Revues étrangères - Un journaliste italien, Joseph Acerbi

Revues étrangères - Un journaliste italien, Joseph Acerbi
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 698-708).

LES REVUES ÉTRANGÈRES

UN JOURNALISTE ITALIEN : JOSEPH ACERBI

J’ai eu déjà l’occasion de dire quelques mots de l’écrivain italien Joseph Acerbi, dont M. Luzio vient de raconter l’aventureuse existence dans une série d’articles de la Nuova Antologia. C’était précisément, — peut-être voudra-t-on se le rappeler, — à propos de la publication faite par le même M. Luzio, dans une revue allemande, de certains fragmens jusque-là inédits du Journal d’Acerbi, où celui-ci avait noté le détail de ses entretiens avec Klopstock, le poète de la Messiade[1]. « Joseph Acerbi, écrivais-je alors, était un de ces hommes universels qui s’entendent un peu à tout sans avoir, en fin de compte, de talent pour rien. Tour à tour poète, historien, philosophe, explorateur, peintre, philologue, diplomate, cité par Mme de Staël comme « le plus digne représentant, avec Monti, de l’Italie spirituelle tout entière », il serait aujourd’hui complètement oublié de ses compatriotes eux-mêmes s’il n’avait attaché son nom à une revue mensuelle, la Biblioteca Italiana, qui, pendant dix ans, de 1816 à 1826, sous sa direction, a puissamment contribué à faire connaître en Italie les travaux des écrivains étrangers. » Et de fait ni les poèmes d’Acerbi, ni ses récits de voyages, ni ses mémoires archéologiques n’égalent en importance l’œuvre qu’il a accomplie en fondant et en dirigeant cette fameuse revue. Mais force m’est aujourd’hui de reconnaître, après cela, que je m’étais trompé sur son compte en affirmant qu’il n’avait eu « de talent pour rien » : car il en a eu au contraire, et beaucoup, et du plus véritable, pour fonder et diriger une revue ; et l’histoire de ses relations avec la Biblioteca Italiana, telle que vient de la reconstituer M. Luzio à l’aide de documens inédits, suffirait à elle seule pour me faire regretter de l’avoir si sommairement, et si sévèrement jugé.

Je l’avais jugé ainsi, en vérité, sur la foi de quelques-uns des plus autorisés parmi ses compatriotes, et notamment de Cesare Cantù, qui, dans son étude sur Monti et son temps, parlait de lui dans les termes les plus méprisans. Rappelant les reproches que lui avaient faits Monti et Giordani d’être un renégat, un traître, un espion de l’Autriche, il l’accusait par surcroît de s’être toujours conduit comme un vil charlatan ; et il en donnait comme preuve la relation publiée par Acerbi, en 1802, d’un voyage au cap Nord, voyage qui, à l’en croire, n’aurait jamais eu lieu qu’en imagination.

Or, nous savons désormais, de la façon la plus positive, que ce voyage a eu lieu le plus réellement du monde : car le Journal d’Acerbi, légué par lui à la bibliothèque de Mantoue, en rapporte, au fur et à mesure, les moindres péripéties. Et l’on peut juger par cet exemple de ce que valent, dans l’ensemble, les accusations de Cantù. Elles ne sont au total que l’écho de la haine féroce vouée naguère à Joseph Acerbi par deux de ses anciens amis, le poète Monti et l’ex-abbé Giordani, qui tous deux d’ailleurs lui en voulaient non pas d’avoir trahi sa patrie, — eux-mêmes l’ayant, à ce compte, trahie avec lui, — mais de les avoir, un beau jour, congédiés l’un et l’autre de la Biblioteca Italiana.

Il n’en demeure pas moins certain, cependant, qu’Acerbi a été un agent de l’Autriche. C’est sur l’invitation du général Bellegarde, et aux frais du gouvernement impérial, qu’il s’est chargé, en 1815, de créer à Milan une grande revue, toute littéraire en apparence, mais qui devait servir surtout, suivant les paroles mêmes de Bellegarde, « à rectifier les erreurs répandues, sous toutes les formes, par le régime précédent» ; et l’on devine bien que la principale de ces erreurs était encore celle qui consistait à croire que l’Italie pût se passer jamais de la domination autrichienne. Acerbi, d’ailleurs, s’est toujours considéré comme un fonctionnaire. Il dirigeait la Biblioteca Italiana comme il eût dirigé un consulat, ou une préfecture, soucieux avant tout de bien servir les maîtres qui l’employaient. Ces maîtres étaient des étrangers, et faisaient peser sur l’Italie un joug des plus lourds ; mais il ne paraît pas qu’Acerbi se soit rendu compte de ce qu’il y avait dans sa conduite de blâmable, ni même d’anormal. Fils et petit-fils de fonctionnaires, il restait fidèle aux traditions de sa famille, et c’est avec une bonne foi parfaite qu’il s’engageait à « rectifier » des opinions où il voyait, lui aussi, des « erreurs » dangereuses pour le repos public.

Mais les documens cités par M. Luzio nous prouvent en outre que cette conception de ses devoirs politiques ne l’empêchait pas d’être, à sa manière, un ardent patriote, et profondément dévoué à la gloire de l’Italie. Il s’était simplement interdit, en bon fonctionnaire, d’étendre ses vœux jusqu’à la politique ; mais en matière de littérature, de science, d’art, aussitôt que la politique n’était plus en jeu, il poussait à un très haut degré le sentiment patriotique. D’année en année, à mesure qu’il devenait plus libre de ses mouvemens, il faisait la part plus large, dans sa revue, à toutes les manifestations du génie italien. De toutes les provinces de la péninsule, et de Sicile, de Sardaigne, il se faisait adresser des correspondances régulières, signalant jusqu’aux moindres nouveautés littéraires ou scientifiques : de telle sorte que peu de patriotes, en fin de compte, ont aussi activement contribué que ce renégat à ranimer en Italie la vie intellectuelle. Mais surtout il a contribué à lui donner de l’unité, en rapprochant les uns des autres pour les faire concourir à une action commune des hommes qui, jusque-là, s’étaient à peine considérés comme des compatriotes. Il a été l’un des précurseurs de la « Renaissance latine » ; et à ce seul titre il mériterait déjà d’être sauvé de l’oubli.

Encore son action, et celle de la Biblioteca Italiana, n’ont-elles pas été purement littéraires. En le chargeant de créer une revue qui devait stimuler la curiosité du public italien pour les choses de l’esprit, le gouvernement autrichien avait espéré, par là, détourner l’attention de la politique ; on voulait, suivant l’expression de Cantù, « réconcilier les vaincus avec leurs vainqueurs » et « dorer la chaîne qu’on leur faisait porter. » Et c’était, nous l’avons dit, le sentiment d’Acerbi lui-même : c’était celui de Monti, de Giordani, du géologue Breislak, qui tous s’étaient engagés à aider de toutes leurs forces au succès de la revue que fondait le gouvernement. Mais bien loin d’assoupir dans l’âme italienne le vieux désir d’indépendance, cet éveil de la curiosité intellectuelle n’a fait au contraire que le fortifier. En prenant une plus claire conscience d’elle-même, en s’accoutumant à mieux connaître son passé, en découvrant son unité profonde sous la diversité des régions et des gouvernemens, l’Italie s’est, en fait, armée pour la lutte contre la domination étrangère. Et personne ne devra s’étonner que M. Luzio ait réservé à la Rivista istorica del Risorgimento quelques-uns des principaux documens qu’il a trouvés touchant la fondation et le développement de la Biblioteca Italiana : car plus encore que la revue rivale, il Conciliatore, cette revue, d’origine tout officieuse, a contribué à préparer et à hâter l’heure de la « résurrection » italienne.

Et c’est précisément le grand intérêt historique des recherches de M. Luzio, de nous faire voir quelle énorme part personnelle revient à Acerbi dans l’organisation et dans le succès de cette célèbre revue. C’est lui qui l’a vraiment créée, lancée, constamment soutenue. Riche, désintéressé, sans autre ambition que de remplir son devoir, il a vraiment fait à cette entreprise le sacrifice complet de dix ans de sa vie. On n’imagine pas les difficultés de toute espèce qu’il a rencontrées sur sa route : le récit qu’en fait M. Luzio a tout l’imprévu et toute la variété d’un roman d’aventures. Et en outre de tant de soins matériels il a encore donné à sa Biblioteca toute sa pensée : non content de la diriger avec une sollicitude et un talent remarquables, il y a publié lui-même de nombreux articles, qui, absolument dénués de toute prétention littéraire, n’en restent pas moins des modèles d’information agréable et sûre, et dont l’influence, dans leur temps, a été très vive. Sans doute il était né directeur de revue, comme d’autres naissent acteurs, financiers, ou soldats. Mais c’était en tout cas une figure curieuse, et qui valait d’être remise en lumière : sans compter qu’autour d’elle M. Luzio en a exhumé vingt autres également oubliées, et que sa biographie d’Acerbi se trouve être, de cette façon, un tableau en raccourci du mouvement littéraire en Italie aux premières années de notre siècle. Nous permettra-t-on d’en indiquer, au moins, quelques-uns des traits les plus caractéristiques ?


Joseph Acerbi avait plus de quarante ans lorsque, en 1815, le général Bellegarde lui confia la direction littéraire de la Biblioteca Italiana Né en 1773 à Castel-Goffredo, près de Mantoue, d’une vieille famille de fonctionnaires, il avait passé sa jeunesse à errer à travers le monde, tantôt visitant les pays scandinaves, tantôt étudiant la philosophie en Allemagne, ou l’archéologie en Angleterre. Le récit de son voyage au cap Nord, d’abord publié en anglais, avait été traduit tout de suite dans toutes les langues de l’Europe et paraît même avoir vivement piqué la curiosité de Napoléon. « Bonaparte voulut me voir, écrivait plus tard Acerbi. Marescalchi, ministre de la République Cisalpine séant à Paris, reçut de lui l’ordre de m’employer. Il fallut céder aux circonstances, d’autant plus que j’étais marqué comme un de ceux qui avaient quitté l’Italie en 1796. Au lieu d’aller en Portugal, en Espagne, et de terminer mon voyage d’Europe par l’Italie, je restai à Paris, attaché au ministère des Relations Extérieures. » Mais cette première période de sa carrière administrative ne devait être que de courte durée. Certains passages de son livre ayant déplu au gouvernement suédois, le malheureux jeune homme se vit un beau jour appréhendé au corps et conduit en prison. Ses papiers furent saisis, on fouilla jusque dans ses vêtemens ; et il dut, en échange de la liberté, s’engager à supprimer de son livre les passages qui avaient déplu. « Bien résolu à ne plus servir en aucune manière ni les Français ni les Italiens, devenus les très humbles serviteurs du gouvernement français », il s’en retourna à Castel-Goffredo, où il eut à subir, peu de temps après, un nouvel ennui non moins imprévu. Pendant qu’il s’y occupait tranquillement de cultiver ses domaines, le bruit vint à lui qu’un certain Vialart de Saint-Morrys avait imaginé de se faire passer pour le véritable auteur de son Voyage au cap Nord. « Joseph Acerbi », suivant cet ingénieux personnage, n’aurait été qu’un pseudonyme, « un nom de guerre, sous lequel il lui avait plu un instant de cacher le sien. » Et la plaisanterie avait si parfaitement réussi que des géographes considérables, en particulier Malte-Brun, s’étaient mis en relation avec Saint-Morrys, et avaient cité, comme étant de lui, de nombreux passages du livre d’Acerbi. Celui-ci, absent de Paris, eut naturellement fort à faire pour obtenir justice : il travaillait encore à confondre son plagiaire lorsque les événemens de 1814 lui firent oublier ses soucis d’auteur, en lui rendant l’espoir d’une prochaine rentrée dans la vie publique. « Le congrès de Vienne de 1814, écrit-il, me donna le désir de visiter pour la seconde fois cette ville, pour voir le spectacle d’une réunion si rare. J’y vis en effet un spectacle unique, un peuple de rois, de princes, de têtes couronnées. J’eus l’honneur d’être présenté à l’Empereur, à quelques princes de sa maison, et à plusieurs ministres. » Quelques mois après, les Autrichiens reprenaient possession de Milan : et c’est alors que le général Bellegarde, dans une lettre écrite en italien, mais pleine d’incorrections grammaticales et de fautes d’orthographe, invita Acerbi à prendre la direction d’une grande revue « destinée au relèvement de la littérature italienne. »

On lui adjoignait un comité de rédaction formé de Monti, de Breislak et de Mengotti ; mais surtout on lui imposait un co-directeur, le baron Sardagna, d’Insprück, qui devait s’occuper de l’administration, et représenter directement, dans l’affaire, le gouvernement impérial. « L’objet de notre gouvernement, écrivait Sardagna à Acerbi, est de former un organe de grande renommée, qui n’ait point d’égal en Italie, et attire par conséquent le concours et la curiosité de tous les Italiens : et cela non seulement pour fournir aux Italiens une lecture intéressante, mais aussi afin que notre gouvernement puisse y introduire avec adresse, et répandre ainsi, dans le peuple les maximes et les principes qu’il jugera utiles à sa politique. » Il s’agissait donc bien, comme l’a plus tard affirmé Monti, d’une entreprise essentiellement politique, sous ses dehors de pure littérature, et d’une entreprise où des écrivains italiens auraient certes mieux fait de ne pas s’associer. Mais le plus curieux est que ni Acerbi, ni aucun de ses collaborateurs, ne s’y est d’abord associé avec autant d’entrain que le patriote Monti. Ses lettres à Acerbi débordent d’enthousiasme pour la revue projetée. Il signale des sujets d’articles, désigne des collaborateurs possibles, voire même des abonnés. C’est lui qui fait nommer au comité de rédaction, en remplacement de Mengotti, l’ex-frère Giordani, qui deviendra bientôt son second dans sa lutte contre Acerbi, et que, pour le moment, il recommande à celui-ci, tout en reconnaissant « qu’il a un triste caractère. » Et non seulement Monti et Giordani, mais tous les écrivains italiens, ou à peu près, répondent avec empressement à l’appel d’Acerbi. Seul Manzoni refuse de collaborer à la nouvelle revue, « s’étant fait une loi de ne jamais entrer dans aucune association littéraire. » Tous les autres acceptent, demandent à écrire dans la première livraison, et proposent des sujets d’articles en nombre infini. Silvio Pellico, par exemple, écrit à Acerbi qu’il « sent tout le prix de l’honneur qui lui est fait, et qu’il sera trop heureux de pouvoir contribuer à répandre en Italie le culte des lumières. » Et en effet il donne à la Biblioteca Italiana, en mars 1817, un article sur une Nouvelle Méthode de préparer la soie.

Cet empressement unanime des auteurs italiens paraîtra moins étonnant quand nous aurons ajouté que la Biblioteca Italiana s’engageait à payer tous ses collaborateurs. C’était là, comme l’écrivait Acerbi dans une lettre à son ami Carpani, « une révolution dans le journalisme de la péninsule. » Loin de payer les écrivains, journaux et revues avaient eu l’habitude, jusque-là, de s’en faire payer pour insérer leurs articles. Et voici qu’on leur offrait, de la façon la plus formelle et la plus régulière, avec garantie du gouvernement, un prix fixe de quarante francs par feuille d’imprimé !

L’idée première de cette « révolution » ne venait pas en vérité d’Acerbi, mais du baron Sardagna, qui semble d’ailleurs avoir été, lui aussi, un homme intelligent et plein d’idées ingénieuses. Il aurait voulu, également, que la Biblioteca Italiana s’abstint de publier des « mémoires originaux » ; et ce vœu peut paraître étrange au premier abord ; mais M. Luzio, qui ne le signale que pour s’en moquer, est lui-même forcé d’avouer, quelques pages plus loin, que l’excès de « mémoires originaux » a été le principal obstacle au succès de la revue auprès du grand public. Tandis que Silvio Pellico décrivait une nouvelle façon de préparer la soie, un certain Plana, de Turin, remplissait des feuilles entières d’équations et de logarithmes, Bartolomeo Borghesi présentait aux lecteurs une « médaille inédite de la Gens Arria », et F. Re, — pour nous en tenir à ces quelques exemples, — rendait compte des « meilleures méthodes pour la culture des choux-fleurs. »


C’était, sans doute, ce genre d’articles que le baron Sardagna aurait voulu éviter. Il aurait préféré, à en juger par ses lettres, que la revue nouvelle fit une part plus large aux traductions, car il admirait fort les génies étrangers, et le romantisme naissant le ravissait d’enthousiasme. Mais sur ce point encore, ce fut Acerbi qui l’emporta sur lui. D’année en année, les littératures étrangères eurent moins de place dans la Biblioteca Italiana, et la littérature nationale y en eut davantage, jusqu’au jour où, par la plume d’Acerbi, la revue se déclara ouvertement hostile aux innovations romantiques.

Cela n’empêche pas, d’ailleurs, qu’Acerbi lui-même n’ait traversé, au début, une courte période de fièvre romantique. Il avait rencontré à Milan, durant l’hiver de 1815, Mme de Staël et A.-W. de Schlegel ; et à tous deux, naturellement, il s’était empressé de demander des articles. Schlegel avait promis un essai sur la Mythologie, et Mme de Staël avait donné, pour le premier numéro, une note qui devait servir de préface à une traduction en vers italiens de fragmens de Milton. L’essai sur la Mythologie passa inaperçu : ce n’était qu’un compte rendu assez banal d’un médiocre mémoire archéologique ; mais la note de Mme de Staël souleva une véritable tempête, et prêta lieu à une polémique des plus intéressantes.

Sous prétexte d’exposer les diverses méthodes de traduction et leurs avantages, l’illustre auteur de Corinne avait déploré, en termes très nets, l’état de profonde décadence où était tombée la littérature italienne. L’esprit italien, suivant elle, s’était appauvri à force de vouloir vivre de son propre fonds, et de se refuser à tout contact avec le génie des autres pays. Et le seul moyen de le ranimer était précisément d’ouvrir les portes toutes grandes aux influences étrangères.

À peine cette note avait-elle paru, qu’un journal, le Spettatore, la signala à l’indignation des patriotes italiens : et ce fut aussitôt, dans toute la presse, un débordement de protestations. La Biblioteca Italiana elle-même se vit contrainte à réparer, auprès de ses lecteurs, le mauvais effet de la note de Mme de Staël. Dans la seconde livraison, Gherardini fut chargé de prendre la défense de la littérature nationale. Tout en reconnaissant que « le Parnasse italien résonnait du coassement d’innombrables grenouilles », il déclarait que les bons auteurs, cependant, s’y trouvaient encore en assez grand nombre. Il ajoutait que Mme de Staël avait eu raison de blâmer l’abus de la mythologie dans les écrits italiens en vers et en prose : mais que, d’autre part, cette mythologie était « un fidéicommis de la poésie antique », et qu’à ce titre, pietatis causa, on était forcé de la conserver. Et surtout il affirmait avec beaucoup d’énergie que les « littératures du Nord », pour vivantes et intéressantes qu’elles fussent, ne pouvaient pas, ne pourraient jamais exercer une influence heureuse sur le génie d’une race essentiellement latine et méridionale.

Prise ainsi à partie dans la revue même où avait paru sa note, Mme de Staël répliqua par une lettre qu’Acerbi se fit un devoir de publier aussitôt. « Cette lettre, disait-il dans une manière d’avant-propos, excitera sans doute de nouvelles clameurs ; mais pour nous, soucieux de l’honneur national, et Italiens par-dessus tout, nous croyons servir mieux notre patrie en lui montrant ses défauts qu’en exagérant ses vertus. » Et, de fait, les « défauts » de l’Italie tenaient plus de place que ses « vertus » dans la réplique de Mme de Staël. « Rien n’est aussi dangereux pour une littérature, y lisait-on notamment, que cette horreur des idées nouvelles dont on paraît vouloir faire, dans ce pays, une véritable religion littéraire. Et dans aucun autre pays le danger n’en est aussi grand qu’en Italie, où, faute d’une société, la littérature est envahie par le lieu commun. »

À ceux qui redoutaient que l’Italie ne perdit son originalité nationale en étudiant les littératures étrangères, Mme de Staël opposait l’exemple des Allemands, la race la plus versée qui fût dans les lettres classiques, et celle cependant dont le génie national s’était le plus hardiment affirmé. C’est précisément dans l’étude de la littérature allemande qu’était, à son avis, l’unique salut de la littérature italienne. « Je puis certifier sans crainte d’être démentie, écrivait-elle, qu’une sphère d’idées absolument nouvelle s’ouvrira devant tous ceux qui auront pris la peine d’approfondir la pensée des récens écrivains septentrionaux. Et que si vous m’objectez que vous voulez rester Italiens, je vous répondrai : Sans doute, vous avez raison, ne renoncez ni à votre sol, ni à vos arts, ni à votre grâce, ni à votre vivacité naturelle, mais instruisez-vous de toutes choses et toujours. » En terminant, Mme de Staël se défendait d’avoir songé à dénigrer l’Italie. Elle rappelait que, dans l’Europe entière, Corinne avait été considérée comme une œuvre destinée « à faire aimer le pays qui s’y trouvait dépeint. » Mais, ajoutait-elle, « les journalistes anglais et allemands se font un devoir de lire les ouvrages dont ils écrivent ; et c’est ce que ne paraissent point faire certains folliculaires italiens. Il y a là, assurément, une originalité ; mais est-elle bien de celles dont une nation se doive enorgueillir ? »

En même temps qu’elle proposait à Acerbi la note qui fut l’origine de tout ce débat, Mme de Staël lui avait promis de donner à la Biblioteca Italiana « quelques réflexions sur Gênes et Pise », où elle venait de séjourner avec M. de Rocca et son fidèle Schlegel. Mais l’accueil fait à la note, et à la lettre qui l’avait suivie, n’était point pour l’encourager à parler davantage de l’Italie au public italien. Elle commençait d’ailleurs à ressentir les premières atteintes du mal qui devait l’emporter quelques mois plus tard. Elle n’en devait pas moins, cependant, rester jusqu’au bout en correspondance amicale avec le directeur de la Biblioteca Italiana. M. Luzio publie toute une série des lettres qu’elle lui a écrites, et dont il n’y a pas une qui n’eût valu d’être citée en entier. Pleines d’anecdotes piquantes, de jugemens imprévus, toutes attestent la vigueur de sa pensée, son indépendance d’opinions, et cette infatigable curiosité qu’elle ne pouvait s’empêcher d’apporter aux objets les plus différens.


Mais il est temps que nous revenions à l’histoire de la Biblioteca Italiana. Fondée, comme nous l’avons vu, en 1816, la revue que dirigeait Acerbi avait d’abord semblé devoir fournir une carrière des plus brillantes, et des plus lucratives. Sur l’invitation du gouvernement autrichien, plus de mille municipes s’y étaient abonnés : et les souscriptions des particuliers étaient venues en grand nombre, attirées par les noms de Monti et de Giordani, les deux noms alors les plus populaires de la littérature italienne. Mais les premières livraisons avaient déçu toutes les espérances. Giordani les avait encombrées de lourdes et banales improvisations, tandis que Monti, au contraire, n’avait pas même pris la peine d’y collaborer, se bornant à y faire écrire ses protégés, et à en exclure tout écrivain dont le talent aurait pu lui porter ombrage. Le troisième membre du comité de rédaction, Breislak, allait plus loin encore : non content d’imposer sa volonté à Acerbi dans la direction de la revue, il le diffamait au dehors, répandant sur lui, dans les journaux, toute sorte de bruits calomnieux. Et pour comble de malechance, le gouverneur Saurau s’avisait, en février 1817, d’informer les municipes qu’ils étaient parfaitement libres de ne pas se réabonner à la Biblioteca Italiana : de telle sorte que, un an après sa fondation, la revue voyait le nombre de ses abonnés décroître de près des trois quarts. Elle n’avait plus, pour vivre, que la subvention de 6 000 francs que lui avait garantie le gouvernement. Encore cette subvention elle-même ne devait-elle point tarder à lui manquer : lorsque, en 1826, Acerbi se démit enfin de sa direction, le gouvernement autrichien se trouva lui devoir 36 890 d’arriérés.

C’est donc avec ses seules ressources personnelles que, de 1817 à 1826, celui qu’on a appelé « un vendeur vendu » a maintenu en vie la Biblioteca Italiana. Loin de l’aider, le gouvernement paraissait prendre plaisir à l’entraver à chaque pas : ce n’étaient que tracasseries mesquines, vetos de la censure, articles tronqués ou défigurés. On soutenait Acerbi, suivant l’expression de M. Luzio, « comme la corde soutient le pendu. » Et c’est dans ces conditions que cet homme, si injustement méconnu, est parvenu à faire de sa revue, pendant neuf ans, un organe d’une portée inappréciable au double point de vue de la littérature et de la politique italiennes !

Il n’y est parvenu, en vérité, qu’après s’être définitivement débarrassé de son comité de rédaction. C’est alors seulement qu’il a pu se mettre de tout son cœur à l’ouvrage, et tenter, suivant sa propre expression, de « créer un centre de communications littéraires pour toute la péninsule. » Délivré de Monti, de Giordani, et d’autres glorieux parasites, il s’est aussitôt occupé de chercher dans tous les coins de l’Italie de jeunes écrivains capables de lui prêter un concours actif, sérieux et désintéressé : ne se souciant, après cela, ni de leur origine, ni de leur condition, ni du parti auquel ils appartenaient.

Dans une prison de Milan il trouva, en mars 1817, un médecin de Plaisance, Rasori, détenu politique, qui s’offrit à renseigner les lecteurs de la Biblioteca Italiana sur le mouvement des sciences et sur les nouveautés des littératures étrangères : il eut en lui un collaborateur des plus précieux. Un autre de ses collaborateurs, Paride Zaiotto, était au contraire un zélé fonctionnaire du gouvernement autrichien. Originaire de Trente, il écrivait avec une égale facilité l’italien et l’allemand, et ne cachait pas sa parfaite indifférence pour les destinées de l’Italie. Mais c’était un écrivain vigoureux et mordant, l’un des plus adroits polémistes d’alors : et à défaut de passion politique, il haïssait passionnément le romantisme sous toutes ses formes. Neuf ans durant, il mena contre lui, dans la revue d’Acerbi, une campagne acharnée, au nom du vieux génie classique et des traditions latines : contribuant ainsi, sans qu’il s’en soit douté, à réveiller en Italie l’instinct national. À l’étranger, la revue s’était assuré des correspondans dévoués et sûrs : Pougens lui envoyait des chroniques parisiennes, Karl Witte, le commentateur de Dante, la tenait au courant de la littérature allemande.

Mais le principal collaborateur de la Biblioteca Italiana, celui qui a le plus contribué à lui donner la signification et l’importance qu’elle a eues, c’était, comme nous l’avons dit, Acerbi lui-même. En plus de nombreux articles sur les sujets les plus divers, littérature, musique, archéologie, sciences naturelles, il y a publié, de 1817 à 1826, une série de neuf grandes études, chacune occupant une livraison presque entière, et où il passait en revue, d’une année à l’autre, tout ce qui s’était produit de notable en Italie durant les douze mois écoulés. Livres, tragédies et comédies, œuvres d’art, articles des revues et des journaux, nouveautés musicales, découvertes scientifiques, tout y était rappelé, commenté et jugé ; et tout y était considéré à un même point de vue, au point de vue de ces « principes de fraternité nationale » qu’Acerbi ne se lassait point d’exposer et de soutenir. « Il ne doit y avoir en Italie qu’une seule âme et une seule pensée, écrivait-il ; c’est à ce prix que le nom italien reprendra sa place au premier rang de la littérature européenne. » Non pas que, par excès de patriotisme, il refusât d’admirer les œuvres étrangères : il ne manquait jamais, au contraire, d’en tirer pour ses compatriotes de sages et éloquentes leçons ; mais il voulait que tous les Italiens s’unissent pour reprendre, sous une forme nouvelle, l’œuvre séculaire de la race latine.

Et ces revues annuelles étaient analysées, citées, discutées, non seulement dans toute l’Italie, mais dans l’Europe entière. Francesco Salfi en donnait régulièrement, dans la Revue Encyclopédique, une traduction française accompagnée des commentaires les plus élogieux ; en Allemagne et en Angleterre, les journaux en publiaient des extraits ; et le vieux Gœthe lui-même ne dédaignait pas d’en traduire des passages. D’année en année, leur portée s’élargissait : on avait fini par les attendre comme des événemens littéraires.

Acerbi cependant, tout en s’y appliquant de tout son cœur en fonctionnaire modèle, ne cessait point d’aspirer à d’autres fonctions, où il aurait plus de loisirs et gagnerait quelque argent. Et sa joie fut extrême lorsque, en 1826, il obtint enfin un poste de consul général en Égypte. Abandonnant aussitôt la Biblioteca Italiana, — qui ne devait point, d’ailleurs, survivre longtemps, — il n’eut plus de pensée que pour l’archéologie. Mais l’œuvre patriotique où durant dix ans, bon gré mal gré, il avait si activement travaillé, pouvait désormais se passer de lui.


T. de Wyzewa.
  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1894.