Revues étrangères - Un ennemi de l’Europe

Revues étrangères - Un ennemi de l’Europe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 459-468).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

UN ENNEMI DE L’EUROPE

Kultur und Huamanität, vœlkerpsychologische und politische Untersuchungen, von Dr Méhémet Emin Efendi, 1 vol. ; Wiirzbourg, 1897.

« A la question de savoir si la civilisation est un bien, si elle apporte à l’humanité plus de profits que de dommages, si en un mot elle mérite la peine qu’on s’est donnée pour l’acquérir, à cette question l’homme civilisé se borne à répondre par un sourire dédaigneux. Et il n’y a rien qui fasse davantage du pieux musulman ou du Peau-Rouge de l’Amérique du Nord un objet de pitié pour l’Européen, que leur indifférence à l’égard de la civilisation moderne. Quoi de plus beau, quoi de plus précieux qu’une civilisation qui élève l’homme au-dessus du misérable état où l’a placé la nature ? Et quoi de plus affreux que la condition de l’homme non civilisé à qui tout fait défaut de ce qui donne quelque douceur à la vie ?

« Mais cet homme non civilisé, si on lui posait la même question, y répondrait sans doute d’une façon toute contraire. Demandez par exemple à un marabout ce qu’il pense de la civilisation européenne. Le Coran est pour lui la somme de toutes les connaissances, il y trouve la satisfaction de tous ses besoins spirituels. Que lui faut-il de plus, ignorant comme il est de ces inquiétudes, de ces agitations, de ces conflits de conscience qui ébranlent les âmes des civilisés ? Et à ses besoins physiques aussi il trouve aisément de quoi satisfaire. N’a-t-il pas ses dattes, son lait de chamelle, son pain de dourrah, son eau de source ? De même encore l’Indien du Far-West. Aussi longtemps qu’il avait des buffles pour le nourrir, aussi longtemps que les blancs civilisés ne l’approchaient pas de trop près, et avant qu’ils l’eussent privé de ses biens les plus chers et les plus précieux, croit-on que quelque chose ait manqué à son bonheur ?

« Si ces êtres « naturels » n’avaient pas été tenus de haïr la civilisation européenne pour tant de maux qu’elle leur a fait subir, certainement du moins ils l’auraient méprisée. Ils lui auraient reproché de ne rendre les hommes ni meilleurs, ni plus heureux. Et sur combien d’excellens argumens ils auraient pu fonder ce reproche !

« Laissons de côté la question de savoir si la civilisation a rendu les hommes meilleurs. Mais n’est-il pas vrai qu’il n’y a pas jusqu’aux inventions les plus expressément destinées au bonheur de l’humanité qui ne cessent, bientôt, d’être pour elle une source de jouissance ? On les aime d’abord pour leur nouveauté. Mais on ne tarde pas à s’y habituer, et leur seul effet est de laisser dans les âmes un besoin de nouveauté désormais insatiable. Et si l’on peut dire avec raison que des besoins supérieurs amènent des découvertes et des inventions plus raffinées, ne doit-on pas ajouter que celles-ci, à leur tour, engendrent immanquablement de nouveaux besoins ? N’est-ce pas d’après le nombre des besoins d’un peuple qu’on mesure le degré de sa civilisation ? Et comment prouvera-t-on que le bonheur soit en raison directe du nombre des besoins ?

« Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour objecter que le bonheur de l’homme civilisé et celui de l’homme non civilisé sont des choses qu’on ne peut comparer. Et certes, un bonheur qui a pour condition l’épuisement des nerfs, le bonheur agité et fiévreux d’un politicien ambitieux, d’un spéculateur de bourse, d’un homme d’affaires, n’a rien de commun avec la douce sérénité d’un fakir indien. Mais celui-ci n’en est pas moins heureux à sa manière, et c’est le grand tort des Européens de ne pas vouloir le comprendre. »

Ces réflexions sont extraites du dernier chapitre d’un petit livre qui vient de paraître en Allemagne : Civilisation et Humanité, essai de psychologie et de politique. Je ne prétends pas qu’elles soient bien nouvelles, ni d’une forme bien originale ; et maints disciples du comte Tolstoï, pour ne point parler de ceux de Rousseau, ont raillé notre civilisation en de meilleurs termes. Mais ce qui donne à ces réflexions un intérêt exceptionnel, c’est qu’elles n’émanent point, comme tant d’autres, d’un Européen fatigué de l’excès même de sa civilisation, mais plutôt d’un de ces « non-civilisés » dont elles nous vantent le tranquille et solide bonheur.

L’auteur du livre s’appelle, en effet, Méhémet Emin Efendi ; et bien qu’il fasse précéder son nom du titre de doctor, bien qu’il écrive l’allemand avec une facilité — sinon une élégance — tout à fait suffisante, bien qu’il paraisse même très au courant de la littérature allemande de ces dernières années, on devine aussitôt que l’Allemagne n’est pour lui qu’une patrie d’occasion. Turc ou Égyptien, c’est à coup sûr un musulman, et aussi pénétré de l’excellence de sa religion que passionnément dévoué aux intérêts de ses coreligionnaires. Peut-être même la « psychologie » n’est-elle pour lui qu’un moyen, et le but de son livre est-il tout « politique » ; car plus d’un passage insinué çà et là nous invite expressément à juger d’une façon moins sévère la conduite des Turcs à l’égard des Grecs et des Arméniens. Mais la portée de ses observations psychologiques n’en est pas diminuée, ou plutôt l’intérêt qui leur vient du caractère particulier de l’observateur. Ce sont bien toujours les vues d’un Oriental sur notre civilisation de l’Occident, quelque chose comme des Lettres Persanes écrites à notre usage par un vrai Persan.

Et quand j’ai dit tout à l’heure que ces réflexions du docteur Méhémet Efendi n’avaient rien de bien nouveau, je ne pensais qu’à leur caractère général, et à la conclusion philosophique où elles aboutissaient. Mais pris dans le détail, le petit livre de l’écrivain musulman est au contraire d’un intérêt très réel. Désordonné, diffus, plein de digressions et de répétitions inutiles, — si mal composé qu’à ce seul signe on reconnaîtrait déjà un esprit foncièrement ignorant de nos traditions littéraires classiques, — il atteste chez son auteur deux qualités précieuses, et dont l’union chez lui est d’autant plus remarquable qu’on a moins l’habitude de les trouver réunies : une passion très ardente et l’ironie la plus aiguisée.

Qu’il fasse de la « psychologie » ou de la « politique », sa passion est toujours en éveil. On sent que notre scepticisme ne l’a pas atteint. Rien ne lui est indifférent, et les petits et les grands côtés des choses l’émeuvent également. Il ne peut citer la plus mince anecdote sans frémir de colère ou d’admiration. Notre civilisation l’exaspère d’ensemble et dans le détail ; il en hait les racines, le tronc, et jusqu’aux rameaux les plus insignifians. Et si parfois cette passion lui fait perdre de vue le fil de sa pensée, c’est elle d’autre part qui, en nous intéressant à lui, nous encourage à le suivre dans les innombrables détours de son raisonnement. Nous avons l’impression que chacune de ses idées lui vient droit du cœur, et ainsi les plus banales nous séduisent encore, par un mélange de franchise et d’ingénuité. Telles, sans doute, durent paraître aux Romains de la décadence les prédications de ces prophètes juifs, qui de temps à autre surgissaient parmi eux, l’amertume aux lèvres et avec des regards enflammés.

Mais ce prophète est en même temps un subtil railleur. Non content de nous humilier, il se moque de nous, gardant jusque dans ses pires colères un ton plein de déférence et de bonhomie. A tout instant, on peut croire qu’il cède, que sa haine de la civilisation s’est enfin calmée : mais non, dès l’instant d’après une phrase se glisse, qui détruit l’effet des complimens précédens. C’est là une ironie spéciale, un peu naïve elle aussi, et qui pourrait même finir par sembler fatigante : mais M. Méhémet Emin Efendi la manie vraiment avec un art remarquable. Jamais ses attaques ne portent de front : ce n’est rien qu’une longue suite de petits coups de griffe, mais dont chacun laisse sa trace à côté des autres.

Cette ironie persistante, et le feu de passion qui couve par-dessous, suffisent à constituer à l’auteur musulman une physionomie tout à fait à part, dans le groupe des ennemis de la civilisation. Quant au fond même de sa thèse, et à sa valeur, c’est de quoi une rapide analyse du livre pourra mieux donner l’idée que toutes les explications et tous les raisonnemens.

« Les deux élémens qui jouent le plus grand rôle dans la vie des peuples européens, dit M. Méhémet Efendi, sont la civilisation et l’humanité, et ce sont aussi les deux élémens de sa vie dont l’Europe se montre aujourd’hui la plus fière. » Il s’agit de voir ce qu’ils signifient l’un et l’autre, s’ils ont réellement les qualités qu’on leur prête, et jusqu’à quel point on a le droit de s’en enorgueillir.

D’abord la civilisation. « Elle est pour l’Europe moderne l’idéal suprême, le bien le plus précieux qui existe sur terre. Maintes fois déjà on l’a désignée comme la fin essentielle de la destination de l’homme. Quand un peuple européen se sent offensé par un autre, la plus cruelle injure qu’il trouve à lui adresser consiste à lui reprocher son manque de civilisation. Et la civilisation sert même à excuser certaines atteintes portées à la morale.

« Ainsi quand on enlève à des races sauvages leur terre et leur bien, quand on va par-delà les mers pratiquer l’incendie, le vol et l’assassinat, c’est l’intérêt de la civilisation qui couvre tout cela. Quant au sens du mot, on lui en a donné tant de sens, et de si relevés, qu’il a pour ainsi dire fini par n’en plus avoir. Un chimiste célèbre a trouvé, par exemple, que la meilleure mesure de le civilisation d’un peuple était dans le plus ou moins d’usage qu’il faisait du savon : auquel cas les Turcs seraient, incontestablement, les plus civilisés des hommes. Un partisan de l’émancipation des femmes, de son côté, a déclaré que le degré de la civilisation devait se mesurer d’après la condition des femmes chez les divers peuples. Encore était-ce une opinion plus sérieuse que celle qui consiste à identifier la civilisation avec la moralité : car, à l’entendre ainsi, les mers du Sud sont peuplées de sauvages infiniment plus civilisés que l’aristocratie parisienne. Mieux vaut ne pas essayer de définir de trop près la civilisation, et la concevoir simplement comme l’ensemble de ce qu’un peuple sait et de ce qu’il peut. »

Mais il résulte de cette définition même que la civilisation n’a point pour conséquence nécessaire un surcroît de bonheur. Elle suppose au contraire (un surcroît de travail, un surcroît de besoins, et une telle division du travail et des besoins que, pour qu’un peuple s’élève en civilisation, il est indispensable que l’inégalité grandisse entre ses membres. Chaque invention nouvelle, en enrichissant les uns, a pour effet d’appauvrir les autres : et il y a en outre un conflit permanent entre la civilisation individuelle et la civilisation nationale, de même qu’entre la civilisation nationale et la civilisation universelle.

Voici maintenant l’humanité. « Tandis que l’Asie et les autres parties du monde sont foncièrement inhumaines, barbares, ou au besoin bestiales, et le resteraient à jamais sans le secours de l’Europe, l’Europe, elle, est humaine. Non pas depuis toujours. Elle a eu, elle aussi, un temps de barbarie. Mais un moment est venu, — est-ce depuis la Révolution française, ou plus tôt déjà ? c’est ce que je n’ai pu arriver à savoir, — un moment est venu où elle s’est aperçue qu’il était bon d’être humaine, en suite de quoi elle l’est devenue. L’humanité consiste à avoir des égards pour les hommes, et son principe est résumé dans cette phrase : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. »

L’auteur ajoute qu’il ne dira rien de la contre-partie positive de ce précepte de l’humanité, s’étant aperçu que cette contre-partie avait été complètement négligée dans le développement qu’avait pris en Europe l’idée de l’humanité. « Les sentimens humanitaires positifs, dit-il, ceux qui consistent à « faire à autrui ce qu’on voudrait qu’il nous fit », n’ont guère progressé avec la civilisation. Le devoir de la compassion et celui de l’aumône, en particulier, sont même tombés fort au-dessous de l’importance qu’ils avaient autrefois : mais il est juste de reconnaître que la technique de la bienfaisance a fait, en revanche, des progrès très sérieux. »

Pour en revenir à notre conception moderne de l’humanité, voici quels sont ses préceptes essentiels : 1° la vie de l’homme est sacrée ; 2° l’honneur de l’homme est sacré ; 3° il est défendu de causer à aucun homme des souffrances corporelles (sauf toutefois comme moyen d’encouragement à l’égard des enfans, des femmes et des domestiques, toutes catégories chez qui l’honneur, sans doute, n’est pas complètement développé) ; 4° la liberté de l’homme est inaliénable ; donc, suppression totale de l’esclavage ; 5° la religion est libre ; 6° la propriété est sacrée et nul ne doit y porter atteinte ; 7° tous les hommes sont égaux et ont les mêmes droits, sans distinction de races, de classes, ni de religions.

Encore faut-il admettre certaines restrictions à ces règles de l’humanité. Il faut admettre par exemple que, dans le temps de guerre, l’humanité est suspendue, en totalité ou tout au moins en partie. La religion, d’autre part, n’est sacrée pour l’Européen qu’en tant qu’il la comprend et en connaît les dogmes ; telles les religions juive, chrétienne et mahométane. Mais le même égard ne s’étend pas aux religions des peuples non civilisés. « De détruire le temple d’une peuplade nègre, de lui enlever ses fétiches, de lui rendre impossible la pratique de son culte, cela ne constitue pas la moindre atteinte à l’humanité. »

Tout au contraire, l’esclavage est toujours inhumain. « Peu importe que les esclaves soient bien ou mal traités, peu importe qu’ils soient contens de leur esclavage, et qu’ils envisagent avec terreur une liberté qui va les exposer à la faim et à la misère. L’humanité leur dit : Vous devez être libres, et quand même votre existence en serait bouleversée, vous devez considérer votre libération comme un bienfait, et m’être reconnaissans de vous l’avoir octroyée. »

Telle est, d’après, M. Méhémet Emin Efendi, notre conception européenne de « l’humanité ». Reste à voir si nous y conformons nos actes, et si le rapport est aussi intime que nous le croyons entre les progrès de la civilisation et le développement de cette « humanité ». C’est ce que l’auteur s’efforce de définir, en étudiant tour à tour la conduite des Européens à l’égard des autres races et leur conduite entre eux, d’homme à homme, à l’intérieur de l’Europe.

« L’année 1492, dit-il, où la civilisation a fait un de ses pas en avant les plus considérables, ne paraît pas avoir contribué dans la même mesure au développement de l’humanité. Cette année-là restera au contraire comme l’une des plus malfaisantes, dans toute l’histoire de la race humaine. Une moitié de cette race persécutée, opprimée, vouée à la destruction, sans que l’autre moitié en soit devenue sensiblement plus heureuse : tel est le résultat le plus clair de la découverte de l’Amérique, qui apporta aux païens le christianisme, mais leur prit en échange leurs biens et leur vie. Les Espagnols commencèrent, puis ce fut le tour des Anglais, des Allemands. La chasse à l’homme s’est poursuivie à travers les siècles. On a expulsé les malheureux indigènes du sol qui leur appartenait, on les a relégués sur un autre sol, avec les promesses les plus solennelles de les y laisser en paix ; mais à peine s’apercevait-on que ce sol était fertile ou riche en minerai qu’aussitôt toutes les promesses s’oubliaient, et les malheureux indigènes étaient expulsés de nouveau. »

Cela se passait avant l’éclatant épanouissement de nos théories humanitaires. Mais celui-ci, hélas ! n’a guère modifié notre attitude à l’égard des races non civilisées. Ou plutôt il l’a modifiée, en effet, mais pour la rendre encore plus féroce et plus « inhumaine. »

« Les autres races primitives étant partout supprimées, c’est à présent sur l’Afrique que toute l’Europe s’est jetée. En quelques années, le partage d’un immense continent a été chose faite. Non qu’on ait conquis l’Afrique, comme jadis l’Amérique et l’Océanie, pour en détruire les premiers possesseurs : on n’avait en vue au contraire que de leur apporter le bienfait suprême, la précieuse et inappréciable civilisation. Les premiers conquérans avaient donné aux sauvages le christianisme : ceux d’à présent lui donnent ce qui vaut mieux encore, la civilisation. Ainsi l’Europe, dans son ardeur généreuse, s’est toujours montrée prête à offrir au monde ce qu’elle avait de meilleur. Mais de même que le bienfait du christianisme méritait bien, en échange, tout l’or des races si magnifiquement éclairées, de même, en échange de sa civilisation, c’est bien le moins que l’Europe enlève à ces néo-civilisés de l’ivoire, du caoutchouc, du charbon, de l’argent quand ils en ont, et avant tout, leur terre, dont aussi bien les malheureux n’ont jamais su faire usage ».

Suit un long tableau des atrocités de la colonisation, atrocités avouées par nos explorateurs eux-mêmes, tenues le plus souvent par nous pour les plus naturelles du monde, et dont jamais il ne nous viendrait à l’esprit de nous croire déshonorés. « Car on se trompe singulièrement dans nos pays d’Orient, poursuit l’auteur, sur l’idée que l’Européen se fait de l’honneur. Cette idée a beaucoup évolué, au cours de la civilisation, elle a changé d’aspect presque incessamment. Mais aujourd’hui la formule la plus parfaite de l’honneur, dans les relations des peuples entre eux, comme aussi le plus souvent dans les relations d’homme à homme, est simplement celle-ci : plutôt commettre dix fois l’injustice que de la subir une seule fois. De sorte que l’honneur de l’Européen en Afrique n’est en jeu qu’autant qu’une injustice est faite à un Européen : et dans ce cas, d’exiger un châtiment pour le déshonneur subi, c’est-à-dire de massacrer une masse d’indigènes, de violer des femmes, de brûler des villages, de voler des troupeaux, de dévaster des champs, tout cela est considéré comme la meilleure façon, non pas de ternir, mais au contraire de réhabiliter l’honneur des Européens. »

Il y a bien les missions, catholiques et protestantes, qui poursuivent une fin plus désintéressée. L’auteur avoue qu’elles ont rendu aux indigènes de réels services, en leur apprenant une foule de connaissances nouvelles. Le seul malheur est que ces connaissances ne leur servent de rien, qu’elles en font seulement des objets de risée pour leurs conquérans, et que l’on ne sache pas, en fin de compte, que les missions aient encore jusqu’ici préservé un seul peuple de la destruction. Celle-ci est fatale, en dépit des plus belles théories de l’humanitarisme. La colonisation est une lutte, et qui ne pourra s’arrêter qu’après l’anéantissement des races inférieures. Alors seulement, ayant repeuplé l’Afrique de leur propre race, alors les Européens pourront sérieusement prétendre à y faire régner, comme chez eux, leur « civilisation » et leur « humanité ».

Sur la façon dont ces vertus règnent chez eux, et sur l’application de nos principes humanitaires à la pratique de la vie, l’auteur s’étend trop abondamment pour que nous puissions songer à le suivre. Sa thèse est, en deux mots, que toute vie sociale est une lutte, et qu’ainsi « l’humanité » ne pourra s’appliquer que quand l’espèce humaine aura disparu. Ces oppositions qui excusent, à nos yeux, notre conduite à l’égard des races inférieures, on les retrouvera en effet non moins fortes chez nous : oppositions de race, de religion, de fortune, de langage ; et le seul fait de leur existence suffit à nous entretenir à l’égard l’un de l’autre dans un état de guerre pour ainsi dire constant. Bellum omnium contra omnes, guerre du pauvre contre le riche, de l’illettré contre le savant, du bien portant contre le malade ; guerre de l’Allemand contre le Tchèque, de l’Irlandais contre l’Anglais, du Polonais contre le Russe. Parler d’ « humanité », dans ces conditions, c’est pousser vraiment trop loin la naïveté, ou l’hypocrisie. Et vanter les bienfaits d’une civilisation qui, en multipliant les besoins, contribue à rendre cette guerre sans cesse plus cruelle, c’est prouver trop clairement à quel point l’influence abêtissante de cette civilisation a déjà fait son œuvre.

Le retour à la nature, où de nobles songe-creux ont cru trouver un remède à notre situation, n’apparaît à M. Méhémet Efendi que comme une utopie absolument chimérique. La civilisation est, à son avis, une de ces maladies dont on ne guérit pas à volonté ; et ceux-là mêmes qui prêchent le retour à la nature en sont les plus atteints, de la façon la plus incurable. Non, ce n’est point de notre gré que s’arrêtera notre civilisation. Elle s’arrêtera malgré nous, et plus tôt que nous ne le croyons, par la dégénérescence de nos races européennes.

« Avance ou recul, il n’y a point d’arrêt possible pour une race qui s’est mise en marche. Et l’histoire, si nous l’interrogeons, nous apprend qu’il n’y a pas une civilisation qui ne soit tombée, après s’être élevée à son point le plus haut. Qu’est-il advenu de la civilisation babylonienne, de l’égyptienne, de l’indienne, de la grecque, de l’arabe, des florissantes civilisations de l’Amérique du Sud ?

« Les Européens ont l’habitude de réserver toute leur pitié pour une seule de ces civilisations disparues, celle de l’ancienne Grèce : mais c’est là une pitié assez mal employée, la civilisation grecque étant précisément celle de toutes qui a eu la mort la plus douce et la plus naturelle. Elle est morte de vieillesse, et c’est là une fin plus à envier qu’à plaindre. De même encore, rien n’est moins fondé que l’indignation qu’éprouvent tant d’humanistes et d’autres rêveurs devant l’état de sauvagerie où sont tombés les Grecs. Cet état est la conséquence même de l’excès de leur civilisation d’autrefois. Après un épuisement aussi considérable de la force nerveuse et cérébrale, il n’est que trop juste qu’une race goûte un temps de repos. Je sais bien qu’un repos de ce genre est, pour l’homme civilisé d’aujourd’hui, le dernier mot de l’infortune et de l’abaissement. Il considère désormais avec une sorte d’horreur superstitieuse une condition sociale où la lecture et l’écriture sont le privilège de quelques raffinés, où le chant populaire, la légende sacrée, la fable et le préjugé reprennent leur place dans le cœur des foules, une condition sociale où les jeunes n’ont pas la prétention d’être plus sages que les vieux, où l’on n’invente pas tous les vingt ans un nouveau système philosophique, où l’on n’adore pas l’argent comme le seul vrai dieu. Et cependant le plus beau souhait que nous pourrions faire aux races européennes serait de les voir un jour finir de cette manière. Déjà la civilisation les a tant affaiblies, déjà elle leur a inoculé tant de maladies, physiques et morales, qui les mettent à la merci d’autres races plus jeunes et plus vigoureuses ! »

Oui, puisse notre civilisation, comme celle des Grecs, mourir simplement de mort naturelle ! Mais à peine a-t-il émis ce vœu charitable que l’auteur se ravise. Il songe à tant de ravages que causera encore la civilisation européenne, avant d’aboutir à son complet épuisement. « Quelle pensée sinistre, s’écrie-t-il, pour tout homme ayant un peu le respect de la nature et le goût de la beauté ! Encore un siècle ou deux de cette civilisation, et l’univers entier deviendra inhabitable. Une odieuse uniformité achèvera de détruire toutes les distinctions de races, de mœurs, et jusqu’aux particularités naturelles des divers pays. »

Et puis, en plus de ces désastres esthétiques, combien de crimes et d’abominations morales naîtront encore de notre civilisation ! « D’attendre des races blanches qu’elles s’arrêtent d’elles-mêmes dans leur œuvre de destruction, d’espérer que spontanément, par bonté de cœur, par « humanité », elles consentiront à laisser les autres races en paix, c’est comme si l’on demandait à un lion de ne plus se nourrir de chair animale. Nous devons diriger ailleurs nos espérances, faire appel à d’autres races pour détourner du monde les nouveaux malheurs dont il est menacé. »

C’est sur cet appel que se termine le petit livre du docteur Méhémet Efendi. « Certes, nous prédit l’étrange prophète, bien d’autres races encore seront exterminées : mais certes aussi, et fort heureusement, vous ne parviendrez pas à les exterminer toutes. En maint peuple que vous dédaignez survit une force cachée. Sous les tropiques, notamment, où le climat protège les indigènes contre vous, il s’en trouvera bien, tôt ou tard, pour s’unir et vous résister. Ou peut-être seront-ce les Japonais, cette belle nation à la fois si vieille et si pleine de jeunesse, qui prendront en pitié leurs frères opprimés, et, pour les sauver, organiseront contre l’Europe une grande ligue asiatique ? Ah ! si le XXe siècle pouvait nous apporter cette joyeuse surprise ! Si l’Europe pouvait enfin être dépossédée de l’empire du monde ! »


T. DE WYZEWA.