Revues étrangères - Un Pangermaniste d’il y a cent ans - Le feld-maréchal von Gneisenau

Revues étrangères - Un Pangermaniste d’il y a cent ans - Le feld-maréchal von Gneisenau
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN PANGERMANISTE D’IL Y A CENT ANS
LE FELD-MARÉCHAL VON GNEISENAU


Gneisenau, par le lieutenant-général W. von Unger, un vol. in-8o, illustré, Berlin 1914. — Die Befreiung (1813-1814-1815), documens publiés par T. Klein, Un vol. in-18, Ebenhausen, 1914.


Les récentes révélations de notre Livre Jaune touchant la longue préméditation allemande de la guerre sont venues m’expliquer, entre autres choses, le zèle extraordinaire avec lequel, depuis deux ans, toute l’Allemagne a été invitée et encouragée à commémorer solennellement ses luttes nationales d’il y a un siècle. Le fait est que, depuis le début surtout de la présente année 1914, c’est par centaines que l’on a vu surgir, chaque mois, des volumes de tout format et de tout caractère, souvent ornés d’abondantes images, et qui, — moyennant un prix d’un bon marché à peine croyable, — sous couleur de rappeler au public allemand sa glorieuse « délivrance » de la « tyrannie » de Napoléon, ne tâchaient vraiment qu’à le stimuler dans le culte de ses rancunes et de son orgueil. Tout cela, nous le comprenons désormais, se trouvait dûment approuvé, sinon commandé, par les hommes d’État qui, dès lors, avaient résolu de guetter le premier prétexte pour recommencer chez nous la double invasion de 1814 et de 1815 : de telle sorte que je me représente volontiers les soldats allemands de l’Yser ou de la Woevre arrivant « sur le front » avec la tête remplie de cette littérature guerrière fabriquée tout exprès afin de leur enseigner, à la fois, et la possibilité pour eux de vaincre les Français et la nécessité de se faire payer plus largement leur victoire que l’ont fait leurs naïfs ancêtres des armées de Blücher.

Peut-être, seulement, les rédacteurs de ces livres patriotiques n’ont-ils pas assez pris garde à la différence de leur point de vue allemand et de celui des autres races européennes, en matière de morale aussi bien que de goût. Leurs compilations rétrospectives sont semées de documens qui, sans doute, leur auront paru « intimes » ou piquans, tandis qu’ils risquaient de choquer profondément un lecteur étranger. En veut-on quelques preuves, tirées un peu au hasard d’un recueil populaire, — et quasiment gratuit, — de pièces relatives à la « Délivrance » allemande d’il y a cent ans ?

Voici d’abord, tout de suite à l’entrée du recueil, dans une brève notice consacrée à la biographie du général prussien Yorck, le « héros de Tauroggen, » — encore que la qualification de « traître de Tauroggen » eût mieux convenu pour désigner le premier des chefs allemands de la Grande-Armée qui, en 1813, se soit retourné lâchement contre Napoléon affaibli, — voici l’histoire de la manière dont le susdit Yorck s’était vu forcé, dans sa jeunesse, de s’éloigner momentanément de l’armée prussienne :


Dès sa seconde année de service, le lieutenant Yorck a été cassé et a dû quitter l’armée, parce qu’il avait écrit d’un autre officier, dont les mains n’étaient pas restées tout à fait nettes en temps de guerre : « Cet homme a volé ! » Sur quoi Frédéric le Grand a rayé le jugement trop sévère du trop scrupuleux lieutenant, et a inscrit en marge : « Piller n’est nullement voler ! Que ce Yorck s’en aille à tous les diables ! »


Plus loin, un extrait des Mémoires du célèbre Arndt nous apprend que, depuis un siècle déjà, l’Allemagne a coutume de pratiquer l’étonnante « germanisation » de Dieu qui nous a frappés récemment dans la bouche de son chef suprême. Voici, en effet, ce que nous raconte Moritz Arndt : « Notre vieux Dieu allemand vit encore ! nous sommes-nous écriés unanimement lorsque, vers la fin d’avril 1813, l’on nous a annoncé la mort du feld-maréchal russe Koutouzof. » L’armée russe était cependant alors, comme l’on sait, en train de collaborer contre les Français avec celle des compatriotes d’Arndt : mais celui-ci redoutait que le tsar Alexandre, sous l’influence de son vénéré Koutouzof, ne mît pas assez d’ardeur à poursuivre et à écraser Napoléon. D’où ces actions de grâces au « vieux Dieu allemand, » pour avoir enlevé aux troupes prussiennes un collaborateur que l’on soupçonnait capable d’un fâcheux excès de modération ! Ou bien encore, voici un passage curieux des Souvenirs du général prussien Henkel von Donnersmarck :

A Châlons, dans la nuit du 5 février 1814, la ferveur combative de nos troupes s’est tristement relâchée. Le matin suivant, le général Yorck a envoyé en ville son « brosseur, » avec ordre de lui rapporter quelque ; chose à boire. Après une longue absence, le soldat est revenu complètement ivre, et chargé d’une demi-douzaine de bouteilles de vin de Champagne. Et comme le général lui reprochait sa conduite, il a répondu que toute l’armée prussienne du faubourg était encore plus ivre lui. Aussitôt le général a envoyé son chef d’état-major, le colonel von Valentini, en le chargeant de s’informer de ce qui en était ; et Valentini lui a appris qu’en effet l’infanterie de son avant-garde se trouvait non seulement épuisée de fatigue, mais aussi soumise de la façon la plus entière au pouvoir déplorable d’une abondante provision de vin de Champagne que l’on avait découverte, la veille, dans les caves des maisons du faubourg. Un bon nombre d’hommes, saturés de cette boisson inaccoutumée, qu’ils avaient prise d’abord pour de la bière blanche, s’étaient laissés tuer, la bouteille en main, tout le long des remparts. Beaucoup d’autres également, domptés par la force soporifique du vin, ronflaient sans l’ombre de souci aux postes les plus dangereux. La deuxième brigade, surtout, avait perdu une foule d’hommes, morts ou blessés, et se voyait dorénavant hors d’état d’affronter le combat, si bien que le général a dû la remplacer aussitôt par la septième. Le maire de Châlons, dans sa plainte au général Yorck, a constaté que, durant cette seule nuit, 57 000 bouteilles de vin de Champagne avaient été dérobées et vidées par nos troupes.


Il se trouve, d’ailleurs, que le vin de Champagne a joué un rôle considérable dans toute l’histoire de la partie proprement « française » de la « Délivrance » allemande. A chacune des étapes de la Campagne de France en 1814, et puis ensuite à Paris, cette année-là et la suivante, chefs et soldats de l’armée prussienne, notamment, ne se montrent guère devant nous que « la bouteille en main. » Pas de succès allemand, militaire ou diplomatique, qui ne nous apparaisse sanctionné par une copieuse libation de Champagne, — d’un Champagne naturellement « découvert » dans nos caves françaises. Sans compter les riches convois du même vin que traînaient parfois à leur suite les généraux prussiens, ainsi que le faisait en particulier l’effarant Blücher, ce principal « héros » de toute l’aventure d’il y a un siècle. Écoutons encore, à ce propos, le récit d’un compagnon de luttes du vieux feld-maréchal :


A l’émoi que lui causait la résistance de Napoléon s’ajoutait, pour Blücher, une autre inquiétude. Jour et nuit, il avait en tête le sort de son fameux « fourgon de Champagne, » et vivait dans l’épouvante de le voir tomber aux mains des Français. « — Dites-moi, Gneisenau, demandait-il, où peut bien être mon fourgon de Champagne ? — En vérité. Excellence, je l’ignore ! — Cependant vous m’affirmez qu’il est parti par la bonne route ? — Hélas ! Excellence, de ces temps-ci aucune route n’est sûre. L’ennemi peut toujours saisir notre bagage derrière notre dos. — Pourvu, tout de même, que ces maudits Français ne s’avisent pas de saisir mon Champagne ! — Ma foi, je serais presque tenté de souhaiter qu’ils le saisissent, Excellence, ce serait toujours pour nous un souci de moins ! — Oui, cela vous est facile à dire, — gémissait Blücher, — mais savez-vous que ce serait une catastrophe effroyable, un coup qui aurait de quoi me réduire au désespoir ? »


Impossible d’imaginer une « brute » plus achevée que ce fameux Blücher, dont l’étrange figure occupe bien, à soi seule, une moitié du recueil populaire allemand. Un professeur d’université qui l’a beaucoup connu nous a laissé sur lui un jugement que je regrette de ne pouvoir pas traduire tout entier. « Blücher, — écrivait Steffens, — a été sous tous les rapports un personnage incorrect, et c’est précisément son incorrection qui a fait sa grandeur. Certes, le moraliste trouverait en lui bien des choses à blâmer ; et l’on ne saurait, non plus, le considérer comme un chef militaire de très haute valeur. » Mais Steffens affirme qu’il y a eu, chez Blücher, un trait qui a suffi pour lui tenir lieu et de « correction » morale et de génie militaire. Ce trait était la « haine de Napoléon et de la France entière, » la « résolution inébranlable de les anéantir. »

Et, en effet, il n’est pas douteux que la haine de la France ait été l’un des sentimens les plus profonds de cette âme rudimentaire, — tout au moins pendant que Blücher ne souffrait pas de ses accès de goutte, car tous les témoignages contemporains s’accordent à nous montrer le vieux feld-maréchal devenant tout à fait indifférent au sort de Napoléon comme à celui de ses propres armées, aussitôt qu’il est repris de ces accès de sa maladie pendant lesquels il ne cesse pas de se plaindre, d’insulter ses médecins et ses gardes-malades, de trembler pitoyablement devant la perspective abhorrée de la mort. A l’exception de ces semaines de « goutte, » c’est chose certaine que Blücher a toujours réservé une partie de son cœur au désir passionné d’abattre un ennemi dont il ne manque jamais à parler, dans ses lettres, comme parlerait de sa future victime un chasseur, — ou plutôt encore un garçon boucher. Il a beau apprendre que Napoléon a comblé d’égards son fils blessé et prisonnier ; il a beau recevoir de Louis XVIII et des royalistes français, en 1814, maintes preuves de gratitude respectueuse : rien au monde ne saurait lui ôter l’idée que, depuis le « tyran » Napoléon jusqu’au plus humble de ses sujets français, notre race ne finira de constituer un danger pour le monde qu’à la condition d’être « anéantie. » Son mépris haineux de la France s’étend même au « prince royal » de Suède, qui n’est toujours à ses yeux que l’ex-général Bernadotte. S’étant rencontré avec celui-ci sur l’Elbe, à la veille de la bataille de Leipzig, le vieux maréchal prussien profite de son ignorance de la langue allemande pour lui vomir au visage toute sorte d’injures, traduites aussitôt par son interprète en autant de paroles affectueuses.

Mais, combien on se tromperait, en fin de compte, à croire que ces sentimens d’animosité « patriotique, » pour profonds et immuables qu’ils aient été, aient occupé le premier rang dans l’âme de Blücher ! N’a-t-on pas vu déjà de quelle manière le souci de son « fourgon de Champagne » risquait de faire oublier au vieux chef celui de son armée ? Et plus au large encore, par-dessous tout cela, s’étalait cyniquement, dans cette âme de brute, le souci de l’argent. Il faut entendre le vieux feld-maréchal, tout au long du recueil, exprimer à sa femme ou à ses confidens le mélange singulier d’aigreur et de dédain que lui inspire l’insistance des souverains alliés à couvrir sa poitrine de décorations inutiles, tandis que personne ne songe à payer ses services de la seule monnaie qui ait de quoi lui plaire. C’est au point que l’on pourrait citer en guise d’épigraphe, à la première page d’une biographie du célèbre « héros » de la « Délivrance » prussienne, l’édifiante anecdote que voici, extraite des Souvenirs du général von Hüser :


Lorsque, après mon retour à Paris en 1815, je me suis présenté devant Blücher, j’ai trouvé celui-ci tellement exaspéré de l’insuccès de plusieurs de ses propositions, — (notamment de celle qui avait pour objet la destruction du pont d’Iéna, et de celle aussi qui tendait à dépouiller la France de l’Alsace-Lorraine), — qu’il en était devenu malade, et avait dû se faire appliquer des sangsues. Encore la malchance voulait-elle qu’il lui fût impossible de se procurer de nouvelles sangsues. Il est vrai que, la veille, le feld-maréchal avait eu l’honneur de recevoir une décoration expressément créée à son usage, la Croix de Fer entourée de rayons d’or, et destinée à être portée comme une étoile sur l’endroit du cœur : mais cette distinction elle-même n’avait pas réussi à le rasséréner, car il avait compté plutôt sur un don d’argent, ou sur l’attribution d’un domaine. « — Que veut-on encore que je fasse de cette machine-là ! — avait-il dit, lorsque lui était arrivée la décoration. — J’en ai déjà tant, de ces ordres, que je ne sais pas où les fourrer ! Si du moins c’était un verre avec des sangsues, je pourrais me l’appliquer sur la tempe ! »


Ce qui n’empêche pas que ce vieux Blücher, avec son « fourgon de Champagne, » sa raillerie cynique et sa mauvaise humeur, nous représente encore le général prussien de l’ancienne espèce, le « soudard » formé à l’école du premier roi de Prusse. Et, pareillement, c’est encore à l’ancienne école que se rattachent la plupart des compagnons ou émules du feld-maréchal, les Yorck et les Scharnhorst, les Bülow et les Hardenberg, tels que nous les fait voir le recueil populaire. Mais, à côté d’eux, une autre figure domine le recueil et toute l’histoire de la « Délivrance » allemande d’il y a cent ans, une figure qui, celle-là, est déjà toute « moderne, » et contient en soi bien des traits que nous montreront plus tard les figures caractéristiques d’un Bernhardi ou d’un Hindenburg. Je veux parler précisément de ce Gneisenau que l’on a vu, tout à l’heure, énonçant le vœu impertinent d’une prochaine saisie, par Napoléon, du « fourgon de Champagne » de son « vénéré maître. »

Aussi bien les organisateurs de la préparation « littéraire » de la guerre présente semblent-ils avoir compris que personne autant que Gneisenau ne pouvait servir de « modèle » pour le type nouveau de chef militaire « sur-allemand » qu’il s’agissait d’imposer à l’admiration unanime du peuple : car le fait est que pas un autre des généraux de la « Délivrance » n’a été gratifié, depuis deux ans, d’autant d’éloges pompeux ou de savantes études biographiques, pour ne rien dire de la mise au jour d’une foule de lettres de Gneisenau, de notes intimes du général, de rapports ou de mémoires rédigés, sur tous sujets, par cet infatigable noircisseur de papier. Et que si, à coup sûr, rien de tout cela ne saurait parvenir à nous rendre sympathique un personnage dans l’âme duquel nous chercherions vainement la moindre trace d’une impulsion spontanée ou d’un sentiment désintéressé, il n’en reste pas moins que la révélation de ces nombreux documens relatifs à la vie publique et privée du général prussien a de quoi nous offrir, aujourd’hui, une très éminente portée instructive.


Il faut savoir d’abord que, lorsqu’à la fin de l’année 1785 le futur feld-maréchal von Gneisenau a sollicité et obtenu de Frédéric le Grand la faveur d’être admis dans l’armée prussienne, le jeune homme avait eu déjà l’occasion de renier le nom, la religion, et la patrie de ses parens. Il était né d’un obscur officier autrichien nommé Neidhardt ; et tout semble prouver que c’est sans l’ombre de droit qu’il avait substitué à ce nom familial l’appellation, plus aristocratique, de : von Gneisenau. Mais surtout, comme je l’ai dit, il s’était empressé d’oublier la pieuse et paternelle éducation catholique reçue par lui, pendant son enfance, à la fois dans la maison de ses grands-parens et au célèbre Collège des Jésuites de Würtzbourg. Il avait fait plus : non content de se transformer en un protestant tempéré de franc-maçon, ainsi qu’il convenait pour s’attirer les bonnes grâces de son nouveau maître, il avait même cru devoir déplorer, avec son aplomb habituel, « qu’une éducation trop sommaire l’eût empêché de développer harmoniquement en soi ce qui s’y trouvait de meilleur. » Inutile d’ajouter que jamais, d’autre part, Gneisenau ne s’est vanté de la manière dont, le 4 février 1780, il avait déserté l’armée autrichienne : tout au plus affirmait-il volontiers qu’il n’était entré dans cette armée que « par besoin d’argent, » et la chose n’a rien que de vraisemblable. Il s’en était allé ensuite, toujours pour le même motif, combattre en Amérique dans l’armée anglaise, était revenu servir en Allemagne sous les ordres du margrave d’Anspach et puis, comme on l’a vu, s’était décidément improvisé patriote prussien.

Et déjà sans doute, à ces quelques traits, mon lecteur aura reconnu en Gneisenau un « intellectuel, » une espèce d’homme chez qui le cerveau l’emporte toujours sur le cœur. Intellectuel, le chef prussien l’était, en effet, à un très haut degré. Rien de plus curieux que de le voir, parmi le groupe ignorant et brutal des autres compagnons de Blücher, transporter jusque sous la tente ses curiosités naturelles d’amateur de beaux monumens et de belle musique, comme aussi que de comparer aux lettres informes de Blücher lui-même et de son entourage l’élégante clarté et la précision littéraire de tout ce qu’écrit le subtil Gneisenau. Évidemment, celui-là est l’unique « penseur » de la bande ; et l’on comprend aisément que le vieux Blücher, en particulier, n’ait pu manquer de subir la domination « spirituelle » d’un assistant dont l’intelligence et le savoir se trouvaient être infiniment au-dessus des siens propres. Quand plus tard, à Paris, Blücher risquera de se donner une congestion cérébrale à force d’exiger en vain des souverains alliés des « représailles » telles que l’explosion du pont d’Iéna ou que le morcellement de la France, nous pouvons être certains qu’il n’aura fait que répéter docilement, une fois de plus, la leçon de Gneisenau.

Il n’y a pas, du reste, jusqu’à la commune haine des deux généraux envers la France qui, dans l’âme de chacun d’eux, ne se soit inspirée de motifs très différens. Blücher nous détestait, avant tout, parce que nous étions l’ennemi qu’on l’avait chargé de combattre, sauf à nous regarder aussi, confusément, comme un danger pour sa patrie prussienne. Chez Gneisenau, le même sentiment provenait d’un besoin inné de haïr et d’envier. D’un bout à l’autre de la biographie du général prussien, un immense flot d’amertume s’épanche sous la forme de violentes critiques à l’adresse de ses chefs ou de ses collègues. Yorck, Blücher, le ministre Stein. même la reine Louise, cette idole adorée de tout cœur prussien, autant de figures qui, tour à tour, provoquent dans l’âme ulcérée de Gneisenau un fiévreux élan de colère ou de mépris. Seul, sans doute, Napoléon lui est toujours apparu un adversaire vraiment digne de lui : car sous l’animosité à peu près universelle du général se cachait une très haute idée de sa propre valeur. Dans un mémoire daté de juillet 1807, il affirmait que le triomphe militaire et la nouvelle grandeur politique de la France résultaient de ce que la Révolution avait permis, chez nous, à toutes les « forces individuelles » de se manifester, de trouver à s’employer selon leur mesure. Et toute l’ambition sans limites de l’humble descendant d’officiers de fortune autrichiens s’exprimait, ensuite, dans ces phrases significatives de son mémoire :


Quelles forces infinies dorment au sein d’une nation, non développées et non utilisées ! Tandis qu’en France le plus grand homme s’est élevé presque sans effort à la tête d’une hiérarchie de grands généraux et de grands hommes d’État, il se peut que chez nous, parmi des milliers de natures médiocres, existe dans l’ombre un génie plus grand encore, empêché par sa situation de prendre son libre vol. Pendant que le royaume périt dans la faiblesse et la honte, qui sait si le plus misérable de ses villages ne renferme pas un César occupé à traîner la charrue, un Epaminondas chétivement nourri du travail de ses mains ? Pourquoi les Cours européennes ne se décident-elles pas à faire usage de moyens simples et sûrs pour découvrir le génie, en quelque lieu qu’il réside, pour lui ouvrir sa carrière, pour le stimuler sans égard à de vaines considérations de titres ou de rangs ? L’époque nouvelle exige plus que de vieux parchemins : elle veut une activité fraiche et des talens nouveaux.


Oui, toute sa vie Gneisenau a eu conscience d’être ainsi quelque chose comme un génie méconnu, un Napoléon « empêché par sa situation de prendre librement son essor. » De là, dans ses lettres, une série ininterrompue de récriminations et de plaintes, sans que ni les succès militaires ni les distinctions honorifiques vaillent à lui enlever l’impression de n’être pas traité suivant son mérite. Et souvent aussi le général, avec une indifférence déjà toute « nietzschéenne » pour les anciennes « limites du bien et du mal, » ne se fait pas scrupule de « forcer la main » au roi de Prusse ou à ses ministres pour leur arracher l’ « avancement » où il sait avoir droit. Un de ses procédés favoris est de signifier qu’il est las de servir, et de solliciter sa mise à la retraite. Tantôt il demande un emploi dans les postes, tantôt la faculté d’aller s’emplir les yeux des chefs-d’œuvre de l’art italien : et l’on entend bien que, chaque fois, son véritable désir est d’être mieux payé, ou de passer « par-dessus la tête » de tel de ses collègues.


Mais, avec tout cela, il n’est pas douteux que le vigoureux esprit de cet « intellectuel, » à défaut de son cœur, ait été l’un des instrumens principaux de la chulo finale de Napoléon. À chacun des « tournans » de la campagne de deux années que va terminer la première entrée des troupes prussiennes à Paris, c’est toujours la voix de Gnoisenau que nous entendons s’élever par-dessus toutes les autres, infatigable à exiger la « très active poursuite » des vaincus de Leipzig. Le 11 novembre 1813, de Francfort, il proteste furieusement contre l’hésitation que mettent les Alliés à traverser le Rhin ; et puis, dès qu’il a obtenu le passage du fleuve, tous les jours il va insister pour que l’on se hâte d’envahir Paris. « Je tremble de pour que l’on se laisse émouvoir des propositions de paix de Napoléon, — écrit-il de Nancy au ministre Stein. — À Paris seulement nous pourrons dicter la paix telle que la réclame la sécurité des peuples. Que si nous manquions à profiter de ce moment, nous ne mériterions pas d’en vivre un second semblable… Et puis nous avons tant de comptes à régler avec la France ! » Sans cesse, désormais, les lettres de Gneisenau vont répéter obstinément le même refrain. « C’est à Paris que se trouvent centralisées toutes les forces vives de l’ennemi, — écrira-t-il à Stein quelques jours plus tard. — S’emparer de la capitale de la France, cela signifie plus encore que de prendre possession de Vienne ou de Berlin. En mettant la main sur Paris, nous paralysons tous les nerfs de l’ennemi, nous nous assurons le moyen de nous venger de tant de souffrances et d’humiliations trop longtemps subies ! »

Tout son programme se résume dans cette marche forcée sur Paris ; et, lorsqu’enfin son désir est réalisé, c’est à ce moment surtout que nous apparaît, dans son plein relief, la différence qui sépare l’ « intellectuel » allemand des autres collègues ou assistans de Blücher. Car, tandis que ceux-ci, depuis deux ans, n’ont combattu Napoléon qu’afin de le vaincre, Gneisenau est le seul qui, dès le début, n’ait voulu voir dans la défaite de l’Empereur qu’un « moyen » d’accroître l’importance matérielle et morale de la Prusse. Déjà les lettres que je citais tout à l’heure contenaient deux petites phrases assez inquiétantes. « Nous avons tant de comptes à régler avec la France ! » insinuait Gneisenau dans l’une des lettres ; et dans la seconde il parlait de l’obligation, pour la Prusse, de « se venger à Paris de tant de souffrances et d’humiliations ! » C’est au point que peut-être même, malgré toute sa haine, aurait-il presque consenti à se désintéresser du sort individuel de Napoléon, pourvu que la défaite de celui-ci et l’invasion de sa capitale eussent eu de quoi offrir à la Prusse les divers avantages qu’il en attendait.

Le « butin, » tel est maintenant le mot qui revient dans tous ses écrits ; et l’on entend bien qu’il désigne par là non seulement notre argent et le contenu de nos caves françaises, mais aussi de gros morceaux de notre territoire. L’Alsace et la Belgique, notamment, sont deux régions qu’il se vante d’avoir marquées depuis des années comme devant former le « butin » de la Prusse. Tantôt il travaille à les faire annexer l’une et l’autre à sa « patrie d’adoption, » et tantôt il s’efforce du moins d’en faire annexer une, — de préférence l’Alsace, — sauf à devoir nous sacrifier l’autre. Il y a des jours où, dans son découragement, il se contenterait pour la Prusse de l’acquisition de Liège, « précieuse en raison de ses mines et de ses fabriques d’armes. » Mais toujours ses lettres et mémoires ont pour unique objet de prouver à son Roi, aux ministres prussiens, à tous les personnages plus ou moins influens, la folie criminelle qu’il y aurait à s’éloigner de Paris sans nous avoir enlevé un « butin » digne de la victoire présente de la Prusse et de la future grandeur qu’il a rêvée pour elle.

Et comme, de jour en jour, il constate l’écroulement de tous ses beaux projets, il faut voir avec quelle passion il épanche sa haine contre tous ceux qu’il accuse de cet « abandon » de la cause prussienne. Tour à tour il s’en prend aux divers souverains ou ministres alliés, sans compter le groupe détesté des petits princes allemands. Tel d’entre eux lui paraît trop « mou, » tel autre est bien près de lui sembler suspect. Mais plus abondamment encore se déploiera sa rancune quasi universelle lorsque, l’année suivante, après Waterloo, il croira de nouveau sentir autour de soi l’opposition d’une foule d’ « incapables » ou de « vendus » de toutes provenances ; et le plus curieux est que, dès lors, tous ses écrits nous le montreront concentrant déjà les jets les plus venimeux de son fiel sur les reppésentans principaux des deux races qui, aujourd’hui, ont l’honneur d’être le plus fortement exposées à la bruyante et féroce inimitié de ses compatriotes, — l’Angleterre et la Russie.

À l’adresse du tsar Alexandre, Gneisenau entretient d’ailleurs, en tout temps, un sentiment de défiance nuancée de mépris. « Nul moyen de se fier à cet homme-là ! — écrit-il par exemple. — Il risque à chaque instant de se laisser aller à de fâcheuses idées de générosité intempestive. Avec cela, une politique impossible à prévoir : car souvent l’empereur Alexandre se dirige d’après ses penchans personnels, et souvent aussi d’après de siens projets dont il ne s’ouvre à personne. » Et quant au personnage qui incarne à ses yeux l’Angleterre, le duc de Wellington, celui-là devient proprement pour lui le grand ennemi, à peine moins redouté et haï que Napoléon.

Son hostilité implacable à l’égard du général anglais commence à s’exhaler dès le lendemain de Waterloo, où ce chef prussien qui, lui-même, a été honteusement vaincu l’avant-veille à Ligny, prétend que Wellington n’a pas joué le rôle décisif dont il se fait gloire. Depuis lors, pas un jour ne se passera sans que Gneisenau renforce ses griefs contre son illustre rival. Ce dernier s’avise-t-il, par exemple, de déclarer que les alliés peuvent épargner la vie de Napoléon, qui désormais n’offre plus pour eux aucun danger, sur-le-champ Gneisenau excite Blücher à protester violemment contre une opinion aussi scandaleuse. « Lorsque le duc de Wellington, — écrit-il à ce propos, — se proclame opposé à la mise à mort de Bonaparte, il pense et agit en parfait Anglais. Le fait est que jamais aucun homme n’a été de plus de profit pour l’Angleterre que l’a été ce misérable. C’est par lui que la fortune de l’Angleterre s’est accrue infiniment, c’est à lui que l’Angleterre doit sa suprématie maritime et commerciale. Mais il en va tout autrement pour notre pays. Nous, Prussiens, c’est ce Bonaparte qui nous a ruinés. Et ne devons-nous pas nous regarder comme les agens de la Providence, qui, peut-être, ne nous a accordé une telle victoire qu’afin de nous appeler à exercer ce grand acte de justice éternelle ?... Tout cela n’est que pur étalage de magnanimité théâtrale ! »

Plus tard encore, j’ai l’idée que l’empressement apporté par Gneisenau à exiger contre nous des représailles d’ordre simplement « moral, » comme la destruction à Paris de tous les souvenirs de notre grandeur napoléonienne, lui aura été suggéré bien moins par un sentiment de haine personnelle et désintéressée, de l’espèce de celle qui allumait le sang du vieux Blücher, que par un désir de contrarier la « magnanimité » de Wellington ou du tsar Alexandre. En réalité, Gneisenau n’avait d’autre passion que celle d’utiliser son nouveau séjour à Paris pour obtenir des Alliés la promesse d’un accroissement des limites de la Prusse.

« Il n’y a pas dans l’histoire une bataille plus décisive que celle de Belle-Alliance, — écrivait-il au chancelier prussien avant même que ses troupes fussent entrées à Paris. — La destinée future de la Prusse réside aujourd’hui entre vos mains. » L’armée victorieuse, à l’en croire, aurait été indignée d’apprendre que les alliés venaient de signer avec les Bourbons un traité qui conserverait à la France ses limites anciennes. « Le monde veut être rassuré contre le génie inquiet d’une nation mauvaise, mais intelligente et intrépide. Honte et malheur si l’on ne profite pas de cette occasion unique pour garantir à jamais la sécurité de la Prusse et de l’Allemagne ! »

Instruit par l’expérience, Gneisenau ne se risque plus, cette fois, à vouloir faire de la Belgique une province prussienne. Au contraire, il réclame pour elle toutes les places fortes du Nord de la France, tandis que, pour la Prusse, il exige le Luxembourg et cette principauté d’Anspach dans l’armée de laquelle il a jadis servi. Il est vrai qu’en échange il propose de donner au margrave d’Anspach nos régions françaises de Luxembourg et l’Alsace, — faute de pouvoir désormais espérer l’attribution de celle-ci à la couronne de Prusse. « Il sied également, — ajoute-t-il, — que les forteresses de la Moselle et du Rhin soient arrachées à la France, comme aussi la Lorraine et tout le pays dont les cours d’eau se jettent dans la Meuse. Impossible de demander et d’obtenir moins, sous peine d’exposer nos gouvernemens au mépris éternel des peuples ! Et quant à la manière dont la Prusse peut et doit parler, c’est, très vénéré prince, ce que vous savez mieux que moi. Jamais, en tout cas, la Prusse ne s’est trouvée placée aussi haut : il convient qu’elle le sente, et en tire profit ! »

Ne croirait-on pas entendre le Treitschke de 1871, ou bien encore l’un des « pangermanistes » officieux d’il y a quatre mois ? Et quand j’aurai ajouté que parfois Gneisenau poussait même l’effronterie jusqu’à réclamer au nom de la « culture » l’attribution à la Prusse de telle de nos provinces, ne sera-t-on pas forcé de reconnaître que c’était vraiment là un « ancêtre » de choix, un « héros allemand «  digne d’être offert en exemple aux futurs soldats des von Kluck et des von Hindenburg ?


T. DE WYZEWA.