Revues étrangères - Un Nouveau romancier allemand - Gustave Frenssen

Revues étrangères - Un Nouveau romancier allemand - Gustave Frenssen
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU ROMANCIER ALLEMAND :
M. GUSTAVE FRENSSEN


Jœrn Uhl, par G. Frenssen, 1 vol., Berlin, 1902.


Jœrn Uhl est un jeune garçon actif et rêveur, courageux et humble, qui, à travers mille obstacles, se fraie péniblement un chemin dans la vie. Il a été élevé par une servante, Wieten Klook, à qui sa mère l’a confié en mourant ; la pauvre fille a même refusé de se marier, afin de se dévouer plus entièrement à lui : mais elle n’a guère pu lui apprendre qu’une variété inépuisable de traditions populaires et de contes de fées. A l’école, où il est allé ensuite, Jœrn Uhl s’est aussitôt montré l’élève le plus intelligent et le plus studieux. Il était riche, alors, ou du moins il se croyait riche, et rêvait un brillant avenir de professeur ou de magistrat. Soudain, il découvre que, de la fortune de sa famille, rien ne lui reste plus que des dettes. Il renonce à ses rêves, il abandonne ses études, et le voilà devenu ouvrier. Comment pourrait-il songer encore à la douce petite fille de son maître d’école, Lisbeth Junker, qu’il a jadis aimée d’une affection respectueuse et tendre, mais qui maintenant, avec son fin sourire et ses airs de dame, lui semble faire partie d’un monde infiniment au-dessus du sien ? Le travail, le dur travail de ses mains, sera désormais toute sa consolation. Et quand, à force de travail, il a enfin commencé à reconquérir un peu d’aisance et de liberté, il se marie. Il épouse une sorte de « femme-enfant, » Lena Tarn, incapable de comprendre aucune des profondes pensées qui s’agitent obscurément en lui, mais ne cessant point de chanter, de rire, et de l’aimer. Lui aussi, d’ailleurs, il l’aime, telle qu’elle est ; et pendant un an, il vit avec elle parfaitement heureux. Puis elle meurt, et Jœrn Uhl, après l’avoir longtemps pleurée, finit par se remarier avec Lisbeth Junker. C’est elle, toujours raisonnable, tranquille, et confiante, qui l’aide à se connaître lui-même, à développer et à mettre en valeur ses dons naturels, à réaliser peu à peu tous ses rêves anciens.

Il y a aussi, à côté de Jœrn Uhl, une jeune fille étrangement belle et passionnée, Elsbe, qu’aime un honnête paysan nommé Fiete Krey. Mais Elsbe se laisse séduire par un autre amoureux, et s’enfuit avec lui. Sur quoi un oncle de la jeune fille, Thiess Thiessen, qui jamais jusque-là n’avait quitté son village, se met en route pour Hambourg, en quête de la fugitive. De longues années, il la cherche, explorant tous les recoins de l’énorme ville, ou bien guettant l’arrivée des navires d’Amérique, avec la certitude qu’un jour Elsbe, meurtrie par la vie, aura besoin de son aide pour ne pas succomber. Et en effet, un soir de Noël, la malheureuse, toute tremblante de froid et de faim, revient se réfugier auprès de son oncle.

« Mais, me dira-t-on, pourquoi nous présentez-vous sous des noms allemands des personnages que nous avons, depuis longtemps, appris à connaître et à aimer, sous des noms anglais ? Votre Jœrn Uhl s’appelle, en réalité, David Copperfield. La simple et héroïque servante qui l’élève s’appelle Peggotty. L’amie d’enfance que le jeune homme épouse en secondes noces, c’est Agnès Wickfield. Dora est le véritable nom de la femme-enfant. Et quant à l’oncle qui se met en route pour retrouver sa nièce séduite et abandonnée, comment ne reconnaîtrions-nous pas en lui le frère de Peggotty ? Toutes ces figures nous sont familières, et il y a plus d’un demi-siècle que Dickens nous a raconté la touchante série de leurs aventures. »

Non pas ! Les aventures dont on vient de lire le résumé forment le sujet d’un roman qui, publié en Allemagne dans les derniers mois de 1901, a dépassé déjà la trentième édition. Jœrn Uhl, Lisbeth Junker, Thiess Thiessen, tous ces personnages, sont bien des Allemands : c’est à eux que leur biographe, M. Gustave Frenssen, doit d’être considéré dès maintenant, dans son pays, comme le plu6 éminent rénovateur d’un genre littéraire qu’on pouvait croire à jamais épuisé, après la disparition des Freytag, des Fontane, des Conrad Ferdinand Meyer. Et j’ajouterai que le grand succès de Jœrn Uhl non seulement n’a rien qui puisse surprendre, mais me semble encore tout à fait légitime. Le livre de M. Frenssen est, au total, un très beau livre, et qui suffirait, à lui seul, pour justifier l’espoir d’une prochaine renaissance du roman allemand.


Que l’auteur, dans le choix de son sujet, se soit inspiré d’un roman de Dickens, c’est ce que personne sans doute ne saurait contester. Il s’en est inspiré comme l’avaient fait, avant lui, son maître Théodore Storm, le fameux Fritz Reuter, Freytag même et Théodore Fontane, sans compter vingt autres romanciers populaires allemands. Et l’occasion est bonne pour rappeler, une fois de plus, quelle influence extraordinaire a exercée, dans toute l’Europe, l’auteur de David Copperfield et de Martin Chuzzlewit. Tandis que ses compatriotes se plaisaient à ne voir en lui qu’un « inimitable » amuseur, la Russie, l’Allemagne, aussi la France, puisaient abondamment à la source de son génie. Lorsqu’on écrira l’histoire du roman en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, le nom de Dickens devra se trouver en tête de chacun des chapitres.

Mais l’œuvre de Dickens est si riche et si variée que les diverses races l’ont comprise et goûtée pour des raisons différentes. Aux yeux du public russe, par exemple, Dickens est surtout le créateur de la petite Nell, le poète des « humiliés » et des « offensés : » c’est par là, surtout qu’il a été le maître de Dostoïevsky comme du comte Tolstoï ; et il y aurait à faire une étude bien curieuse de la manière dont l’esprit profondément chrétien de Dickens a agi sur les tempéramens opposés de ces deux écrivains. En France, Dickens nous a enseigné un réalisme minutieux et vivant ; et les conteurs anglais, pour « inimitable » que leur soit tout de suite apparu son humour, s’épuisent aujourd’hui encore à vouloir l’imiter. Mais c’est en Allemagne, peut-être, que son influence s’est fait sentir le plus directement. Et cependant je crois bien qu’elle y a été moins profonde qu’ailleurs, tout en étant plus apparente : car elle y a porté, de préférence, sur les élémens extérieurs du récit, le développement de l’intrigue, l’enchevêtrement des épisodes, l’invention des caractères et leur mise en relief. Dans l’œuvre de Dickens, les romanciers allemands semblent avoir vu, avant toute autre chose, des types et des modèles de compositions romanesques. De telle sorte que, au premier abord, les récits de Fritz Reuter ou de Théodore Storm font l’effet d’être des adaptations allemandes de romans de Dickens. On y retrouve parfois des sujets tout semblables ; et toujours on y retrouve la même façon de concevoir le roman comme une longue « chronique » familiale, déployant sous les yeux du lecteur le cours entier d’une vie humaine, avec l’interminable succession de ses péripéties. Ce qu’il y a certainement de plus faible, chez Dickens, à notre point de vue français, ce qui d’ailleurs n’était encore chez lui qu’un reste de l’ancien roman picaresque des Fielding et des Smollett, c’est cela qui s’est trouvé convenir le mieux aux habitudes littéraires allemandes. Ainsi M. Frenssen, s’étant proposé de nous décrire les mœurs et les sentimens d’un coin de l’Allemagne qu’il connaît à merveille, a simplement demandé à Dickens de lui fournir un cadre assez large et assez solide pour que la peinture qu’il voulait nous offrir pût y tenir bien à l’aise. David Copperfield n’a vraiment été pour lui qu’un cadre, l’enveloppe extérieure de son œuvre personnelle. Et si, parfois, nous avons l’impression que l’imitation de son modèle anglais l’a un peu desservi, par exemple lorsqu’elle l’a conduit à imaginer l’épisode, inutilement larmoyant, du départ du vieux Thiessen à la recherche de sa nièce Elsbe, souvent, au contraire, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer l’heureux effet d’une imitation qui lui a permis de développer à loisir, devant nous, sa très réelle originalité de poète et de peintre. Tout compte fait, son Jœrn Uhl diffère davantage de David Copperfield que n’en différait le Petit Chose d’Alphonse Daudet. L’histoire a beau y être la même que dans le roman anglais : l’histoire n’y tient pas assez de place pour que nous songions à nous en offenser ; et, sous l’histoire, ce sont bien des caractères allemands, c’est la vie allemande dans ce qu’elle a de plus intime et de plus profond, que M. Gustave Frenssen s’est constamment efforcé de nous représenter.


Jœrn Uhl est, en premier lieu, un roman rustique. Son action a pour théâtre un village du Schleswig ; et jamais l’existence d’un village n’a été décrite plus minutieusement, ni plus fidèlement, ni avec un plus heureux mélange de scrupuleux réalisme et d’émotion poétique. A travers les cinq cent vingt pages du livre, nous apprenons à en connaître non seulement tous les habitans, le pasteur et le maître d’école, les aubergistes et les filles de ferme ; mais il n’y a pas jusqu’aux bêtes, jusqu’aux arbres des jardins, et jusqu’à la boue des routes, dont l’auteur ne parvienne à évoquer devant nous une image à la fois vivante et typique. Il a lui-même, évidemment, l’âme si remplie de ces visions de son pays natal, que chaque mot qu’il nous en dit s’impose tout de suite à notre attention, et trouve, par surcroît, le chemin de notre cœur. Nous prenons plaisir à assister avec lui aux semailles et à la moisson ; nous le suivons volontiers chez les voisins, chez lesquels, sous prétexte d’y conduire son héros, il va écouter de longues histoires d’autrefois, ou bien entamer de naïves discussions sur le temps, les récoltes, les mille petits faits de la vie des champs. Les détails les plus vulgaires nous intéressent et nous touchent, mais par leur vérité même, par la joie qu’éprouve l’auteur à nous les décrire : sans nulle trace, jamais, d’embellissement factice, d’apprêt, ni d’exagération. Qu’on lise, par exemple, cette description d’une sortie du bétail, dans une cour de ferme, après la fonte des neiges :


Arriva enfin la matinée du dix mai. Le soleil rayonnait, d’une lumière toute blanche, sur un ciel d’un bleu profond. Sa lumière se mélangeait avec l’humidité s’élevant du sol, pour produire comme un nuage léger et transparent. Et plus loin, du côté de la mer, ce nuage semblait une poussière bleu pâle. Le vieux Dreier, appuyant avec précaution, d’une main encore solide, son bâton sur le sol à chaque pas qu’il faisait, se glissa lentement sur la route, devant la maison. « Jœrn, dit-il en passant, sais-tu que, vingt et un ans de suite, j’ai fait sortir le bétail en ce jour du dix mai, pour le conduire à la prairie ? »

Jœrn attendit que le vieillard se fût éloigné, par crainte d’accident, et puis il cria, à tous les échos de la ferme : « Allons ! qu’on fasse sortir les bêtes ! et que toutes les femmes viennent nous aider ! »

Bientôt quarante bœufs, de deux et de trois ans, fortes bêtes, apparurent à la porte de l’étable, successivement, et furent lâchés dans la cour. Ils prirent celle-ci d’assaut, et, comme des enfans au sortir de classe, la remplirent de bonds et d’appels joyeux. Mais cinq hommes suffirent pour s’en rendre maîtres. La voix de Jœrn Uhl retentissait trop impérieuse pour qu’ils osassent lui désobéir, et son grand fouet les menaçait trop éloquemment. Le jeune homme était debout sur l’escalier de la grange, montrant aux bêtes le chemin à suivre. De telle sorte que les bœufs finirent par quitter la cour, en désordre, et par s’avancer lentement sur la route, sous la garde des deux garçons de journée. Enfin l’on put respirer.

On lâcha ensuite les dix chevaux, que conduisait le valet d’écurie, avec l’aide du plus jeune des apprentis journaliers ; derrière les chevaux, trottaient gaîment les deux poulains. Mais, la dernière de tout le cortège, venait la vieille jument, que la mère de Jœrn avait apportée en dot, de Heeshof, vingt ans auparavant. Elle avait achevé sa tâche depuis lors ; et maintenant on la gardait à l’écurie, par charité.

Puis sortirent les vaches, au nombre de huit, des vaches de la Marche, rouges, lourdes, énormes. Celles-là avaient à être conduites dans une prairie derrière la maison, afin d’être plus à portée des filles de la ferme qui venaient les traire. C’étaient ces filles qui les aidaient à sortir dans la cour, ayant à leur tête Lena Tarn. Et lorsque le soleil se frayait un chemin à travers les branches des peupliers, les cheveux blonds de la jeune fille s’enflammaient, devenaient pareils au pelage étincelant des bêtes qu’elle chassait devant elle.

Mais tout à coup il y eut une interruption. Le gros taureau, s’ennuyant peut-être dans l’étable vide, avait rompu sa longe et s’était détaché. Il apparut sur le seuil de l’étable, et puis, posément, s’avança vers les femmes et les vaches. Ce fut un vrai bonheur que Lena Tarn, qui toujours pensait à tout, eût songé à emporter le trépied de bois sur lequel elle s’asseyait pour traire les vaches. Se dressant en face du taureau, les yeux brillans, et brandissant contre lui le trépied de bois dur, elle lui cria : « Arrête-toi, vaurien ! » Mais le taureau rouge continua à s’approcher posément, et à chacun de ses pas on devinait la sécurité, la force et la résistance. Alors Lena jeta un regard rapide et irrité vers les hommes, qui se tenaient sur les marches de l’escalier, avec leurs fouets en main ; et puis elle leva son banc et l’agita si énergiquement devant les yeux du taureau que celui-ci eut peur, et fit un mouvement de côté : ainsi les hommes n’eurent point de peine à s’en emparer. Mais Lena Tarn, vingt fuis durant le cours de l’après-midi, sentit qu’une rougeur lui montait aux joues : car elle se rappelait la façon hardie dont le jeune fermier l’avait dévisagée. Et elle en éprouvait, secrètement, à la fois du plaisir et de l’inquiétude.

Enfin sortirent les veaux, plus d’une vingtaine. Six d’entre eux, qui étaient nés dans l’étable, et ignoraient encore absolument ce qu’étaient l’eau, l’air, ou la terre, firent mine, d’abord, de vouloir s’envoler : car ils s’élancèrent en des bonds très hauts, les quatre pattes levées, et parurent tout à fait abasourdis de se retrouver de nouveau sur le sol. Pendant tout un temps, ensuite, ils refusèrent de bouger ; et puis deux d’entre eux aperçurent la mare, non loin de là, et s’y jetèrent de toute leur force. L’enfant qui avait à les conduire n’eut pas assez de temps, sans doute, pour réfléchir à la question de savoir s’il devait faire cause commune avec eux ou séparer sa cause de la leur. A peine furent-ils dans l’eau qu’il les y suivit. Et maintenant ils étaient là tous les trois, plongés dans l’eau noire jusqu’au cou, tous les trois muets de stupeur, et sans un mouvement.

Cependant tout finit par rentrer dans l’ordre. Les veaux, à leur tour, prirent le chemin de la prairie ; et de nouveau le silence se répandit dans la cour de la ferme.


C’est ce jour-là que, pour la première fois, le désir de Lena s’éveille dans le cœur de Jœrn Uhl. Car si tout le roman de M. Frenssen abonde en tableaux du genre de celui que je viens de citer, on se tromperait à prendre ces tableaux pour de simples hors-d’œuvre, sans autre objet que de nous faire connaître la vie journalière d’un village allemand. Tout se tient si étroitement dans cette vie, le long usage des générations y a créé un lien si fort entre les hommes et les choses, qu’il n’y a pas un seul fait de l’ordre matériel qui ne produise aussitôt son contrecoup sur les âmes. Et lame de Jœrn Uhl, en particulier, nous apparaît comme se constituant peu à peu, sous l’effet de mille circonstances extérieures, jusqu’à ce qu’enfin elle acquière une pleine conscience d’elle-même, et s’avance résolument à la poursuite de la part de bonheur qui lui est destinée.

La formation lente et continue de l’âme du jeune homme : tel est le véritable sujet du roman de M. Frenssen. Au contraire de Dickens, qui ne nous a guère montré que les dehors de David Copperfield, c’est la personne tout entière de son héros que le romancier allemand s’efforce de nous révéler, avec ses sensations et ses pensées, avec l’alternance ininterrompue de ses rêves et de ses actions. Et nulle part peut-être son talent n’est aussi à l’aise que dans son analyse des méditations religieuses et morales de Jœrn Uhl, telles que les produit involontairement en lui la pratique de la vie. Mais, au reste, ici encore, un exemple vaudra mieux que tous les commentaires.


Jœrn Uhl, lui-même encore presque un enfant, a sauvé un enfant sur qui s’étaient jetés des chiens de chasse affamés et furieux.

Le dimanche suivant, Jœrn se rendit à l’église, par le sentier des champs, et rencontra en chemin les enfans de Kamp. En l’apercevant, les deux garçons s’écartèrent du sentier, et, debout dans l’herbe, le laissèrent passer. Mais la petite fille qu’il avait sauvée glissa doucement sa main dans la sienne, et, marchant à demi sur les pierres à demi sur l’herbe, elle trotta près de lui jusqu’à la porte de l’église, sans lui dire un seul mot. Puis Jœrn entra dans l’église, et écouta le sermon, qui avait pour sujet la beauté de la foi.

Lorsqu’il sortit, après l’office, le vieux tailleur Rose l’appela et le rejoignit. Il parla un peu du temps, puis se tut de nouveau, et commença à promener ses doigts, ses longs et minces doigts de tailleur, sur la poitrine de son compagnon. — Il faudra que tu m’apportes cette veste, Jœrn ! dit-il. Le chien l’a toute déchirée : j’aurai à te la recoudre. Oh ! n’aie pas peur, ça ne te coûtera rien !… Mais qu’est-ce donc que je voulais encore te dire ? Ce n’était pas de ta veste que je voulais le parler, Jœrn, mais du cœur qui est dessous, et qui doit appartenir à Dieu !

Jœrn Uhl se sentait gêné. Quelle singulière idée, pour un vieux tailleur, de parler de ces clioses-là ? Parler du cœur et de Dieu, c’était l’affaire du pasteur, quand il était dans sa chaire !

— J’ai simplement voulu secourir les petits ! dit-il. J’étais exaspéré contre ces maudits chiens.

—Tout ce que tu fais, tu dois le faire pour Dieu, pour le service de Dieu !

Cela encore parut étrange à Jœrn Uhl.

— Hé ! dit-il, en quoi cela peut-il importer, que je fasse une chose avec ou sans Dieu ?

— Cela importe beaucoup, Jœrn ! Réfléchis un moment ! Si tu fais le bien de ton propre gré, tu en seras fier, tu te figureras que tu es un personnage, tu deviendras un vaniteux et peut-être un sot. Et puis ce que tu feras ne sera pas toujours bon : il t’arrivera de te tromper, et de prendre le mal pour le bien. Tandis que, si tu te places du côté de Dieu, et que tu fasses tout au nom de Dieu, alors tu resteras toujours humble, tu riras, tu te réjouiras, tu sauras à coup sûr que ce que tu fais est bien, et tu comprendras toute chose, et le monde entier te sera un plaisir. Notre cœur auprès de Dieu, Jœrn, et nos mains contre tout ce qui est mauvais : c’est là ce que nous enseigne le Sauveur !

— J’entends ce que vous voulez dire ! répondit Jœrn. Oui, se soumettre à Dieu, et, ensuite, lutter contre le mal, contre les mauvais chiens et les mauvais hommes !

— Oui, Jœrn, mais avant tout contre nos propres fautes !… Apporte-moi ta veste demain matin, n’y manque pas ! Je te la recoudrai pour rien !

Le lendemain matin, lorsque la vieille Wieten Klook vint prendre les vêtemens de Jœrn pour les brosser, comme elle faisait tous les jours, il lui raconta que Rose voulait lui recoudre sa veste, et sans être payé.

— Oh ! celui-là est un drôle de saint ! fit-elle. Qu’est-ce qu’il t’a dit encore ?

—Si je l’ai bien compris, répondit Jœrn, il m’a dit que la meilleure vie serait celle où l’on travaillerait les uns pour les autres.

— Le pauvre vieux ! À son âge, il reste bête comme un enfant !

— Pourquoi dis-tu cela ? s’écria Jœrn. Il est actif et sobre. Personne ne saurait lui rien reprocher. Avec ça, toujours content et toujours aimable. As-tu oublié que, l’autre jour encore, il a fait gratuitement le costume de confirmation du petit Dierksen ?


— Oui, et puis après ? S’est-il seulement amassé quelques sous ? Il travaille du matin au soir : et qu’est-ce qui lui en reste ?

Au moment de partir pour son ouvrage, Joern s’arrêta dans la cour, et se dit : « Voilà trois opinions différentes ! Ce que prêche le pasteur dans l’église, personne ne saurait le prendre au sérieux. Ce que dit le vieux tailleur, cela a un sens. Mais ce que dit Wieten, cela aussi a un sens. Le tailleur dit : travailler pour les autres, au nom de Dieu ! Et Wieten dit : travailler pour soi-même, en son propre nom. »

Tout à coup il se ravisa et revint vers la cuisine. Wieten, tournant le dos à la porte, peinait auprès du fourneau.

— Écoute un peu ! lui cria Jœrn. Tu prétends que le tailleur ne m’a dit que des sottises ! Mais alors, dis-moi donc ce qui en est à ton propre sujet ! Depuis que je suis au monde, tu travailles pour rien, dans cette maison où trois ivrognes dépensent aussitôt l’argent que tu leur fais gagner ! et tu as encore à te tourmenter, du matin au soir, avec des filles de ferme qui ne veulent pas obéir ! Pourquoi donc fais-tu tout cela ! Qu’est-ce que signifie cette vie où tu te condamnes !

Elle le regardait bien en face, stupéfaite. C’était la première fois qu’il lui parlait en homme ; et il vit qu’elle ne parvenait pas à trouver une réponse. « Mon petit, dit-elle enfin, ne t’inquiète pas de ça ! Va ton chemin, et ne te mets pas à avoir des arrière-pensées ! » Et Joern s’en alla tout pensif, sa veste à la main.


Mais le principal mérite de Jœrn Uhl, — et celui aussi que j’aurais le plus de peine à bien définir, — c’est que cette imitation de David Copperfield est essentiellement une œuvre « allemande ». Elle l’est par ses dimensions comme par sa portée, par son mélange particulier de réalisme et de rêverie ; elle l’est davantage encore par l’esprit qui l’anime.

On connaît la théorie de Nietzsche d’après laquelle l’ancienne tragédie grecque aurait pris naissance « dans le génie de la musique. » Ce que cette théorie peut avoir de vrai, ou simplement de raisonnable, je ne me chargerai point de le décider ; mais, je puis bien affirmer que la littérature et tous les autres arts de l’Allemagne ont pris naissance, et, aujourd’hui encore, plongent profondément « dans le génie de la musique. » La musique est le seul art dont les Allemands aient un besoin naturel ; ou plutôt, elle est pour eux une langue, plus significative et plus nécessaire que la parole même. Si étranger que soit un Allemand aux plaisirs esthétiques, la musique a pour lui un sens qu’elle n’a point pour le reste des hommes. Elle est plus intimement liée à sa vie, elle en rythme, pour ainsi dire, tout le développement. C’est ainsi que le docteur Mœbius, dont je parlais à cette place le mois passé, a beau considérer l’art comme une superfluité souvent malfaisante : ce savant ne peut s’empêcher de frémir et de s’échauffer lorsque le hasard l’amène à citer les noms de Hændel et de Bach. Et je ne prétends point conclure de là que les Allemands aient un goût musical supérieur au nôtre. Peut-être même le goût leur manque-t-il, en musique, d’autant plus volontiers que la musique sous ses formes les plus diverses est davantage pour eux un besoin de nature. Mais le fait est que, soit qu’ils écrivent ou qu’ils dessinent, ce sont des habitudes musicales qui, à leur insu, viennent toujours diriger leur création artistique. Leur littérature, notamment, dérive tout entière de la musique : et cela seul suffirait pour expliquer l’impossibilité spéciale où nous sommes de traduire non seulement un poème, mais un roman allemand. Si nous ne commençons point par nous placer, en quelque sorte, au point de vue « musical, » la beauté propre des œuvres allemandes, même les plus européennes, de Faust ou de Guillaume Tell, risque de nous demeurer incompréhensible. Les Contes d’Hoffmann, Ondine, Henri d’Ofterdingen, tout cela doit être considéré avant tout comme des scherzos, des andantes, des impromptus, à la manière de Schubert ou de Schumann ; et quiconque ne connaît point Mozart est hors d’état d’apprécier les lieds de Novalis.

Or c’est à ce point de vue « musical » que le roman de M. Frenssen a eu particulièrement de quoi toucher les âmes allemandes. L’inspiration musicale s’y retrouve partout, dans la composition des scènes et dans leur succession, dans un certain vague qui maintient sans cesse la pensée à l’état de rêve, dans la fréquente interruption du récit par des contes ou des légendes populaires, dans la douceur rythmée de l’accent, qui donne à tout le livre l’apparence comme d’un long poème qu’on entendrait chanter. Qu’il nous décrive les champs, les dunes, les villages de son cher Schleswig, qu’il nous raconte les mille petits événemens de la vie rustique, ou qu’il nous fasse assister au développement moral et intellectuel de son héros, l’auteur s’efforce toujours de créer en nous une émotion spéciale, plutôt que de nous laisser une image dans les yeux, ou encore, dans l’esprit, une pensée précise. Procédant à la manière d’un musicien, de tous les sujets il cherche à dégager ce que les Allemands appellent Stimmung, une impression, un caractère d’ensemble, un « effet » musical. Et lorsque les sujets qu’il traite se trouvent déjà contenir en soi un élément profond d’émotion humaine, — dans les scènes d’amour, par exemple, ou les scènes de mort, — c’est alors comme si, à dessein, le ton de son récit devenait plus simple, plus sobre, pour nous mettre plus directement en présence des choses ; c’est comme s’il confiait à ses sujets mêmes le soin de chanter leur musique en nous. Voici, choisi au hasard entre vingt autres également pathétiques dans leur diversité, l’épisode de la mort de Lena Tarn, la jeune femme de Jœrn Uhl :


Le matin encore de sa délivrance, elle s’était occupée du déjeuner des garçons de ferme, et avait tenu à faire boire, elle-même, un veau qui venait de naître. Elle avait un amour particulier pour tous les nouveau-nés, et une adresse particulière à prendre soin d’eux. Puis, dans une hâte inquiète et avec des mains toutes tremblantes, elle avait mis sur le feu la soupe du dîner. Et elle était allée vers Wieten Klook, et lui avait dit : « Figurez-vous que le petit veau, tout à l’heure… » Elle avait essayé de rire, mais n’avait pas pu.

Alors Wieten Klook s’était levée et lui avait posé la main sur l’épaule : « Enfant imprudente ! » lui avait-elle dit. « Viens vite te coucher ! Le moment approche ! »


C’était un garçon, un enfant petit et délicat, mais solidement bâti. Et bien que, une fois de plus, se soient trouvés justifiés les mots : « Tu enfanteras dans la souffrance ! » et bien que Lena, à son extrême surprise, se sentît toute faible et toute lasse dans son lit, le lendemain matin, elle fredonnait déjà à l’enfant sa première berceuse. Et bien que Wieten l’ait avertie, et ait même exigé de Jœrn qu’il lui parlât raison, dès le sixième jour, elle se leva. Toute la journée elle s’occupa, seule, de l’enfant, et vint aussi à la cuisine, et alla chercher l’eau pour le bain du petit, et chanta doucement, et fut plus fière et plus heureuse qu’on ne l’avait jamais vue. Jœrn Uhl la laissa faire. Il s’enorgueillissait d’avoir une femme aussi forte. Jœrn Uhl était encore trop hune et trop sot.

On a dit, plus tard, qu’il y avait eu un courant d’air dans la cuisine. C’était la fin de l’hiver, un de ces jours de mars où le vent est si froid, l’air si humide et si sombre, que l’on croirait que le printemps ne viendra jamais. Le fait est que, ce même soir, en se recouchant, Lena avait les joues brûlantes ; et, dans la nuit, elle délira. Elle qui jamais n’avait offensé personne, la douce et l’amicale, se figura qu’elle allait de maison en maison, chez tous les voisins, et qu’à chacun elle demandait pardon. « Pour le cas où vous auriez quelque chose contre moi !… »

Le lendemain, comme appelés par son âme inquiète et errante, arrivèrent les plus fidèles amis. Thiess Thiessen se montra tout à coup sur le seuil. Le vent humide de mars avait encore contracté son visage ridé. Il raconta que, sur les instances de Lisbeth, il s’était décidé à quitter Hambourg pour une semaine, afin d’accueillir le premier soleil du printemps dans sa vieille ferme de Heeshhof. Il s’approcha du lit, et aussitôt recula, frémissant de tout son corps, — tant il avait été effrayé, — et on le vit courir de long en large dans la cour, se frottant les mains et secouant la tête.

Vers midi, entra une claire, jeune figure. Elle alla à Jœrn Uhl, qui se tenait auprès du lit, désespéré, lui tendit la main, et le regarda avec compassion.

— Lena, dit-il à sa femme, c’est Lisbeth Junker, avec qui j’ai tant joué quand j’étais enfant ! Bien souvent je t’ai parlé d’elle.

Mais Lena Tarn restait indifférente. Lorsque Wieten vint lui apporter son enfant, elle le considéra longuement, tranquillement. La mère et l’enfant ne devaient plus se revoir.

Au tomber du soir, la fièvre grandit. Lena avait besoin de tout le large lit pour se retourner et s’agiter, douloureusement. Jœrn se promenait dans la chambre, allait dans la cuisine, et revenait. Lisbeth, debout devant la fenêtre, les yeux pleins de larmes, regardait dans la nuit. Le médecin vint une troisième fois et repartit bientôt ; mais les gens de la maison, qui le connaissaient bien, lurent sur son visage qu’il était soucieux. Le pasteur vint aussi et s’entretint avec Jœrn Uhl : mais celui-ci n’entendait rien et ne comprenait rien. Ce fut une longue, une cruelle nuit, une nuit sans conseil, une nuit d’angoisse.

Vers le matin, Lena se sentit plus calme ; mais elle était épuisée et parlait avec peine. Elle demanda à Jœrn de dire à son père « qu’elle l’aimait bien. » Jœrn, entre deux sanglots, murmura : « Mais il ne t’a jamais adressé une bonne parole, pauvre chérie ! » Elle sourit.

— Tu n’as rien eu, dans la vie, que travail et souffrance ! lui dit-il encore.

Alors, le mieux qu’elle put, avec sa langue embarrassée, elle assura qu’elle avait été très heureuse. Il se pencha tout contre elle. Elle s’efforça de caresser sa main. Des autres elle ne se souciait plus ; son enfant même était oublié.

Dans l’après-midi, Jœrn lui raconta qu’on venait d’amener les deux nouvelles vaches. Elle voulut les voir. Sans doute elle désirait lui montrer qu’elle s’intéressait encore aux choses de la ferme, et, ainsi, le consoler. Alors le valet d’écurie et la vachère conduisirent dans la chambre, à travers la cuisine, les deux lourdes bêtes : elle les regarda et sourit.

Puis la fièvre se déchaîna de nouveau dans tout son corps, et la malheureuse lutta contre elle jusqu’à la nuit : ce fut la fin de ses forces. Quand le médecin revint, il prit Jœrn Uhl à part, et lui dit qu’il n’y avait plus d’espoir. « S’il y a encore quelque disposition à prendre… »

Jcern Uhl revint auprès du lit, où il se tenait debout depuis seize heures. Oui, il y avait encore « une disposition à prendre ! » Il se pencha à l’oreille de Lena, et, en mots tremblans, il lui dit combien il l’avait aimée. Et elle fit effort pour le regarder, tout heureuse d’avoir vu aussi clair dans son âme, pour la première fois. Mais ses paupières étaient déjà trop lourdes…

Quand on apprit, dans le village, que Lena Tarn était morte en couches, il y eut un grand remuement de femmes, de maison en maison, sous tous les tilleuls, et un grand deuil se lit et une grande tristesse. Pas une maison, dans toute la paroisse de Sankt Mariendonn, où la fenêtre à droite de l’entrée ne fût recouverte d’un linge blanc. même le vieux Jochen Rinkmann, qui cependant se plaisait à faire toujours le contraire de ce que faisaient les autres, lui-même prit son tablier bleu de menuisier, — car il n’avait rien de mieux sous la main, — et il en boucha la fenêtre de son petit atelier, et, toute la journée, il travailla dans l’obscurité. Et cependant il savait que ce n’était pas lui qui aurait à faire le cercueil.


Tel est ce roman, dont on peut bien dire qu’il a été, en Allemagne, le grand événement littéraire de l’année. Imité de Dickens, il n’en est pas moins une œuvre personnelle : vigoureuse, émouvante, et la mieux faite du monde pour être goûtée dans la patrie de l’auteur. Et son succès nous prouve, une fois encore, combien, sous les dehors cosmopolites de notre civilisation d’à présent, les conceptions et les sentimens artistiques restent différens, d’un pays à l’autre. Jœrn Uhl vient prendre sa place à côté des œuvres de Gottfried Keller et de Fritz Reuter, de Storm et de Raabe, de Fontane et de Louise de François, à côté de tous ces romans dont aucune traduction ne pourra même jamais nous donner une idée, mais que, depuis un demi-siècle, en Allemagne, les critiques ne se fatiguent point de célébrer, ni le public de lire et d’aimer.


T. DE WYZEWA.