjà nous laisser entrevoir la lecture de leurs romans ; car si les magnifiques coquins des romans de Stevenson, les héros du Reflux ou du Maître de Ballantrae, sont assurément d’une autre race que les Rogojine et les Karamazof, le tréfonds humain de leurs âmes n’en demeure pas moins étrangement pareil, avec son mélange de grandeur et de vice, d’innocence naïve et de dépravation. C’est à coup sûr un même instinct qui a poussé les deux romanciers à imaginer, de préférence, des figures qui, sous toute autre plume, n’auraient pas manqué de nous être odieuses, tandis qu’avec leur génie de poètes ils sont parvenus à les revêtir pour nous d’une inoubliable beauté. Mais nous savons que Stevenson, quand il a écrit ses derniers romans, connaissait, et admirait fort, et ne se lassait point de relire les romans de Dostoïevsky ; et il ignorait, au contraire, jusqu’au nom de l’écrivain russe lorsque, en 1879, ayant à nous dépeindre les émigrans qu’il avait rencontrés à bord du Devonia, il a mis à cette peinture des qualités d’observation et d’émotion toutes proches de celles qu’avait mises, naguère, Dostoïevsky à nous décrire les caractères des forçats sibériens.

« Il examine de très près ses grossiers compagnons ; et voici que, sous les physionomies les plus sombres, un rayon transparaît qui les embellit et les réchauffe. Chez toutes ces bêtes fauves qui l’effrayaient d’abord, il dégage des parties humaines, et dans ces parties humaines des parcelles divines. Plus il avance dans son étude, plus il rencontre parmi ces malheureux d’excellens exemplaires de l’homme. » Tout ce que nous dit de Dostoïevsky M. de Vogüé, dans sa belle préface des Souvenirs de la Maison des Morts, pourrait être redit du livre de Stevenson. Et M. de Vogüé a bien raison d’ajouter qu’il ne s’agit point là d’une antithèse romantique, « grandissant le forçat au détriment des honnêtes gens : » car si Dostoïevsky admire les vertus de ses compagnons de bagne, il n’en reconnaît pas moins, avec une clairvoyance souvent terrible, tout ce qu’il y a en eux de malsain et d’inguérissable. C’est aussi, exactement, ce que fait Stevenson. Non seulement il constate que les émigrans, dans leur ensemble, sont surtout des ivrognes et des paresseux ; chez chacun d’eux en particulier, il découvre quelque tare secrète, un germe inquiétant de perversité, qui justifie la déchéance sociale de ces malheureux. Mais, avec tout cela, il les plaint au lieu de les mépriser ; et sa compassion, en le rapprochant d’eux, lui permet d’apercevoir la « parcelle divine » qu’ils portent en soi, d’autant plus touchante que, sur un tel terrain, elle est plus imprévue et plus singulière. Il nous montre des hommes qui, descendus au plus bas de la dégradation, ont pourtant conservé, dans un recoin de leur cœur, une réserve merveilleuse de noblesse ou de charité. Voici, par exemple, un profil de femme :

Jones avait découvert et m’avait indiqué une jeune femme qui se distinguait de son entourage par un air agréable et intéressant. Elle était pauvrement vêtue, avec une vieille jaquette toute rapiécée et une méchante toque de fourrure grosse comme le poing : mais ses yeux, toute son expression, et ses manières annonçaient une vraie nature féminine, capable d’amour, de colère, et de dévouement. Elle avait en outre quelque chose de raffiné, qui donnait à entendre qu’elle aurait pu être une dame, et mieux que bien d’autres, si seulement l’occasion le lui avait permis. Quand elle était seule, elle paraissait triste et préoccupée ; mais elle n’était pas souvent seule, ayant presque toujours près d’elle un homme lourd, grossier, et stupide, en habits d’ouvrier, avare de mots et de gestes, un vilain homme qui ressemblait à un terrassier, et qu’elle soignait et caressait et choyait des yeux comme s’il avait été l’Amadis des Gaules. C’était un spectacle étrange de voir ce massif individu souffrant du mal de mer, et veillé tendrement par cette jeune femme délicate et triste. Jusqu’au bout du voyage, il semblait insensible à ses attentions, et elle, on eût dit qu’elle n’avait point conscience de son insensibilité. Or, le jeudi d’avant notre arrivée, on vint recueillir nos billets ; et bientôt une rumeur commença à se répandre par tout le bateau ; et cette jeune fille, avec sa petite toque, devint le centre de toutes sortes de murmures et de mauvais regards. Et j’appris alors qu’elle voyageait par fraude, étant parvenue à se faufiler à bord sans billet ni argent ; et que l’homme avec qui elle voyageait était un père de famille, qui avait abandonné femme et enfans pour s’enfuir avec elle.

Il y avait à bord du Devonia, deux autres émigrans qui avaient réussi à voyager sans billet. Ils s’étaient cachés dans un recoin de la cale, au risque d’étouffer, et ne s’étaient montrés que lorsqu’ils n’avaient plus à craindre d’être renvoyés à terre. Le plus remarquable des deux était un individu que Stevenson appelle Alick, et dont il nous dit que personne, sur le bateau, n’a jamais pu connaître son vrai nom ni sa vraie histoire. « Il avait un visage pâle, avec des yeux pâles, et l’expression native de ses traits avait dû être des plus animées ; mais, bien qu’il n’eût pas encore trente ans, le vice avait déjà dégradé toute sa figure. Le nez fin s’était renflé à la pointe, les yeux pâles s’étaient creusés sous une mauvaise graisse. Avec cela des manières un peu trop hardies, mais parfaitement présentables, et une parole tout à fait magnifique, pleine de puissance, de verve, et d’accent. » Il avait une parole d’un charme incomparable ; mais il était menteur, voleur, absolument dénué de tout sens moral. On devinait qu’il avait dû faire tous les métiers, et que partout, après avoir beaucoup espéré de lui, on avait fini par le congédier. « Plus on voyait Alick, en vérité, plus on se sentait forcé de le mépriser. Ses talens naturels, qui étaient considérables, ne pouvaient servir de rien ni à lui ni aux autres : car toute son âme s’était dégradée comme son visage. Il mentait d’une façon agressive et effrontée, comme un vieux repris de justice devant le tribunal ; et il était si vain de son habileté à mentir qu’il ne pouvait pas se défendre de se glorifier, dix minutes après, du tour même par lequel il vous avait trompé… Mais, au fond de tous ses méfaits, il y avait une sorte de génie de farce qui suffisait presque pour qu’on fût tenté de lui pardonner. Jamais je n’ai connu personne qui considérât plus sincèrement toute son existence comme un tour à jouer. »

Il était d’ailleurs capable, lui aussi, des mouvemens les plus généreux ; et il émut vivement Stevenson par l’affection à la fois paternelle et respectueuse qu’il témoignait au second des deux passagers gratuits, un jeune garçon ignorant et timide, qui voyageait sur mer pour la première fois. Paresseux comme il l’était, et toujours prêt à négliger sa propre besogne, il poussait l’héroïsme jusqu’à aider son compagnon, quand il le voyait fatigué, ou à le remplacer quand la corvée qu’on lui avait commandée était dangereuse. Et cela, simplement, par admiration pour l’innocence et la supériorité morale du jeune garçon. « Ah ! disait-il de lui, celui-là est un bon enfant ! Demandez-lui tout ce que vous voudrez : jamais il ne vous fera un seul mensonge. Tout le monde, ici, le prend pour un vaurien, parce qu’il est en loques ; mais on se trompe : il est bon comme l’or ! »

Le garçon en question était un paysan anglais qui, orphelin de très bonne heure, avait passé son enfance à errer de ville en ville, et s’était mis en tête, un beau jour, d’émigrer en Amérique, sans avoir la moindre idée de ce qu’il y ferait. À plusieurs reprises il s’était caché sur des paquebots, avait été surpris, et ramené à terre. Enfin il avait eu plus de chance sur le Devonia. Les officiers avaient consenti à le garder à bord, touchés, tout comme Alick, du parfum d’innocence qui émanait de lui. Du reste chacun l’aimait, marins et passagers ; et les femmes, surtout, se sentaient instinctivement attirées vers lui.

Parmi les voyageurs de l’entrepont se trouvait une grande et jolie fille blonde, une Irlandaise, qu’Alick avait baptisée Tommy, avec cette justesse transcendante de dénomination qui défie l’analyse. Un jour, le petit Anglais s’était étendu, pour se réchauffer, près de la machine, lorsque vint à passer l’Irlandaise Tommy, très proprement mise, à son ordinaire.

— Pauvre garçon, — dit-elle, en s’arrêtant, — vous n’avez pas de veste ?

— Non, dit-il ; et je ne serais pas fâché d’en avoir une !

Alors elle se tint immobile et le considéra en silence ; et lui, dans son embarras, il se décida à tirer sa pipe et se mit à la remplir de tabac.

— Voulez-vous une allumette ? demanda-t-elle.

Puis, avant qu’il eût le temps de répondre, la voilà qui s’en va, et qui revient lui en rapporter une poignée pleine.

Ce fut le commencement et la fin de ce que j’oserai appeler cette aventure d’amour. Et il y a bien des relations qui vont jusqu’au mariage, et durent toute une vie, sans qu’autant d’émotion humaine y ait été dépensée que dans cette scène de cinq minutes près du trou de chauffe.

Anglais et Irlandais ne manquaient pas, à bord du paquebot ; mais la grande majorité des émigrans étaient Écossais. Et de même que, chez les forçats de Dostoïevsky, le fond purement humain se teinte toujours des nuances propres du caractère slave, de même les portraits de Stevenson ont un type national très marqué, qui suffirait à les distinguer des autres figures d’émigrans qu’on nous a décrites. Le dimanche, à bord, la plupart des passagers de l’entrepont prient ou se recueillent. Une vieille femme, voyant quelqu’un passer près d’elle avec un échiquier sous le bras, s’étonne que « le vaisseau ne s’engloutisse pas. » Hommes et femmes assistent au service divin, et, « suivant la vraie manière écossaise, » en reviennent fort peu satisfaits de l’officiant. Pieux et durs, toujours plus portés à condamner le prochain qu’à s’accuser soi-même, tels nous apparaissent les émigrans écossais du Devonia. Beaucoup d’entre eux aiment à boire, et s’en cachent, et s’indignent de l’ivrognerie de leurs compagnons. Ils sont honnêtes, en général, mais d’une honnêteté maussade et sans chaleur qui a peine à nous plaire. Quelques-uns remplacent leur ferveur protestante de jadis par une incrédulité féroce, où se retrouve le même élément d’exaltation théologique. Et tous, chrétiens ou athées, ils sont profondément convaincus de la nécessité d’une révolution pour amener sur terre le règne de la justice. J’aurais à citer vingt figures diverses, dont chacune nous présente, sous un aspect particulier, ces traits généraux du tempérament écossais. Mais peut-être n’y a-t-il aucun de ces portraits qui soit, à ce point de vue, plus instructif et en même temps plus original que celui d’un certain Mackay ; et il faut au moins que j’essaie de traduire celui-là.

C’était un petit Écossais, déjà un peu courbé comme s’il portait sur ses épaules les élémens d’un syndicat, et avec un regard dont l’expression était gâtée par l’exiguïté de ses yeux. Intellectuellement, un esprit orné de dons très au-dessus de la moyenne. Il n’y avait guère de sujet dont il ne sût parler avec sens, et même avec une pointe de génie ; débitant ses phrases lentement, en homme qui jouissait de son ton sentencieux. Ingénieur, de son métier, Mackay croyait à la perfectibilité infinie de toutes les machines, sauf pourtant la machine humaine, qu’il définissait dédaigneusement un composé de viande pourrie et de gaz malfaisans. Et tel était son appétit pour les menus faits inutiles, que je ne puis vraiment le comparer qu’au goût des sauvages pour la verroterie.

Avec toutes ces aptitudes, le pauvre Mackay, à quarante ans passés, s’en allait maintenant vers un pays nouveau, sans perspective d’avenir, sans argent, presque sans espérance. « S’il ne s’agit que de moi, disait-il, le bateau peut bien couler ! Je n’ai rien à perdre ni à attendre ! » Comme le bon petit homme dont j’ai déjà parlé, il était ce qu’on appelle « une victime de la bouteille. » Mais Mackay, lui, n’était pas d’humeur à révéler au monde sa faiblesse ; il mettait toute la faute de sa non-réussite sur la corruption des capitalistes et des hommes d’État. En vérité, d’ailleurs, ce n’était pas l’eau-de-vie qui l’avait ruiné : il était ruiné d’avance pour toute autre œuvre humaine que la conversation. Ses yeux étaient scellés par un matérialisme à bon marché et de seconde main. Il se refusait à rien voir dans le monde que l’argent et les machines à vapeur. Le mot de bonheur n’avait pour lui aucun sens. Il avait oublié les simples émotions de l’enfance, et peut-être n’avait jamais rencontré les plaisirs de la jeunesse. Il ne croyait qu’à la « production. » Un jour, il s’avisa de m’entreprendre sur un thème bien imprévu pour moi : le paiement excessif de la littérature. Il se scandalisait que les hommes de lettres fussent mieux payés que les artisans ; car l’artisan produisait des machines à battre et des cheminées d’usines, tandis que l’homme de lettres, à l’exception de quelques manuels pratiques, ne produisait rien qui valût d’exister.

Mackay était un ardent bigot. À aucun prix, il ne voulait entendre parler de religion. Je l’ai vu perdre des heures entières à argumenter, sur ce point, avec toute sorte de pauvres créatures bien incapables de comprendre ni lui, ni elles-mêmes. Tout ce qui lui paraissait avoir chance de ralentir, sur terre, la production continue et frénétique du blé et des machines à vapeur, dans tout cela il voyait aussitôt une conspiration organisée contre le peuple. On pourrait supposer que ces opinions lui venaient du défaut de culture : mais non ; le fait est que Mackay possédait presque tous les élémens d’une excellente éducation libérale. Il avait étudié la philosophie et les mathématiques, et avait été élevé dans un milieu d’extrême piété. Cependant, il avait échoué à se réaliser pleinement lui-même ; il flottait comme une chose morte, à la surface du monde, sans espoir, ni préférence, ni but défini. Et je dois avouer que bon nombre de ses compatriotes, sur le Devonia, avaient une tendance à tomber dans les mêmes opinions vides et désespérées. Il y a décidément une chose que l’on ne peut guère apprendre en Écosse : et c’est, à savoir, le moyen d’être heureux.

On aimerait à apprendre ce que sont devenus tous ces pauvres gens : mais de cela, Stevenson, naturellement, ne peut rien nous dire. Ou plutôt il nous en dit ceci, qui semble bien confirmer ses craintes sur l’inutilité de l’émigration pour la plupart des passagers du Devonia : il rapporte qu’à New-York, pendant les vingt-quatre heures qu’il y a passées avant de se remettre en route, il a rencontré deux jeunes Écossais qui étaient arrivés en Amérique depuis plus d’un mois, deux garçons pleins de vigueur et de courage, prêts à entreprendre n’importe quel travail et à y réussir admirablement ; mais il ajoute que ni l’un ni l’autre n’étaient encore parvenus à gagner un sou. « Jusqu’alors, l’unique résultat de leur émigration avait été de leur faire dépenser les six guinées qu’avait coûté leur voyage. »

T. de Wyzewa.
  1. J’ai eu déjà l’occasion de parler de ce voyage, à propos de la Correspondance de R. L. Stevenson, dans la Revue du 15 décembre 1899.