Revues étrangères - Un ami de Nietzsche : Erwin Rohde

Revues étrangères - Un ami de Nietzsche : Erwin Rohde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 936-946).

Erwin Rohde, Ein biographischer Versuch, par O. Crusius,
1 vol. in-8o ; Tubingue, 1902.


On s’est beaucoup occupé en Allemagne, et même en France, des influences diverses qui ont contribué à former, puis à transformer, la pensée de Frédéric Nietzsche. On s’est efforcé notamment de déterminer la part qu’ont eue tour à tour, dans l’évolution intellectuelle du poète-philosophe, son professeur Ritschl et son ami Richard Wagner, les empiristes anglais et les encyclopédistes français, enfin Taine et Renan, ses derniers maîtres. Mais un autre homme, qu’on se borne le plus souvent à citer parmi ses camarades de jeunesse, a exercé sur lui une action sinon plus profonde encore, à coup sûr plus directe et plus prolongée : c’est le philologue Erwin Rohde, né à Hambourg en 1845, mort en 1898 à Heidelberg, où il était professeur à l’Université. Et l’excellent mémoire biographique que vient de consacrer à ce savant un de ses collègues, M. O. Crusius, sera désormais d’une lecture indispensable pour tous ceux qui voudront se renseigner d’un peu près sur l’origine et le développement de quelques uns des principaux paradoxes de Zarathustra.

Erwin Rohde, d’ailleurs, n’a pas seulement, pour le recommander à notre attention, le grand rôle qu’il a joué dans la vie de son ami. Il était philologue, et, au contraire de Nietzsche, il l’est toujours resté ; mais son exemple, après plusieurs autres, tendrait à faire croire qu’entre tous les écrivains allemands les philologues sont les plus libres et les plus naturels, les plus dégagés de tout pédantisme dans la pensée comme dans l’expression, les plus accoutumés à considérer la réalité en elle-même, par delà les livres. J’ai eu déjà l’occasion de mentionner ici la célèbre Vie de Mozart du philologue Otto Jahn : c’est un chef-d’œuvre de pénétration psychologique plus encore que d’érudition, la plus belle biographie d’un artiste qu’on ait jamais écrite. Et pareillement, au dire des connaisseurs, l’étendue et la sûreté de l’érudition ne sont que les moindres qualités des deux ouvrages qu’a laissés Erwin Rohde : l’Histoire du Roman Grec, et la Psyché, Histoire du culte des âmes et de la foi à l’immortalité chez les Grecs. De l’étude des textes grecs et latins, Rohde s’est élevé, presque dès le début, à une étude plus générale de la civihsation antique ; et nous aurons l’occasion de voir de quelle aide précieuse il a été pour Nietzsche lorsque celui-ci a éprouvé le besoin de sortir à son tour des limites trop étroites de la philologie scolastique. Mais nulle part peut-être l’originalité intellectuelle d’Erwin Rohde ne se montre aussi manifestement que dans une longue série d’aphorismes écrits par lui au jour le jour durant ses années de jeunesse, et publiés en appendice dans le volume de M. Crusius. Le jeune philologue avait eu de tout temps un goût très vif pour cette forme de l’aphorisme, dont le modèle lui avait été fourni, du reste, par Schopenhauer : et voici, par exemple, quelques-unes des réflexions qu’il notait sur son agenda, bien avant que son ami Nietzsche se fût encore avisé de composer, de menues réflexions analogues, son fameux recueil Humain, Trop Humain :

Je découvre sans cesse davantage la profonde vérité de ce que disait Socrate du non-savoir, et de l’impossibilité où nous sommes de rien connaître que notre ignorance. Rien n’est curieux comme la difficulté que trouvent nos explicateurs du monde par la science à se rendre compte de ce fait que, en réduisant les phénomènes les plus complexes aux « forces » les plus simples, voire à la « force en soi, » à la « matière en soi, », ils ne nous ont encore rien expliqué de la vraie nature des choses. Et ces pauvres gens s’imaginent avoir résolu par là l’énigme suprême. Bien plus, tout leur fait l’effet de « s’expliquer de soi ! »

L’homme aura beau ôter l’un après l’autre les voiles qui recouvrent l’essence du monde : sous la diversité des images, ce n’est toujours que lui-même qu’il retrouvera.

Pour nous satisfaire, une philosophie n’a pas besoin de reposer sur des preuves. De même que la religion, la philosophie s’adresse à des croyans : « Que celui qui peut l’admettre, l’admette ! »

Que doit dire à ses auditeurs un théologien qui se croit en possession de la vérité ? « Toute la vérité et rien que la vérité ? » Voilà qui est vite dit ! « Rien que la vérité, » oui, c’est certain ; mais vouloir offrir toute la vérité à des âmes populaires me paraît à la fois inutile et dangereux. Inutile, parce que ces âmes ont besoin, pour vivre, de fables d’enfans ; dangereux, parce que l’humanité a besoin d’une bonne chaîne bien forte pour la retenir dans sa voie.

Peut-être n’y a-t-il point, pour une race, de moment aussi funeste que celui où elle devient incapable de croire. Seule l’autorité peut sauver d’un retour à la barbarie les bêtes, péniblement apprivoisées, que nous sommes. Et nous voici parvenus à un de ces momens : puisse la destinée nous en épargner les suites !

C’est seulement à une étape moyenne de l’émancipation intellectuelle que l’on est tenté de mépriser les religions : à mesure que l’émancipation se poursuit, on se convainc plus profondément de l’impossibilité de rien connaître ; et la religion y prend une force nouvelle.

L’objet de la foi perdrait aussitôt tout son prix pour le croyant si cet objet devenait absolument certain, capable d’être reconnu et démontré. L’essence de toute religion est le mystère.

La philosophie ne me paraît nullement avoir pour tâche de venir en aide à la religion. Ce sont et doivent toujours rester deux domaines séparés.

Un des thèmes où insiste le plus volontiers Erwin Rohde, dans ses aphorismes, est le retour, de plus en plus marqué, de ce qu’on est convenu d’appeler « la cialisation moderne » à la barbarie. « Je ne crois pas, dit-il, que l’âge d’or, le paradis, aient eu lieu au début de notre histoire humaine, comme l’ont pensé cependant les plus profonds des penseurs grecs ; mais certes plus grande encore est l’erreur de nos sages d’à présent, qui placent l’âge d’or à la fin de cette histoire. Ces messieurs ne voient pas que ce qu’ils appellent le progrès n’est jamais qu’une transformation insignifiante des circonstances extérieures de la vie ; et chaque pas nouveau que nous faisons vers le désordre intellectuel et moral leur apparaît une « conquête » de la civilisation… Que l’on considère les admirables exploits d’émancipation intellectuelle qui se sont accomplis dans les dernières années du XVIIIe siècle, par Winckelmann en matière d’art, par Rousseau en matière de morale, par Kant en matière de philosophie ; qu’on y ajoute la somme de création positive produite par Goethe, par Mozart et Beethoven : on a l’impression qu’une vie nouvelle s’est ouverte alors pour l’humanité. Et d’autant plus douloureusement on est surpris de constater que, au lieu de cette vie nouvelle, l’esprit humain s’est plutôt assoupi que réveillé, depuis un siècle. Nous étions à l’aube d’un monde nouveau, qui semblait devoir égaler l’ancien monde grec ; mais une méchante pluie est tombée qui a tout détruit. Ces héros ont voulu nous donner une civilisation nouvelle : et nous n’avons rien su en faire qu’une nouvelle politique ! »

Mais plus volontiers encore le jeune philologue insiste sur un des traits particuliers de cette barbarie : la tendance de la civilisation contemporaine à vouloir tout réduire au point de vue historique, profanant ainsi les choses les plus hautes et les plus sacrées. « Le point de vue historique, dit-il, n’a de raison d’être que lorsqu’il sert à fournir des motifs d’action. Or, voici maintenant qu’on se met à apprendre la religion, même aux enfans, en se plaçant au point de vue historique ! Quel signe effrayant de l’abaissement de l’intelligence ! » Voici quelques autres réflexions, non moins caractéristiques, sur la manière dont ce point de vue historique est appliqué aujourd’hui à l’appréciation du génie :

Notre temps a découvert un excellent moyen de se dérober à la reconnaissance qu’il doit au génie. Quand il ne peut pas le nier, l’ignorer, le calomnier, le persécuter, il se borne à le « déduire historiquement. » De cette manière, tout rentre dans l’ordre, et le génie se trouve ramené aux proportions de notre banalité.

Quelle étrange philosophie de l’histoire, celle qui considère le génie comme le produit de la médiocrité où il naît ! C’est le contraire qui est vrai : le génie forme son temps, au lieu d’en être formé. Quand il tombe parmi les hommes, son action se traduit par des cercles concentriques, comme celle de la pierre qui tombe dans l’eau ; Qui donc s’aviserait de prétendre que ce sont les cercles de l’eau qui font tomber la pierre ?

Il n’y a rien de plus utile au monde que le génie, ni de moins égoïste. Des milliers de talens ne vivent que de lui. Sans Gœthe, les Platen, les Ruckert, les Tieck, ne seraient rien, ou presque rien. Que serait notre Allemagne sans Gœthe ? sans Luther ? Et toute une foule de niais, voyant les choses à rebours, nous importunent du matin au soir à nous crier : « Que seraient Gœthe, Luther, sans leur temps ? »

La série de ces aphorismes, après s’être poursuivie pendant dix ans, s’arrêta tout à coup en 1878, après la publication d’Humain, Trop Humain. Du jour où il reçut le recueil de Nietzsche, Rohde cessa à jamais d’inscrire dans son agenda le détail de ses réflexions quotidiennes sur les hommes et les choses : tel, autrefois, le maître milanais qui renonça à la peinture en voyant un tableau de Léonard de Vinci. Et ce trait pourra suffire à donner une idée de l’attitude qu’a toujours eue l’auteur de Psyché vis-à-vis de son ami. Il éprouvait pour celui-ci une admiration respectueuse qui souvent est allée jusqu’à l’entraver dans l’exercice de son propre talent. Non qu’un excès de modestie l’empêchât de se rendre compte de sa valeur personnelle : mais il reconnaissait chez Nietzsche un pouvoir de création artistique dont il se sentait dépourvu, et en comparaison duquel toute science et toute intelligence lui paraissaient misérables. Dès avant 1870, pendant qu’étudians et professeurs considéraient Nietzsche comme le plus brillant espoir de la philologie allemande, Rohde avait pressenti que ce soi-disant philologue était par-dessus tout un poète. Et lorsque, vingt ans plus tard, ses collègues s’indignaient de ce que leur semblaient avoir de scandaleux les nouveaux écrits du « renégat de la philologie, » Rohde leur répondait encore en invoquant les droits du poète. « Depuis longtemps, écrivait-il, j’ai eu l’impression que Nietzsche souffre positivement d’un trop-plein de poésie, qu’il ne parvient pas à épancher dans une œuvre définitive, et qui, s’agitant au-dedans de lui, est pour lui une cause incessante de fièvre et d’inquiétude. »

Son admiration et son respect allaient si loin que lorsque Nietzsche, en 1872, fit paraître sa Naissance de la Tragédie, où il ne pouvait manquer de reconnaître bon nombre d’idées qui venaient de lui, il prit ouvertement la défense de son ami, et, au risque de compromettre sa carrière universitaire, fit paraître un pamphlet qui reste peut-être, aujourd’hui encore, ce que l’on a écrit de plus juste sur le véritable caractère de ce livre fameux. Mais Nietzsche, malgré l’exagération maladive de son amour-propre, a toujours clairement senti que ce pamphlet n’était encore que le moindre des services qu’il avait reçus d’Erwin Rohde. Toujours, jusque dans ses inventions les plus audacieuses, jusque dans sa morale des maîtres et dans son retour éternel, il retrouvait des traces d’entretiens qu’il avait eus jadis avec son ami : et d’autant plus souffrait de voir que celui-ci se refusait à approuver ces inventions, sous la forme trop fantaisiste dont il les avait revêtues. Un lien le rattachait à Rohde, que n’avaient pu rompre ni les années, ni l’éloignement, ni la brouille inévitable qui avait fini par se produire entre eux. Et quand, au mois de janvier 1889, le malheureux s’imagina être devenu le dieu Dionysos, son premier soin fut d’écrire à son condisciple pour l’informer qu’il l’admettait avec lui au rang des dieux.


Les deux amis s’étaient connus en 1867 à Leipzig, où tous deux suivaient les cours du célèbre philologue Ritschl. Nietzsche était l’aîné, de plus d’un an. Mais son âme de poète, infiniment mobile, capricieuse, enthousiaste, n’avait pas la maturité de l’âme, plus tranquille et plus prosaïque, de Rohde. Durant toute la longue période de leur intimité, d’ailleurs, ce fut toujours ce dernier qui eut le rôle du confident, du guide, du frère aîné. D’une nature réservée et un peu dédaigneuse, ses camarades, ses collègues plus tard, lui reprochaient volontiers d’être un « aristocrate, » — il était déjà à vingt-deux ans, tel à peu près qu’il devait rester toute sa vie. Sa pensée ne devait point cesser de se développer, avec les années ; mais déjà elle s’était choisi une voie d’où elle n’allait plus sortir. Aussi comprend-on que son ami ait tout de suite subi son influence, sauf à différer d’opinion avec lui sur mille points de détail. Il s’indignait, par exemple, de ce que Rohde ne poussât point comme lui la ferveur wagnérienne jusqu’à n’admettre dans l’œuvre de Wagner que les drames lyriques de la seconde période. Mais davantage encore, et d’une façon plus piquante, le contraste de leurs deux caractères se fit voir quelques années plus tard, lorsque la guerre de 1870 vint mettre à l’épreuve leur conception du patriotisme.

On sait que Nietzsche, à la première nouvelle de la déclaration de guerre, sollicita et obtint à grand’peine du gouvernement suisse la permission d’aller s’engager dans l’armée allemande[1]. Sa sœur nous a même raconté comment, tout le long du chemin, son exaltation patriotique débordait en chansons guerrières, en hourrahs, en libations à la santé du roi de Prusse et au triomphe des armées prussiennes. Rohde, lui, — qui du reste n’était pas plus Prussien que Nietzsche, — avait accueilli la nouvelle de la guerre avec plus de sang-froid. — Il avait songé un moment à s’engager ; mais, n’ayant point de préparation militaire, il s’était résigné à rester tranquille. Et, pendant que son ami composait des dithyrambes en l’honneur de la Prusse, il consignait dans son journal l’inquiétude douloureuse que lui causait cette guerre, quelle qu’en dût être l’issue. Il s’effrayait à la pensée du dommage qui allait résulter, pour la vie intellectuelle de l’Allemagne, du triomphe de l’esprit prussien. Il écrivait à son ami : « Les temps sont trop noirs pour que j’aie la force de me réjouir. Du sang et toujours du sang, un accroissement quotidien de la souffrance et de la misère : quand cela finira-t-il ? Et ensuite ? La perspective de la paix me paraît bien sombre, elle aussi. Je ne vais pas jusqu’à redouter un nouveau moyen âge : mais je prévois une montée terrible de la barbarie présente, une suppression complète de toute force profonde, de toute vie artistique, de tout pouvoir créateur...…prits ont pressenti un retour inévitable de la barbarie ! » Mais, lorsque, dix ans après, Nietzsche, convaincu à son tour de ce « retour de la barbarie, » proclamait tout haut la honte qu’il éprouvait de sa qualité d’Allemand, Erwin Rohde se refusait à le suivre jusqu’à une négation aussi radicale du patriotisme. Il avait même fini par prendre un certain goût à la politique, et savait gré au prince de Bismarck de ses efforts pour maintenir la grandeur allemande Ainsi Nietzsche, après avoir été d’abord en deçà de lui, l’avait ensuite dépassé ; et cet épisode pourrait servir à symboliser, en quelque sorte, le caractère particulier de leurs relations.

Avec un esprit plus mûr que celui de son ami, Rohde avait en même temps une curiosité plus étendue, une observation plus juste, un sens plus profond de la réalité. Nietzsche avait sur lui l’avantage d’avoir reçu une éducation musicale : ce fut lui, notamment, qui révéla à son ami l’œuvre de Wagner, et Rohde devait garder toute sa vie le souvenir de la façon dont il l’avait entendu déchiffrer la partition des Maîtres Chanteurs. Mais je ne serais pas étonné que, avec tout cela, Rohde eût senti plus profondément que son ami la beauté de la musique, ou, en tout cas, qu’il eût, par nature, éprouvé plus profondément le besoin de l’émotion musicale, « Ah ! la musique ! — écrivait-il plus tard dans son journal, — c’est à elle que je dois certainement tout ce qu’il y a de poésie dans mon être intime ! Rappelle-toi, mon âme, l’enivrement bienheureux où tu étais plongée, pendant que, dans mon enfance, ma mère chantait toute sorte de lieds qui jamais depuis lors ne sont sortis de moi ! Pense au jardin enchanté où tu étais transportée, pendant que, au printemps de 1870, Nietzsche te jouait le preislied des Maîtres Chanteurs ! Ce sont là les meilleurs momens de toute ma vie. » Et le fait est qu’à chaque page, dans ce journal intime, nous trouvons des réflexions sur la musique, toujours fines et pénétrantes, attestant le rôle qu’a dû jouer cet art dans la vie intime du jeune savant. « Il y a eu bien des peintres qui n’étaient que des fabricans de tableaux, affectant une piété qu’ils n’éprouvaient pas, — écrit-il en 1874 ; — mais combien davantage il y a de ces fabricans en musique ! Est-ce que Mendelssohn, par exemple, en composant son ouverture de Buy Blas, que je viens d’entendre, a pensé quelque chose, senti quelque chose ? Et quel supplice pour l’auditeur, qui, le plus honnêtement du monde, s’ingénie à découvrir l’émotion contenue dans une œuvre où l’auteur ne s’est jamais soucié d’en exprimer aucune ! » Dans un autre endroit, il se demande si la musique peut avoir une portée morale « C’est par pure illusion que de grands musiciens comme Wagner s’imaginent pouvoir dégager de la musique une émotion morale, et fonder sur cet art une sorte de religion. Que la musique évoque et produise des émotions, oui certes ! Mais ce ne sont que des émotions de plaisir ou de peine, qui n’atteignent pas le domaine de la moralité. Le moral (ou l’immoral) ne naît que quand ces émotions se trouvent guidées et réglées par la conscience et la réflexion : or, jamais la musique ne saurait effectuer ce lien de l’émotion et de la réflexion. Son royaume est le tréfonds ténébreux du monde, où l’homme plonge, lui aussi, comme le reste des choses : mais elle ne saurait s’élever jusqu’à ce qui est proprement humain. De là son obscure puissance, son pouvoir à provoquer de vagues pressentimens : et de là son incapacité à exprimer l’individuel. Ainsi la musique est toujours innocente : elle l’est non point parce qu’elle s’élève au-dessus du mal moral, mais parce qu’elle reste au-dessous de lui. »

Et, de même qu’il a toujours eu besoin de musique, Rohde s’est toujours senti attiré pas les autres formes de l’art. Il employait tous ses loisirs à explorer les musées d’Allemagne. À vingt-quatre ans, envoyé en Italie pour compulser des manuscrits dans les bibliothèques, les fresques des églises lui faisaient oublier l’objet de son voyage ; et il écrivait à ses amis de longues lettres toutes remplies du témoignage de ses impressions artistiques. « Florence, disait-il, c’est avant tout, pour moi, Fra Angelico. J’ai lu quelque part, autrefois, qu’Overbeck n’admettait rien, dans l’art, au-dessus de Fra Angelico ; et, de loin, ne connaissant ce maître que par la gravure, je m’étonnais d’un tel paradoxe. Mais lorsque je me suis trouvé en face de ses peintures, j’ai compris peu à peu comment un artiste catholique pouvait y trouver l’expression suprême de son idéal. Le fait est que, pour la grâce enfantine, les figures de Fra Angelico sont incomparables. Et personne n’a mieux exprimé le christianisme primitif, cet évangile de l’amour qui n’a été prêché qu’aux âmes enfantines. » Dans son journal, Rohde notait des réflexions sur les caractères essentiels de la peinture de portrait, sur la part de réalisme que comporte le paysage, sur la décadence de l’art italien au début du XVIe siècle. Il s’occupait aussi beaucoup des poètes, surtout de Goethe et des romantiques allemands. La littérature allemande ne l’intéressait pas moins que les lettres anciennes : et, s’il a dû à son ami de connaître la musique de Wagner, son ami, en revanche, lui a dû de faire connaissance avec bon nombre de poètes allemands qu’il a ensuite cultivés de très près. Enfin, voici une observation qui est plus proprement le fait du philologue, et qui, cependant, ne serait pas indigne de figurer parmi les plus ingénieux aphorismes du Crépuscule des Faux Dieux : « À mesure qu’on pénètre davantage dans l’intimité d’une langue étrangère, on devient plus incapable de traduire des poèmes, ou même des ouvrages de prose, écrits en cette langue. On s’aperçoit alors qu’aucune autre langue ne peut rendre ce qu’il y a dans celle-là de spécifique, ce qui en fait à la fois l’essence et la beauté. Les langues sont comme des cercles qui peuvent se juxtaposer, mais qui n’ont ni le même centre ni des rayons égaux. »


La plupart de ces réflexions datent des années où Rohde vivait en contact quotidien avec son ami. Elles aident à comprendre l’influence que n’a pu manquer d’exercer, sur le « pur intellectuel » qu’était Frédéric Nietzsche, un condisciple qui à une telle maturité d’esprit joignait, si je puis dire, une « humanité » aussi forte et aussi variée. Et, en effet, chaque page de la biographie d’Erwin Rohde nous offre une preuve nouvelle de cette influence. À chaque page, dans ses lettres, dans son journal, nous rencontrons des pensées ou des sentimens que nous retrouverons plus tard dans les écrits de Nietzsche, mais que nous y retrouverons, développés, transfigurés, revêtus d’une beauté poétique supérieure, souvent au détriment de leur portée pratique. Erwin Rohde a été, cela me paraît désormais hors de doute, un des principaux pourvoyeurs d’idées de son illustre ami. Sur le terrain même de la philosophie et de l’histoire, c’est lui qui, avec ses habitudes d’observation positive et d’imagination vivante, lui a fait entrevoir, le premier, la profonde importance du mythe de Dionysos dans l’ancienne civilisation hellénique. « Il reste toujours à écrire un livre sur la mystique grecque, lui écrivait-il. Combien je déteste la théorie des Gœttingiens sur la gaîté du véritable hellénisme ! Dionysos a eu une influence au moins aussi vive que leur Apollon… Entre Homère et Eschyle, il y a eu en Grèce une période de profonde exaltation mystique et de profond recueillement. Jamais les âmes sérieuses de cette race unique ne se sont abaissées jusqu’à la platitude de l’optimisme moderne, qui s’en va affirmant que toutes choses s’expliquent de soi ! »

Non moins significatives sont les réflexions du jeune étudiant sur l’esclavage antique et son utilité. « Avec la suppression de l’esclavage a péri l’objet suprême de la civilisation grecque, le δύνασθαι σχολάζειν ϰαλως, » écrivait-il à son ami ; et, dans son journal, en 1868 :

Lorsque Démétrius de Phalère recensa la population d’Athènes, il trouva 21 000  citoyens, 10 000 métèques et 400 000 esclaves. C’est bien encore la proportion moyenne entre le petit nombre de ceux que la nature a appelés à diriger eux-mêmes leur vie, et la masse énorme des « éternels aveugles, » nés pour l’esclavage, marqués par la nature du sceau ineffaçable de la banalité. Souvent je m’amuse à considérer, dans les rues populeuses, les visages des passans : une morne tristesse en est l’expression constante. Ah ! comme les gens avaient raison de ranger parmi les sages l’homme qui avait résumé son expérience de la vie dans cette formule : οἱ πλεῖστοι κακοί ! Oui, « la plupart sont mauvais, » c’est-à-dire non point méchans, mais rudimentaires et incivilisables, pareils à l’animal, la tête penchée vers la terre, nés seulement pour penser à la conservation de leur misérable existence.

Dans une lettre à Nietzsche, en 1868, Rohde déclarait que, au point de vue moral, il ne parvenait pas à découvrir pourquoi « le meurtre en soi, » quelles que fussent les circonstances de son accomplissement, était tenu pour une faute grave. Et voici encore un passage de son journal :

Pourquoi, dans des poèmes comme Antigone, Faust, Tannhäuser, nos sympathies vont-elles également aux deux forces en conflit ? Pourquoi approuvons-nous à la fois la résistance des héros et leur châtiment ? Ne serait-ce point parce qu’il y aurait deux ordres distincts de moralité, dont l’un serait légitime chez certains individus d’une noblesse supérieure, tandis que l’autre conviendrait à l’état de faiblesse de l’humanité prise en bloc ? Ces héros de la résistance, lorsque nous les voyons transfigurés par le génie, ne nous ouvrent-ils pas une échappée sur le ciel profond d’un monde moral supérieur, où nous n’avons point accès ? Les mystiques ont peut-être raison lorsqu’ils affirment que, pour les purs et les saints, les règles morales nécessaires à la vie des autres hommes n’ont point de valeur.

Mais, avec toute la hardiesse d’esprit dont témoignent ces réflexions, il y a un point sur lequel Rohde est toujours resté intraitable : de même qu’il n’admettait pas qu’on réduisît le génie à une combinaison d’élémens historiques, il ne pouvait souffrir qu’on s’efforçât de ramener la vertu à une forme déguisée de l’égoïsme. Déjà durant les premiers temps de ses relations avec Nietzsche, tout en recommandant à celui-ci les maximes de La Rochefoucauld et des moralistes français du XVIIIe siècle, il dénonçait la part de dangereuse inexactitude que lui paraissaient contenir ces brillans paradoxes. Aussi éprouva-t-il un véritable déchirement intérieur lorsque, en 1878, il reçut de son ami un livre où les mêmes paradoxes se trouvaient soutenus avec une vigueur et une insistance plus marquées encore. « Si vraiment nous étions tous d’absolus égoïstes, écrivait-il à Nietzsche, — et je sais, mon bien cher ami, combien je suis cela plus que toi ! — personne ne pourrait encore nous enlever l’aiguillon qui nous avertit que nous ne devons pas être cela… Et d’ailleurs l’analyse la plus subtile, en pareille matière, ne sert de rien. Un chimiste peut me représenter le plus magniflque tableau comme un simple mélange d’élémens chimiques définis ; et, à son point de vue, il peut avoir raison : mais, s’il prétend ensuite avoir ôté à ce mélange la valeur artistique qui résulte de l’ensemble de ses élémens, quelque savant qu’il soit j’affirme qu’il se trompe ! »

D’année en année, désormais, Rohde allait avoir plus de peine à suivre son condisciple dans la voie nouvelle où celui-ci s’était engagé. « Je ne comprends pas qu’il s’imagine faire preuve de liberté intellectuelle ! écrivait-il à un ami commun, en 1882. Je ne connais qu’un seul esprit vraiment libre, parmi les grands esprits, c’est Goethe : et celui-là n’est aussi libre que parce qu’il reconnaît une valeur à toute chose, prise pour ce qu’elle est, au lieu de se permettre (comme le soi-disant libre esprit de Nietzsche, Voltaire, et ses pareils) de condamner radicalement une moitié de l’existence humaine au bénéfice de l’autre. » Il persistait à admirer le génie de l’auteur de Zarathustra : mais l’âme de celui-ci lui faisait à présent l’effet « d’habiter une région où aucune autre âme ne saurait pénétrer. »

Et Nietzsche, avec son impressionnabilité maladive, sentait cette désapprobation, sous les éloges que lui adressait Erwin Rohde : il en souffrait si cruellement, que, un jour enfin, il prit le premier prétexte venu pour se fâcher tout à fait. Avec les idées qu’on lui a vues sur l’irréductibilité du génie, et d’ailleurs avec son incompétence d’étranger, Rohde n’avait qu’une estime médiocre pour l’œuvre critique de Taine. En quels termes le fit-il entendre à Nietzsche, dans une lettre qui malheureusement ne nous a pas été conservée ? Toujours est-il que Nietzsche lui répondit par une longue lettre toute remplie des injures les plus offensantes. « Si je ne connaissais de toi que ces phrases, lui disait-il par exemple, je te mépriserais profondément pour un tel manque d’instinct et de tact. Tu peux dire sur moi-même, suivant ton habitude, toutes les sottises que tu voudras : cela est dans la natura rerum, et je ne m’attends pas à autre chose… Mais, au sujet de M. Taine, je te supplie d’être plus réservé. Des grossièretés comme celles que tu dis et penses de lui m’agacent. Je puis les pardonner à un prince Napoléon, non pas à un homme qui est mon ami ! »

Ainsi finit cette amitié, qui pendant plus de dix ans avait été un échange continuel de pensées et de sentimens, l’union profonde de deux cœurs et de deux cerveaux. La rupture eut lieu en 1887. Quelques mois après, Rohde recevait, de Turin, le tragique billet où Nietzsche lui faisait savoir que, devenu dieu lui-même, il l’admettait à partager sa divinité.


T. de Wyzewa.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1897. Voyez la Revue du 15 mai 1897.