Revues étrangères - Un bas bleu anglais à la cour de George III

Revues étrangères - Un bas bleu anglais à la cour de George III
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 923-934).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN BAS-BLEU ANGLAIS À LA COUR DE GEORGE III


Fanny Burney at the court of Queen Charlotte, par Constance Hill, un volume in-8 illustré, librairie John Lane, 1913.

Voici que j’ai encore à te présenter un nouveau personnage, et celui-là de forte taille : demande plutôt aux étoiles, à la lune, et aux planètes ! Figure-toi que le chanoine Shepherd, l’autre jour, m’aborde d’une mine tout effarée ! Il me dit que M. de Lalande, le fameux astronome, vient d’arriver en Angleterre, qu’il est en ce moment à Windsor, et qu’il a exprimé le désir de m’être présenté… Quelques heures après, en rentrant dans ma chambre, j’ai trouvé le chanoine occupé à m’attendre avec son ami M. de Lalande.

Et quoi accueil j’ai reçu ! et combien imprévu de la part d’un illustre astronome ! M. de Lalande s’est levé pour courir au-devant de moi. Je n’affirmerai pas tout à fait qu’il est venu vers moi sur le bout des doigts, mais certainement il y avait un peu de cela dans sa démarche, et ses pieds ne s’appuyaient pas à plat sur le tapis. Arrivé près de moi, il a baisé sa main avec l’air d’un petit maître[1], et puis a entamé une harangue si pareille à un éloge académique, si solennelle par rapport à son propre poids et si fade par rapport à la petite personne à qui elle s’adressait, que je n’ai pas pu m’empêcher de penser que les planètes, les étoiles, et le soleil étaient bien heureux de n’avoir pas à écouter les commentaires de mon visiteur, tout en étant obligés de subir ses calculs.

Quant à moi, un certain nombre de profondes révérences avec, de temps à autre, un Oh ! monsieur ou un C’est trop d’honneur ! m’ont si parfaitement suffi pour me mettre en règle que, la première harangue étant achevée, qui avait pour thème la gloire et les renommées en général, voici qu’a commencé l’éloge numéro deux, celui-là sur l’excellence avec laquelle cette célèbre demoiselle parlait le français ! Un tel compliment va sans doute t’étonner : mais il faut te rappeler que M. de Lalande est un grand découvreur de choses cachées !

… Cependant je dois ajouter que sa figure ne correspond guère mieux à ses discours que sa profession de savant : car ce n’est rien qu’un laid petit bonhomme tout ridé, avec un magnifique gilet très voyant, de riches manchettes de dentelles, et les grimaces d’un arracheur de dents…

Je m’étais assise entre mes deux visiteurs. Mais le chanoine interrompait encore moins que moi le verbeux professeur, il se bornait à des sourires d’approbation, avec une satisfaction tranquille, mais ineffable. Si bien que, nul obstacle n’intervenant, il m’a fallu entendre à présent l’éloge numéro trois. Celui-là avait pour sujet le gracieux sexe féminin : de quelle façon les dames, aujourd’hui, se trouvaient toutes en progrès ; de quelle façon elles savaient désormais écrire, et lire, et épeler, de quelle façon un homme, dans noire temps, pouvait leur parler et être compris, et combien c’était chose délicieuse de voir d’aussi charmantes créatures devenir raisonnables.

Ce troisième discours fini, il y a eu une pause assez longue. Je crois bien que l’orateur devait avoir la gorge sèche : mais je ne lui ai pas-offert de thé. Pour rien au monde je n’aurais voulu retenir un aussi grand personnage. Je souhaitais de tout mon cœur qu’il put s’en aller au plus vite étudier les étoiles : car pour ce qui était de la lune, je ne pouvais guère espérer qu’il y retournât de sitôt, tant il semblait en être descendu à l’instant ! Et je me flatte de penser que mon opinion est aussi la sienne : car son quatrième éloge a roulé tout entier sur l’infortune affreuse que c’était pour lui d’avoir à s’arracher de la compagnie d’un mérite aussi éclatant que le mien, lequel éloge s’est achevé par autant d’aimables saluts qu’il y en avait eu pour accompagner l’exorde de la harangue numéro un. Je suppose qu’en sortant de chez moi M. de Lalande aura dû dire au pauvre chanoine, avec un mouvement d’épaule : Ah ! monsieur le docteur, c’est bien gênant ; mais il faut à tout prix dire de jolies choses aux dames !

Il m’a appris qu’il comptait, le lendemain, aller voir l’observatoire de M. Maskelyne. Eh bien ! en attendant, j’ai toujours commencé par le recevoir dans le mien !

Ces derniers mots de Fanny Burney, dans une lettre d’ailleurs toute confidentielle qu’elle écrivait à l’une de ses sœurs, durant l’été de 1788, ne laissent pas de trahir une pointe de vanité bien inattendue chez une jeune femme que ses contemporains s’accordent à nous représenter comme le plus modeste de tous les « bas bleus. » Évidemment la petite créature effacée et timide s’était sentie plus satisfaite encore que d’ordinaire, ce soir-là, de l’adresse avec laquelle, une fois de plus, elle avait réussi à dessiner le portrait, — ou, si l’on veut, la caricature, — du personnage nouveau qu’un heureux hasard lui avait permis d’examiner à loisir, dans son « observatoire » du palais de Windsor. Mais le fait est que, tout au long de sa vie, — ou plutôt depuis sa première jeunesse jusqu’au jour où, vers l’âge de 35 ans, l’humble fille de l’organiste et professeur de musique Charles Burney, devenue désormais la vicomtesse d’Arblay, semble bien avoir changé de caractère en même temps que de patrie et de condition, — tous les lieux où elle a passé ont été pour elle de précieux « observatoires, » lui offrant l’occasion d’exercer ses dons naturels de peintre et de psychologue. Affligée dès l’enfance d’une myopie qui l’empêchait de reconnaître une figure familière à quelques pas de distance, avec cela si nerveuse et prompte à s’effaroucher qu’il lui arrivait de ne pas être en état de répondre à un salut ou à une question qui lui était adressée, toujours silencieusement cachée dans un recoin du salon paternel, c’est à peine si, au moment où avait soudain éclaté sa gloire littéraire, les amis de ses parens avaient pu se douter de son existence : mais d’autant plus commodément la jeune fille, de son côté, s’était trouvée à même de les étudier, — sauf pour elle à exagérer ou à fausser parfois l’exacte proportion des menus traits de toute espèce qu’elle se flattait d’avoir découverts dans leur personne corporelle et morale.

Il se pourrait bien, par exemple, que l’astronome Lalande n’eût pas été tout à fait le magot prétentieux et ridicule que l’on vient de voir. En attendant de devenir la vicomtesse d’Arblay, Fanny Burney partageait les préventions de la bourgeoisie anglaise à l’endroit des étrangers ; peut-être son idée préconçue du tempérament français l’aura-t-elle empêchée, autant que sa myopie et sa nervosité, d’apercevoir chez son visiteur certaines qualités qui auraient eu de quoi compenser l’emphase burlesque du personnage et l’inutile excès de sa galanterie. Mais l’image qu’elle nous offre de lui, fidèle ou non, est incontestablement amusante ; et pareillement il en est d’une foule d’autres images, esquissées par elle durant toute sa jeunesse, au fur et à mesure que les circonstances de sa vie faisaient défiler devant elle, dans son « observatoire, » des modèles appartenant aux classes les plus diverses de la société anglaise de son temps.


Déjà l’immense succès de ses premiers romans, Evelina et Cecilia, — dont on se l’appellera peut-être que j’en ai parlé ici même il y a quelques années[2], — était dû presque entièrement à cette abondance de portraits volontiers poussés à la « charge, » mais pour la plupart très vivans et caractéristiques. Jamais, avec toute la supériorité de leur génie sur l’honnête et médiocre talent de Fanny Burney, jamais les puissans romanciers de la génération précédente ne s’étaient encore avisés de mettre sous les yeux du lecteur une série de ces petites figures épisodiques, nettement découpées et comme « photographiées » au passage, qui remplissaient les deux romans du nouveau bas bleu, et procuraient aussitôt à la modeste jeune fille une célébrité européenne. Pour la première fois, en quelque sorte, dans l’histoire du roman anglais, de rapides et piquans « instantanés » succédaient aux amples portraits qu’avait naguère « brossés » la main plus virile d’un Fielding ou d’un Richardson. Au lieu de tâcher à inventer des personnages revêtus d’une signification plus ou moins générale, destinés à servir de « types » d’une catégorie plus ou moins nombreuse d’individus, l’auteur d’Evelina s’était bornée à introduire simplement, dans ses récits, les principaux « documens humains » qu’elle avait d’abord recueillis pour son propre plaisir, ou plutôt sous l’impulsion irrésistible de son besoin naturel d’observer les travers de son entourage. Et l’on conçoit sans peine tout ce que le genre glorieux du roman national perdait là en sérieuse et durable portée littéraire : mais il devenait, d’autre part, à la fois plus accessible au lecteur et d’une lecture plus divertissante, de telle façon que tout le monde savait gré à Fanny Burney d’une « révolution » aussi opportune.

Aujourd’hui, Evelina et Cecilia sont irréparablement oubliés, remplacés depuis longtemps dans l’affectueuse admiration du public anglais pur d’autres œuvres où l’emploi des mêmes procédés s’accompagne d’une originalité et d’une beauté poétique infiniment plus grandes. Mais le don d’observation familière qui se manifestait dans ces deux romans continue toujours encore de ravir les compatriotes de l’aimable bas bleu. Par-dessus ces romans, à jamais disparus, il n’y a personne en Angleterre qui ne connaisse et ne se plaise à relire le recueil du Journal Intime de Fanny Burney, publié par son ordre en 1842, au lendemain de sa mort. Aujourd’hui comme voilà plus d’un demi-siècle, ce Journal reste l’un des plus précieux monumens de la littérature anglaise ; et tous les critiques de notre temps s’accordent avec leurs devanciers de 1842 pour proclamer, en particulier, la très haute valeur littéraire et historique des chapitres où la jeune femme nous a raconté son séjour de cinq années à la Cour du roi George III, entre 1786 et 1791.

Signalée à l’attention de ce souverain par la notoriété de ses deux premiers romans, Fanny Burney avait eu l’honneur, au mois de juin 1786, d’être nommée directrice-adjointe de la garde-robe de la reine Charlotte. Ces fonctions l’avaient introduite dans l’intimité du couple royal ; et du même coup, son « observatoire » s’était, comme l’on peut penser, merveilleusement rehaussé et étendu, tandis que l’excitation intérieure résultant pour elle de sa nouvelle existence avait eu pour effet d’aviver sensiblement l’acuité psychologique et la pittoresque richesse de ses impressions. Sans compter qu’il lui avait été donné d’assister, pendant son séjour auprès de la famille royale, à un événement tragique dont personne ne nous a plus fidèlement décrit toutes les péripéties : c’était presque sous ses yeux qu’en novembre 1788 le roi George III, jusqu’alors débordant de santé, avait subi la première crise, heureusement toute passagère, du délire qui devait plus tard s’installer à demeure dans son pauvre cerveau. Qui ne se souvient d’avoir lu, tout au moins dans une sélection des pages les plus mémorables de la prose anglaise, le récit que nous a laissé Fanny Burney de la soudaine éclosion du mal, remplissant aussitôt d’un mélange silencieux de terreur et d’angoisse les élégans salons du palais de Windsor ?


Or, voici qu’une heureuse fortune vient d’échoir à tous les admirateurs du Journal intime de Fanny Burney ! Dans le même temps où les recherches patientes d’une dame anglaise nous révélaient un ensemble de plus de 500 lettres inédites de Mme du Deffand à Horace Walpole, voici qu’une autre dame non moins érudite, miss Constance Hill, nous a donné tout un gros volume plein de fragmens inédits de ce Journal et des lettres intimes de l’illustre bas bleu, — car il se trouve que le recueil publié en 1842 était fait surtout d’une série de lettres, transformées plus tard en « journal » par la simple suppression des premières et dernières lignes. Au moment où elle a procédé à ce travail de remise au point, la vieille Mme d’Arblay s’est crue tenue de supprimer aussi, du recueil qu’elle s’apprêtait à faire paraître, un bon nombre de lettres entières, soit qu’elle les regardât comme ayant un caractère trop « personnel, » ou bien par des scrupules de convenances mondaines. Dans les chapitres dont je parlais tout à l’heure, notamment, consacrés au récit du séjour de Fanny à la cour de George. III, l’auteur a omis de reproduire une cinquantaine de lettres des plus intéressantes, qui nous sont enfin restituées avec de savans commentaires par miss Constance Hill, et dont la lecture aura de quoi compléter très utilement ou même parfois modifier tout à fait notre connaissance de l’une des périodes à coup sûr les plus curieuses de la longue carrière de Fanny Burney.

C’est ainsi que, tout d’abord, ces lettres nouvelles nous permettent de découvrir, dans l’existence privée de la jeune femme, un petit roman sentimental dont il nous était impossible jusqu’ici d’avoir le moindre soupçon, et dont il semble bien que le mélancolique dénouement ait eu son contre-coup sur toute la destinée ultérieure de l’auteur d’Evelina, en achevant de lui rendre pénibles ses fonctions à la Cour. Parmi les chambellans de la reine Charlotte se trouvait un certain colonel Stephen Digby, apparenté aux plus anciennes familles de l’Angleterre, et dont l’élégante figure doit avoir, dès le premier jour, séduit très vivement le goût difficile de notre petite sous-directrice de la garde-robe royale : car le fait est que, ayant coutume dans ses lettres de désigner toutes les personnes de son entourage sous des pseudonymes parlans, » — le plus souvent assez peu flatteurs, — elle a choisi aussitôt pour le colonel Digby le nom, exceptionnellement élogieux, de M. « Fairly, » — dont la signification symbolique devait sûrement impliquer une combinaison d’agrément extérieur et de beauté morale. Ce fonctionnaire a perdu sa femme, quelque temps après l’entrée en fonctions de Fanny, et longtemps ensuite son deuil l’a tenu éloigné de la Cour. Dans une lettre des premiers jours de janvier 1788, la jeune fille racontait complaisamment à l’une de ses sœurs l’émotion que venait de lui produire le retour à Windsor du beau chambellan :


… Peu de temps après, le colonel Welbred (ou « Bien Elevé. » mais avec cela parfaitement sot) nous a amené M. Fairly et son fils, qui fait ses classes au collège d’Eton. Je n’avais revu M. Fairly qu’une seule fois depuis son grand et terrible deuil. Tu ne saurais croire l’énorme changement qui s’est accompli en lui : je l’ai retrouvé maigre, hagard, épuisé de souci et d’angoisse, comme aussi d’insomnie. Ses cheveux sont devenus gris… Voilà un homme chez qui les sentimens ont opéré la dévastation résultant, chez les autres hommes, du poids des années ! Son attitude, dans ces circonstances difficiles, m’a remplie d’autant d’admiration que son aspect m’avait pénétrée de pitié. Calme, maître de soi avec une douceur charmante, il avait l’air, mais seulement en apparence, tout à fait résigné, ou même content.

Il m’a paru heureux d’aborder avec moi de graves sujets appropriés à son état d’esprit. La vie et la mort étaient les thèmes profonds vers lesquels il dirigeait l’entretien : et le peu d’espace qui sépare la vie de la mort lui inspirait d’éloquens commentaires. On pouvait voir combien profondément il sentait la malheureuse condition de l’homme, — du moins après l’ardeur de sa première jeunesse. — et l’universelle vanité du monde.

Mon respect pour ses propres infortunes privées m’obligeait d’écouter en silence une doctrine que je suis toujours prête à combattre d’ordinaire : car il m’est impossible, pour ma part, de concevoir ce bas monde comme aussi fatalement ennemi du bonheur, ni d’imaginer notre bienfaisant Créateur comme désireux de nous en interdire la jouissance, même dans notre vie d’ici-bas, pourvu que nous en jouissions innocemment.

Depuis lors, Fanny Burney n’écrit plus une lettre sans que nous y voyions reparaître la sympathique figure du colonel Fairly ; et toujours nous le devinons s’efforçant héroïquement à affecter une résignation souriante : mais toute sa bonne humeur ne réussit pas à tromper le flair psychologique de la jeune romancière, devenue à présent sa confidente attitrée, et qui sans cesse, pour lui plaire, l’entretient des « graves sujets appropriés à son état d’esprit. » Au mois de juin 1788, quelques légers symptômes précurseurs de la prochaine maladie du Roi contraignent celui-ci à venir passer l’été dans la petite ville d’eaux de Cheltenham ; Fanny Burney se trouve être du voyage, tout de même que le colonel Fairly. Chaque jour, maintenant, après que tous les officiers de la suite royale ont pris le thé dans la chambre de la jeune femme, le beau colonel, décidément inconsolable, s’attarde en tête à tête avec son amie ; et à coup sûr ces entretiens doivent être pour celle-ci des événemens d’une importance considérable, car jamais elle ne manque à les commémorer longuement dans ses lettres. « Sitôt resté seul avec moi, écrit-elle par exemple, il est revenu à ses sujets préférés, la mort et l’immortalité, l’inévitable misère de tous les rangs et de tous les âges dans ce misérable monde toujours sans repos. Et moi, sans oser le contredire, je médisais : Hélas ! pourquoi faut-il qu’un homme si excellent soit si malheureux ! » Une autre fois le colonel lui lit un poème « répondant bien à sa condition, » le récit d’un Naufrage. « Les passages choisis étaient vraiment très beaux. Mais surtout, il y avait un vers, — un vers délicieux, — qu’il a lu avec une émotion touchante :

Il sentait toute la chasteté d’une muette douleur.

« Il s’est arrêté, sur ce vers, et a soupiré si profondément que sa tristesse m’a, moi-même, imprégnée tout entière. »

Ainsi les journées s’écoulent doucement, et la pauvre Fanny Burney éprouve un gros crève-cœur lorsque, vers le milieu du séjour de Cheltenham, le colonel Fairly se voit retenu au lit par une méchante crise de goutte, — car son chagrin ne lui a rien enlevé de son solide appétit naturel. Mais aussi quelle joie, dans le petit salon, quand, au bout d’une semaine, le malade est enfin parvenu à se remettre sur pied ! Désormais il s’installe durant les heures dans le salon de sa jeune consolatrice, y écrit ses lettres, et ne serait même pas éloigné d’y recevoir ses visites. Pareillement, c’est sans l’ombre d’un scrupule qu’il charge Fanny d’aller porter, en son lieu, à la reine Charlotte une lettre qu’un certain grand seigneur lui a remise pour elle. Se désignant soi-même sous le pseudonyme de « Violetta, » et la reine sa maîtresse sous celui de « Magnolia, » la jeune fille écrit à sa sœur les lignes que voici, — ingénument significatives sous la subtilité de l’espèce de « dédoublement » que lui dicte son goût naturel de discrétion, encore exagéré depuis son arrivée à la Cour :


Je comprends si bien la répugnance secrète de la pauvre Violetta à s’acquitter de la commission de M. Fairly auprès de Magnolia ! En vérité, le bon M. Fairly pousse très loin le dédain des apparences, ou bien il néglige à un degré surprenant de se rendre compte des bruits que ne peuvent manquer d’avoir occasionnés ses longues visites quotidiennes dans la chambre de la Femme de Ménage (autre désignation de Fanny elle-même) !… Mais comment lui savoir mauvais gré de quoi que ce soit ? Toutes choses en lui attirent et émeuvent. Ma seule crainte est de songer que, si c’était moi qui me fusse trouvée à la place de Violetta, j’aurais bientôt couru le risque de m’intéresser un peu trop profondément à lui. Bah ! je me réjouis du moins de constater qu’il n’en est pas ainsi dans son cas.


Peu de temps après le retour de Cheltenham, le roi George subit sa première crise de folie. La Cour se transporte précipitamment au palais de Richmond, où chaque jour nous apprenons que l’incomparable M. Fairly a donné à son malheureux maître une marque nouvelle de son dévouement. Lui seul réussit à calmer la fureur du malade ; lui seul découvre dans son noble cœur le secret des paroles qui doivent être dites. Inutile d’ajouter que, profitant de l’occasion de cette maladie du Moi, le chambellan vient passer ses soirées dans l’appartement de Fanny Burney, ce qui vaut à celle-ci d’aigres reproches de sa supérieure hiérarchique et persécutrice ordinaire, la vieille Mme de Schwellenberg. Un jour, la reine Charlotte s’avise de questionner Fanny sur ces visites de M. Fairly. Que l’on se figure l’émoi de la pauvre fille, et puis son soulagement lorsqu’elle découvre qu’elle s’est trompée sur le véritable objet de la question de la Reine ! « Du moins, note-t-elle dans son journal, j’avais la satisfaction de songer que, pour possible qu’il soit par instans d’avoir des doutes sur les vues avec lesquelles M. Fairly me fait ces visites, jamais je ne l’ai reçu, pour ma part, avec même le plus faible rayon d’espérance, si ce n’est du seul honneur de son amitié. »

Peu à peu, cependant, il semble que les visites de M. Fairly deviennent plus rares ; il y a maintenant des lettres entières de Fanny Burney où son nom n’apparaît plus, sauf d’ailleurs à s’accompagner toujours, quand il revient dans les lettres suivantes, des mêmes épithètes élogieuses, attestant que la petite « Violetta » continue toujours à admirer et à plaindre son galant ami. Combien nous la sentons frémissante de reconnaissance et de tendre bonheur au souvenir de momens comme celui-ci : « En me quittant, aujourd’hui, il m’a pris la main, et m’a instamment recommandé de garder bon courage. »

Hélas ! les « espérances » trop réelles de Violetta allaient être soudain tristement déçues. Le 18 novembre 1789, elle écrit de Windsor à l’une de ses sœurs :


Pendant que je déjeunais à la hâte, ce matin, avant de partir pour Londres, miss Planta est accourue dans ma chambre en s’écriant : « Avez-vous entendu la nouvelle ? » J’ai compris tout de suite, à ses yeux et à son accent, de quoi elle voulait parler. — « Oui, lui ai-je dit, je le crois bien ! — La chose est absolument, sûre ! a-t-elle repris ; M. Fairly va se remarier ! Il vient d’écrire pour demander un congé. Mais, au nom du ciel, n’en parlez à personne ! » Je le lui ai promis, et d’autant plus facilement que, pour mon compte, je ne croyais pas un seul mot de la chose.


Le même soir, la pauvre fille écrit dans son journal : « Je sentais qu’il ne pouvait pas y avoir de moyen terme entre la fausseté absolue d’un tel bruit et le renversement complet de ces fondemens d’honneur et de bonté sur lesquels s’était élevée mon amitié. »

Cette seconde alternative était décidément la vraie. Deux jours après, la même miss Planta est venue confirmer à Fanny son assertion de l’avant-veille : « Oh ! à propos, la nouvelle est officielle ; et déjà les jeunes princesses ont complimenté miss Gunning, hier, après le dîner. La fiancée paraissait toute rayonnante : mais elle a dit que M. Fairly avait encore un peu de goutte et n’avait pas pu venir. » Du coup, aucun doute ne demeurait possible ; efforce était à Violetta de consentir à l’écroulement de ses belles espérances. L’aveu qu’elle en fait, dans un autre fragment inédit de son journal, nous montre assez quelle importance a eue pour elle ce petit roman.


Si grande avait été mon incrédulité, si indicible était ma surprise que certainement, si mon cœur s’était trouvé engagé dans cette affaire, l’effet d’une telle révélation aurait été pour moi la mort immédiate sous une congestion cérébrale ; et, en vérité, je ne puis assez remercier le ciel de m’avoir miraculeusement conservée en vie. Cet homme a compromis toute ma paix intérieure avec le plus extraordinaire dédain de toute loyauté ! Ce qui peut l’avoir excité à se jouer ainsi de moi, je n’arrive pas à m’en faire une idée. Sa conscience semblait si délicate, si désintéressée !… En tout cas, ce n’est pas lui que je dois remercier de ce que mon cœur n’ait pas été brisé ! De cela je ne dois remercier et louer que Dieu seul.


Ce que lisant, nous sommes naturellement tout prêts à plaindre la pauvre Fanny Burney, sans que personne s’avise même de vouloir lui reprocher le soin, d’ailleurs bien inutile, qu’elle a pris pour nous cacher jusqu’alors à quel point « son cœur s’était trouvé engagé dans cette affaire. » Mais avec cela nous ne pouvons nous empêcher de nous demander si le fâcheux dénouement de son aventure n’a pas eu, en partie, pour cause une erreur commise par elle dans cet « observatoire » intérieur dont elle était si fière ! Qui sait si notre jeune psychologue ne s’est pas trompée en se figurant, dès le premier jour, que la « résignation » et la « gaîté » du chambellan étaient « seulement apparentes, » et puis en partant désormais de cette hypothèse pour n’entretenir son goutteux ami que de « graves sujets » les moins « appropriés » du monde à ses goûts véritables ? Erreur dont les suites désastreuses se révèlent à nous, me semble-t-il, jusque dans cette attitude du colonel Fairly à Cheltenham puis à Richmond que la jeune fille mettait ingénument au compte d’une trop grande « indifférence pour les bruits d’alentour. » Involontairement refroidi par la « gravité » et la tristesse perpétuelles des conversations d’une amie qui s’obstinait à voir en lui l’héroïque martyr de regrets imaginaires, à son tour il aura négligé de découvrir, chez elle, et l’origine toute charitable de ces conversations et l’ardeur passionnée du sentiment qui les lui dictait.


Mais il faut encore que je signale, au moins en quelques lignes, l’extrême intérêt historique des documens nouveaux que nous offre le volume de miss Constance Hill. Il en est d’eux, sur bien des points, comme de ce texte complet des Mémoires de Saint-Simon qui, plus d’un demi-siècle après la publication d’une série de fragmens de l’immortel pamphlet, est venu tout ensemble éclairer ces fragmens, les compléter, et parfois même les revêtir d’une signification toute différente, en nous faisant connaître leurs « dessous » cachés. Il ne sera plus possible désormais à l’historien de tirer parti des renseignemens apportés par le Journal de Fanny Burney sans être tenu d’en confronter la version de 1812 avec les nombreux passages supplémentaires qui remplissent le livre de miss Constance Hill ; et il n’y a pas jusqu’aux pages les plus fameuses du Journal qui ne reçoivent, pour ainsi dire, de leur « contexte » opportunément exhumé, un précieux surcroit de relief et de vie. Voici par exemple, sous sa forme authentique et définitive, l’un des plus populaires entre ces passages : la peinture que nous a faite la jeune romancière de sa rencontre avec le roi George III, le 2 février 1789, en un temps où les bruits les plus effrayans couraient encore sur les crises de fureur de l’auguste malade :

Ce matin, après m’être informée de la santé du Roi auprès du Dr Willis, je lui ai demandé où je pourrais me promener sans crainte. « Au parc de Kew, — m’a-t-il répondu, — car le Roi compte rester à Richmond. » Sur quoi, profitant d’un moment de loisir, je suis sortie pour faire quelques pas dans le parc. J’avais déjà achevé près de la moitié de mon tour accoutumé lorsque soudain j’ai aperçu, entre les arbres, deux ou trois figures. Me fiant aux assurances du l)r Willis, j’ai supposé que c’étaient des jardiniers : mais un peu plus tard, me trouvant plus à découvert, j’ai taché à mieux voir, et voilà qu’il m’a semblé reconnaître la personne du Roi !

Épouvantée au-delà de toute expression, je me suis retournée et me suis mise à courir de toutes mes forces. Mais imaginez ma terreur lorsque j’ai entendu Sa Majesté elle-même m’appelant d’une voix rauque et perçante : « Miss Burney ! miss Burney ! » En vérité, j’étais prête à mourir. Je ne savais pas en quel état le malade pouvait se trouver, et j’avais la conviction que ma fuite, en tout cas, ne pourrait manquer de l’offenser profondément. Et cependant, je continuais à courir, trop terrifiée pour m’arrêter, avec l’espoir de découvrir un raccourci qui me permit d’atteindre le palais : car le fait est que le parc est rempli de petits labyrinthes. Et toujours les pas me poursuivaient, toujours la pauvre voix rauque retentissait dans mes oreilles ! Maintenant d’autres pas encore résonnaient derrière moi. Les gardiens, évidemment, s’efforçaient de rejoindre leur maître, tandis que le médecin lui criait de s’arrêter. Mon Dieu, comme j’ai couru ! Mes pieds n’avaient pas conscience de toucher le sol.

Mais voici que j’entends d’autres voix me crier : « Miss Burney. arrêtez-vous ! » Non, à aucun prix je ne pouvais m’y résigner ! « C’est le docteur Willis qui vous prie de vous arrêter ! — Je ne peux pas, je ne peux pas ! » ai-je répondu, tout en continuant de courir. « Il le faut, madame ! vous risquez de compromettre la santé du Roi ! »

Alors, enfin, je me suis arrêtée. — dans un état d’épouvante qui allait vraiment jusqu’à l’agonie. Je me suis retournée : j’ai vu que les deux médecins avaient réussi à s’emparer du Roi, et que plusieurs gardiens les avaient rejoints. Tous avaient ralenti le pas dès que j’avais cessé de courir. Pendant qu’ils approchaient, un peu de présence d’esprit m’est revenue, par miracle : je me suis dit que, pour apaiser la colère provoquée par ma fuite, il me fallait maintenant affecter un air plein de confiance. Si bien que j’ai regardé mes poursuivans avec toute la bravoure dont j’étais capable, m’efforçant seulement d’obliger les gardiens les plus proches à se ranger près de moi. Et lorsque le Roi n’était plus qu’à une dizaine de pas, il m’a crié : « Pourquoi vous sauviez-vous ainsi ? »

Bouleversée d’une question où je ne pouvais répondre, mais en même temps rassurée par l’accent affectueux de sa voix, je me suis enhardie à faire un pas en avant, et j’ai eu la joie de reconnaître, sur le visage du malade, toute sa bienveillance habituelle, encore que ses yeux conservassent manifestement quelque chose d’égaré. Mais représentez-vous ma surprise lorsque, tout d’un coup, je l’ai senti passer ses deux bras autour de mes épaules, et puis me baiser amicalement sur la joue ! »

Je ne sais pas comment j’ai réussi à me tenir debout, tant ma frayeur avait été vive lorsque je l’avais vu étendre les bras ! Involontairement, j’avais imaginé que son intention était de m’écraser : triais les deux médecins, qui ne l’avaient jamais approché avant cette fatale maladie, et ne se faisaient aucune idée de ce qu’avait d’extraordinaire une telle action de sa part, se sont bornés à sourire avec un regard satisfait, supposant probablement que c’était là sa manière habituelle de me saluer !

Après quoi, le pauvre Roi s’est mis à me parler si tendrement de son plaisir à me revoir que bientôt j’ai perdu toute ma terreur. L’étonnement de le retrouver si maître de ses pensées, et ma propre joie de le sentir si heureux m’ont débarrassée de toute impression de malaise ; et peu s’en est fallu vraiment que je me jetasse à ses pieds pour lui exprimer le ravissement que me causait la certitude de sa guérison prochaine.


Pendant plus d’une heure, le pauvre Roi se promène au bras de Fanny Burney. Il s’informe de sa santé, de ses travaux littéraires, lui exprime ses regrets des avanies qu’elle est contrainte à subir de la part de la vieille Mme de Schwellenberg : « Ne faites pas attention à elle ! Ne lui permettez pas de vous rudoyer ! Rappelez-vous que je suis votre ami ! » À plusieurs reprises il lui répète ces derniers mots, d’une voix toujours plus vibrante. Puis soudain il s’arrête, oblige Fanny à s’arrêter, et s’écrie, en appuyant solennellement sa main sur sa poitrine : « Je vous promets de vous protéger ! Comptez sur moi ! » évidemment l’entretien, avec tout le plaisir qu’il en a, commence à l’agiter plus que déraison. Enfin les médecins font signe à la jeune femme d’avoir à s’éloigner. « De nouveau, il m’a saluée tout à fait de la même manière qu’au début de notre rencontre, et puis, tristement, il m’a laissée partir. »


T. DE WYZEWA.

  1. Tous les mots en italiques sont en français dans le texte original.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1904.