Revues étrangères - Un Touriste anglais au temps de Shakspeare

Revues étrangères - Un Touriste anglais au temps de Shakspeare
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN TOURISTE ANGLAIS AU TEMPS DE SHAKSPEARE


Caryat’s Crudities, hastily gobled up in five Moneths travells in France, Savoy, Italy, Rhetia commonly called the Grisons country, Helvetia alias Switzerland, some parts of High Germany and the Netherlands ; newly digested in the hungry aire of Odcombe in the county of Somerset ; and now dispersed to the nourishment of the travelling members of this Kingdome, par Thomas Coryat. Nouvelle édition, 2 vol. in-8, illustrés, Glasgow, librairie Mac Lehose, 1905.


Le 14 mai de l’année 1608, un jeune Anglais, Thomas Coryat, s’embarquait à Douvres sur un bateau qui partait pour la France. Né en 1576 au village d’Odcombe en Somersetshire, où son père était pasteur, Coryat avait fait à Oxford de fortes études, et s’était ensuite acquis la faveur du prince Henri de Galles, qui lui avait procuré un emploi à la Cour. Latiniste excellent et bon helléniste, avec la figure et les manières d’un parfait gentleman, admis déjà dans l’intimité de tous les beaux esprits de Londres, les plus brillantes perspectives d’avenir s’ouvraient devant lui. Mais il avait toujours eu, dès l’enfance, le désir de voyager, pour connaître le monde : et bientôt ce désir était devenu si vif qu’il ne s’était plus senti la force de lui résister. Venise, en particulier, l’attirait invinciblement, cette « très glorieuse, incomparable, et vierge cité, » dont il venait de lire l’histoire, écrite par le cardinal Contarini, et « fort élégamment traduite en anglais. » Si bien que, abandonnant son emploi, il avait résolu de se mettre en route pour l’aller voir de ses yeux, malgré toutes les difficultés et tous les dangers d’une telle entreprise. Grâce, sans doute, à l’appui du prince de Galles, il avait réussi à obtenir du Conseil Privé la permission de sortir du royaume : rare et précieux privilège en un temps où s’observaient encore, dans leur rigueur, les précautions prises naguère par la prudente Elisabeth pour empêcher que les gentilshommes anglais, au contact des mœurs françaises ou italiennes, fussent tentés de se relâcher de leur indignation protestante contre « l’idolâtrie. » Il n’avait pas négligé non plus de « s’assurer, » avant son départ, suivant une coutume alors si constante que son éminent ami et confrère, M. William Shakspeare, nous en a gardé la trace dans sa belle Tempête. A un certain drapier de son comté, nommé Jacques Starre, Coryat avait remis cinquante marcs d’argent, moyennant promesse écrite de recevoir le double de cette somme au cas où, par miracle, il reviendrait vivant de son aventure. Enfin il s’était fait donner, à Londres, une lettre d’introduction pour l’ambassadeur anglais à Venise, sir Henry Wotton. « Quelque plaisir ou contentement que l’on puisse retirer d’une bonne compagnie, d’études libérales, ou d’un discours varié, — disait la lettre, — vous trouverez tout cela en M. Thomas Coryat. » L’auteur de la lettre ajoutait encore qu’il avait « recommandé au voyageur d’emporter avec lui deux choses : une extrême discrétion et de l’argent ; » mais force avait été à Coryat de se conformer, sur ce second point, à la loi qui défendait à tout sujet anglais d’avoir sur lui, en quittant le royaume, plus de cinq livres sterling en or ou billon. Et ainsi, ayant heureusement terminé tous ses préparatifs, — parmi lesquels je ne dois pas oublier de mentionner l’achat d’une paire de souliers plats à doubles semelles, — il avait pris congé de ses amis, et s’était bravement embarqué dans le port de Douvres, à destination de Calais.

Voyageant le plus souvent à pied, et n’ayant d’autre langue à son service que le latin, il visita tour à tour la France, la Savoie, le nord de l’Italie, séjourna près de trois mois à Venise, parcourut ensuite les Grisons, la Haute-Allemagne, et les Pays-Bas, d’où il revint à Londres, le 1er octobre, un peu moins de cinq mois après son départ. Son voyage, d’un bout à l’autre, n’avait été pour lui qu’un ravissement ininterrompu. « En vérité, nous dit-il lui-même, telles sont l’exubérance et la surabondance des plaisirs exotiques ouverts aux voyageurs que, pour ma propre part, j’ai cueilli une satisfaction plus entière et plus douce, durant ces cinq mois employés à explorer les divers pays où je suis allé, que je n’avais fait durant toute ma vie précédente en Angleterre, c’est-à-dire en l’espace de trente-deux ans. » Hélas ! le retour lui réservait de cruelles épreuves. Son drapier, Jacques Starre, apparemment, ne s’était engagé à lui donner cent marcs que parce qu’il comptait bien ne jamais le revoir : le fait est qu’il se refusa obstinément à les lui donner, et que le pauvre Coryat eut à le poursuivre en justice. Encore ne fut-ce qu’un incident de peu d’importance, en comparaison des fatigues et des humiliations que dut subir notre voyageur lorsque, ayant achevé d’écrire le récit de son pèlerinage, il se mit en quête d’un imprimeur pour le publier. Deux années se passèrent en vaines démarches. Lettres, visites, recommandations, tous les moyens échouaient à convaincre les imprimeurs anglais de l’avantage qu’il y aurait pour les lettres anglaises en général, et pour leur commerce en particulier, à publier un ouvrage tel que celui-là, d’un genre aussi nouveau et aussi hasardé. Heureusement la patience de Coryat était grande, et non moins grande son ingéniosité. Pour imposer son livre au respect des imprimeurs et de leurs cliens, il imagina de demander à tous les poètes de sa connaissance, vieux et jeunes, illustres ou obscurs, un ou plusieurs éloges de son livre, en vers de telle langue qui leur conviendrait. Il obtint, de cette façon, une centaine de poèmes, qu’il s’empressa de copier en tête de son manuscrit. Il en obtint de Ben Jonson et de Drayton, de John Donne et de John Chapman : de grandes odes pindariques, des sonnets, des épigrammes et des acrostiches, en anglais, en latin, en grec, en langue macaronique, ou même dans une langue nouvelle que son inventeur, un certain Henry Peacham, intitulait « la langue utopienne. » Avec un empressement qui suffirait à témoigner de l’estime affectueuse où ils tenaient leur ami, tous les poètes anglais avaient profité de l’occasion pour épancher librement, à la fois, leur pédantisme et leur goût naturel d’excentricité : car il n’y a pas jusqu’aux plus savans de leurs poèmes sur Coryat dont l’intention ne soit toute comique, au point que je me demande même si, tout en estimant fort le a pédestrissime Odcombien, » ses confrères ne se sont pas donné le mot pour se moquer de lui. Seul un poète français, le Parisien Jean Loiseau de Tourval, semble avoir pris son sujet au sérieux ; et la médiocrité de ses vers ne les empêche point d’être les seuls, dans toute la série, qui puissent vraiment servir de préface au livre de Coryat, en nous donnant une idée du caractère de l’auteur et de son mérite. Par exemple :


Et certes ne croy pas qu’oncques du monde l’œil
Ait vu, ou puisse voir un qui luy soit pareil.
Vray bon homme, si doux et si plein d’innocence,
Que son plus haut savoir luy est comme ignorance
Nouveau Ulysse à pié, dont les voyages longs
Ont bien montré qu’il a l’esprit jusqu’aux talons,
Voire jusqu’aux souliers, tant cette âme benoiste
Se délecte d’emplir un double cuir de beste.


L’ingénieuse idée de Coryat eut-elle vraiment le succès qu’il, en avait espéré ? Je le croirais d’autant plus volontiers que libraires et public, à cette heureuse époque, préféraient le moindre recueil de vers, même en latin ou en « langue utopienne, » à la prose anglaise la plus amusante. Du moins est-il que, trois ans après son retour, en 1611, le « pédestrissime » touriste trouva simultanément deux imprimeurs, dont l’un, T. Thorp, consentit à publier la série des Poèmes Panégyriques, tandis que l’autre, William Stansby, imprima tout ensemble et les susdits poèmes et l’ouvrage en prose qu’ils s’accordaient à louer. En un gros volume de près de 700 pages parurent donc, cette année-là, les Crudités de Coryat, hâtivement gobées pendant cinq mois de voyage en France, en Savoie, en Italie, en Rhétie, communément appelée le Pays des Grisons, en Helvétie ou Suisse, en quelques parties de la Haute-Allemagne et des Pays-Bas ; digérées ensuite dans l’air apéritif d’Odcombe en Somerset ; et maintenant dispersées pour l’aliment des sujets de ce royaume qui veulent voyager, par Thomas Coryat.

Le volume était illustré de quelques gravures, dessinées par l’auteur lui-même ou d’après ses indications, et représentant les objets qui, dans son voyage, l’avaient frappé le plus vivement. Les deux principales figuraient le fameux tonneau de Nuremberg, avec Coryat debout au sommet, un bocal en main, et la mémorable entrevue de Coryat, à Vienise, avec la belle courtisane Marguerite-Émilienne. Mais surtout l’effort graphique de l’auteur s’était employé au frontispice du livre, où, autour du titre singulier que je viens de traduire, il avait disposé une série de petites images reproduisant, ou plutôt symbolisant, les incidens les plus notables de son expédition, depuis les effets produits sur lui, entre Douvres et Calais, par le mal de mer, jusqu’à la mésaventure qui lui était arrivée à Venise, lorsque son gondolier, sous prétexte de n’avoir pas compris ses instructions, l’avait conduit dans la maison d’une « femme irréligieuse, » et que celle-ci, devant son refus de monter chez elle, lui avait lancé à la tête une pluie de pommes.

Et sans doute l’audacieux William Stansby n’eut pas à regretter de s’être risqué dans cette aventure : car le livre fut aussitôt très favorablement accueilli, et ne cessa point, depuis lors, d’être réimprimé pendant plus d’un siècle. Puis, à mesure que l’habitude des voyages se généralisait, l’oubli tomba peu à peu sur ce Guide que des centaines d’autres, plus conformes au goût nouveau, avaient remplacé. Le public anglais finit par ignorer jusqu’au nom de Coryat. Aussi ne saurait-on trop louer les éditeurs de Glasgow qui, pour le lui rappeler, viennent de réimprimer les Crudités telles absolument qu’elles sont sorties jadis des presses de Stansby, avec les Poèmes Panégyriques, les préfaces et appendices de l’édition originale, et le fac-simile de toutes les images. L’œuvre de Coryat nous est restituée là dans sa fraîcheur et son étrangeté, prête à nous ravir comme elle a ravi les Jonson et les Donne, comme elle doit avoir ravi, — bien que nous n’en ayons aucun témoignage formel, — le poète de Romeo et du More de Venise, dans sa paisible retraite de Stratford- sur-Avon.


J’avoue que j’y ai pris, pour ma part, un plaisir merveilleux, et plus qu’à aucun livre que j’aie lu depuis bien longtemps. Car d’abord les Crudités de Coryat, si elles avaient de quoi instruire les contemporains de l’auteur, sont peut-être encore plus instructives pour un lecteur d’à présent, surtout lorsqu’il connaît un peu les pays qu’elles dépeignent. Le bon touriste anglais avait beau se hâter, et ne pas savoir la langue des villes qu’il traversait, et se défendre d’en observer de trop près les institutions politiques : comme il avait la passion des voyages, il en avait aussi le génie, et quelques heures lui suffisaient non seulement pour visiter les monumens d’une ville, mais pour en comprendre d’instinct le caractère propre, pour en sentir très finement le charme ou encore les défauts : sans compter qu’en chaque ville son premier soin était de lire, dans quelque vieux livre latin, l’histoire du passé de la ville et sa description. Comparées, notamment, aux intéressans Voyages du Lyonnais Monconys, ou à ceux du prêtre bolonais Locatelli, dont M. A. Vautier vient de nous offrir une belle traduction[1], les Crudités, antérieures d’un demi-siècle à ces deux ouvrages, nous semblent infiniment plus proches de nous, en dehors même de leur éminente supériorité littéraire. Rien de ce que nous y trouvons ne nous est indifférent. A Paris, à Lyon, à Venise, à Francfort, l’auteur nous renseigne précisément sur ce qu’il nous importe le plus de voir par ses yeux : sur les églises, les palais, les maisons particulières, sur l’aspect des rues, sur les cérémonies religieuses ou profanes, sur les mœurs des habitans, leurs costumes, ce qu’ils mangent et comment ils mangent. Son livre est un document historique des plus précieux ; et j’ajoute que c’est bien un Guide tel que nous les aimerions aujourd’hui, c’est-à-dire écrit par un voyageur qui, curieux de toutes choses, ne cherche pourtant en elles que son propre plaisir, et toujours les décrit surtout au point de vue de la part de beauté qu’il découvre en elles. Ce qui le touche le plus, à tous les coins de l’Europe, c’est une belle église ou un beau tableau, un jardin peuplé d’élégantes fontaines, un savant concert d’instrumens et de voix, l’ombre d’un grand poète hantant les lieux où il a vécu, ou bien encore un joli visage de femme, que ce soit, à Amiens, sous la coiffe d’une nonne, ou, à Bâle, sous le chapeau pointu d’une riche bourgeoise. Le tour d’Europe d’un poète, doublé à la fois d’un érudit et d’un chercheur d’aventures, voilà ce qu’est vraiment le récit de Coryat.

Il est écrit d’un style le plus savoureux du monde, profondément anglais quant à la structure des phrases et à l’emploi des termes, mais avec cela si imprégné d’ « humanisme » que tous les mots y ressortent en un relief vivant, comme ils font pour nous dans un texte latin. Non pas que Coryat ait été en aucune façon un écrivain de génie, car on sait que le moindre des lettrés anglais, au temps de Shakspeare, maniait sa langue avec une adresse et une aisance admirables ; mais c’était, à coup sûr, un « voyageur » de génie, et il ne lui en a point fallu davantage pour approprier son style au genre nouveau qu’il traitait, pour le varier de proche en proche suivant la nature des sujets, pour y mêler constamment l’émotion et la drôlerie, la gravité classique et la conversation familière. Malheureusement, la qualité d’un style, dans une langue étrangère, est toujours chose indéfinissable ; et je ne puis guère songer, non plus, à résumer ici ce qu’il y a dans les observations de Coryat qui leur mériterait, à mon sens, d’être lues et méditées par les historiens de tous les pays. Mais plus encore que l’agrément de son style, et que l’importance historique de son témoignage, c’est la figure même de Coryat qui m’a diverti et touché, telle que je l’ai vue se dessiner à toutes les pages de son livre ; et c’est elle seulement que je vais essayer de décrire en un rapide croquis, faute de pouvoir mieux m’acquitter envers le « pédestrissime Odcombien » du plaisir inattendu que m’ont procuré les heures que je viens de passer en sa compagnie.


Mais, au reste, le portrait de Coryat nous est peint déjà par l’un de ses panégyristes, le poète parisien Jean Loiseau, dans les vers que j’ai cités :


Vray bon homme, si doux et si plein d’innocence
Que son plus haut savoir luy est comme ignorance.

Certes, le portrait aurait besoin de quelques petites touches complémentaires. Ainsi Loiseau a négligé de noter, entre autres choses, que ce « vray bon homme » est, essentiellement, un Anglais. Avec tout son enthousiasme de poète, il apporte à ses observations un esprit méthodique et précis, ne manquant jamais, dans une ville, à s’enquérir du nombre des habitans, de la valeur des monnaies, de la distance exacte entre cette ville et l’étape suivante, et s’indignant fort d’une coutume qu’il remarque dans le pays des Grisons, où, « quand un étranger demande, en chemin, à combien de lieues il est d’un endroit, l’indigène interrogé ne lui répond pas : tant et tant, mais lui dit en combien d’heures il y parviendra ; réponse dont un voyageur ne se satisfait que très imparfaitement, étant donné que tout le monde ne marche pas avec la même vitesse : car quelques-uns peuvent aller plus loin en une heure que d’autres en trois. » Pareil à ses successeurs anglais de 1905, Coryat aime encore à emporter des souvenirs des lieux qu’il visite. Au départ de Lanslebourg, il ramasse une pierre où il croit découvrir des traces de métal. « J’avais l’intention de la rapporter en Angleterre ; mais un de mes compagnons, à qui je l’avais confiée pour qu’il me la gardât, l’a perdue. » A Brescia, il pousse la hardiesse jusqu’à voler, dans une église, un ex-voto de cire, « ce qui, si l’on s’en était aperçu en temps, m’aurait peut-être valu de tomber entre les mains de l’Inquisition. » Il rapporte aussi, de son voyage, une fourchette ; et voici en quels termes il nous fait part de cet événement :


Je mentionnerai ici une chose dont j’aurais dû déjà parler plus haut, en décrivant la première ville d’Italie où je me suis arrêté. Car j’ai observé, dans toutes les cités italiennes que j’ai traversées, une coutume qui n’existe dans aucun autre des pays que j’ai vus. Les Italiens, comme aussi la plupart des étrangers qui séjournent en Italie, emploient toujours, à table, une petite fourche pour couper la viande. Tandis qu’avec leur couteau ils tranchent la viande sur le plat, de l’autre main ils maintiennent cette viande, sur le plat, avec la susdite fourche. Et la raison de cette curieuse coutume est que les Italiens ne peuvent en aucune façon souffrir que l’on touche à leur plat avec les doigts, attendu que tout le monde n’a pas les doigts également propres. Sur quoi j’ai trouvé bon, moi-même, d’imiter la coutume italienne, non seulement pendant que j’étais en Italie, mais aussi en Allemagne, et souvent même en Angleterre depuis mon retour : lequel fréquent usage de ma fourchette m’a un jour valu les railleries de mon savant ami M. Laurent Whitaker, qui, dans sa joyeuse humeur, n’a pas hésité à m’appeler furcifer, c’est-à-dire porte-fourche, — mais seulement parce que j’employais une fourche à table, et non point pour d’autres causes.

Dirai-je que l’origine anglaise de Coryat se manifeste aussi dans son goût pour le vin ? Non, mais je ne puis m’empêcher de la retrouver dans l’insistance qu’il met à nous faire croire qu’il boit très modérément, tandis qu’à chaque page il est forcé de nous avouer que le vin de tel pays l’a rendu malade, ou de nous avertir que celui de tel autre risque de nous jouer de vilains tours si nous en abusons. À Heidelberg, peu s’en est fallu qu’il n’eût à passer la nuit sur le fameux tonneau sur lequel il s’est ensuite représenté debout et triomphant, le hanap en main. « Car un gentilhomme de la cour m’a accompagné jusqu’au faite du tonneau et m’a exhilaré de deux bonnes gorgées de vieux vin du Rhin. Mais je te conseille, aimable lecteur, qui que tu sois, qui as l’intention de voyager en Allemagne, et peut-être de voir Heidelberg, et peut-être aussi ce tonneau avant de sortir de la ville ; je te conseille (dis-je), si par aventure tu montes, sur ce tonneau pour goûter au vin, de n’en boire, en ce cas, que raisonnablement, et non pas autant que les dignes Allemands t’engageront à en boire. Car pour peu que tu dépasses la quantité de vin qui te sied, il pourra bien t’arriver d’avoir le cerveau envahi d’un tel tournoiement que tu auras peine à trouver ton chemin jusqu’au bas de l’échelle, qui est fort raide, sans une dangereuse précipitation. »

Un autre trait bien caractéristique du caractère de Coryat, — et celui-là, en vérité, aussi peu anglais que possible, — c’est que le pauvre garçon est d’une poltronnerie singulière. Il a peur des brigands, des chevaux trop rapides, des routes de montagnes, de l’Inquisition ; il a peur de tout. En Savoie, effrayé de la hauteur d’un chemin où il chevauchait, « très prudemment il descend de son cheval et le conduit par la main pendant l’espace d’au moins un mille et demi, tandis que ses compagnons, bien trop aventureux, continuent de rester à cheval, sans crainte de rien. » À Milan, comme il visite la citadelle, le voici qui s’imagine qu’un soldat espagnol le prend pour un Flamand : sur quoi il s’enfuit au galop, convaincu que l’Espagnol s’apprêtait déjà à le lapider. À Venise, dans une rue du Ghetto, il s’efforce de convertir un rabbin au protestantisme ; mais d’autres Juifs, ne comprenant point le colloque latin, se groupent autour de lui et lui parlent dans leur langue ; ce qui suffit pour que l’apôtre anglican se persuade que ces infidèles veulent le massacrer ; et de nouveau il s’enfuit, et accueille comme un vrai miracle la rencontre qu’il fait d’un compatriote, au tournant de la rue. Je pourrais citer vingt autres exemples pareils ; mais de telles aventures risquent de perdre tout leur charme à être ainsi dépouillées de la couleur que leur prêtent l’émotion et l’esprit du narrateur. Mieux vaut n’en citer qu’une, prise un peu au hasard, et la laisser raconter par Coryat lui-même :


Un accident notable m’arriva en chemin, avant mon entrée dans la ville de Bade. Le hasard voulut que je rencontrasse, sur la route, deux de ces paysans qu’on appelle communément des bauers ; lesquels, étant vêtus d’habits misérables, provoquèrent en moi une grande terreur. Car je craignais ou bien qu’ils me coupassent la gorge, ou m’enlevassent mon or, que je portais cousu dans mon pourpoint, ou me dépouillassent de mes vêtemens qui, d’ailleurs, ne leur auraient offert qu’un pauvre butin, attendu que, les susdits vêtemens n’étant faits que de futaine et râpés jusqu’à la corde, — mon manteau seul excepté, — ces paysans n’auraient même pas pu se payer un souper ordinaire avec tout l’argent qu’ils en auraient tiré. Et alors, dans la crainte où j’étais ainsi de quelque danger imminent, je m’avisai d’une action qui est bien la plus politique et la plus subtile que j’aie faite depuis que je vis. Étant arrivé à une petite distance de ces hommes, très courtoisement je leur ôtai mon chapeau, et, très humblement, comme un frère mendiant, je leur demandai un peu d’argent, ainsi que, du reste, j’ai essayé de le figurer au frontispice de mon livre. Je leur ai demandé cela dans une langue qu’ils n’entendaient guère, à savoir en latin ; mais j’exprimais mon désir par tant de gestes et de signes qu’ils comprirent très bien ce que je voulais d’eux. Et ainsi, par cette insinuation de mendicité, non seulement je mis mon existence à l’abri d’un assaut possible des susdits paysans, mais, en outre, j’obtins d’eux ce dont je n’avais ni besoin ni attente : car ils me donnèrent tant de leur monnaie de cuivre, appelée fennies, — pour si pauvres qu’ils fussent, — que cela suffit à payer la moitié de mon souper, ce même soir, à Bade : c’est-à-dire que je reçus d’eux environ quatre pence et un demi-penny.


Peut-être estimera-t-on que l’action de Coryat, en cette circonstance, était en effet un peu bien « politique ; » mais est-ce que déjà le récit qu’il en fait, et tous les autres passages que j’ai cités de son livre, ne permettent point d’apercevoir le « vray bon homme » dont nous parle le poète Loiseau ? Toutes ses actions et toutes ses pensées, le « pédestrissime Odcombien » les met à nu devant nous ; ou bien, quand par hasard il s’efforce de nous les cacher, telle est la transparence ingénue de son âme que son effort, sans nous tromper un instant, contribue simplement à nous mieux divertir. Le voyageur s’aperçoit-il, en rédigeant son récit, qu’il a oublié certaine réponse à l’une de ses questions ? il nous demande la faveur de taire cette réponse jusqu’au retour de son voyage suivant, « pour un motif très grave, mais secret, et qu’il est forcé de garder pour lui. » Il faut voir avec quelle charmante et touchante humilité il s’excuse de ne pouvoir nous parler que par ouï-dire de tel monument qu’il n’a pas eu le temps de visiter lui-même, ou encore d’avoir, par distraction, dans nombre de villes, négligé de visiter des monumens qu’il aurait dû nous décrire. Ces monumens sont, en général, des universités, des écoles, et d’autres institutions qui n’auraient eu à lui offrir que des jouissances sévères : tandis qu’il s’est bien gardé de manquer jamais une foire, une fête publique, ou la parade d’un faiseur de tours. A Venise, comme je l’ai dit, il s’est fait un devoir d’entrer dans la maison d’une courtisane : non pas de celle qui, du haut de son balcon, lui a jeté des pommes à la tête, mais d’une autre, cette charmante Marguerite-Emilienne dont il a tenu à nous dessiner le portrait, grande et mince, la gorge nue sous deux rangs de colliers, et accueillant son hôte d’un geste de princesse. Longuement il nous détaille les toilettes de la dame, ses meubles, ses bijoux, et l’agrément orné de son entretien. Mais à peine a-t-il fini qu’il s’épouvante de son audace, et, non moins longuement, s’ingénie à dissiper les mauvais soupçons du lecteur.


Ainsi je t’ai décrit les courtisanes de Venise : mais, parce que je t’ai rapporté sur elles tant de détails que peu d’Anglais qui ont vécu à Venise pourraient t’en rapporter autant, — ou du moins, à supposer qu’ils le puissent, ils se garderont bien de le faire, de retour chez eux, — l’idée me vient que tu vas m’accuser d’immoralité, et, dire que je ne connaîtrais pas tous ces sujets sans une expérience personnelle. A quoi je répondrai que, encore bien que j’eusse pu les connaître sans une expérience personnelle, cependant, pour me mieux satisfaire, je suis allé dans une des nobles maisons de ces femmes, — oui, je le confesse ! — afin de voir leur manière de vivre, et d’observer leur conduite. Mais je ne l’ai pas fait avec l’intention qui a conduit autrefois Démosthènes chez Laïs, et au contraire, plutôt, comme nous lisons que l’ermite Paphnuce est allé chez Thaïs, — bien que je ne me flatte point que mes discours aient eu le même effet salutaire que ceux de Paphnuce… En conséquence de quoi, je le requiers avec instance, très candide lecteur, de me juger aussi charitablement, quoique je l’aie décrit tout au long une courtisane vénitienne, que je te jugerais moi-même sur pareille requête !


Ainsi s’amuse, et nous amuse, ce grand enfant, « si doux et si plein d’innocence, que son plus haut savoir luy est comme ignorance. » Protestant zélé, il essaie d’abord de se défendre contre le charme poétique et l’émouvant ; e beauté des cérémonies de ce culte « papiste » qu’on lui a appris à haïr par-dessus toutes choses. A Paris, notamment, s’étant logé chez un huguenot « blessé dans les guerres civiles, » et dont l’âpre ferveur aura sans doute stimulé la sienne, il ne tarit pas en sarcasmes et en imprécations anti-catholiques : Notre-Dame même lui paraît aussi laide que lui a paru belle, l’avant-veille, la cathédrale d’Amiens, où il était seul. Mais à Lyon, déjà, sa mauvaise humeur s’atténue. Il admire les églises, s’attarde volontiers à visiter les couvens, et goûte, dans la société des moines, un plaisir dont nous sentons qu’il est tout étonné. En Italie, il ne peut plus entrer dans un couvent sans s’émerveiller de l’atmosphère de simple et heureuse piété qui imprègne les vieux cloîtres peints à fresque, et les vastes jardins silencieux ; et chaque jour il se félicite, comme d’une chance exceptionnelle, de l’exquise courtoisie d’un jésuite ou d’un cordelier. Ce n’est qu’en arrivant à Zurich que son zèle se rallume contre l’idolâtrie, contre l’invraisemblance des prétendues reliques des saints, et les autres erreurs de la superstition papiste : ce qui ne l’empêche point d’admirer pieusement, dans cette ville, certaine église dont les dignes pasteurs qui l’accompagnent lui affirment qu’elle a été bâtie de la main d’Abraham. Protestant à Bâle, à Strasbourg, il s’en faut de très peu qu’il ne devienne catholique à Spire et à Cologne : tant son âme d’enfant est toujours prête à subir l’action de son entourage ! Et vingt fois, en quittant une ville, il se jure que c’est dans cette ville qu’il viendra mourir.


Hélas ! la destinée ne devait point lui permettre de revoir jamais ni Mantoue, où il rêvait de« venir passer le reste de ses jours en divines méditations parmi les très saintes Muses, » ni Venise, dont il prêterait le séjour à l’offre qu’on aurait pu lui faire « des quatre plus riches manoirs du Somersetshire, » ni aucune de ces cités de Suisse et d’Allemagne qu’il nous avait promis de nous décrire plus à fond, « très prochainement. » Car à peine eut-il enfin réussi à faire imprimer ses Crudités que déjà sa passion des lointaines aventures l’entraîna sous des cieux nouveaux, à Smyrne, à Jérusalem, en Perse, en Indoustan ; et sans doute il s’apprêtait à rédiger le récit de ce second voyage, lorsque, à Surate, en décembre 1617, une petite débauche de vin d’Espagne lui valut un « flux de ventre, » dont il mourut quelques jours après. Du moins avait-il eu la précaution, avant de quitter l’Angleterre une seconde fois, et pour empêcher que sa mémoire périt avec lui, de suspendre à l’un des piliers de l’église d’Odcombe les souliers qui l’avaient conduit à sa chère Venise : relique vénérable que ses concitoyens ont conservée là pendant plus de deux siècles, mais dont désormais l’image seule nous reste, dans le livre de Coryat, symboliquement encadrée d’une couronne en feuilles de laurier.


T. DE WYZKWA.

  1. Voyage de France (1664-1665). Relation de Sébastien Locatelli, 1 vol. in-8o Paris, Alphonse Picard et fils, 1905.