Revues étrangères - Un amour du jeune Mozart

Revues étrangères - Un amour du jeune Mozart
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 922-933).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN AMOUR DU JEUNE MOZART

Vers le milieu de janvier 1778, Wolfgang Mozart, tout juste âgé de vingt-deux ans, se trouvait avec sa mère à Mannheim, qui avait été jusqu’alors, comme l’on sait, la résidence de l’Électeur Palatin. Méconnu et humilié en toute façon par le nouvel archevêque de Salzbourg, le jeune homme avait quitté sa patrie avec la joyeuse espérance de n’y jamais revenir. L’objet dernier de son voyage était Paris, où la fidèle amitié de l’incomparable « baron » Melchior Grimm, — protecteur attitré des deux « enfans prodiges » salzbourgeois quinze ans auparavant, — ne pourrait manquer de lui assurer la plus brillante fortune musicale ; mais c’était chose convenue, entre son père et lui, qu’il profiterait de ses arrêts dans les diverses capitales du Sud de l’Allemagne pour essayer d’y obtenir quelque solide emploi de maître de chapelle. Malheureusement, l’essai avait échoué déjà à Munich, où les deux voyageurs avaient perdu plusieurs semaines en démarches inutiles ; de Stuttgard, de Mayence, de Bonn, ils avaient appris l’impossibilité pour Wolfgang de s’y procurer la moindre place un peu digne de lui ; et il n’y avait pas jusqu’à leur cher Mannheim qui maintenant ne leur eût apporté, à son tour, une amère déception. Après avoir paru tout d’abord s’intéresser vivement au talent du jeune Mozart, l’Électeur Charles-Théodore avait fini par lui signifier qu’il ne voyait nul moyen de l’admettre dans une « chapelle » beaucoup trop encombrée. De telle sorte que, décidément, il s’agissait de partir au plus vite vers Paris.

Mais, aussi bien, le hasard venait-il d’offrir à Wolfgang une occasion admirable, qui allait lui permettre d’entreprendre ce coûteux voyage à très bon compte, et avec les plus (belles chances de réussite ultérieure. Le célèbre flûtiste Wendling, qui l’avait toujours accueilli très affectueusement depuis son arrivée à Mannheim, et que des engagemens de toute espèce appelaient à Paris dès le début du mois de février, lui offrait de l’emmener dans sa voiture, en compagnie de deux autres artistes également connus et aimés du public parisien. Son offre avait, naturellement, ravi le jeune homme, qui découvrait là une perspective certaine de fructueuses commandes pour le Concert Spirituel ; et l’on entend bien que Léopold Mozart, de son côté, avait fort approuvé un projet qui, entre autres avantages, dispenserait Wolfgang d’avoir besoin désormais de l’assistance de sa mère. « Il est temps que nous nous occupions des détails du retour de maman à Salzbourg, — lui écrivait son fils, le 10 janvier 1778. — Quant à moi, lorsque j’aurai reçu vos conseils, je suivrai les idées de mes compagnons de route, et me ferai faire, comme eux, un habit noir, en réservant pour l’Allemagne les habits galonnés, qui ne sont plus de mode à Paris... Veuillez donc m’écrire, dans votre prochaine lettre, si c’est bien ainsi que je dois faire ! »

Dans sa lettre suivante, du 17 janvier, Mozart annonçait à son père que, à la fois pour s’occuper et pour gagner un peu d’argent avant son départ, il allait passer quelques jours à Kirchheim, petite ville des environs, où demeurait une princesse d’Orange qui l’avait entendu naguère à La Haye, et qui, dès qu’elle avait appris son séjour à Mannheim, lui avait fait demander de venir chez elle. « Je recevrai pour le moins huit louis d’or : car la princesse aime si passionnément le chant que j’ai fait copier pour elle quatre de mes airs. » Après quoi le jeune musicien, à propos justement de cette copie de ses airs, informait son père et sa sœur d’une nouvelle connaissance qu’il venait de faire à Mannheim :


Je dois vous dire encore que la copie de mes airs ne m’aura guère coûté : car elle a été écrite pour moi par un certain M. Weber, qui va précisément se rendre avec moi à Kirchheim. Cet homme excellent a une fille qui chante le mieux du monde, et possède une voix d’une pureté délicieuse, et n’est encore âgée que de quinze ans. Il ne lui manque absolument que l’action, dramatique pour pouvoir devenir prima donna sur n’importe quelle scène. Son père est un type parfait de l’honnêteté allemande, et qui élève très bien ses enfans, ce qui est naturellement la cause des persécutions dont la pauvre fille se trouve ici accablée. Il a six enfans, cinq filles et un fils. Depuis quatorze ans, avec sa femme et ses enfans, il a dû se contenter d’un salaire de 200 florins : et comme il s’est toujours très bien acquitté de ses fonctions, et qu’en outre il a présenté au prince Électeur une très habile cantatrice, le voici maintenant qui reçoit jusqu’à la somme énorme de 400 florins ! Mon air composé autrefois pour la De Amicis, avec les terribles traits que vous savez, elle le chante parfaitement ; c’est d’ailleurs un de ceux qu’elle va chanter devant la princesse d’Orange.


Le père de la jeune fille que son « excellente éducation » exposait ainsi à se voir « persécutée » par les « libertins » sans foi ni loi de la chapelle électorale de Mannheim s’appelait Fridolin Weber, et remplissait, en réalité, les modestes « fonctions » de souffleur au théâtre de la Cour. Né en 1733, d’une très bonne famille, il avait d’abord étudié le droit, puis s’était préparé à recevoir les ordres, et passait même pour posséder le titre de docteur en théologie ; mais un caractère bizarre, un manque absolu de tout sens pratique, et peut-être aussi de fâcheuses habitudes d’intempérance l’avaient empêché de réussir dans aucune des nombreuses carrières où il s’était essayé ; de manière qu’il avait été trop heureux de pouvoir enfin, à trente-deux ans, se fixer dans un obscur emploi que l’on semblait bien lui avoir accordé et conservé par manière d’aumône. Quant à sa seconde fille, Aloysia ou Louise, âgée en 1778 de dix-sept ans, — et non pas de quinze, comme l’affirmait Mozart par crainte, sans doute, de trop éveiller la méfiance de son père, — sa figure nous est connue par des portraits d’une date un peu postérieure, mais qui nous laissent très suffisamment deviner la séduction toute-puissante exercée par cette froide, rusée, et gracieuse jeune femme sur le cœur naïf et ardent de son compagnon d’excursion à Kirchheim-Poland. Un long visage aux yeux étroits et à la bouche sensuelle, une taille élancée, un mélange savamment dosé d’innocence enfantine et de coquetterie, tout cela était bien fait pour compléter l’attrait initial d’un chant que les témoignages contemporains s’accordent à nous représenter comme un vrai prodige d’étendue et d’éclat, — avec le seul défaut de cette absence totale d’émotion vivante que le pauvre amoureux d’Aloysia mettait ingénument au compte de l’inexpérience de celle-ci en matière d’ « action » théâtrale.

De telle sorte que la visite à la princesse d’Orange, — ou plutôt la longue semaine de promenades sur les bords du Rhin à laquelle cette visite a servi de prétexte, — doit sûrement avoir été la fête la plus exquise de la vie tout entière de l’auteur de Don Juan. Une gaîté merveilleuse s’exhale de la lettre en vers qu’il adresse, le 31 janvier, à Mme Mozart, demeurée à Mannheim pendant que son fils, dans une auberge de Worms, achève de dépenser au profit des Weber les quelques louis d’or de la bonne princesse. Et lorsque, quatre jours plus tard, le jeune homme, enfin rentré à Mannheim, écrit de nouveau à son vénéré père, non seulement c’est désormais presque toute sa lettre qu’il remplit de l’éloge enthousiaste de la vertueuse et admirable Aloysia : Léopold Mozart a, en outre, l’étonnement d’apprendre que son Wolfgang a renoncé au voyage de Paris, et ne pense plus qu’à partir pour l’Italie en compagnie des Weber, — avec l’espoir de trouver là, quelque part, un double engagement des mieux rétribués, pour soi-même en qualité de compositeur de théâtre, et pour la jeune fille comme prima donna ! Le pieux garçon ne s’est-il pas avisé de découvrir, après trois mois de l’intimité la plus familière, que le flûtiste avec lequel il comptait faire route a malheureusement des opinions religieuses trop libres pour son gré, et trop peu de scrupules en matière morale ?

L’effet produit sur le père de Mozart par cette annonce imprévue nous était, jusqu’ici, connu seulement par de courts extraits de sa réponse, — enfouie depuis un demi-siècle, avec des milliers d’autres documens d’un prix inestimable, au fond des tiroirs du Mozarteum. Mais voici que déjà cette réponse de Léopold Mozart vient de nous être révélée par un musicographe allemand, M. Schmidt, en attendant que bientôt l’un des confrères de celui-ci, M. Schiedermaier, nous donne pour la première fois, dans son texte original, la Correspondance complète de tous les membres de la famille Mozart[1] ! Et vraiment la susdite réponse nous renseigne d’une manière si saisissante sur les deux natures de Léopold lui-même et de son jeune fils que je ne résiste pas au désir de la traduire presque dans son entier :


De Salzbourg, ce 12 février 1778.

Mon cher fils !

Ta lettre du 4 dernier, je l’ai lue avec un mélange de stupeur et d’effroi. Toute la nuit, cette lettre m’a empêché de dormir, et le lendemain encore je me suis senti si épuisé qu’il ne m’a pas été possible de te répondre. Je me portais assez bien, Dieu merci, ces temps derniers ; mais ta lettre, mon cher fils, — dans laquelle je te reconnais notamment à ce défaut que tu as de te laisser toujours séduire à la moindre flatterie, et puis d’être toujours prêt à sacrifier pour des étrangers tes propres honneur et profit, comme aussi les intérêts de tes honnêtes vieux parens, — cette lettre a failli me tuer de chagrin ! Je t’en supplie, mon cher enfant, veuille lire avec attention ce que je vais t’écrire, — arrange-toi pour trouver un instant de loisir, et pour l’employer à cette lecture ! Hélas ! je sais bien que le temps heureux est passé pour moi où l’enfant, puis le jeune garçon que tu étais ne s’en allait jamais au lit avant de m’avoir chanté son petit air, debout sur un escabeau, et de m’avoir après cela baisé le bout du nez, en me jurant que, lorsque je serais vieux, il me mettrait sous un globe, pour pouvoir toujours me garder respectueusement près de soi ! Mais pourtant, je t’en prie, écoute avec patience :

Nos embarras financiers de Salzbourg te sont assez connus. Tu sais ma maigre solde, et tous mes ennuis, et aussi pourquoi j’ai tenu envers toi ma promesse de te laisser partir ! Ton voyage avait un double but : tu devais ou bien te chercher un bon emploi stable, ou bien, à défaut de cela, te rendre dans une grande ville où il y aurait de nombreuses occasions de travail. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agissait pour toi de pouvoir venir en aide à tes parens ainsi qu’à ta sœur, mais surtout de te gagner pour toi-même honneur et gloire dans le monde… Tu as reçu de la faveur divine un talent extraordinaire ; mais à présent, c’est de ton intelligence et de ta conduite qu’il dépend de faire en sorte que tu deviennes ou bien un musicien quelconque, oublié du monde, ou bien un maître de chapelle célèbre, et tel que, peut-être même, la postérité lira Ion nom dans des livres !… Or, comment t’es-tu comporté depuis ton départ ? Ton chemin t’a mené d’abord à Munich… Là, tu t’es enflammé pour la petite cantatrice du théâtre, et tu n’as plus eu d’autre rêve que de contribuer à la création d’un opéra national allemand, — tandis que tu me déclares à présent que, pour rien au monde, tu ne voudrais écrire un opéra-comique !… À Augsbourg, ensuite, tu as eu également tes petites aventures. Tu t’es entretenu joyeusement avec la fille de mon frère, et il a même fallu que celle-ci l’envoyât son portrait. À Walterstein, tu as fait mille folies, ce qui a donné au sieur Beecke l’occasion de déprécier tes mérites aux yeux de son maître. Enfin, à Mannheim, tu as d’abord eu pleinement raison de l’insinuer dans les bonnes grâces du maître de chapelle Cannabich. Mais il n’en reste pas moins que tu t’es mis à accabler d’éloges, dans tes lettres, la fille de M. Cannabich, que tu as exprimé le caractère de cette demoiselle dans L’adagio de ta Sonate, en un mot que c’est elle qui est devenue dorénavant la personne favorite. Puis voilà que tu as fait connaissance de M. Wendling : à présent, c’était lui qui était l’homme le plus honorable, et le meilleur des amis. Et voici que, tout d’un coup, surgit la nouvelle liaison avec M. Weber ! Dorénavant, tout le reste a disparu. C’est cette famille-là qui, toute seule, est la véritable famille chrétienne ; et la fille devient le personnage principal de la tragédie qui s’engage entre cette famille et la tienne propre… Tu songes à l’emmener en Italie comme prima donna ? Mais dis-moi donc si tu connais une prima donna qui ait été accueillie en Italie avant de s’être fait plus d’une fois entendre en Allemagne ?…

Admettons, après cela, que Mlle Weber chante réellement comme une Gabrielli ; qu’elle possède la forte voix que demande le théâtre italien ; en un mot qu’elle ait en soi l’étoffe d’une prima donna : il n’en est pas moins ridicule que tu te constitues son protecteur. As-tu oublié comment l’intervention toute désintéressée du vieux Hasse a suffi pour bannir à jamais miss Davies du théâtre italien ?... Quel imprésario n’éclaterait pas de rire si tu t’avisais de lui recommander une fille de seize ou dix-sept ans, qui jamais encore n’est montée sur la scène ?

Ton projet de voyage avec M. Weber et deux de ses filles a manqué, en vérité, me faire perdre la raison. Mon bien cher fils, comment as-tu pu t’arrêter même un seul instant sur une idée aussi monstrueuse, que l’on t’a mise en tête ? Ta lettre n’est rien de plus qu’un simple roman. Et ainsi, vraiment, tu pourrais te décider à aller errer par le monde en compagnie d’étrangers, à sacrifier ta réputation, tes vieux parens, ta sœur chérie, à m’exposer au rire méprisant de notre prince et de toute la ville ?... Une telle existence peut convenir à de petites lumières, à des demi-compositeurs comme un Schwindl, un Zappa, un Ricci : mais nomme-moi un grand compositeur qui serait capable de s’abaisser à ce point !

Au plus vite, va-t’en à Paris ! Place-toi en compagnie de rivaux dignes de toi, aut Cæsar aut nihil ! La seule pensée de voir Paris aurait dû te préserver de tout caprice enfantin. C’est de Paris que se répand à travers le monde entier la renommée d’un homme de grand talent. Là seulement l’aristocratie a coutume de traiter le génie avec une politesse déférente et courtoise... Hâte-toi de t’y rendre, et que ta mère t’accompagne, si, comme c’est probable, M. Wendling est déjà parti !...

Aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, écrivez-moi combien d’argent vous avez en main !... Et maintenant, je vais te dire ce que tu peux faire pour Mlle Weber ! Tu n’es pas sans savoir que les vieux ténors sont parmi les meilleurs maîtres de chant italien ? Adresse-toi au ténor Raaf, demande-lui qu’il veuille bien entendre chanter tes airs par la demoiselle ! Par ce moyen, tu pourras la servir efficacement... Et que tu trouves ton plaisir à venir en aide aux malheureux, c’est là quelque chose que tu as hérité de ton père. Mais il faut avant tout que tu penses de toute ton âme au bien de tes parens. Rappelle-toi ton père tel que tu l’as vu le matin de ton départ, tout en larmes à côté de votre voiture, après que, malgré sa maladie, il avait travaillé à vos paquets jusqu’à deux heures de la nuit ! Rappelle-toi ce spectacle, et puis accable-moi, si tu ne crains pas d’être aussi cruel ! Allons, gagne-toi de la gloire et de l’argent à Paris ! Alors, seulement, quand tu auras de l’argent, tu pourras aller en Italie et y trouver des commandes d’opéras ! Alors aussi tu pourras servir efficacement les intérêts de Mlle Weber. Donc, sans faute, une lettre de vous par le prochain courrier ! Nous vous embrassons tous les deux un million de fois, et je reste fidèlement à jamais votre vieux brave homme de mari et de père. — MOZART.


N’est-ce point là une très belle lettre, admirablement ordonnée et lucide, malgré son allure d’improvisation, et toute pénétrée d’indulgente tendresse sous la trop juste rigueur indignée de l’accent ? Encore cette irritation de Léopold Mozart ne pouvait-elle que s’accentuer les jours suivans, en présence de la manière dont Wolfgang, plongé et de plus en plus perdu dans son rêve, allait continuer d’entretenir son père de l’unique sujet qui lui remplît le cœur. Il faut lire, dans le précieux recueil de M. Schiedermaier, le texte original de ces expansions enthousiastes et irréfléchies du jeune amoureux, — répondant à des lettres où son père ne se lassait pas de lui décrire éloquemment sa gêne, le poids terrible de ses dettes, ses humiliantes démarches auprès des parens de ses élèves, et jusqu’à l’état pitoyable de sa garde-robe, — pour se rendre compte de l’espèce de coup de folie provoqué soudain, au fond de l’âme ingénue de Mozart, par sa rencontre de l’astucieuse et charmante Aloysia Weber. Tous les prétextes lui sont bons pour proclamer une fois de plus les mérites sans pareils de la bien-aimée, l’excellence intellectuelle et morale des parens de celle-ci, et son propre désir de l’épouser le plus vite possible. Ayant appris de son père le mariage prochain de l’un de ses amis salzbourgeois : « De tout mon cœur je lui souhaite une heureuse chance, — écrit-il, — mais voilà encore un mariage d’argent, et rien de plus ! Ah ! ce n’est pas ainsi que j’entends me marier ! Je veux faire moi-même le bonheur de ma femme, et non point me servir d’elle pour mon bonheur, à moi ! » Après quoi, le plus tranquillement du monde, il répète sa résolution de ne pas aller à Paris. « Je ne vois pas, dit-il, ce que je pourrais faire dans cette ville... Je suis un compositeur, avec un talent naturel que je n’ai pas le droit d’enfouir sous terre ; et c’est à quoi me condamnerait un trop grand nombre d’élèves car il n’y a pas de métier qui trouble et fatigue l’esprit autant que celui de donneur de leçons ! » Et puis, deux pages plus loin, en manière de post-scriptum : « J’ai oublié, dans ma dernière lettre, de vous signaler l’une des plus grandes qualités de Mlle Weber. C’est, à savoir, qu’elle a une façon superbe de chanter le cantabile. Je vous la recommande de toutes mes forces, cette pauvre, mais excellente petite Weber. Je lui ai donné à étudier trois de mes airs pour la De Amicis, ma Scène pour la Duschek et quatre airs de mon Re Pastore, » etc.

On comprend que, cette fois, Léopold Mozart se soit cru obligé d’élever la voix au-dessus même du ton grave et sévère de ses lettres précédentes, — ne fût-ce que pour tâcher à réveiller notre jeune rêveur. Sa longue lettre du 23 février, — publiée le mois passé dans un journal allemand, — risquerait de nous paraître d’une dureté excessive si, derrière la violence plus ou moins affectée de ses reproches, nous ne devinions clairement cette intention de frapper un coup assez fort pour contraindre Wolfgang à se « dégriser » de l’ivresse où l’entretenait probablement son nouvel entourage. « Pourquoi m’as-tu écrit des mensonges ? » demande à son fils le vieux maître de chapelle salzbourgeois. Puis, reprenant le passage où Wolfgang lui avait parlé de sa crainte d’avoir à « enfouir sous terre » son talent de compositeur, il lui démontre que Paris est le seul milieu musical qui lui permettra, au contraire, de développer et de révéler pleinement au monde les dons exceptionnels qu’il a reçus de la Providence. Hélas ! ces dons se trouvent en partie stérilisés chez lui par deux défauts regrettables, qui souvent déjà l’ont empêché de réussir dans la vie comme il l’aurait dû :


Et que penses-tu qu’ils sont, ces deux défauts de ton caractère ? Interroge-toi, mon cher Wolfgang, apprends à te connaître ! Tu découvriras alors, en premier lieu, que tu as un petit peu trop d’orgueil, et en second lieu que tu es trop vite porté à te lier avec le premier venu, de telle sorte qu’il n’y a personne à qui tu ne dévoiles ton cœur tout entier. Il est vrai que l’une de ces choses devrait, semble-t-il, exclure l’autre : car celui qui a une très haute opinion de soi-même ne s’abaisse pas aisément à des liaisons familières. Mais c’est que ton orgueil, à toi, ne se sent offensé que lorsque l’on ne t’accorde pas sur-le-champ l’admiration où tu t’imagines avoir droit. Il suffit qu’un flatteur intéressé t’exalte jusqu’au ciel pour que, d’emblée, tu lui ouvres ton cœur, et te fies en lui comme dans l’Évangile. Les gens qui veulent te tromper n’ont même pas besoin de se mettre en frais d’hypocrisie, car il n’y a rien de plus facile que la louange ; seules, leurs intentions te demeurent cachées. Sans compter que, pour t’empaumer plus sûrement, c’est assez que les femmes se mêlent de la partie ; et alors, si tu ne te hâtes pas d’opposer la résistance qui convient, te voilà voué au malheur pour toute ta vie ! Rappelle-toi tout ce qui t’est déjà arrivé, sous ce rapport, pendant la courte durée de ton existence ! Considère tout cela avec un peu de sang-froid, et tu verras que je ne te parle pas seulement comme ton père, mais aussi comme ton plus sûr et dévoué ami !


Et, en effet, cette seconde lettre de Léopold Mozart a eu du moins pour résultat de contraindre Wolfgang à s’en aller sur-le-champ de Mannheim. Dès le 24 mars suivant, le jeune homme était installé à Paris, dans cet hôtel de la rue du Gros-Chenet, — « vis-à-vis celle du Croissant, » — où il allait avoir bientôt la désolation de voir mourir son excellente mère. Je n’ai pas à raconter ici cette très importante période de sa vie, dont la connaissance nous sera d’ailleurs bien utilement complétée par la publication des quelques lettres de Mme Mozart à son mari, et surtout des réponses de ce dernier aux deux voyageurs. Mais si fort avait été l’enchantement exercé sur le pauvre Wolfgang par les petits yeux futés et l’admirable voix, — malheureusement sans « action, » — d’Aloysia Weber que, durant tous ces six mois passés à Paris, ni l’angoisse que lui a causée la perte de sa mère, ni non plus le contact à peu près quotidien des plus gracieuses solistes du Concert Spirituel n’ont réussi à l’en délivrer. Ses lettres à son père ne contiennent, il est vrai, qu’un assez petit nombre d’allusions directes à la « touchante » famille du souffleur de Mannheim ; mais à chaque instant nous y devinons que son cœur tout entier est resté là-bas, dans l’humble logement occupé par les Weber, « en face de la maison de la Loterie. » Notre amoureux ne rêve d’abord qu’aux moyens de faire venir en France ses chers protégés ; c’est à cette fin qu’il se prodigue en démarches, comme aussi s’évertue à composer symphonies et sonates, variations et airs, avec le secret espoir de gagner tout de suite assez d’argent pour pouvoir subvenir à l’entretien du père et de la fille ; et puis, lorsque à sa conviction de l’impossibilité pour lui d’une aussi rapide fortune s’ajoute encore un mélange de découragement et de vexation produit par la découverte, tous les jours plus certaine, de l’hostilité méprisante de son ancien protecteur d’il y a quinze ans, le voilà qui ne songe plus qu’à se réfugier aussitôt vers la douce bien-aimée qui l’attend, toute en larmes, de l’autre côté du Rhin ! « Vous allez rire, — écrira-t-il à son père, quelques semaines plus tard, — mais il faut tout de même que je vous dise que, en apprenant la mort de ma mère, la pauvre enfant est allée, tous les jours, prier pour moi à l’église des Capucins ! » Instamment il suppliera son père de lui accorder, comme la plus précieuse des grâces, la permission de passer par Mannheim, « afin de revoir ses amis les Weber. »

Mais, au reste, le recueil de M. Schiedermaier nous apporte aujourd’hui un document presque tout à fait inédit, — et de la plus haute portée biographique, — qui, bien mieux encore que tous ces passages des lettres de Mozart à son père, nous atteste l’exemplaire constance de l’amour du jeune maître. C’est une très longue lettre de celui-ci à Fridolin Weber, écrite de Paris le 29 juillet 1778, et suivie d’une courte lettre italienne à Aloysia elle-même. Impossible de rien imaginer de plus émouvant que ces deux mémorables morceaux, avec tout ce qu’ils nous montrent à la fois d’innocence puérile et d’exquise bonté. Et, d’abord, la lettre au père d’Aloysia nous apprend que ce dernier, depuis le départ de son jeune ami, ne s’est guère mis en frais de répondre aux tendres confidences qu’il en recevait. « N’auriez-vous pas eu les trois longues lettres que je vous ai écrites coup sur coup, du 27 juin au 3 juillet ? » lui demande naïvement le pauvre Mozart. En tout cas, il a le chagrin de devoir lui annoncer qu’il a échoué dans ses tentatives pour faire entendre Aloysia au Concert Spirituel, « Ah ! mon très cher et mon plus cher ami, que si seulement j’avais de l’argent, de cet argent que plus d’un qui ne le mérite pas se plaît à dépenser si misérablement ; ah ! que si j’en avais, avec quelle joie infinie je vous viendrais en aide ! Mais, hélas ! vous savez ce qui en est : celui qui peut ne veut pas, et celui qui veut, celui-là ne peut pas ! » Suit une page absolument délicieuse, où le jeune garçon, prenant au sérieux son rôle de conseiller, décrit minutieusement au vieux souffleur la manière dont il convient que celui-ci s’accoutume dorénavant à user de savoir-faire et de diplomatie, pour tirer profit du talent de sa fille.


En attendant (que lui-même, Mozart, soit parvenu à assurer le sort des Weber), ne manquez pas d’insister énergiquement pour l’amélioration de votre solde, et pour une bonne rémunération des services de votre fille ! Et puis, notez bien ce que je vais vous dire : lorsque notre chère héroïne devra chanter à la Cour, et que si, dans l’intervalle, elle n’a pas reçu une réponse favorable, faites-lui prétexter une petite indisposition ! Recommencez cela souvent, c’est moi qui vous le demande ! Puis, après plusieurs de ces absences, laissez-la tout d’un coup chanter de nouveau ! Vous verrez quel excellent effet cela produira. Mais seulement il faudra procéder avec une finesse et une ruse extrêmes. « Vraiment, vous êtes tout à fait désolés, mais voilà que Louise, tout juste au moment où elle doit chanter, voilà qu’elle est souffrante ! » Oui, c’est cela qui produira de l’effet ! Et précisément c’est ce que je désire. Et quand ensuite votre fille chantera, il faudra que l’on sache bien qu’elle le fait par une complaisance exceptionnelle ! Elle ne se sentira pas encore entièrement remise, elle fera simplement tout son possible pour contenter le prince Électeur, — comprenez-moi bien, n’est-ce pas ! Et pourtant il faudra qu’elle s’applique à chanter avec toute son âme, le mieux qu’elle pourra ! Et puis que si l’Intendant, ou n’importe qui vous interroge sur la santé de mademoiselle votre fille, alors vous lui direz, mais tout confidentiellement, que la chose n’a rien d’étonnant : la pauvre fille souffre surtout d’une maladie morale ; elle s’est donnée de tout son cœur à l’étude du chant, y a fait des progrès que personne au monde ne saurait contester, et voilà qu’elle a vu que toutes ses peines n’avaient servi de rien, et que son désir et sa joie d’être agréable à Son Altesse Électorale étaient tombés en poussière ! Si bien qu’elle a perdu toute sa passion pour la musique, et s’est négligée, et aurait même véritablement abandonné le chant si son père ne lui avait pas dit : « Non, ma fille, ton travail ne restera pas sans fruit ! Si l’on ne veut pas te rendre justice ici, sois sûre qu’on le fera ailleurs ! Et c’est aussi bien à quoi je songe, à trouver un autre endroit où ton talent soit mieux apprécié ! » Et puis, que si l’on vous demandé où vous comptez aller : « Je ne le sais pas encore ! »


La vraie solution, Mozart l’a trouvée. Il faut que les Weber attendent son retour, après quoi l’on s’en ira chercher fortune à Mayence ! Car il se peut fort bien que lui-même, Mozart, soit bientôt appelé dans cette ville, cela dit en grand secret ! A Paris, il souffre et s’ennuie « indescriptiblement. » Le fait est que « les choses y vont avec une lenteur extrême, et rien à espérer de la composition, aussi longtemps que l’on n’est point connu ! » Mais le jeune homme « jure sur son honneur que, avec toute la tristesse de sa situation présente, il n’y a rien qui l’afflige autant que son impuissance à servir ainsi qu’il le voudrait la famille de ses amis. » Quant à la lettre italienne qui suit, — la seule lettre d’amour que nous connaissions parmi toutes celles qu’a dû écrire un poète dont on a dit qu’il était amoureux presque dès le berceau, — en voici tout au moins la dernière partie :


Ma très, très chère amie ! J’espère que ma lettre vous trouvera en excellente santé. Je vous supplie de prendre toujours soin de cette santé, qui est la chose la plus précieuse au monde. Quant à moi, grâce à Dieu, je vais bien touchant ma santé, attendu que d’elle je ne me soucie pas. Mais je n’ai pas l’âme tranquille, et jamais je ne l’aurai jusqu’à ce que j’aie éprouvé la consolation d’apprendre, de source sûre, qu’enfin l’on aura rendu justice à votre mérite. Encore l’état et la situation les plus heureux pour moi, ne les connaîtrai-je que dans ce jour où j’aurai le suprême plaisir de vous revoir, et de vous embrasser de tout mon cœur. Aussi bien est-ce là tout ce que je puis rêver et désirer, et nulle autre part que dans ce désir et cette espérance je ne trouve mon unique consolation, mon unique repos. Je vous supplie de m’écrire tout de suite : vous ne sauriez imaginer quel immense plaisir me font vos lettres. Ayez la bonté de m’envoyer une petite peinture de vos leçons d’action dramatique, — leçons que je vous recommande vivement. Mais, d’ailleurs, vous savez assez combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche !

A propos, j’ai à vous faire mille complimens de la part de quelqu’un qui est le seul ami que j’aime vraiment ici, et cela parce qu’il se trouve être grand ami de votre famille, et qu’il a eu le plaisir et l’heureuse fortune de vous porter souvent dans ses bras et de vous donner des baisers quand vous étiez encore toute petite ! Cet ami est M. Kymli, peintre de l’Électeur... Je ne trouve pas d’autre plaisir que de causer avec lui, et lui, sachant qu’il n’y a rien au monde qui me plaise si ce n’est de parler de vous, ne manque jamais à le faire, tout le temps que nous passons ensemble. Et maintenant adieu, amie très chère ! Je suis follement anxieux d’avoir une lettre de vous, et, donc, je vous supplie de ne pas me faire languir trop longtemps ! Avec l’espérance d’avoir bien vite de vos nouvelles, je vous baise les mains, vous embrasse de cœur ; et suis et serai toujours votre véritable et sincère ami, W. A. MOZART.


On sait la triste fin du roman. Vers le temps où Mozart écrivait les deux lettres susdites, — d’ailleurs destinées à demeurer sans réponse, — le prince Palatin, qui maintenant était devenu Électeur de Bavière, avait fait venir à Munich la gracieuse Aloysia ; et aussitôt celle-ci, tout de même que son « vertueux » père, avaient oublié le pauvre petit « croque-notes » qui, naguère, s’était mêlé de les prendre sous sa « protection. » La veuve de Mozart, — car on sait, que celui-ci, pour son nouveau malheur, allait épouser ensuite la plus jeune sœur d’Aloysia Weber, — a naturellement eu soin de nous cacher toutes les circonstances de l’écroulement du seul grand amour de son mari : mais quelques passages des lettres de l’amoureux congédié à son père, pendant son second séjour à Munich, en décembre 1778, nous laissent deviner que Fridolin Weber aura, « en douceur, » démontré au jeune homme toute la folie de ses belles espérances, tandis que la bien-aimée, de son côté, lui aura simplement tourné le dos, sans daigner même s’excuser envers lui d’une conduite qui lui aura semblé la plus sage du monde et la plus légitime. « Je suis arrivé ici depuis quatre jours, — lisons-nous notamment dans la lettre du 29 décembre, — mais il m’a été jusqu’ici tout à fait impossible d’écrire ; et aujourd’hui encore je ne fais rien que pleurer !... » Puis, un peu plus loin : « J’ai peur que vous ne parveniez pas à lire mon écriture : mais nul moyen de faire mieux, mon cœur est trop misérable et j’ai les yeux trop pleins de larmes ! J’espère que vous allez bientôt m’écrire, et que cela m’aidera à me consoler. »

Hélas ! non, le pauvre enfant n’allait pas même connaître cette dernière « consolation ! » Et, en vérité, l’on ne peut s’empêcher d’estimer que la rigueur paternelle de Léopold Mozart, plus ou moins nécessaire dans tous les autres cas, s’est montrée profondément injuste, — pour ne pas dire odieuse, — dans l’espèce présente. « Hâte-toi de revenir à Salzbourg, si tu ne veux pas que j’aille te ramener de force ! » Telle est à peu près la seule réponse que paraît avoir inspirée au vieux maître de chapelle le spectacle des larmes ingénues de son fils. Et Wolfgang a, naturellement, obéi ; et bientôt une foule d’œuvres puissantes ou légères nous révèlent qu’il s’est plongé de nouveau tout entier dans cette composition musicale dont il avait écrit un jour qu’elle était ici-bas son unique besoin et son unique joie : mais, avec cela, j’imagine que longtemps encore il aura dû se sentir par instans le cœur traversé comme d’un coup de poignard, au souvenir de la manière dont il s’était enfin réveillé de son beau rêve d’amour sous l’effet d’un regard dédaigneux de sa charmante et cruelle « héroïne. »


T. DE WYZEWA.

  1. Le fait est qu’un grand événement vient de s’accomplir dans l’histoire de la musique. Les archives du Mozarteum, scandaleusement inaccessibles jusque-là malgré le caractère « public « de l’institution, se sont enfin ouvertes ; et un professeur de l’université de Bonn, M. Louis Schiedermaier, a été autorisé à faire paraître, en quatre gros volumes, le texte authentique et complet de la Correspondance des Mozart. Déjà les deux premiers volumes sont en vente (Munich, librairie G. Müller) : ils contiennent toutes les lettres de Wolfgang lui-même. Et bientôt nous pourrons lire, dans les deux autres volumes, les réponses du père, ainsi que tout le reste des documens écrits qui dormaient jusqu’ici au fond des armoires du Mozarteum.