Revues étrangères - Un Roman historique autrichien

Revues étrangères - Un Roman historique autrichien
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN HISTORIQUE AUTRICHIEN


Stephana Schwertner, par E. de Handel-Mazzetti. 1 vol. ; Munich, 1913.


Aux environs de l’année 1615, la population de l’antique cité autrichienne de Steyer et des villages d’alentour, en majorité protestante, s’est choisi pour « Juge, » — c’est-à-dire pour maître et souverain tout-puissant, — le riche armurier Joachim Handel, homme d’une intelligence subtile et d’une volonté indomptable, mais profondément convaincu de l’impossibilité de réaliser aucun des grands projets qu’il a formés pour la gloire de sa patrie aussi longtemps que celle-ci n’aura pas été débarrassée des derniers vestiges des scandaleuses et funestes « ténèbres » catholiques. Le nouveau juge de Steyer s’en est bien allé jurer solennellement à Lintz, devant une assemblée de magistrats dont la plupart appartenaient comme lui à la religion réformée, qu’il ne manquerait point d’accorder « la même justice à tous, pauvres ou riches : » mais « ceux qui l’écoutaient comprenaient la signification particulière que revêtait, dans sa bouche, chacune des formules du serment traditionnel. » Ils savaient que, « lorsque Joachim Handel parlait de justice, il entendait surtout le droit de professer librement l’Évangile, sans que jamais son respect des lois pût l’empêcher de faire sentir aux ennemis de cette liberté le tranchant de son glaive. » Déjà, en effet, maintes églises « papistes » ont été fermées, maints pèlerinages interdits, maints emblèmes détruits, sur les ponts, aux coins des rues, ou sur les façades des édifices publics, — tout cela sous des prétextes où la haine ouvertement proclamée des susdites « ténèbres » se mêlait toujours d’un certain souci apparent de la légalité. Et voici que, depuis quelques jours, un autre affront plus cruel encore a été infligé aux catholiques de Steyer ! Joachim Handel a recueilli auprès de lui, ou du moins installé dans la ville et pourvu de fonctions officielles un apostat, devenu pasteur luthérien après s’être naguère enfui de la vénérable abbaye de Garsten, aux portes de Steyer, où longtemps il avait vécu sous l’habit religieux ! Cette fois la mesure est comble. Dans le pieux élan de son indignation, le vieil abbé de Garsten, — trop malade pour pouvoir se rendre à l’Hôtel de Ville, — a prié le juge de venir le voir au monastère, afin de recevoir de sa bouche « une plainte concernant au plus haut point l’intérêt public de Steyer. »

Le fait est que le saint vieillard agonise, dans sa cellule. Autour de lui s’empressent son prieur, qui bientôt sans doute va se trouver appelé à lui succéder, et le jeune frère Albert, véritable enfant spirituel du mourant, le seul de tous ses moines qui, avec une éloquence égale à son intrépide courage, ait osé tenir tête au persécuteur de la foi.


Le vieil abbé mourant se tient assis dans un misérable fauteuil délabré, l’état de son cœur ne lui permettant pas de reposer dans un lit. Ses membres, autrefois d’une vigueur gigantesque, mais brisés à présent par la maladie, sont recouverts d’un habit rapiécé. Ses cheveux blancs trempés de sueur se collent à son front, profondément creusé ; ses yeux éteints, à demi fermés, semblent regarder fixement par la fenêtre la campagne grise, toute noyée de brume ; et ses lèvres bleuies se meuvent sans arrêt, comme s’il priait ou bien s’entretenait avec soi-même...

Un bruit lointain de sabots de chevaux parvint dans la vaste cellule aux murs dégarnis ; et l’on entendit retentir faiblement la cloche de la porte d’entrée.

Deus in adjutorium ! murmura le prieur, avec un signe de croix.

Puis il rabattit son capuchon sur ses oreilles, et s’élança au dehors. Dans le corridor, des novices accouraient au-devant de lui, tout effarés :

— Voilà le Juge de Steyer avec son fils, le lieutenant de la ville !

Dans la cellule de l’abbé, c’est maintenant un homme solide et dispos qui se dresse fièrement sur son siège, affermissant une dernière fois, sous son habit, les membres paralysés par la longue souffrance. Il a vivement écarté l’un des frères qui, la mine blême d’angoisse et de peur, lui offrait un verre d’élixir ; mais au frère Albert, qui passait sans bruit en priant et se hâtait de cacher un reliquaire vénéré, pour le mettre à l’abri des yeux de l’hérétique, le vieillard a dit, impérieusement :

— Mon fils, reste près de moi ! Et puis, lorsque tu verras que les forces m’abandonnent, prends la parole à ma place ! Il faudra qu’à nous deux nous vainquions Satan !

Déjà du corridor s’élève un bruit d’armes, que dominent deux voix nettes et sonores.

— C’est Handel ! dit l’abbé d’un accent irrité. Et l’autre voix, je la reconnais aussi : c’est celle d’un jeune garçon, du bâtard de Handel ! Non pas son fils légitime, non ! La femme qui est venue de Genève, jamais elle n’a été l’épouse de Handel. Car le rite calviniste est pour nous sans valeur, et c’est d’après ce rite qu’il s’est uni à elle, tout de même que, plus tard, il l’a enterrée à la manière calviniste ! Je me trouvais alors à Glink, où elle est morte, et je le sais bien. Ce Courtelion, comme il s’appelait, se faisait passer pour leur intendant : mais c’était un prédicant calviniste. Je le sais bien !

Devant la porte, le prieur, d’une voix plaintive et déférente, murmurait : « Faible, oh ! bien faible. » Puis on entendit la basse vigoureuse de l’aîné des Handel, exprimant l’espoir que les moines allaient appeler un médecin, et donner au malade les remèdes que requérait son état. Après quoi, un poing robuste ouvrit la porte de la cellule, et les deux figures imposantes apparurent sur le seuil. L’un des deux hommes était vêtu d’une robe noire de magistrat, par-dessus laquelle flottait une ample pelisse. L’autre, le plus jeune, portait l’uniforme blanc et bleu de la milice municipale de Steyer ; et à côté d’eux, humblement, se glissait le prieur.

Joachim Handel, en entrant, chercha d’un coup d’œil rapide l’homme qu’il croyait étendu sur son lit de mourant ; et il fut surpris de le voir assis sur son fauteuil, ferme et droit, malgré l’ombre terrible de la mort sur son visage, avec près de lui, dans une attitude pleine de fierté, cet autre moine, cet odieux braillard et excitateur des passions populaires, qui allait bientôt se trouver l’unique ennemi de son légitime pouvoir.

— Messire abbé, l’on m’a prié de me rendre ici avec un témoin, pour recevoir une plainte ! Me voici, et voici mon témoin ! De quoi s’agit-il ?

Handel est un puissant seigneur, et tous ces moines ne sont que de bien pauvres créatures devant lui, et le fait qu’il ait daigné venir est une grâce royale : mais c’est de quoi il ne laisse rien apparaître, dans son attitude. Sa voix est contenue, ainsi qu’il sied dans la chambre d’un malade ; et des égards se devinent dans son pas lent et calme jusqu’au fauteuil de l’abbé. Au contraire, le jeune guerrier, son fils, s’avance d’un pas bruyant et martial, avec le désir évident d’imposer respect au vieux frocard. Que celui-ci soit mourant, personne ne l’en a informé.

Aussi s’étonne-t-il grandement de ce qu’il aperçoit, en pénétrant dans la cellule. Appuyé sur sa longue épée, il considère le vieillard, de ses yeux noirs et brillans. « Mais cet homme-là paraît malade ? On dirait qu’il va mourir ! Et logé comme un paysan, avec son pauvre habit loqueteux ! »

Le malade a saisi fortement les bras du fauteuil, aspiré profondément pour retrouver son souffle ; et puis, d’une voix grave et distincte :

— Seigneur Handel, vous êtes venu, par ce mauvais temps ! Je vous remercie.

— Inutile de me remercier ! dit Handel. Mais de quoi s’agit-il ?

Alors l’abbé parla, un poing appuyé sur son cœur, et maintenant d’un ton qui fit trembler le prieur, à demi caché derrière le fauteuil ;

— Il s’agit d’un grand scandale, seigneur Handel ! Un homme qui a couvert de honte son monastère et moi, un nommé Romulus Kern, est revenu à Steyer et s’est vu accueilli dans la maison de vos prédicans, et cela, suivant ce que l’on dit, sur vos propres ordres. Est-ce vrai ?

Handel répondit, avec un calme glacé :

— Oui, c’est vrai ! Mais cela est mon affaire, et je n’ai pas à m’en occuper avec vous !


Longuement la discussion, la querelle se poursuit, entre l’inflexible magistrat protestant et le vieil abbé. Mais peu à peu les forces de ce dernier s’épuisent ; et soudain les assistans le voient se pencher en avant, s’affaisser lourdement sur l’épaule du prieur.

Le frère Cyrille courut allumer le cierge des agonisans : on vit passer sa lueur vacillante, comme un oiseau égaré, à travers la cellule maintenant tout envahie de ténèbres. Le frère infirmier s’élança vers la porte, et, d’une voix angoissée, cria au sacristain, qui attendait dans le corridor :

— Vite, sonnez la cloche ! Faites apporter les sacremens ! Le père abbé est in extremis !

Et presque aussitôt la voix grêle de la cloche de primes fit entendre sa plainte ; et dans les cloîtres silencieux s’éleva une rumeur pareille à celle d’une cité de morts brusquement réveillée.

Le frère Albert alla au foyer, prit des cendres refroidies, les jeta sur le sol ; et puis, avec l’aide du frère Cyrille, il étendit le mourant sur ce lit de cendres. Puis Albert souleva la tête blanche de l’abbé, et se mit à réciter le Credo. Au moment où il disait : Et unam sanctam catholicam, une voix à peine sensible répéta le mot : sanctam ! Après quoi, la poitrine du vieil abbé se gonfla, une fois encore, et retomba ; ses membres décharnés se raidirent sous le cilice. L’abbé de Garsten, l’homme de la prière et de la lutte, avait cessé de vivre.

Handel s’était retiré dans un coin de la cellule, en voyant approcher les derniers instans de l’abbé ; et il avait fait signe à son fils de le suivre. Mais le jeune Handel, avant de le rejoindre, n’avait pu s’empêcher de regarder encore le cadavre étendu sur les cendres, avec un mélange de pitié et d’horreur.

— Pas même un oreiller, ils ne donnent pas même cela au malheureux vieillard ! C’est inouï ! Merci bien pour une religion comme celle-là !

Le frère Albert l’avait entendu.

— Mourir pauvre comme le Christ, dit-il, est le plus précieux des honneurs ! Ceux qui ne le comprennent pas devraient au moins s’abstenir de railler.

Le jeune homme ainsi réprimandé se mordit les lèvres. « Ce méchant porte-soutane a l’audace de me faire la leçon ! » Il avait hâte de s’enfuir d’une atmosphère qui l’étouffait. Mais son père ne semblait pas pressé de partir. Debout, les bras croisés, il se tenait là dans l’obscurité, regardant passer des moines avec des cierges, de pâles novices, des vieillards au dos voûté. Leur psalmodie remplissait la grande cellule vide. Tous avaient ramené leurs capuchons très bas, sur leurs visages. L’un d’entre eux agitait un encensoir, et de petits nuages blancs s’élevaient çà et là.

Mais la pensée de Handel ne suivait pas son regard. Sans arrêt, elle allait à l’homme qui venait de mourir. Son fils s’approcha de lui et lui demanda : « Eh bien ! parlons-nous ? » Mais il ne reçut point de réponse. Des réflexions profondes agitaient le cœur du Juge de Steyer.

Couché sur le sol, devant lui, gisait le vieil abbé que ses moines stupides vénéraient comme un saint, le lutteur qui s’était dressé au nom de sa foi, jusqu’à son dernier soupir, contre le glaive évangélique ! Il reposait maintenant en paix, sur ces cendres, qui étaient un symbole de son Église. « Il a vécu pour une forme de foi désormais éteinte, pour un monde qui déjà s’enfonce dans la tombe. Son Église achève de périr avec lui, et sa mort amène le triomphe de la foi nouvelle dont je porte l’étendard, d’une foi qui ne jette pas les mourans sur des cendres, ni les vivans sur des épines, mais qui laisse les hommes rester hommes, heureux et libres, au nom d’un Christ meilleur que l’ancien Christ flagellé et sanglant de ces moines ! »

— Viens ! dit-il enfin à son fils. Nous allons partir !

Et lorsque Handel, le maître souverain de Steyer, traversa ensuite le grand cloître du couvent, il le considéra avec soin, à la lueur des torches qui escortaient respectueusement son passage. Il examina les escaliers, les portes, les amples voûtes gothiques de l’édifice. « Combien de temps encore. — songeait-il, — cette maison continuera-t-elle d’abriter des créatures inutiles de l’espèce de ce vieillard qui vient de disparaître ? C’est en vérité un bâtiment excellent, malgré la manière dont ces moines l’ont gâté ! Pourquoi n’aurions-nous pas, à Steyer, une Université évangélique, pour rivaliser avec celle que les Jésuites ont osé fonder à Gratz ? Voici des locaux où nous pourrions l’installer admirablement ! »

Cependant, auprès du mort, les prêtres chantaient le Deus, vénérant gentes. Deux d’entre eux, suivant l’usage, s’occupaient à laver le corps de l’abbé. Le frère Albert les assistait, tenant en main un antique bassin de cuivre où se voyaient, en relief, l’arbre du Paradis et les premiers parens. Après quoi, à mesure que ses deux compagnons revêtaient le mort de ses ornemens sacerdotaux, il leur tendait tour à tour la cuculle, le pallium, enfin les sandales, sans qu’aucune émotion se montrât sur ses traits pleins de gravité. Mais avant que d’autres frères apportassent le cercueil, il se pencha sur les mains de l’abbé, que l’on avait croisées sur sa forte poitrine, et longuement il les baisa. Et une grande douleur lui transperça l’âme, à la pensée qu’un père aussi zélé se fût trouvé contraint de mourir sans avoir pu délivrer l’enfant de ses larmes, c’est-à-dire la ville et le pays de Steyer. Alors, la bouche toujours appuyée sur ces mains desséchées, le jeune moine se jura de donner son sang pour le salut de Steyer, suivant l’exemple du père vénéré dont le grand cœur s’était rompu à force d’amour pour sa ville. Et toute sorte d’idées et de projets tourbillonnèrent en lui, comme des lueurs dans la nuit. Mais soudain voici qu’il lui sembla entendre de nouveau le dernier mot de l’abbé : sanctam ! Et soudain voici qu’à côté de l’abbé il crut voir une jeune femme, une jeune vierge en prières ! « Celle-là est la Sainte, et c’est elle qui vaincra ! »

Le frère Albert se passa la main sur le front, puis regarda autour de lui comme un dormeur qui s’éveille. Il n’y avait là aucune jeune vierge, et l’abbé gisait, enveloppé d’encens, muet et solennel sous le pallium, et déjà d’autres mains pâles écartaient ses mains des lèvres d’Albert, s’apprêtant à déposer le corps dans le cercueil.

Je n’ai pu résister au désir de mettre sous les yeux du lecteur français, tout au moins, l’une des scènes du nouveau roman de Mlle de Handel-Mazzetti. Cette jeune femme, — dont j’ignore tout à fait si un lien quelconque de parenté la rattache aux Handel styriens de son récit, — est certainement aujourd’hui l’un des deux ou trois romanciers les plus célèbres de l’Allemagne ; et la publication de sa Stephana Schwertner dans la Deutsche Rundschau a été, dans son pays, le principal événement littéraire de l’année qui vient de finir. Après s’être révélée d’abord par des poèmes et des contes d’inspiration toute catholique, Mlle de Handel a fait paraître coup sur coup deux grands romans, Jesse et Marie et la Pauvre Marguerite, qui, non seulement lui ont vite permis de dépasser infiniment le cercle un peu restreint de ses premiers admirateurs, mais ont même failli la brouiller avec ceux-ci, en colorant sa renommée d’une certaine nuance de « modernisme, » ou plus exactement d’ « anti-catholicisme. » Car le caractère purement historique de ces deux romans ne permettait pas à l’auteur de nous y exposer la moindre vue doctrinale : mais le fait est que vraiment, dans l’un comme dans l’autre, elle semblait apporter un étrange parti pris de nous représenter ses héros protestans sous le jour le plus flatteur, tandis qu’elle réservait volontiers des rôles antipathiques aux figures de la plupart de ses propres coreligionnaires. Défaut qui, naturellement, lui a été reproché de la manière la plus vive par tous les critiques catholiques allemands ; et peu s’en est fallu que ceux-ci s’accoutumassent désormais à compter la jeune romancière autrichienne parmi les adversaires attitrés d’une Église dont elle persistait cependant à se proclamer l’humble fille, — sans que personne consentît à voir dans son attitude ce qu’elle me paraît bien avoir été au demeurant, c’est-à-dire l’effet d’un simple désir d’indépendance juvénile qui la portait à se servir de ce procédé, assurément un peu trop facile et sommaire, pour nous prouver que sa qualité de catholique ne l’empêchait pas de rendre pleine justice aux membres des autres confessions chrétiennes. Cependant le défaut n’en existait pas moins, à la fois dans la Pauvre Marguerite et dans Jesse et Marie. Toujours, dans ces deux récits, nous avions l’impression que l’auteur s’amusait plus ou moins consciemment à agacer ses lecteurs catholiques en leur montrant, par exemple, des prêtres ignorans et cruels aux prises avec de beaux jeunes seigneurs luthériens d’une noblesse et d’une générosité d’âme merveilleuses ; et c’était là une impression d’autant plus regrettable que, se transmettant jusqu’aux juges les plus impartiaux, elle risquait de leur faire méconnaître les nombreux et éclatans mérites littéraires des deux premières grandes œuvres de Mlle de Handel-Mazzetti.

Il était en effet incontestable que, au simple point de vue de la « tenue » littéraire des deux romans, une espèce de caprice féminin tel que celui-là semblait pour le moins déplacé. Je ne saurais assez dire par combien de science pittoresque, et de fine observation personnelle, souvent même de véritable beauté poétique, la jeune femme avait réussi à le racheter, surtout dans son Jesse et Marie, — la Pauvre Marguerite ayant encore le grave défaut de reproduire à peu près entièrement le sujet, les situations, et quelques-uns des personnages du récit précédent. D’emblée Mlle de Handel avait déployé, dans le genre difficile du roman historique, une sûre et délicate maîtrise qui, par delà tous ses contemporains, la reliait directement à la tradition glorieuse des Gottfried Keller et des Conrad-Ferdinand Meyer. Les cadres et décors de ses romans unissaient à leur forte harmonie générale une précision érudite du menu détail qui achevait de nous donner l’illusion d’assister de très près aux luttes religieuses et politiques du Tyrol pendant le début du XVIIe siècle ; et bien que cette évocation colorée et vivante des milieux historiques constituât assurément pour nous le principal attrait des deux romans, à chaque instant ils nous offraient aussi des figures individuelles dessinées avec un relief, une vérité inoubliables. Seuls les rôles des personnages dominans trahissaient en maints endroits l’inexpérience d’un auteur qui, peut-être, portait ainsi la peine d’avoir visé trop haut, en rêvant de substituer à l’intrigue, toujours un peu banale, de ses devanciers, de grands drames d’une intensité de passion toute « cornélienne, » d’ardens et pathétiques conflits entre quelques-uns des sentimens les plus profonds de notre cœur humain.


Or voici que le nouveau roman de Mlle de Handel-Mazzetti, publié après plusieurs années de recueillement silencieux, ne contient plus aucun des défauts de ses deux œuvres précédentes ! Très suffisamment différent de celles-ci par son sujet, et beaucoup plus encore par toutes ses allures, il ne garde plus aucune trace, en particulier, de l’ancienne tendance de l’auteur à nous rendre odieux ou sympathiques les rôles de ses personnages suivant qu’ils se trouvent être ses coreligionnaires ou les ennemis de sa foi catholique. Non pas, au moins, que la romancière autrichienne se soit convertie dorénavant à la pratique habituelle de ces écrivains qui, ayant à nous raconter des luttes religieuses, se croient astreints par un étrange scrupule à ne revêtir de précieuses qualités d’esprit ou de cœur que des personnages appartenant à l’un ou à l’autre des deux camps opposés. Il n’y a pas jusqu’au Juge styrien Joachim Handel qui, avec toute sa dureté et sa fausseté inconsciente de sectaire, ne commande pourtant notre respect par son noble courage, sa vigueur combative, et l’élan désintéressé de son patriotisme. Sans compter qu’autour de lui d’autres figures de zélés protestans, — frères, neveux du Juge, membres de son Conseil, — ne peuvent manquer de nous plaire à l’égal de leurs adversaires du parti catholique ; et au premier rang parmi eux se dresse superbement devant nous ce jeune fils du terrible seigneur et tyran de Steyer que l’on a vu, tout à l’heure, tout prêt déjà à oublier ses préventions calvinistes pour plaindre le vieil abbé étendu sur des cendres. Mais avec cela nous sentons bien que, d’un bout à l’autre du roman, l’affection de la romancière catholique va de préférence à ceux de ses personnages qui incarnent et défendent sa propre foi religieuse, depuis la foule anonyme des fidèles de Steyer, inflexibles dans leur pieuse ferveur sous la persécution, jusqu’à ces trois types divers d’activé et rayonnante beauté chrétienne que sont le Père Abbé de Garsten, son digne fils spirituel le jeune frère Albert, et la véritable héroïne du roman, l’exquise petite Stephana Schwertner.


Cette Stephana Schwertner est bien, — comme peut-être on l’aura deviné, — la « jeune vierge » aperçue par le frère Albert dans son espèce d’illumination prophétique, la « sainte » qui, à défaut du vieil abbé défunt et du frère Albert lui-même, réussira à vaincre le tyran de Steyer. Ou plutôt il nous est encore impossible de savoir en quelle mesure l’espérance merveilleuse du moine se trouvera réalisée, car le roman de Mlle de Handel-Mazzetti s’arrête avant que Stephana ait eu l’occasion d’accomplir jusqu’au bout le grand rôle religieux qui lui paraît destiné : mais l’on comprend sans peine que sa douce figure, telle que nous la voyons dès les premières pages du livre, soit faite pour éveiller dans l’âme mystique de son confesseur le rêve d’une mission surnaturelle. Je ne serais pas étonné que, pour composer cette figure de son héroïne, la romancière autrichienne se fût tout particulièrement inspirée de récits anciens et modernes, historiques et légendaires, des premières années de notre Jeanne d’Arc : et par là s’expliquerait, peut-être, l’admirable caractère de vérité et de vie dont elle est parvenue à imprégner un personnage infiniment supérieur aux créatures tout artificielles qui dominaient l’action de ses romans précédens. Je ne pourrais en tout cas mieux définir cette naïve et admirable fille d’une pauvre cabaretière styrienne qu’en la comparant à notre image familière de la petite paysanne de Domrémy, obscurément occupée à amasser dans son cœur un trésor de sentimens passionnés où la pitié se mêle d’une juste colère, — en attendant qu’un jour ce grand cœur trop rempli finisse par déborder, et change du même coup la timide enfant ingénue en une hardie et invincible guerrière au service de Dieu.

Voici, par exemple, Stephana Schwertner, au plus fort de l’oppression des catholiques styriens, et, lorsque les nouveaux supérieurs du monastère de Garsten eux-mêmes s’efforcent d’imposer silence au trop zélé frère Albert, la voici qui vient humblement relever le courage du moine :


— Est-ce que notre père ne reçoit pas de confessions aujourd’hui ? — demanda une voix tremblante de pieux respect.

Le moine, qui s’était agenouillé en prière, se releva vivement. Devant lui se tenait Stephana, enveloppée de son fichu gris. De petites étoiles de neige étincelaient, comme les perles d’une couronne, sur son front qu’entouraient, par-dessous le fichu, des cheveux d’un brun d’or.

— Tu es venue par ce temps affreux, Stephana ? dit le frère Albert. En effet, je ne confesse pas aujourd’hui dans l’église, mais tu peux l’agenouiller ici près de moi !

Elle s’empressa de se mettre à genoux, et avoua tout bas ce qui, depuis sa dernière confession, troublait le clair miroir de son âme : impatience, distraction, négligence aux devoirs, et mainte pensée vaine. Puis, quand Albert l’eut absoute et lui eut donné la bénédiction sacerdotale, elle se releva toute souriante, se dressa devant lui, et dit :

— Mon père, est-ce que je puis oser vous dire quelque chose ?

— Quoi donc ?

— Eh bien ! je me demande pourquoi nous devons souffrir que ce mauvais homme nous enlève nos églises l’une après l’autre ! Quand il dit que la chapelle de Sainte-Marguerite menace ruine, j’ai l’idée que l’on devrait la restaurer, de manière qu’il fût forcé de nous la rendre ! Et s’il n’y a pas d’argent, on n’a qu’à en recueillir !... Moi-même j’ai déjà commencé,— reprit-elle en baissant ses beaux yeux d’enfant, et en tirant de sa poche une pièce d’argent. — Tenez, voilà déjà ce qu’on m’a donné ! et il y en a d’autres encore, qui m’en ont promis. Tout ce que je pourrai obtenir, je vous l’apporterai pour la chapelle de Sainte-Marguerite. N’est-ce pas ?

Le moine, sans répondre, lui prit la pièce d’argent. « La pauvre fille n’a plus rien à elle ! songeait-il. Elle a donné au prieur jusqu’à son dernier sou, et maintenant la voici qui quête pour le pauvre Sauveur, abandonné des habitans de Steyer ! » Ses yeux s’obscurcirent, tant l’émouvaient la foi de Stephana et sa charité. « Combien plus de joie au ciel pour son généreux sacrifice que pour tous mes sermons bien ronflans, encore que j’y verse tout mon cœur ! »

— Il est bien bon que tu penses à la détresse de Notre-Seigneur, dit-il d’une voix étrangement remuée. Mais tout l’argent que l’on te remettra, donne-le au P. Ertelius, car pour ce qui est de moi, je vais partir tout à l’heure pour Admont !

— Comment cela ? demanda-t-elle, surprise et visiblement effrayée. Le vénéré père a-t-il loué une voiture, pour faire tant de lieues, et par ce mauvais temps, avec de la neige à hauteur d’homme dans les défilés de la Buchau ?

— Cela ne fait rien, je pars à cheval ! dit-il. Il faut que je parte, c’est mon ordre qui l’ordonne !

— Connaissez-vous le pays ? demanda-t-elle, avec une profonde expression de pitié dans ses grands yeux clairs pour ce moine qui allait, par obéissance, entreprendre un voyage aussi dangereux.

Et bien vite elle se met à chercher, dans ses souvenirs d’enfance, les quelques renseignemens utiles qu’elle pourra lui donner.

— Mon défunt père a eu souvent l’occasion de faire ce voyage, reprit-elle. Il faudra que le vénéré père prenne bien garde aux bornes de la route. Mon père nous disait aussi que, lorsqu’on a perdu son chemin dans la neige, on devait regarder de quel côté volaient les corbeaux, parce que, dans les grands froids, ils se dirigent vers les maisons. Au contraire, il ne faut pas regarder où courent les lièvres, parce que les lièvres, quand ils voient un homme, se dirigent vers les bois. A Lostein il faudra que le vénéré père s’arrête pour la nuit : il y a là une auberge, on l’appelle « chez Stiedelsbacher. » Mais quand le vénéré père arrivera dans la Buchau, qui se trouve tout près de mon cher pays, — et un sourire s’alluma dans ses yeux à ce souvenir, — là se croisent plusieurs routes, il faudra faire bien attention ! Que si c’est l’heure de midi, on y entend la cloche du couvent d’Admont, on l’entend à des lieues. Mais que si vous arrivez là-bas de nuit, il faudra regarder de quel côté une flamme rouge éclaire le ciel, parce que, dans les nuits sombres, toujours on brûle un feu sur le rempart du couvent.

Au dehors, la tempête redoublait de violence ; mais dans les paroles de l’enfant le frère Albert avait l’impression de voir fleurir le mois de mai.

J’aurais encore une grosse prière à vous adresser, mon vénéré père !

Ce serait, quand vous passerez auprès du cimetière de Saint-Amand, — c’est là qu’est enterré mon pauvre père bien-aimé, — de vouloir bien voir si le lierre s’y trouve toujours encore, que j’y ai planté !

— Mon enfant, répondit le frère Albert, si seulement je le peux, je ferai ce que tu désires. Mais à quoi bon te soucier de ce lierre ? Cela ne sert de rien aux pauvres âmes défuntes, tandis qu’il n’y a que nos prières qui leur servent !

Elle pencha la tête et répondit doucement : « Oui, mon père, c’est vrai ! » Puis elle s’enveloppa de nouveau dans son fichu, de telle manière que l’on n’en voyait plus sortir que le front, d’un blanc délicat, et la splendeur des grands yeux bleus. Et après avoir salué le moine d’un cordial : « Que Dieu vous garde ! » de son pas égal et rapide elle sortit de la sacristie.


Cette « impression de voir fleurir le mois de mai, » que ressentait le frère Albert au contact de sa petite pénitente, nous l’éprouvons irrésistiblement, nous aussi, chaque fois qu’il plaît à l’auteur de ramener en scène la délicieuse enfant, avec son mélange tout particulier de dévotion enthousiaste et de naïve gaîté. Mais encore convient-il que j’indique brièvement au lecteur français le rôle assigné par Mlle de Handel-Mazzetti à son héroïne, dans ce beau roman dont l’intrigue, très simple à la fois et très émouvante, s’accompagne d’une admirable peinture des mœurs bourgeoises et populaires styriennes au début du XVIIe siècle.


Le bruit ayant couru qu’un ou deux cas de peste avaient été constatés sur la frontière du Tyrol, Joachim Handel a profité de l’occasion pour fermer, — toujours sous prétexte d’hygiène, naturellement, — la dernière église qu’il n’avait pu enlever jusque-là aux catholiques de Steyer, comme aussi pour interdire de la façon la plus rigoureuse un pèlerinage organisé par le frère Albert et par Stephana, précisément afin d’obtenir de la Vierge qu’elle daignât épargner à la ville l’atteinte du fléau. Dénoncés traîtreusement au Juge par l’ancien moine apostat, les pèlerins ont été arrêtés, après une véritable bataille où Stephana Schwertner, pour sauver la vie de son confesseur, avait brisé de ses robustes mains de paysanne l’épée du jeune lieutenant Henri Handel. En punition de quoi le Juge de Steyer a condamné Stephana à rester exposée pendant plusieurs heures sur la place du Marché ; et c’est à son fils qu’il a confié le soin de présider à l’exécution de la dure sentence. Mais le cœur généreux du jeune lieutenant s’est ému de pitié au spectacle des larmes de l’enfant ; si bien qu’au bout de la première heure le jeune homme, la voyant évanouie, n’a pu s’empêcher de courir à elle, l’a saisie dans ses bras, et l’a rapportée auprès de sa mère.


Puis il s’éloigna tranquillement, d’un pas ferme et guerrier. Il avait fait la chose, et se sentait bien résolu à en supporter les conséquences. Grand dommage seulement, en vérité, que cette sentence qu’il avait dû rompre eût été celle de son père ! Mais quant à lui, force lui avait été d’agir comme il l’avait fait ; et jamais assurément il ne songerait à s’en repentir. Sans compter que son père n’avait pas vu l’enfant, tout à l’heure, debout auprès de l’ignoble poteau, il ne l’avait pas vue pendant que sa lourde chaîne lui déchirait les chairs, et que ces femmes sans cœur, ces venimeuses vipères, s’empressaient à la mordre !...

Il se retourna vivement vers l’endroit où il l’avait laissée, comme s’il doutait encore de l’avoir mise en sûreté. Mais aussitôt il aperçut en pleine lumière deux figures assises sur un banc de jardin ; il reconnut le fichu gris de la mère, et les cheveux bouclés de la pauvre Stephana. Et aussitôt son cœur bondit de joie. « Pauvre petite, tu vas pouvoir t’en retourner dans ta maison ! Te voilà sauvée ! »

Ah ! là-bas, au fond de la place, le bourreau s’en va avec ses aides, comme une troupe de diables à la queue coupée. Allons, vieux coquin, rentre dans ton trou de renard ! La petite n’a plus à te craindre ! L’Hôtel de Ville élève sa masse noire, sans que l’on voie personne entrer ni sortir. Évidemment personne n’ose se risquer à informer le Juge, tout le monde redoute sa colère. Le jeune Handel franchit le seuil, pénètre dans le vestibule, tandis qu’une foule d’yeux le regardent avec un mélange de curiosité et d’effroi.

— Est-ce que mon père est encore au Conseil ? demande-t-il.

— Il se trouve maintenant avec les conseillers dans la salle du bord de l’eau, — lui répond l’un des portiers.

Henri redressa fièrement son élégante figure, comme s’il s’apprêtait à recueillir un hommage, et non un châtiment. De sa main gauche, dont il avait retiré le gantelet doré, afin de ne pas risquer de blesser l’enfant délicate, il étreignit la garde de son épée ; et rapidement il se dirigea vers la salle du bord de l’eau, pour aller se livrer à ce père devant qui tout le monde tremblait.

Le roman s’achève sur ce coup de théâtre. Bientôt, sans doute, Mlle de Handel-Mazzetti nous racontera les péripéties de la lutte tragique qui ne peut manquer de s’engager entre le père et le fils[1] ; mais dès maintenant sa Stephana Schwertner mérite d’être signalée comme l’une des œuvres les plus remarquables de la littérature allemande contemporaine, avec des qualités d’équilibre harmonieux dans la composition, de forte et expressive précision dans le style, qui suffiraient à elles seules pour la mettre bien au-dessus des deux célèbres romans précédens de l’auteur.


T. DE WYZEWA.

  1. Peut-être n’a-t-on pas oublié qu’un conflit tout semblable devait faire le sujet du dernier roman de R. L. Stevenson, cet admirable Weir of Hermiston, — malheureusement inachevé, — dont j’ai autrefois rendu compte ici (Revue du 1er juillet 1896), et dont M. Albert Bordeaux vient de nous offrir une excellente traduction ?