Revues étrangères - Un livre anglais sur la « docilité » allemande

Revues étrangères - Un livre anglais sur la « docilité » allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE ANGLAIS
SUR LA « DOCILITÉ » ALLEMANDE


{{c|The Nemesis of Docility, a Study of German Character, par Edmond Holmes, un vol. in-18, Londres, librairie Constable, 1916.


Une chose me paraît certaine : les Allemands n’ont pas de volonté individuelle ; l’initiative, l’autonomie morale sont aussi peu développées chez eux que les sens. Et le trait le plus caractéristique de l’âme allemande est le besoin d’obéir. Peut-être est-ce pour l’avoir trop senti que le grand Frédéric se disait « fatigué de régner sur une nation d’esclaves. »

En aucun autre pays l’esprit de passivité n’est porté aussi loin. Il avait naguère suffi aux journaux berlinois de prêter à la France des intentions belliqueuses pour animer de haine contre nous l’Allemagne tout entière. Pendant six mois, il n’y a pas eu un Allemand qui ne nous détestât ; et puis, après ces six mois, lorsque les journaux ont cessé d’affirmer que la France désirait la guerre, il n’y a pas eu un Allemand qui ne se reprît à nous estimer. Tout se fait ainsi avec un ensemble automatique. On m’a raconté notamment que les progrès du socialisme présentent, en Allemagne, le même caractère d’épidémie. A côté de villages où tous les ouvriers sont socialistes, vous en voyez d’autres voisins où pas un ne l’est. Mais il suffira qu’un seul ouvrier de ces villages se décide, un jour, à devenir socialiste pour que tous ses compagnons d’atelier le deviennent aussitôt.


C’est en ces termes qu’un rédacteur de la Revue essayait de définir, il y a tout juste un quart de siècle, ce que lui-même appelait déjà, dans un autre endroit, la « docilité » allemande [1]. Après quoi il retrouvait des traces non moins manifestes de cette « docilité » dans l’organisation, toute militaire, des Vereins ou « sociétés » d’étudians allemands, comme aussi dans les méthodes pédagogiques des divers professeurs d’outre-Rhin. « L’enseignement distribué dans les collèges et universités fait la part très petite à la personnalité des élèves. C’est un enseignement où le maître se charge seul de tout donner : l’élève reçoit les sujets dont il doit s’occuper, les procédés qu’il doit y employer, et l’indication impérieuse des moindres détails du chemin qu’il doit suivre. » Puis venait, dans le susdit article de 1891, un tableau des conséquences fâcheuses résultant, au point de vue intellectuel, d’un tel manque foncier d’ « autonomie » intérieure. Et l’auteur de l’article continuait ainsi :


Au point de vue moral, d’autre part, il semble que le défaut de volonté et l’esprit de soumission aient été longtemps précieux pour l’Allemagne. L’inertie de la nature allemande l’a rendue tenace, et, sous l’influence des faits extérieurs, l’a portée à maintenir, durant des siècles, ses anciennes habitudes morales. Très longtemps les Allemands ont subi, suivant l’expression de Mme de Staël, « l’honorable nécessité de la justice. » Mais, malheureusement, ce bel état de choses était l’effet d’une habitude, et non d’un libre consentement réfléchi. Les Allemands restaient loyaux, sincères, faciles à contenter ; mais ils ne l’étaient que sous le poids des circonstances qui les avaient entretenus dans la pratique de ces qualités. Le ressort moral intérieur, cette conscience autonome qui permet l’idée du mal et en empêche la réalisation, c’est un élément qui ne se trouve point, par nature, au fond de l’âme allemande... Et voici que, depuis vingt ans, un bouleversement radical s’est accompli dans les âmes d’outre-Rhin, détruisant à jamais ces habitudes morales que les siècles, jusque là, n’avaient pu altérer !...

Rien de saisissant comme la rapidité de cette démoralisation, se propageant à tous les degrés de la société allemande, et y procédant de la même façon « épidémique » que la conversion au socialisme des ouvriers d’une usine. Les choses inertes ne se meuvent pas d’elles-mêmes, mais, une fois en mouvement, elles ne s’arrêtent plus. Chaque jour, un pan de l’ancienne probité allemande se détache et tombe, pour être aussitôt remplacé par des sentimens, des idées, des manières d’agir tout contraires. Le même manque d’initiative, qui avait si longtemps sauvegardé les traditions morales de jadis, contribue aujourd’hui à l’effrayante vitesse de leur déchéance !


L’existence, au fond de toute âme allemande, de ce fort élément naturel de « docilité » m’avait été d’ailleurs, je m’en souviens, révélée pour la première fois bien avant même la date lointaine de cet article d’il y a vingt-cinq ans. C’était vers 1886, un certain après-midi de dimanche, au moment de la fermeture « dominicale » du musée de Berlin (d’où l’on avait coutume, ce jour-là, de chasser le public de très bonne heure). La sortie des salles de peinture de ce musée se fait, — ou, en tout cas, se faisait alors, — par un de ces escaliers doubles dont les deux branches pareilles, partant d’un même palier au premier étage, se rejoignent sur une même plate-forme du rez-de-chaussée. J’ajouterai que, en ce temps-là du moins, aucune règle écrite ni aucune tradition n’était venue établir la moindre différence dans la destination des deux séries de marches, — par exemple pour affecter l’une d’elles à la descente, tandis que l’autre aurait été plus expressément réservée à la montée. L’esprit de réglementation allemand n’était pas encore allé aussi loin, dans ce musée, qu’il devait aller plus tard dans presque toutes les nouvelles galeries publiques d’outre-Rhin, et notamment dans cet incroyable Musée National de Munich où les visiteurs sont contraints de procéder à leur exploration suivant un ordre immuable, à tel point que, pour revoir une salle dont ils viennent de sortir, force leur est absolument de traverser, une fois de plus, le musée tout entier, — les gardiens de chacune des cinquante ou soixante salles ayant défense formelle de laisser jamais rentrer personne par celle des deux portes de la salle qui ne peut et ne doit servir qu’à la sortie ! A Berlin, vers 1886, aucune vexation de ce genre n’avait encore été inventée. Et cependant voici que, le dimanche en question, sur le coup de trois heures, m’étant hâté de descendre au rez-de-chaussée afin de pouvoir reprendre plus à loisir ma canne, — obligatoirement déposée au vestiaire, — j’ai eu la stupeur de constater qu’une foule immense s’écrasait sur l’une des moitiés du double escalier, laissant l’autre moitié complètement vide ! Le hasard avait voulu que le premier des visiteurs sortans, — moi-même, peut-être, — choisît les marches de droite, au lieu de celles de gauche ; et aussitôt tout le reste de ces Allemands s’étaient crus tenus de l’imiter, sans s’aviser de la possibilité, pour eux, de parvenir plus commodément au même endroit en se répartissant sur les deux côtés ! Si bien qu’il me suffit désormais de rencontrer l’une quelconque des manifestations innombrables de la « docilité » allemande pour qu’involontairement s’évoque devant mes yeux l’image de cette moitié d’escalier déserte du musée de Berlin, avec des centaines de badauds risquant de s’étouffer sur les marches d’en face.


Et toujours, depuis lors, l’expérience et la réflexion ont concouru à me faire apparaître plus énorme la part qu’il sied d’attribuer à cette « docilité » naturelle aussi bien dans l’ « abêtissement » que dans la « démoralisation » de la race allemande. Depuis le début de la guerre présente, en particulier, il n’y a pas eu une seule des « atrocités, » ni non plus une seule des grotesques et stupides erreurs, commises, quasiment tous les jours, par les sujets militaires ou civils de l’empereur Guillaume, où je n’aie eu nettement l’impression de retrouver, avant tout, l’effet d’un « manque total d’initiative et d’autonomie personnelles. » Combien de fois j’ai eu l’occasion de signaler, ici même, de semblables effets, — soit qu’il s’agît de la littérature ou de l’art des Allemands, de leur science, ou bien encore de la manière, parfaitement « épidémique, » dont une simple allusion du Kaiser au danger des « espions russes » les a tous transformés en une horde monstrueuse d’animaux féroces, s’acharnant à torturer des milliers inoffensifs de malades, de femmes, et d’enfans ! Et c’est dire que je me trouvais d’avance le mieux préparé du monde à partager l’opinion d’un éminent poète et philosophe anglais, M. Edmond Holmes, telle qu’il vient de nous l’exposer dans un très subtil et savant petit livre dont le titre équivaudrait, en français, à quelque chose comme : La Rançon de la Docilité allemande.


Le mot « docilité, » — nous apprend M. Holmes dans la préface de son livre, — n’est peut-être pas assez fort pour l’objet qu’il devra désigner ici. Mais, d’autre part, le mot « servilité, » qui était le seul autre terme dont je pusse me servir, se trouvait être sinon certes trop fort, du moins revêtu d’un sens trop étroit. Aussi demanderai-je simplement à mon lecteur de se rappeler que, par « docilité, « j’entends une disposition foncière à obéir n’ayant d’autres motifs qu’un amour naturel de l’obéissance ; ou bien encore j’entends par « docilité » un besoin profond d’être commandé et de recevoir des ordres, une répugnance innée à se charger de toute responsabilité et à exercer toute initiative. Ainsi comprise, la « docilité, » quand elle se trouve être le trait caractéristique d’une race, peut devenir une force destructive infiniment puissante. Car une majorité « docile » implique l’existence d’une minorité dominatrice ; sans compter que la majorité trop « docile » peut elle-même pousser la docilité au point de se faire, à son tour, tyrannique et dominatrice, par imitation de ses maîtres, qu’elle prend naturellement pour modèles. Et ainsi c’est chose possible, pour un peuple, d’être comme de l’argile entre les mains de chefs ambitieux et dénués de scrupules, et puis de se montrer, en même temps, agressif et plein d’arrogance et de vanité dans sa conduite à l’égard du reste du monde.


Le sens général du mot nous étant ainsi défini, M. Holmes n’a point de peine à prouver qu’une telle « docilité » est bien, aujourd’hui, l’un des « traits caractéristiques » de la race allemande :


Sans aucun doute possible, les Allemands sont le peuple le plus obéissant qui existe à la surface du globe. Dire d’eux qu’ils obéissent exactement et sans hésiter aux ordres qu’ils reçoivent, cela est encore au-dessous de la réalité. En fait, ils ne se contentent pas d’obéir aux ordres, ils les attendent, les désirent, se sentent perdus quand ils en sont privés. Leurs âmes contiennent à demeure les deux vieilles questions du droit romain : « Cela est-il commandé ? » et : « Cela est-il permis ? » A chaque tournant de leur vie, ils rencontrent la formule d’avertissement : Verboten, et ils sont ravis de la rencontrer. Mais leur esprit naturel d’obéissance ne s’en tient pas là. Non seulement ils font ce qu’on leur commande de faire, et s’abstiennent de faire ce qu’on leur défend : ils pensent, en outre, ce qu’on leur ordonne de penser, croient ce qu’on leur ordonne de croire, disent ce qu’on leur ordonne de dire. Et cela même n’est pas encore tout. Si profonde est leur docilité native qu’ils vont jusqu’à sentir ce qu’on leur enjoint de sentir ! On leur enjoint d’avoir des sentimens patriotiques, et les voilà qui chantent avec enthousiasme Deutschland über alles. On leur dit de désirer la guerre ; et aussitôt les voilà tous qui brûlent d’une ardeur martiale ! On leur commande d’étouffer en soi leur humilité native, pour se regarder comme une race d’essence supérieure ; et, tout de suite, les voilà qui se vantent d’être autant de Surhommes ! On leur fait signe d’avoir à haïr la France, la Russie, le Japon ; et, sur-le-champ, ils se mettent à haïr chacune de ces nations avec tout leur cœur. Enfin on leur suggère que c’est l’Angleterre qui est leur seul ennemi véritable ; et leur indignation unanime contre l’Angleterre s’épanche infatigablement, d’une année à l’autre, en un flot d’hymnes enflammés de fureur !


Avouerai-je à M. Holmes qu’il m’est impossible de le suivre, après cela, dans son ingénieuse explication des origines et des causes historiques de la « docilité » allemande ? Son explication prend pour point de départ les passages fameux où Tacite et maints autres historiens nous ont représenté les Germains comme possédant au plus haut degré « l’amour passionné de la liberté. » C’est donc, nous dit M. Holmes, que l’amour présent de la race allemande pour l’obéissance ne lui est point, proprement, naturel, et s’est substitué peu à peu chez elle, durant le cours des siècles, à un besoin d’indépendance exactement contraire. La substitution se serait accomplie, surtout, sous la longue influence du régime féodal. Et que si, plus tard, comme la France ou la Grande-Bretagne, l’Allemagne était devenue pour toujours une « nation unie, » l’unité lui aurait rendu son ancien goût natif de liberté. « Mais la persistance de l’esprit féodal a maintenu durant des siècles la division de l’Allemagne en une multitude de petits États, et dont chacun a été gouverné, tout au long des générations, par un prince qui combinait dans sa personne les exigences dominatrices d’un seigneur féodal et d’un chef de tribu. »

Voilà donc pourquoi les Allemands sont, aujourd’hui, « le peuple le plus obéissant qui se puisse rencontrer à la surface du globe ! » Issus d’ancêtres qui dépassaient le reste des hommes en incapacité foncière d’obéir, ils ont laissé s’opérer en eux la révolution, « à coup sûr, la plus radicale qui jamais se soit produite dans l’âme d’une race, — voire dans celle d’un individu ; et cela, uniquement parce que leur nation est longtemps demeurée partagée en « une multitude de petits États ! » Comment ne pas soupçonner une telle hypothèse d’être à la fois trop « simpliste » et trop « théorique » pour répondre vraiment à la réalité ? Et d’ailleurs comment ne pas être frappé de l’extrême fragilité du point de départ historique de l’explication ? Cette prétendue « passion de liberté » que les historiens assignaient aux tribus de la Germanie, est-ce que maints observateurs plus récens ne se sont pas obstinés à vouloir la découvrir, de nos jours encore, dans toute âme allemande ? N’est-ce pas Goethe lui-même qui nous a dit que « le trait le plus caractéristique de sa race était le besoin naturel qu’éprouvait tout Allemand de marcher dans une voie différente de celle où marchait son voisin ? » Que l’on imagine un historien du XXVe siècle mettant la main sur ce passage de Goethe, et en déduisant que, jusqu’aux environs de 1830, les Allemands n’ont pas eu leurs pareils au monde pour « se distinguer l’un de l’autre aussi bien dans leurs sentimens que dans leurs façons d’agir ? » La vérité est que les Germains du temps de Tacite peuvent fort bien s’être signalés par leur « désobéissance » à la loi romaine, et n’avoir pourtant montré là qu’un effet de leur « docilité » à quelque « mot d’ordre » leur venant d’ailleurs, et qui leur aura défendu d’obéir. Mais, en tout cas, il n’est guère probable qu’un changement aussi complet que celui-là se soit effectué, dans le cœur d’un peuple, sous la seule action des hasards politiques. Ou bien la « docilité » actuelle des Allemands a été amenée chez eux par des causes autrement profondes et efficaces que celles dont nous parle M. Edmond Holmes, ou bien encore cette « docilité » a toujours constitué l’un des élémens de leur caractère, — ainsi que semblerait l’indiquer sa présence jusque dans les plus vieux contes populaires d’outre-Rhin, où c’est chose étonnante combien de « platitude » se mêle à des trésors inépuisables de brutalité et de fourberie, pour former un type idéal déjà tout semblable au « Boche » d’aujourd’hui !


Mais, au contraire, combien je regrette de ne pouvoir pas reproduire tout au long les pages où M. Holmes examine les principaux aspects « actuels » de la « docilité » allemande, et toujours en s’attachant à nous en faire mesurer la « rançon, » — c’est-à-dire le gros prix dont elle est payée, son contre-coup funeste sur les divers modes de la vie nationale ! Voici, par exemple, le rôle désastreux de la « docilité » dans la vie militaire de nos ennemis ! Non pas que ce rôle consiste dans l’extrême rigueur de la discipline, qui apparaît à l’auteur anglais une condition indispensable de la force et de la résistance d’une grande armée. Le seul tort de la « docilité » allemande est d’avoir fait prendre la discipline, qui n’était qu’un moyen, pour une « fin en soi, » de telle sorte qu’elle l’a rendue, tout ensemble, machinale et cruelle, absolument dépourvue de cet élément de « vie » familière qui permet à un soldat français, anglais, ou russe, de subir volontiers ou même d’aimer les liens l’unissant à ses chefs. Non seulement l’excès de docilité propre à la nature allemande a eu pour Conséquence de creuser un abîme entre l’armée et la population civile : à l’intérieur même de l’armée, il a créé « deux sections entre lesquelles s’ouvre un fossé infranchissable, — la foule asservie des soldats et la caste arrogante, orgueilleuse, despotique, des officiers. »

M. Holmes nous rappelle, à ce propos, une lettre de lord Cromer au Times où nous découvrons un exemple curieux du sentiment de haine doublée de frayeur qu’inspire toujours et partout la discipline allemande. Pendant le séjour de lord Cromer en Egypte, l’Allemagne avait obtenu faculté d’enrôler deux ou trois centaines de Soudanais pour le service de ses colonies de l’Afrique Orientale. Quelques années plus tard, une compagnie anglaise, à son tour, sollicita la même faveur ; si bien que lord Cromer délégua l’un de ses collaborateurs pour aller, d’abord, s’enquérir des dispositions des tribus soudanaises. « A son retour, il me dit que, si l’on stipulait bien nettement que les troupes à former seraient commandées par des officiers non-allemands, il n’y aurait pas la moindre difficulté à obtenir des recrues, mais que pas un seul homme ne voudrait, à aucun prix, servir dans une armée commandée par des Allemands. Le motif allégué était que bon nombre des indigènes engagés naguère par les Allemands étaient revenus en Egypte, et y avaient fait part de leurs impressions. Ces hommes avaient été fort bien payés et fort bien nourris ; mais ils s’étaient plaints amèrement de la manière, — intolérable pour eux, — dont ils avaient été traités par les officiers et sous-officiers allemands. »


« Docilité » dans la vie intellectuelle, où une obéissante équipe de professeurs et de journalistes se charge de penser pour la nation entière. « Quand je désire une chose ou que je la vois à portée de ma main, disait autrefois le grand Frédéric, je commence invariablement par la prendre ; et toujours je suis bien sûr de trouver ensuite des professeurs pour démontrer que j’en avais le droit. » Mais sur nul autre point, peut-être, la « rançon » de cette « docilité » nationale n’a été plus pesante. Car n’est-ce pas, d’abord, de cette oppression séculaire de la pensée allemande qu’est résulté par degrés, chez les générations nouvelles, le singulier état d’ « anarchie » spirituelle qui leur a, pour ainsi dire, vidé l’âme et le cœur ? Écoutons là-dessus M. Edmond Holmes :


Après la guerre de 1870, l’Allemagne tout entière est tombée sous la domination du caporal prussien ; et, à mesure que s’est fait sentir l’influence déprimante de cette domination, l’ancienne activité de l’Allemagne sur les terrains de la littérature, de la musique, de la philosophie, et de l’art a commencé à s’éteindre. Prises dans l’ensemble, les quarante-cinq années écoulées depuis 1870 ont été, pour l’Allemagne, tristement stériles, sauf sur les terrains du commerce et de l’industrie... Mais les effets pernicieux de la servitude mentale du nouvel Empire n’ont pas été seulement d’ordre négatif. Lorsque les énergies spontanées de la nature humaine se trouvent retenues par un excès de discipline ou une trop longue habitude de docilité, au point de ne pouvoir pas s’épancher par les voies légitimes et normales, il est à craindre qu’elles se cherchent d’autres issues, et qu’enfin, après un patient travail souterrain, elles éclatent au dehors avec une violence explosive. Les orgies d’immoralité où se complaît la population dépravée de Berlin, les progrès toujours plus alarmans de la criminalité allemande, et toutes ces atrocités inutiles et odieuses qui ont déshonoré depuis deux ans l’armée allemande, tout cela n’est, en vérité, que des conséquences d’une telle réaction. Mais plus graves encore, peut-être, sont ses conséquences d’ordre intellectuel. Un critique allemand des plus considérables, le docteur Friedrich Paulsen, écrivait récemment que l’énorme popularité des paradoxes nietzschéens avait, à ses yeux, une cause toute pareille à celle d’où étaient nés ces paradoxes eux-mêmes. De part et d’autre, M. Paulsen voyait là des effets d’une profonde anarchie intellectuelle qui, à son tour, ne lui paraissait être qu’une « réaction contre un asservissement trop prolongé de la pensée nationale. »


Oui certes, c’est bien à la « docilité » allemande qu’il convient de rattacher, comme un de ses effets les plus désastreux, cette profonde indifférence intellectuelle et morale qui se traduit sous mille formes diverses dans la pensée et dans la conduite des dernières générations allemandes. Et comment ne pas reconnaître, aussi, un résultat du même besoin naturel d’obéir dans la prodigieuse incapacité psychologique de l’esprit allemand dont j’ai parlé ici à maintes reprises ? Faute d’avoir jamais osé opérer librement, avec ses propres forces et pour son propre compte, cet esprit est devenu irrémédiablement hors d’état de pénétrer dans l’âme d’autrui. Et de là tant d’erreurs, réduisant à rien tout le fruit de longues années de patience et de ruse ! « Hélas ! s’écriait naguère un journal berlinois, combien de nos calculs nous ont pitoyablement déçus ! Nous avions admis, en toute certitude, que l’Inde anglaise se soulèverait dès le premier coup de feu tiré en Europe ; et, en réalité, des milliers d’Indiens sont venus combattre contre nous avec les Anglais. Nous avions escompté que tout l’Empire britannique s’écroulerait ; et voici que les colonies anglaises semblent plus étroitement reliées que jamais à la mère patrie ! Nous avions prévu une révolte triomphante dans le Sud de l’Afrique ; et l’essai de révolte a simplement abouti à un honteux échec. L’Irlande, sur laquelle nous comptions pour nous seconder, c’est elle qui a envoyé contre nous les meilleurs soldats de l’armée britannique. Nous tenions pour assuré que l’Angleterre, dégénérée, n’aurait ni le courage ni les moyens de se dresser contre nous ; et nous voici amenés à découvrir en elle notre principal ennemi ! Pareillement, avec toute l’abondance de nos informations, nous nous sommes trompés de fond en comble au sujet de la France et de la Russie. Nous avions pensé que la France était pervertie et divisée, tandis que nous rencontrons en elle un adversaire formidable ! Nous avions cru que le peuple russe était trop irrité contre son gouvernement pour consentir à lutter sous ses ordres ; et nous avions fondé tous nos plans sur l’espérance d’un effondrement très rapide de la Russie : mais voilà que, au lieu de ce que nous attendions, elle a mobilisé ses millions d’hommes à la fois vite et bien, et voilà que tout son peuple se montre débordant d’enthousiasme, et procède au combat avec une puissance écrasante ! » ‘


Le livre de M. Edmond Holmes nous rapporte encore d’autres aveux allemands, qui ne méritent pas moins d’être retenus. Voici, par exemple, ce qu’écrivait dans son journal intime un réserviste prussien qui, dans la vie civile, avait pour métier d’enseigner le latin aux enfans d’un collège :


Le soldat allemand est totalement dépourvu de toute personnalité. Il n’est rien qu’une machine, et c’est d’ailleurs ce que l’on exige qu’il soit : dès qu’on l’abandonne à soi-même, il devient inerte et stupide comme une borne. Il n’a qu’une idée, qui consiste à vouloir manger et dormir. Avec cela, une brutalité bestiale qui ne peut être contenue que par la discipline la plus implacable.

Mais, pour satisfaisante que nous soit cette « confession » du réserviste prussien, je crois bien que je lui préfère encore, comme document « révélateur, » un extrait du plus grand journal de Munich, les Neueste Nachrichten, où l’auteur ne se lasse pas de vanter fièrement à ses compatriotes l’ « admirable ingéniosité » d’un certain fusilier bavarois :


Ce fusilier, qui avait entassé des cadavres de soldats français pour s’en faire un abri, a constaté, tout d’un coup, que le mur ainsi dressé se trouvait être trop haut pour qu’il pût tirer par-dessus. Aussitôt le voilà qui appelle un prisonnier français, et qui l’oblige à se coucher devant lui, pour lui servir de « marchepied vivant. » Le Français proteste, en alléguant la grave blessure dont il est atteint. — Hé ! que m’importe ta blessure ? répond notre avisé compatriote. C’est nous qui sommes tes maîtres, à présent, et je te préviens que, si tu ne te hâtes pas de t’étendre devant moi pour que je monte sur toi, je t’écraserai les boyaux, par-dessus le marché ! »


Je le demande en vérité : aujourd’hui encore, et pour blasés que nous devrions être sur des « révélations » comme celle-là, ne sommes-nous pas forcés d’éprouver une impression de profonde stupeur à constater que c’est une race soi-disant « cultivée » qui se plaît au spectacle d’un tel trait de barbarie imbécile et féroce ? Et que l’on ne se figure pas que l’admiration de ce genre de traits soit simplement le fait d’une partie, plus ou moins nombreuse, du public allemand ! Il n’y a pas en Allemagne un seul journal qui n’ait offert à ses lecteurs l’équivalent de cette histoire de l’ « ingénieux » fusilier bavarois. A tous les degrés et dans toutes les classes de la société d’outre-Rhin, les forfaits les plus monstrueux de la nouvelle stratégie allemande ont été accueillis d’une approbation unanime, comme si une terrible « épidémie » de bestialité s’était abattue, soudain, sur l’ancienne patrie de Mozart, d’Overbeck, et de Novalis ! Et que l’on ne vienne pas, non plus, invoquer en faveur des Allemands d’aujourd’hui le souvenir de telles précieuses qualités de droiture ou d’obligeance amicale, rencontrées dans leur pays au cours des années précédentes ! Plus puissante infiniment que ces vertus individuelles, l’invincible « docilité » allemande a vite fait de les balayer, dès le premier signal, pour. leur substituer l’état d’âme que l’on sait. J’ai gardé dans l’oreille, pour ma part, l’écho du singulier accent de tristesse avec lequel un jeune hôtelier de Nuremberg, pendant l’été de 1913, me parlait de la possibilité d’une guerre prochaine entre l’Allemagne et la France. « Hélas ! — me semblait-il lire dans la voix de l’hôtelier, — avec tous les motifs que j’ai d’aimer et d’admirer les Français, combien il m’en coûtera d’avoir, dorénavant, à les détester ! » Car la « docilité » patriotique de l’Allemand va plus loin encore que celle des trois Horaces, qui ne pensent plus qu’à tuer leurs parens et amis de la veille : non content de vouloir tuer l’ennemi qui lui est désigné, l’Allemand est tout prêt à oublier jusqu’au dernier vestige de la bonne opinion qu’il se faisait de lui, à reconnaître humblement qu’il se trompait en lui accordant son estime, ou bien peut-être, — se sentant soi-même tout changé, — à le croire devenu, de son côté, un autre homme que celui qu’il a connu jusqu’alors.

Entre maints exemples que nous présente M. Edmond Holmes de cette manière dont l’excès de « docilité « a brusquement détruit dans l’âme allemande tout élément de pitié ou de justice « humaines, » je ne résiste pas au désir de citer encore des fragmens d’une lettre écrite par un délégué de la Croix-Rouge anglaise qui a eu l’occasion d’assister, sur un point de la frontière russo-suédoise, à l’échange de plusieurs centaines de prisonniers russes contre un nombre pareil de prisonniers allemands :


Il me serait difficile de trouver des mots pour décrire l’horreur de la scène dont j’ai été témoin à Tornea. Tout le possible avait été fait pour entourer d’une atmosphère de fête le retour au pays des malheureux Russes. La jetée où débarquaient les bateaux était bordée de troupes russes. Un comité d’honneur se tenait au premier plan, chargé d’accueillir les prisonniers. Des bannières flottaient au vent. Une musique militaire jouait l’hymne national russe. Une foule énorme s’était rassemblée pour saluer joyeusement l’arrivée de ses compatriotes. Et puis ceux-ci sont arrivés ; et jamais je n’oublierai ce lamentable spectacle !

Ces hommes qui sortaient péniblement des bateaux, c’est à peine s’ils conservaient encore l’aspect d’êtres humains. Ils venaient tout courbés, épuisés, abrutis. Pas un seul d’entre eux qui ne fût en haillons. Quelques-uns n’avaient pas de chemise ; beaucoup n’avaient pas de chaussettes ; et je ne crois pas qu’il se soit trouvé un seul d’entre eux dont les pieds fussent chaussés de souliers présentables. Les boiteux se soutenaient sur des béquilles qu’ils avaient dû se fabriquer avec des fragmens de couvercles de caisse. Les plus valides aidaient leurs compagnons à marcher : mais ceux-là mêmes étaient émaciés au dernier degré. Un bon nombre avaient perdu toute mémoire, et ne pouvaient plus prononcer leur nom.

Et ils s’avançaient lentement, faiblement, les yeux fixés à terre, sans un sourire, sans une main agitée ou une voix élevée en réponse aux clameurs affectueuses qui les accueillaient ; et lorsque la foule des spectateurs eut vu leur état, les clameurs se sont éteintes d’elles-mêmes, si bien que la lugubre procession a défilé dans un silence de mort. Je le déclare sans hésitation, et en pleine connaissance de cause : seul, un traitement d’une barbarie incroyable avait pu réduire ces hommes à la condition où ils m’apparaissaient. J’ai d’ailleurs appris, le lendemain, que près d’un tiers des rapatriés rapportaient de prison une tuberculose désormais incurable.

Les autorités suédoises avaient invité mes deux compagnons et moi-même à voir, également, l’autre côté du tableau, de sorte que nous pûmes causer à notre aise avec les prisonniers allemands, à la descente du train qui les amenait. Nul moyen de décrire le contraste de leur état avec celui des Russes. Il n’y avait pas un seul de ces prisonniers allemands qui n’eût son uniforme complet, et d’excellens souliers. Tous les boiteux, sans exception, étaient pourvus de commodes béquilles. Et quelle apparence de bien-être physique, et quelle belle humeur chez tous ces Allemands ! Et je songeais, tout en les regardant, que, si même l’Allemagne ne nous avait pas donné d’autre témoignage de la manière dont elle pratiquait la guerre, ce spectacle des prisonniers russes de Tornea aurait suffi à prouver que sa conduite, dans la guerre présente, était celle d’une race de bêtes sauvages, absolument dépourvue de la plus petite lueur de civilisation !


Une race entière ramenée à l’état sauvage, faute de posséder en soi ce « ressort moral intérieur qui permet l’idée du mal et en empêche la réalisation ! » Il faut voir, dans le livre de M. Holmes, la peinture des plus récens progrès d’une « contagion » fatale de vice et de crime dont les débuts n’étaient déjà que trop faciles à observer il y a vingt-cinq ans. Dans un seul quartier de Berlin, le nombre des jeunes gens des deux sexes condamnés pour meurtre ou pour brigandage, nombre qui était de 58 en 1913, s’est élevé à 183 en 1914, et à 254 durant les dix premiers mois de 1915. « Ce sont là des chiffres vraiment effrayans, — reconnaît l’officieuse Gazette de Cologne, — et qui jettent une tache profonde sur notre culture allemande. » Semblablement, une circulaire ministérielle prussienne signale aux autorités provinciales l’accroissement continu du nombre des suicides parmi les jeunes gens. « Les cas de jeunes garçons d’environ seize ans s’étant donné la mort ont plus que doublé depuis le commencement de la guerre. » Telle est, dès aujourd’hui, la lourde « rançon de la docilité allemande ! »


T. DE WYZEWA.

  1. La Vie et les Mœurs dans l’Allemagne d’aujourd’hui, dans la Revue du 15 mars 1891.