Revues étrangères - Un Nouvel auteur dramatique allemand - Thadée Rittner

REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEL AUTEUR DRAMATIQUE ALLEMAND :
THADÉE RITTNER


Der dumme Jakob, un vol., Berlin, 1910 ; Unterwegs, ein Don-Juan Drama, un vol. Berlin, 1909.


Le château d’Allenstein a pour maître, — au moment où s’ouvre l’action de Jacques l’Imbécile, — un vieux garçon à demi abruti par le désœuvrement et la solitude. Non pas que Charles d’Allenstein ait toujours été le personnage oisif et inutile que nous voyons à présent. Revenu dans son château au lendemain de la mort de son père, il s’est voué de toute son âme à remettre en état le domaine familial ; à force de travail et d’économie, il a payé toutes les dettes de ses parens, s’est acquis une fortune assez considérable, et n’a enfin consenti à se reposer qu’après avoir dépensé trente années de sa vie à une tâche obstinée de fermier et d’éleveur de bétail, qui n’était point faite pour adoucir ni orner sa rudesse native. Maintenant il s’ennuie, se croit malade, et accable lourdement de sa mauvaise humeur toutes les personnes de son entourage. La première scène de la pièce nous le montre jouant aux dominos avec sa sœur, la baronne de Pasini, une dame maigre et sèche âgée d’environ quarante-cinq ans, qu’il a recueillie dans son château ainsi que son mari. La pauvre femme n’apporte guère d’entrain au jeu, et souffre visiblement des sarcasmes grossiers que lui prodigue son frère : mais nous sentons qu’elle a contre lui un autre grief plus profond, dont elle n’ose cependant lui parler qu’en de vagues allusions d’un ton aigre-doux. Et, en effet, la cause de ce grief nous est bientôt révélée. Une grande et belle jeune fille entre dans le salon, d’un air d’assurance parfaite sous des dehors affectés d’humble soumission, s’offrant à lire au châtelain les journaux qui viennent d’arriver. Elle s’appelle Lisa, et est la fille du cocher d’un château voisin. Élevée dans ce château avec la fille du baron de Radkersberg, et ayant reçu là un vernis tout extérieur de culture mondaine, elle a été récemment engagée par Charles d’Allenstein pour lui servir de lectrice et de secrétaire ; mais le vieux garçon laisse voir assez clairement qu’il serait disposé à la prendre aussi pour maîtresse, — d’où l’amère indignation de la baronne, sa sœur, qui avait bien compté pouvoir vivre toujours commodément chez lui, en dirigeant sa maison.

Lisa elle-même, d’ailleurs, est bien résolue à ne point prendre au sérieux les complimens, maladroits et passionnés, de son vieil amoureux. Ses intentions nous sont expliquées dans un entretien qu’elle a avec un robuste jeune homme aux yeux bleus enfantins, Jacques Steger, qui déjà, tout à l’heure, nous a révélé un mélange singulier de naïveté paysanne et de bonhomie en se glorifiant ingénument, devant Allenstein, de la manière dont il fait prospérer l’exploitation agricole du domaine. Ce Jacques Steger est, lui, le fils d’une cabaretière du village, dont Allenstein a été jadis l’un des nombreux amans. Un médecin de la région, l’unique ami et confident du vieux garçon, a presque persuadé à celui-ci que Jacques était son fils ; et c’est par une sorte de scrupule paternel qu’Allenstein s’est chargé de l’éducation du petit Jacques, l’a envoyé suivre les cours de l’université, et puis, quand il s’est senti fatigué de l’administration de ses terres, l’a entièrement transmise entre ses mains, avec la certitude légitime de ne pouvoir pas trouver un serviteur plus fidèle, ni même, malgré sa simplicité un peu ridicule, plus capable de le remplacer en toute façon. Or, Jacques a donné son cœur à la belle Lisa ; et celle-ci, depuis des années, n’a jamais cessé de l’aimer tendrement, d’un amour où le respect de sa noble et touchante droiture se renforce d’un désir, tout féminin, de protection à l’égard du grand enfant que restera toujours « Jacques l’Imbécile. » Aussitôt seule avec lui, quand Allenstein est allé fumer des cigarettes sur la terrasse, elle reproche affectueusement à son ami son manque de tenue, et sa tendance incorrigible à compromettre le fruit de tous les efforts qu’elle ne se lasse point de tenter pour le faire recevoir dans l’intimité du château.


Lisa. — Rien que la façon dont tu entres chez les gens, c’est ridicule et inconvenant ! On s’aperçoit tout de suite que tu viens de quitter ton travail !

Jacques. — Comment ? Est-ce donc une honte, de travailler ?

Lisa. — Tiens, tu n’es qu’un… un mangeur ! Et cela en tout ! Ton travail même, tu l’engloutis comme ta viande à table ! Et puis, tout de suite après, tu arrives au salon ! Après avoir mangé, les gens comme il faut se lavent d’abord les mains, et c’est seulement ensuite qu’on se présente en société !

Jacques. — Et le patron qui, tout à l’heure, me demande si ma machine à battre est à moi ? Naturellement, elle est à moi, puisque c’est moi qui suis seul à m’en occuper ! De quel argent on l’a payée, à cela je ne pense guère. C’est comme pour ce qu’il a dit du printemps ! Lui, il est obligé, d’abord, d’ouvrir la fenêtre, pour savoir que c’est le printemps ! Mais moi, j’ai vécu tout au long de l’année avec tout ce qui pousse là-bas, et qui lutte contre la gelée. Et l’on peut dire tout ce que l’on veut : quand je sens le fumier, sur les champs, je sais bien qu’il est à moi !

Lisa. (nerveuse, les yeux à demi fermés, et se caressant les cheveux). — Si tu voulais être raisonnable, oui, tout cela serait vraiment à toi ! Mais… mais tu ne veux pas être raisonnable !

Jacques. — Comment cela ? (Il la regarde, et comprend peu à peu.) Ah ! oui, ton éternelle idée !

Lisa. — Mais oui, en effet !

Jacques. — Avant tout, il faudrait enfin que je connusse la vérité ! (S’échauffant.) Oui, est-il mon père, ou ne l’est-il pas ? Toi, franchement, que crois-tu ?

Lisa. (d’une voix tranquille). — Cela est tout à fait indifférent !

Jacques. (très excité). — Comment ? Que dis-tu là ? Comment peut-on dire que cela soit indifférent ?

Lisa. — Il s’agit simplement de savoir s’il veut bien être ton père, et non pas s’il l’est vraiment ! Comprends-tu ?

Jacques. — Mais moi, c’est que je désire le savoir, s’il est mon père !

Lisa. — Avec des désirs comme celui-là, on n’avance pas d’une semelle ! En supposant même qu’on pût le savoir de façon tout à fait certaine, ta position n’en serait pas changée !

Jacques. — Que me parles-tu de ma position ? Je veux simplement la vérité !

Lisa. — Qu’il déclare seulement une fois, mais expressément, qu’il est ton père, et alors je m’inclinerai très bas devant loi, et tout le monde s’inclinera devant toi, et dira : « Voyez, c’est le fils du seigneur d’Allenstein ! » Et alors (souriant doucement) tu pourras me faire la cour, Jacques l’Imbécile !

Jacques (songeur). — Une fois déjà il me l’a dit, tu sais, une seule fois. C’est quand il m’a confié l’administration de ses biens. Nous avons eu là un entretien plutôt fou, très tard dans la nuit. Tout le temps, il m’a dévisagé d’un air si étrange ! Je le voyais trembler, comme d’angoisse. « Si tu me trompes, m’a-t-il dit, c’est toi-même que tu tromperas !… car tu es mon fils ! » Mais cela me paraît, maintenant, si peu réel !

Lisa. — Oui, cela ne peut pas compter ! Il faut que la déclaration se fasse une bonne fois, très nettement. Afin que l’on sache à coup sûr !… Je crois… qu’on appelle cela une « adoption. »

Jacques (avec élan). — Lisa, ce que je voudrais surtout, ce serait de te prendre, telle que tu es, et de t’emmener n’importe où, et…

Lisa (d’un ton résolu). — Je ne me laisserai emmener nulle part !

Jacques. — Lisa, tu as changé ! Je m’étonne de voir comme tu changes de jour en jour !

Lisa (lui souriant, et l’attirant à soi). — Jacques, mon cher imbécile aimé…

Jacques (passionnément). — Si tu m’aimes, eh bien ! sois de nouveau à moi comme auparavant !

Lisa. — Il y a le mariage, Jacques !

Jacques. — Mais nous pouvons fort bien nous marier ! À quoi bon attendre ? J’ai beaucoup étudié, je sais bon nombre de choses. Et puis, ce que je suis à présent, je peux le rester !

Lisa. — Non, tu ne dois pas le rester ! Je me chargerai, moi, de te pousser en avant. Il faut que j’avance !

Jacques. — Oh ! toi…

Lisa. — Moi, je ne suis pas aussi facile à contenter ! Ce n’est pas en vain qu’on a dépensé de l’argent pour mon éducation, comme pour la tienne !


Le dialogue est interrompu par l’entrée du lieutenant de Pasini, type achevé du pique-assiette impudent et plat, que son beau-frère a congédié d’auprès de soi, sur la terrasse, parce que sa vue l’agaçait, et qui n’en vient pas moins, dans le salon, lui préparer docilement des cigarettes. Et bientôt nous voyons reparaître Allenstein, accompagné de ce baron de Radkersberg qui, autrefois, a pourvu à l’éducation de Lisa. Le baron a amené avec lui sa fille, dont le ton involontairement protecteur irrite désormais l’ambitieuse créature ; et le fils du baron est venu aussi, un jeune dadais qui se met tout de suite à tourner galamment autour de l’ancienne compagne de sa sœur, et affecte de ne pas entendre la voix de Jacques Steger, lorsque celui-ci, furieux de son attitude à l’endroit de Lisa, lui enjoint d’aller porter ailleurs ses fades complimens.


À ce long premier acte, dont l’objet est beaucoup moins de nouer une intrigue théâtrale que de nous présenter des caractères minutieusement analysés, à la façon des maîtres classiques, succède un second acte tout plein d’action et de mouvement, mais qui a pour nous le grave défaut de contenir, à lui seul, tout l’intérêt dramatique de la pièce. Dès le lever du rideau, nous apprenons qu’un événement insolite s’est produit au château, dans la matinée. Puis nous découvrons qu’il s’est agi d’un duel, que Jacques s’est battu avec le jeune baron de Radkersberg. Et qu’il a été blessé, d’ailleurs très légèrement. Allenstein est informé de l’aventure à l’instant où, pour la première fois, il s’enhardit à déclarer son amour à la belle Lisa ; et celle-ci, avec une habileté remarquable, tâche à détourner sur Jacques les besoins naturels d’affection du vieux châtelain. Aussi bien le médecin dont j’ai déjà parlé réussit-il à émouvoir intimement le cœur d’Allenstein en lui racontant que Jacques a risqué sa vie pour lui, pour défendre son honneur contre des allusions indiscrètes du jeune Radkersberg à ses sentimens envers sa lectrice. La vérité est qu’Allenstein, sans savoir l’exprimer, aime beaucoup ce garçon dont il se croit le père. Nous avons l’impression que la partie savamment engagée par Lisa peut être tenue pour gagnée. Ce qu’il faut à cet homme ignorant de toutes les joies de la vie, c’est d’avoir auprès de soi des cœurs qui consentent à l’aimer tel qu’il est, avec la sauvagerie et le manque d’expansion qui lui sont naturels ; et nous sentons, avec Lisa triomphante, qu’il suffira au fils présumé d’apparaître devant son père, le bras en écharpe et la mine fiévreuse, pour que le hobereau renonce en sa faveur à un amour qui n’a pas encore projeté en lui des racines bien profondes. Mais le malheur veut que Jacques, à peu près décidé, lui aussi, à tomber aux pieds d’Allenstein pour lui demander l’autorisation d’épouser Lisa, rencontre à ce moment sa mère, la veuve Steger, venue au château pour essayer enfin de se faire payer les dettes du lieutenant de Pasini. Le jeune homme exige formellement de sa mère qu’elle lui révèle de qui il est fils ; et la cabaretière, qui ne se doute pas de la gravité de la catastrophe que va produire son aveu, finit par lui déclarer que c’est le médecin, l’ami d’Allenstein, qui est son véritable père. Vient alors l’une des scènes les plus importantes de la pièce. En présence et à l’instigation de Lisa, qui ne suit rien encore, Allenstein remercie chaudement le jeune homme de s’être battu pour lui ; et cette tendresse même enlève à « Jacques l’Imbécile » le courage de tromper plus longtemps son maître et bienfaiteur.


Jacques. (très vite, tout d’un souffle). — Ma mère est venue ici, tout à l’heure, et m’a tout révélé.

Allenstein (étonné). — Quoi ?

Lisa (avec un sourire affolé). — Regardez-le donc ! Il a la fièvre ! (Très excitée.) Jacques, allez-vous mettre au lit !

Allenstein. — Votre mère, qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

Jacques. — Vous n’êtes point mon père !

(Un moment de silence.)

Lisa (épouvantée). — Mon Dieu !

Allenstein (d’une voix calme). — Je ne suis pas ton père ? Et qui donc, alors ?

Jacques (entre ses dents). — Le docteur.

Lisa (désespérée). — Jacques…

Jacques. — Oui… C’est ma mère qui me l’a…

Allenstein (toujours encore d’une voix calme). — Quelle folie ! Le docteur ?

Jacques. — C’est ma mère qui vient de me le dire.

Allenstein (criant). — Folie ! (Puis, paraissant se calmer.) Après cela, pour ce que cela me fait ! Du moment que ta mère te l’a dit !… Bah ! que m’importe ?… Le docteur. Très bien ! Une jolie canaille, ce respectable docteur ! Un menteur… un… (Avec un geste méprisant) D’ailleurs, cela ne m’intéresse guère… Mais (avec haine, à Jacques), mais que toi, tu puisses me dire cela de cet air tranquille !

Jacques (anéanti). — Mais c’est que… c’est que c’est vrai !

Allenstein (tout tremblant). — Oui, oui !… Adieu ! Vite, va-t’en ! Je préférerais beaucoup ne pas te voir… Ton visage rouge de paysan… Ta santé grossière… (S’animant de nouveau) c’est incroyable que tu puisses me dire cela !…

Jacques (toujours atterré). — Mais c’est la vérité !

Allenstein (sans paraître savoir ce qu’il dit). — Et moi aussi, je vais te dire quelque chose ! Eh bien ! tu n’as pas de cœur, voilà ! Qu’est-ce que j’obtiens, en échange de tout ce que j’ai fait pour toi ? Hein ! réponds un peu ! Encore que tu m’aies toujours été antipathique, toujours éminemment antipathique, je t’ai comblé de mes bienfaits ! Et toi, voilà comment tu me remercies !… Tu n’as jamais aimé personne !

Lisa (à mi-voix, d’un ton à la fois douloureux et irrité). — Non, jamais il n’a aimé…

(Tout à coup, Jacques semble se réveiller. Il découvre maintenant ce qu’il a fait. D’un air épouvanté, il regarde Lisa, qui lui répond par un regard chargé de haine.)

Jacques (se prenant la tête avec désespoir). — Alors… Mais enfin… Mon Dieu ! (Il sort précipitamment.)

Allenstein (après un silence). — Ce garçon m’a toujours été éminemment antipathique… Mais le docteur, que je considérais comme un ami !… Et maintenant, de nouveau, je n’ai plus personne ! Me voici, de nouveau, tout seul ! (Après encore un silence.) Eh bien ! Lisa, que dites-vous ? Dites donc quelque chose !…

Lisa (d’une voix morte). — Oui, en effet, mais que voulez-vous que je dise ? Vous avez des parens !

Allenstein (ricanant). — En effet, c’est cela ! Vous voulez dire que je dois me remettre à jouer aux dominos avec ma sœur ? Oui, mais, soit dit entre nous, c’est que ma sœur, non plus, ne m’est pas très sympathique ! C’est que, soit dit entre nous (s’excitant tout d’un coup), c’est que tous les hommes me dégoûtent profondément ! (Après une pause.) Il n’y a… Oui, vous le savez, il n’y a que vous qui fassiez exception !

Lisa (toute tremblante). — En effet. Vous me l’avez déjà dit, et moi… j’ai été si maladroite et vous ai si mal compris ! (Après un silence.) Mais maintenant, faites de moi ce qu’il vous plaira ! Prenez-moi ! Je vous appartiens !


Un auteur français se serait arrêté là, après ce dénouement de la tragédie. Mais les dramaturges allemands, tout de même que leurs confrères les romanciers, ne craignent pas de continuer à nous exhiber leurs héros, même lorsque s’est achevée la crise décisive de leur destinée. Il ne faut pas oublier que le Don Juan de Mozart, dans sa version primitive, ne finissait pas au moment où le convive de pierre retournait aux enfers en emmena ni son hôte avec lui : le public voyait reparaître alors dona Anna et dona et vire, don Ottavio et Leporello, et les ensembles chantés par ces personnages contrastaient délicieusement avec la terreur et l’angoisse de ce qui est à présent, pour nous, la scène finale de l’opéra. Le troisième acte de Jacques l’Imbécile, lui, n’est point fait pour dissiper dans nos cœurs l’impression désolée de la catastrophe susdite : mais l’auteur n’en a pas moins tenu à nous faire pénétrer plus profondément encore dans l’intimité de ses caractères, et le fait est que ce troisième acte contient, à son tour, des passages d’une amertume « réaliste » fortement accusée.

Le début de l’acte est déjà, à ce point de vue, d’un effet significatif. Dans le même décor que nous a montré le premier acte, la même scène se reproduit, mais avec un renversement des rôles précédens. C’est maintenant Lisa qui joue aux dominos avec Allenstein : et celui-ci est distrait, maussade, comme naguère nous était apparue sa sœur, et Lisa le raille de ses inadvertances avec un ton de mépris tout pareil à celui dont lui-même accablait la pauvre baronne de Pasini. Le véritable sujet de l’acte est de nous faire assister à une dernière lutte dans l’âme de la jeune fille, partagée entre son amour passionné pour Jacques et son besoin, non moins passionné, de luxe, de richesse, et d’éclat mondain. Après avoir longtemps essayé de supporter le spectacle des relations de son amie avec Allenstein, Jacques décide de s’en aller. Il vient sommer Lisa de choisir entre lui et son ancien maître ; et quand la jeune fille s’aperçoit que sa résolution de partir est inébranlable, elle hésite, s’interroge, et peut-être serait sur le point de se laisser fléchir, — sauf d’ailleurs à le regretter dès l’instant suivant, — si la baronne de Pasini ne s’avisait de mettre fin à l’entrevue en appelant son frère, pour lui dénoncer la présence de Jacques auprès de sa fiancée. Lisa, aussitôt, se ressaisit tout entière et renvoie le malheureux Jacques, si sûre désormais de sa domination absolue sur Allenstein qu’elle profite simplement de cette occasion pour obtenir le congé de la baronne et de son mari. Mais, sous cette action dramatique du troisième acte, l’intérêt littéraire ne consiste que dans la peinture de l’écroulement lamentable opéré à jamais, dans le cœur et la vie d’Allenstein, par sa déception au sujet du jeune homme. Bien plus que l’ambitieuse et perverse Lisa, c’est lui, ce sauvage, brutal, et touchant Allenstein qui est le héros principal de toute la « comédie. » Sa nature complexe, où se mêlent étrangement des instincts opposés, nous est vraiment décrite avec un relief très original ; et cette curieuse figure de hobereau tragique suffirait, à elle seule, pour justifier le grand succès obtenu par Jacques l’Imbécile aussi bien sur la scène viennoise où la pièce a été représentée tout d’abord que dans les nombreux théâtres allemands qui, aussitôt après, se sont empressés de l’ajouter à leur répertoire.


L’auteur de cette « comédie, » M. Thadée Rittner, est, je crois, d’origine polonaise. Son aventure littéraire rappellerait, en ce cas, celle de l’un de ses compatriotes qui, après avoir longtemps couru le monde comme officier de marine, s’est fixé en Angleterre, et, sous le pseudonyme de Conrad, y est devenu l’un des plus justement célèbres parmi les romanciers et conteurs anglais de ce temps. M. Rittner, beaucoup plus jeune, est-il destiné à rencontrer une fortune pareille dans les lettres allemandes ? Le grand succès de son Jacques l’Imbécile aurait de quoi le faire supposer : mais surtout, on doit espérer qu’il confirmera sa jeune renommée en associant bientôt, aux qualités remarquables de psychologue et d’observateur qu’il a déployées dans sa dernière pièce, les dons, plus précieux encore, d’élégante et subtile fantaisie poétique qui nous sont apparus dans une œuvre antérieure, intitulée En Chemin, drame sur le thème de don Juan. Je ne sais pas si la première pièce du dramaturge viennois a obtenu déjà, lors de sa production, le succès qui s’attache aujourd’hui à Jacques l’Imbécile : peut-être manque-t-elle un peu trop de cette vérité, — ou probabilité, — particulière que réclame, dans tous les pays, l’esthétique du théâtre. À la lecture, du moins, cette façon de poème dramatique m’a causé un extrême plaisir, avec l’imprévu, la hardiesse, la variété incessante de son invention. Je vais essayer d’en indiquer brièvement le sujet, mais, hélas ! sans aucune chance de réussir à traduire le charme léger et indéfinissable qui se dégage plutôt de l’atmosphère générale de l’œuvre, des attitudes des divers personnages et du ton passionné de leurs réponses, que du simple enchaînement des faits extérieurs.

L’auteur nous transporte, cette fois encore, dans un château de province. Le premier acte a pour décor un pavillon d’été, au milieu d’un grand parc, sous le clair de lune. En attendant le retour du châtelain, qui sera le héros de la pièce, le secrétaire de celui-ci s’entretient avec le frère de son maître, jeune professeur d’université, que scandalisent, — et attirent involontairement, — les innombrables aventures galantes du nouveau don Juan. Le secrétaire, lui, a pour son maître une admiration enthousiaste. Il le considère proprement comme un héros, un homme de génie qui emploie à l’amour des qualités presque surnaturelles d’esprit et de cœur. Cependant, ce Leporello, — son maître s’amuse souvent à l’appeler ainsi, malgré ses protestations, — a toujours préféré instinctivement que sa jeune et adorable femme, Suzanne, n’entrât pas en contact avec l’homme qui le ravit jusque dans ses folies les plus criminelles. Bientôt Suzanne elle-même apparaît, un instant, dans le pavillon. Elle est fille d’honnêtes commerçans, et, tout en s’étonnant que son mari lui défende d’approcher du « baron, » elle ne cache pas son mépris pour un personnage dont l’unique occupation est de faire la cour à toutes les dames et demoiselles de la contrée. Puis elle s’en va, et le baron lui-même se montre à nous, qui, tout de suite, avec l’élan fougueux de sa verve lyrique, son mélange piquant de hauteur seigneuriale et de simplicité, justifie pleinement à nos yeux l’enthousiasme ingénu de son Leporello.

Il a observé, en passant, que la fille de son jardinier était brusquement devenue jolie, et cette découverte l’a mis en belle humeur. Mais, avec cela, il ne peut s’empêcher de se rappeler et de regretter une autre jeune fille, Christine de Felsenburg, qu’il a enlevée par force, la nuit précédente, puis ramenée, avant l’aube, au château de son père, et que jamais plus sans doute il ne reverra. En quoi il se trompe, du reste : car la fille du jardinier, dès qu’elle le voit seul dans le pavillon, vient humblement lui apprendre qu’une dame est là, au fond du parc, semblant le guetter. C’est la fière Christine, qui d’abord lui annonce qu’elle est venue le tuer, et fait mine de vouloir le frapper avec un élégant poignard italien qu’elle tenait caché sous son voile, mais qui, peu à peu, se laisse aller à lui avouer qu’elle l’aime et ne peut plus vivre loin de ses baisers.

Le lendemain, dans le salon du baron, celui-ci déclare à son fidèle secrétaire que la possession de Christine lui a causé, une fois de plus, la cruelle déception qui toujours le condamne à chercher, auprès d’autres femmes, un certain élément mystérieux dont son cœur a besoin. Toujours il croit l’avoir enfin rencontré ; et puis, aussitôt qu’il a tenu une femme dans ses bras, il s’aperçoit que le charme qu’il avait cru reconnaître en elle ne s’y trouvait point, ou s’est évaporé. Après quoi le secrétaire s’éloigne, — car il a veillé durant toute la nuit, à l’insu de son maître, vaguement inquiet de savoir celui-ci en tête à tête avec l’orgueilleuse Christine, — et voici que Suzanne, sa jeune femme, venue pour le voir, rencontre à sa place le baron don Juan ! C’est alors une grande scène d’un art si habile que nous assistons sans l’ombre d’embarras ni de répugnance au spectacle de la lente fascination exercée impitoyablement, par le séducteur, sur la femme de son naïf et dévoué confident. Suzanne, d’ailleurs, résiste à tous les artifices amoureux de don Juan. Après des alternatives tragiques d’indignation, de colère, et de désespoir, la jeune femme s’enfuit ; peut-être même n’a-t-elle pas entendu la prière que lui a adressée le baron, de laisser tomber, du balcon du premier étage, une branche fleurie d’acacia, qui signifiera quelle s’est enfin décidée à lui ouvrir son cœur. Et l’acte se poursuit ; le baron se moque des scrupules vertueux de son frère, éconduit la pauvre Christine, désormais oubliée, reçoit princièrement les humbles aveux de la fille du jardinier, s’entretient avec son secrétaire d’un amour nouveau qu’il sent naître en soi, et dont le mari de Suzanne se désole de n’être pas admis à savoir le secret : et toujours, — pendant ces scènes d’un mouvement qui, parfois, évêque dans nos oreilles le souvenir des rythmes les plus emportés du Don Juan de Mozart, — toujours le baron et nous-mêmes ne cessons point de tenir fiévreusement nos regards tournés vers la fenêtre du fond, attendant la chute de la branche d’acacia demandée, tout à l’heure, à la belle Suzanne. Soudain, au moment où le baron commence, pour la première fois, à désespérer de son génie, la branche d’acacia tombe doucement.

La conclusion de l’aventure répond le mieux du monde à ce que nous connaissons maintenant des caractères du héros principal et de son entourage. Le baron est devenu l’amant de Suzanne ; et, par un prodige que nous fait apparaître plus vraisemblable la grâce exquise de la jeune femme, il a décidément découvert, en elle, ce sortilège dont l’absence l’avait empêché de rester fidèle à ses « mille-trois » maîtresses précédentes. Mais il y a le mari, qui désire absolument être initié à tous les détails de la nouvelle conquête. Il supplie, se fâche, pleure ingénument du manque de confiance de son maître envers lui ; et le baron, d’autre part, tout don Juan qu’il soit, sent dès la première minute qu’il n’aura pas le courage de mentir à un ami tel que celui-là, si bien qu’il avoue à son Leporello qu’il lui a pris sa femme ; sur quoi le secrétaire, aussitôt, dans une poussée instinctive dont il se repentira dès que la raison lui sera revenue, le tue avec le petit poignard italien de Christine.

Ainsi finit, tout prosaïquement, cette dernière incarnation de l’un des types immortels de notre humanité. Et ce n’est pas seulement, l’originalité de sa fin, — don Juan puni de ses forfaits par Leporello, au lieu du Commandeur, — qui nous autorise à réserver pour la pièce de M. Rittner une place à part, entre toutes les œuvres consacrées à l’étude de ce type glorieux : jusque dans les moindres nuances de sa physionomie d’amoureux-poète, le don Juan de l’auteur viennois nous offre une individualité à la fois très « moderne » et très humaine et vraie, qui ne nous permet point de le confondre avec aucune des autres figures inspirées, avant lui, du même idéal.


Romantique et « lyrique » au plus haut degré, avec cela aussi peu allemand que possible, le héros de M. Rittner est un don Juan qui, toujours, prend plaisir à raisonner sa folie. Écoutons-le répondre à son frère, l’éminent gynécologue, qui lui demande ce qu’il peut bien y avoir, à ses yeux, dans ces femmes qu’il ne se relâche pas de vouloir conquérir : « Hé ! mon cher ami, je ne le sais pas encore ! C’est précisément ce que, toute ma vie, je m’efforce vainement de découvrir. J’ai l’air de savoir beaucoup de choses là-dessus : en réalité, je ne sais rien. Tantôt ce qu’il y a dans la femme m’est apparu d’un bleu de ciel ! avec un clair tintement de cloche matinale, et tantôt je l’ai entendu me railler dédaigneusement, avec un bruit de soie froissée. Tantôt son parfum m’est apparu blond, et puis, une autre fois, d’un brun avec des reflets de feu. Mais, au fond, qu’est-ce que c’est ? Peut-être me faudra-t-il encore une ou deux éternités pour arriver enfin à en être instruit. Ce qui est sûr, c’est que je ne néglige rien pour l’apprendre, et n’ai pas d’autre souci au monde ! » Ou bien, lorsque son secrétaire le complimente de ce que son regard fait épanouir la beauté des femmes : « Non, mon ami, la vérité est que je la tue ! Cette Christine que j’ai tenue dans mes bras tout à l’heure, je la regrette comme un fou ! C’est elle que tu me vois pleurer ! — Mais si monsieur le baron le désire, elle reviendra sans faute ! — Non, mon ami, elle ne reviendra jamais plus ! car la personne que j’ai quittée, à l’instant, n’est plus Christine ! Elle s’est jetée à mes pieds, elle est devenue humble et douce. Ce n’est plus, désormais, qu’une pauvre créature qui me supplie de l’aimer ; et la vue de cette odieuse humilité me poursuivra toujours comme un spectre. Ce qu’il y avait de beau en elle, la fière et hautaine comtesse, je l’ai détruit ! Et c’est toujours ainsi ! Toujours la fatalité veut que je détruise, dans les femmes, l’unique beauté dont j’ai soif en elles ! » Ce mélange constant d’exaltation passionnée et de réflexion ironique, sans doute M. Rittner en aura trouvé l’exemple dans les comédies de Musset, dont sa pièce se rapproche infiniment plus que de toutes les œuvres allemandes qui me soient connues. Mais surtout, j’imagine qu’il a dû subir vivement l’influence de son grand compatriote, le poète polonais Slowacki, ce Musset slave qui, le jour où son œuvre aura enfin réussi à nous être révélée, nous émerveillera par l’étrange et puissante originalité de son romantisme. En tout cas, l’auteur de ce nouveau Don Juan semble bien apporter au théâtre allemand des qualités littéraires d’une richesse et d’une élégance remarquables, dans un temps où les dramaturges de la génération précédente, les Hauptmann et les Sudermann, paraissent avoir donné déjà tout ce qu’ils avaient à nous offrir de plus intéressant. Ses comparses eux-mêmes, le baron de Pasini et le médecin, dans Jacques l’Imbécile, le frère de don Juan et la fille du jardinier dans l’autre pièce, — pour ne point parler de l’étonnant secrétaire — Leporello, — nous plaisent par je ne sais quel air d’aisance familière que n’ont point, d’habitude, les figures allemandes ; et sa langue, autant du moins que je suis capable d’en juger, ne manque pas d’une saveur personnelle, sous sa limpidité. Puisse-t-il seulement, dans ses œuvres prochaines, lâchera nous rendre plus précieuse l’observation réaliste de son Jacques l’Imbécile en y joignant la verve et l’ardente expansion poétique que lui ont, naguère, enseignées les maîtres immortels de sa terre natale !


T. de Wyzewa.