Revues étrangères - Un Livre anglais sur l'armée allemande

Revues étrangères - Un Livre anglais sur l'armée allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 329-340).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE ANGLAIS SUR L’ARMÉE ALLEMANDE


 : The German Army from within, by a British Officer who has served in it. — Un vol. in-18, Londres, 1914.


Se rappelle-t-on encore les doléances patriotiques de l’excellent capitaine Pommer, que je transcrivais fidèlement ici, il y a trois mois ? Après plus de vingt années de très honorables services dans l’armée allemande, cet officier retraité s’était cru tenu, en conscience, de signaler à l’attention de ses compatriotes maints défauts qu’il avait observés dans l’état présent de leur vie militaire. Il reprochait tout d’abord à celle-ci d’être de plus en plus, pour le soldat comme pour l’officier, une funeste école de dépravation morale et de grossièreté. Avec une clairvoyance toute « prophétique, » il appliquait expressément à ses collègues et subordonnés de la veille ces mêmes qualifications de « Barbares » et de « Vandales » que devaient leur appliquer, dès les mois suivans, tous les témoins impartiaux de leur façon d’entendre les devoirs et les droits de la guerre. Furor teutonicus, ce vieux mot reprenait sous sa plume une force pittoresque et des couleurs nouvelles, sauf naturellement pour l’ex-capitaine à ne pouvoir nous montrer encore que les seules manifestations « pacifiques » d’une « fureur » dont la forme « guerrière » allait se déployer bientôt, aux yeux de l’Europe et du monde, avec l’éclat que l’on sait. Et pareillement, l’occasion n’allait pas nous manquer de constater bientôt l’entière justesse de ce que nous apprenait M. Hans Pommer de la croissante corruption intime de l’âme des soldats, — obstinément entretenus dans une atmosphère de servitude et d’abrutissement par des chefs qui, de leur côté, ne cessaient pas de s’accoutumer plus ouvertement à mépriser les anciennes contraintes de la loyauté et de l’honneur « civils. »

Mais l’objet principal du petit livre était d’avertir l’Allemagne de ce qu’on pourrait appeler la déchéance « professionnelle » de sa vie militaire. Le capitaine affirmait que l’armée allemande répondait de moins en moins à sa destination véritable ; que, sous son imposante apparence extérieure, de plus en plus elle allait perdant son efficacité « guerrière ; » et qu’au lieu de rester ce qu’elle devait être, c’est-à-dire une réunion de soldats s’apprêtant de toutes leurs forces à combattre et à vaincre, de plus en plus elle tendait à devenir quelque chose comme un immense « corps de ballet, » une caste isolée et privilégiée dont les membres n’auraient d’autre souci que d’accomplir, avec une perfection impeccable, toute espèce de fonctions ou de rites inutiles. « Un officier qui regarde la préparation de la guerre comme le but suprême de sa profession, — assurait notamment le capitaine prussien, — ne peut s’empêcher de ressentir un vrai désespoir lorsqu’il découvre à quel point, dans toutes les choses de notre armée, la préoccupation du fond est aujourd’hui sacrifiée à celle de la forme… D’année en année, cette vaine recherche de la forme a pour effet d’affaiblir notre résistance proprement guerrière. »

Voilà donc ce que je transcrivais ici, il y a trois mois, ravi de pouvoir communiquer au lecteur français un témoignage qui m’avait été, à moi-même, infiniment précieux : mais je dois avouer qu’ensuite, presque dès le lendemain de la publication de mon article, des doutes graves me sont venus touchant la valeur effective du témoignage ainsi reproduit. Le fait est que les premières semaines de la guerre, en même temps qu’elles confirmaient de tous points les accusations du capitaine Pommer relatives à la « barbarie » de l’armée allemande, n’étaient certes pas pour nous donner de celle-ci l’idée d’une simple armée de « parade, » où la « préoccupation de la forme » aurait eu pour effet « d’affaiblir la résistance guerrière. » Jamais au contraire, me semblait-il, jamais plus terrible machine d’attaque et de défense ne s’était encore montrée à la face du globe ; et je songeais tristement que, sans doute, il n’avait pas fallu moins que vingt années de déceptions ou de rancunes privées pour aveugler d’une façon aussi singulière la sollicitude patriotique de l’ex-capitaine prussien.

Après quoi les semaines ont passé, et chacune d’elles m’a remis en mémoire quelque détail nouveau des accusations, un moment oubliées, du capitaine Pommer. Force m’a été de reconnaître, par exemple, que ce dernier ne nous avait point trompés en affirmant que l’on chercherait vainement, dans l’armée allemande, la moindre trace de cette confiance réciproque des soldats et des chefs, qui doit être, à coup sûr, l’un des élémens principaux d’une vie militaire homogène et féconde. Ou bien encore je me rappelais, — au contact des mille petits documens qui de jour en jour nous arrivaient du « front, » — les pages où M. Hans Pommer nous décrivait les progrès désastreux d’une discipline fatalement destinée à étouffer, chez le soldat, toute velléité d’initiative individuelle, et, par suite, à le rendre incapable du moindre effort utile, dès qu’il n’a plus derrière soi l’impérieuse poussée de ses chefs. Sans compter la tentation, chaque jour plus vive pour moi, de partager aussi l’opinion du capitaine Pommer touchant la « décadence » de l’armée allemande prise dans son ensemble, l’infériorité de son état présent en comparaison de son efficacité a guerrière » d’il y a quarante-quatre ans. J’ignore ce que peut être là-dessus l’avis des spécialistes, et naturellement je suis prêt à admettre que les énormes progrès réalisés dans nos armées françaises ont contribué plus que tout le reste à établir la différence que nous apercevons entre les succès de l’Allemagne en 1870 et ceux de la campagne de 1914 : mais, avec cela, comment assister à l’accentuation quotidienne de cette différence sans supposer, tout au moins, qu’il manque aujourd’hui aux troupes allemandes quelque chose d’essentiel et d’indispensable, qui pendant la guerre précédente leur a permis de remporter sur nous une série de victoires aussi décisives ?


De telle manière que, par degrés, j’ai recommencé à prendre en considération les griefs indignés du capitaine prussien ; et voici qu’à l’appui de ces griefs un témoignage nouveau vient de m’être révélé, — un témoignage qui, pour émaner d’une source anglaise, n’en offre pas moins les plus hautes garanties d’impartialité ! Son auteur est un officier anglais qui doit aux hasards de sa vie d’avoir, à deux reprises, activement servi dans l’armée allemande. Élevé en Allemagne, dans une de ces Écoles de Cadets où se forment les futurs officiers, il était sur le point d’être nommé lieutenant, lorsque la nouvelle d’une campagne anglaise en Birmanie lui avait inspiré l’irrésistible désir d’aller collaborer là-bas aux efforts et aux succès de ses compatriotes ; après quoi, il était encore resté quelque temps aux Indes, et puis avait sollicité de l’empereur Guillaume la faveur de rentrer dans l’armée allemande. Aujourd’hui, l’ex-officier de cavalerie prussienne se trouve, une fois de plus, entièrement dégagé de toute attache avec l’Allemagne : mais le ton même dont il nous parle de ses chefs, collègues, et subordonnés de la veille suffirait à nous attester qu’à l’opposé du capitaine Pommer, il en a conservé le meilleur souvenir.

Aussi ne lui en coûte-t-il nullement d’exprimer, devant nous, son admiration pour le vaste et puissant appareil militaire qu’il a entrepris de nous faire connaître « du dedans, » tel qu’il a eu lui-même, par deux fois, l’occasion de l’étudier. L’éloge se mêle sans cesse au blâme, dans les divers chapitres de son excellent petit livre, modèle parfait de fine sagesse, d’ironie souriante, et de modération. Mais d’autant plus nous éprouvons de surprise tout ensemble et de plaisir à constater que, sur presque tous les points, ce livre éminemment « équitable » confirme les doléances du capitaine Pommer. L’écrivain anglais ne se fait pas faute de nous recommander, dans l’organisation et dans le fonctionnement de l’armée allemande, un bon nombre de qualités que semblait ignorer le capitaine prussien : mais sur les faiblesses, les lacunes, et les vices de l’armée allemande, l’accord des deux critiques est à peu près constant. Tout de même que le capitaine Pommer, son collègue d’hier nous représente officiers et soldats d’outre-Rhin comme accablés sous le poids « déprimant » de leur servitude ; il nous décrit l’influence scandaleuse du « favoritisme, » avec tout ce qu’elle implique de dangers « professionnels ; » et surtout il met en relief la décadence continue de l’ancienne vie militaire allemande. A l’exception d’un chapitre dont je vais parler tout à l’heure, il n’y a pas une des diverses parties de son étude où il ne nous raconte de quelle façon il a été amené à se rendre compte d’un changement fâcheux survenu dans tel ou tel ordre de choses, lorsque naguère, à son retour des Indes, il a repris contact avec l’armée allemande. Oui, décidément, cette armée a suivi le courant qui entraînait autour d’elle tous les autres modes de la vie nationale. Là aussi, comme dans la science et dans l’art, comme dans les mœurs publiques et privées, l’ « héritage » des victoires de 1870 s’est trouvé trop lourd pour les épaules allemandes. Jusque dans cette industrie vraiment « nationale » qu’a été depuis longtemps pour l’Allemagne la pratique de la guerre, les compatriotes da capitaine Pommer portent la peine d’avoir voulu marcher trop vite, et de s’être trop abandonnés à leur aveugle orgueil !


Je disais cependant qu’il y avait un certain mode de la vie militaire allemande qui, aux yeux du critique anglais, n’avait jamais cessé de se développer depuis un demi-siècle, produisant de plus beaux fruits d’année en année. Il s’agit de ce que les Anglais appellent le « Service Secret, » par où s’entend l’espionnage, exercé aussi bien avant que pendant la guerre. Écoutons ce que nous apprend, à ce sujet, l’auteur de l’Armée allemande vue du dedans :


De toutes les machines stratégiques dont fait emploi le gouvernement allemand, aucune n’est organisée d’aussi merveilleuse façon que le Service Secret. Déjà le Grand Frédéric se vantait volontiers de « n’avoir qu’un seul cuisinier et d’avoir cent espions. » Le général Radowitch écrivait de son côté : « Offrir à une nation les avantages d’un service secret d’espionnage, ce n’est pas dépenser de l’argent : on ne saurait, au contraire, imaginer un meilleur placement. » Se fondant sur ce principe, l’Allemagne dépense tous les ans vingt millions de francs pour l’entretien d’un immense corps d’espions, s’étendant depuis le plus haut fonctionnaire jusqu’à l’obscur ouvrier d’usine. Ces agens opèrent en Russie, en France, en Angleterre, aux États-Unis ; et bon nombre d’entre eux ne sont pas Allemands. Toutes les nationalités du monde fournissent de serviteurs payés le Bureau d’Espionnage de Potsdam…

Le Service Secret allemand est réparti en plusieurs catégories, suivant l’ordre des renseignemens sollicités : il y a la catégorie navale, la catégorie militaire, les catégories commerciale, diplomatique, etc. Un point important dont mes compatriotes anglais n’ont pas tenu compte, c’est que tout Allemand un peu intelligent est un espion, payé ou gratuit : car tout Allemand est instruit à regarder comme un devoir, pour lui, de renseigner les autorités de son pays concernant la moindre affaire étrangère qui aura quelque chance de les intéresser.

Ai-je besoin d’ajouter que l’emploi de moyens détournés est indispensable, dans ce Service Secret, à la fois pour ce qui est d’acquérir des renseignemens, de les transmettre au bon endroit, et d’en rémunérer le fournisseur ? Le traitement d’un espion attitré varie entre 250 et 500 francs par mois. Souvent l’espion reçoit l’argent nécessaire pour l’installation d’un petit commerce, d’un modeste comptoir, aux allures innocentes ; ou bien, lorsqu’il s’agit d’une femme, celle-là est mise à même de diriger un établissement d’une espèce beaucoup moins innocente. Le traitement est toujours transmis de main en main ; d’ordinaire, c’est une femme qui se trouve chargée d’apporter, d’Allemagne, une grosse somme destinée au contrôleur de telle ou telle section, qui se charge, à son tour, de répartir la somme entre ses subordonnés. Les mêmes intermédiaires ont la charge de transmettre les divers rapports ; et telle est la méfiance du gouvernement à l’égard de ses serviteurs qu’un système de contre-espionnage ne cesse pas de surveiller les espions eux-mêmes, ainsi que les courriers.

Dans le rapport qu’il rédige, l’espion ne doit omettre aucun détail. Supposons-le s’occupant d’étudier l’existence intime d’un jeune officier qui semble posséder le moyen de se procurer des documens confidentiels ! l’as un individu n’est trop insignifiant pour l’espion allemand ; pas un délai ! ne doit jamais lui paraître trop banal. Avant peu, donc, notre espion aura dressé la « fiche » de son homme, et cette fiche s’en ira, de main en main, jusqu’au Bureau Central. Sur la « fiche » se trouvera la biographie complète de l’officier jusqu’au moment présent : on y lira son lieu de naissance, son éducation, sa famille, les qualités de sa femme et de ses enfans (s’il en a), ses ressources et le plus ou moins de son besoin d’argent, son régiment, ses fonctions, son mode de vie, son caractère, ses habitudes principales et ses petites tares intimes.

La fiche ainsi rédigée est ensuite classée à son rang, dans les casiers du Bureau Central, et sans cesse complétée, au fur et à mesure de l’arrivée de détails nouveaux. On serait stupéfait d’apprendre la foule d’officiers anglais qui ont l’honneur d’avoir leurs « fiches » à Berlin. Mais il va de soi que le « sujet » favori est le jeune officier pauvre ou dépensier, le jeune homme ambitieux à qui ses parens ne peuvent pas payer le moyen de « mener son train » dans un régiment à la, mode.


L’auteur anonyme a précisément connu, il y a quelques années, un jeune lieutenant anglais que l’accumulation de ses dettes désignait à devenir un « sujet » de ce genre. Un jour, dans le « promenoir » d’un café-concert, il avait librement exposé à un ami les embarras de sa situation, sans soupçonner que ses paroles pussent être entendues d’autres « promeneurs. » Dès la semaine suivante, il recevait une lettre où un riche étranger, demeurant dans un des quartiers les plus élégans de Londres, lui demandait s’il ne voudrait pas se charger de la préparation militaire d’un de ses neveux, qui s’apprêtait à servir dans l’armée anglaise. L’étranger, parmi bien des excuses, mentionnait le prix qu’il comptait offrir à l’officier pour ses leçons ; et ce prix se trouvait être si énorme que le jeune lieutenant crut devoir, avant tout, communiquer la lettre à son colonel. Inutile d’ajouter que le projet de leçons d’art militaire n’eut pas d’autres suites : le vieil oncle allemand, s’il a connu la fin de l’histoire, aura dû maudire plus d’une fois son imprudent excès de libéralité.

Mais à côté de ces agens « civils, » le Bureau d’Espionnage allemand emploie naturellement aussi une foule de militaires de tous rangs et de toute nature, depuis l’humble soldat qui, par amour du gain, va se faire embaucher dans une place forte ou dans un port étrangers jusqu’à l’officier conduit par son dévouement patriotique à entreprendre les missions les plus dangereuses. Quelques-uns de ces espions] militaires déploient un vrai génie d’habileté et de ruse. L’auteur du petit livre a eu jadis sous ses ordres, pendant qu’il était officier dans l’armée anglaise en Birmanie, un soldat d’origine allemande qui, après avoir déserté de son régiment westphalien, avait passé plusieurs années dans notre Légion Étrangère, avait déserté de nouveau, et avait été trop heureux, d’obtenir enfin son emploi présent. Son départ de l’armée allemande avait eu lieu à la suite d’une querelle où il avait tué son sous-lieutenant ; et une haine féroce de l’armée allemande était désormais le seul sentiment qui survécût dans l’âme de cette pitoyable épave de la vie. Et puis, un beau jour, le vieux soldat allemand a disparu : il emportait avec soi tous les plans des nouvelles fortifications des côtes de Birmanie, comme sans doute aussi bien des renseignemens précieux sur nos travaux de Cochinchine, où avait demeuré son bataillon de la Légion Étrangère !


Mais il est temps que j’arrive aux observations purement « militaires » de l’écrivain anglais. J’ai dit déjà comment le premier contact de celui-ci avec l’armée allemande s’était opéré dans une École de Cadets, où s’était passée une partie de sa jeunesse ; et aussi ne s’étonnera-t-on pas que le premier chapitre de son livre, — après une Introduction consacrée à de très sûres et intéressantes notions générales, — ait pour sujet le régime de vie de ces célèbres écoles, où se forment la plupart des officiers allemands. Ce régime serait d’ailleurs, à en croire notre ancien Cadet, sensiblement pareil à celui que subissent en Allemagne les jeunes soldats lors de leur entrée au régiment : de part et d’autre, le principe pédagogique dominant consisterait à « militariser » le futur officier ou le futur soldat en écrasant sa personnalité sous le poids d’une discipline brutale et sans pitié.


Il m’a été donné, pour mon compte, de prendre un avant-goût de cette discipline dès le seuil même de l’école où m’envoyaient mes parens. J’ai rencontré là un de ces élèves plus âgés qui, suivant l’habitude de toutes les écoles allemandes, sont chargés déjà de surveiller les élèves des classes inférieures. D’un ton rude et méprisant, ce Cadet m’a demandé mon nom. Je me suis nommé, avec le salut le plus respectueux dont je fusse capable : sur quoi, ce garçon, sans l’ombre de passion, et simplement avec la conviction d’accomplir son devoir, m’a frappé au visage, de toutes ses forces. Et cela nullement parce que j’avais un nom anglais, mais parce que j’étais un « nouveau » qu’il s’agissait de « briser. »

Le gardien de ma chambrée était un de ces sous-officiers typiques de l’armée prussienne qui ne conçoivent pas d’autre moyen que la force pour maintenir la discipline. Je jurerais qu’il passait des heures, tous les jours, à inventer des formes nouvelles de punition. L’un de ses divertissemens favoris était de contraindre un élève à porter sous chaque bras trois gros dictionnaires, à se tenir debout sur la pointe des pieds, à ployer les genoux, et à demeurer dans cette position pendant dix ou quinze minutes, — sous peine d’être roué de coups, s’il avait le malheur de tomber. Tous les autres sous-officiers de l’école, du reste, égalaient au moins celui-là en vaine cruauté.

L’auteur anglais assure qu’à l’un quelconque de ses compatriotes qui aurait eu l’occasion de connaître les écoles militaires de Woolwich ou de Sandhurst, une École de Cadets allemande ferait l’effet d’un « établissement pénitentiaire ; » et il ajoute que l’enseignement qu’y reçoivent les élèves correspond à cette discipline qui leur est infligée. Là comme à la caserne, sous prétexte de donner aux jeunes gens des qualités « viriles, » leurs maîtres s’attachent à étouffer dans leurs cœurs tous sentimens de pitié. « Pillez ! brûlez ! tuez ! ces trois mots pourraient servir de devise à toute l’éducation guerrière du soldat allemand. »

Et quant au fruit de ces leçons, tout ce que l’auteur anglais trouverait à nous dire sur ce point serait encore infiniment dépassé par le spectacle où nous assistons depuis trois mois. Accoutumés à la fois par les discours et par l’exemple de leurs maîtres à se représenter la « dureté » comme la plus haute des vertus militaires, accueillis par des coups dès le seuil de la caserne ou de l’École de Cadets, soldats et officiers allemands nous ont laissé dès maintenant des souvenirs ineffaçables d’une « virilité » dont ils savaient, en outre, qu’elle avait pour soi l’approbation du chef suprême de leur armée. « Quelles admirables paroles l’Empereur vient de nous adresser ! » disait naguère à l’écrivain anonyme un jeune lieutenant allemand de ses amis, en sortant d’une audience accordée par l’empereur Guillaume aux officiers du corps expéditionnaire envoyé en Chine pour réprimer la révolte des Boxers. Le jeune lieutenant avait encore des larmes dans les yeux, au souvenir de ces paroles d’adieu de son souverain. Et l’on sait ce qu’avaient été ces « admirables » paroles : « N’épargnez personne, là-bas où vous allez ! Acquérez-vous une célébrité pareille à celle des Huns d’Attila ! »

Non certes, nous n’avons pas besoin de demander au livre anglais des preuves de l’efficacité des leçons reçues par les jeunes garçons d’outre-Rhin dans les écoles militaires de leur pays ! Tout au plus noterai-je encore un trait qui achèvera de faire comprendre l’irrésistible action de ces leçons de « barbarie » sur de jeunes cerveaux. L’auteur nous raconte que, au début de la récente guerre sud-africaine, tous les officiers allemands de sa garnison ne cessaient pas de déplorer, comme éminemment « antimilitaire ; » l’indulgence courtoise avec laquelle les Anglais traitaient leurs ennemis. Et l’auteur reconnaît que lui-même, malgré son origine anglaise, partageait ce sentiment de son entourage, ou du moins craignait qu’une telle façon de pratiquer la guerre ne risquât de valoir à ses compatriotes les plus graves ennuis. « Si bien que ma surprise a été grande, — nous dit-il, — lorsqu’ensuite j’ai pu constater, au contraire, les résultats merveilleux de cette douceur qui m’avait d’abord effrayé. »


Après nous avoir ainsi décrit la formation du militaire allemand, l’écrivain anglais étudie tour à tour les divers degrés de la hiérarchie, comme l’avait fait déjà le capitaine Pommer. Comme lui, il nous signale l’absence complète de tout lien entre les soldats et leurs chefs. « A la différence de ce que nous voyons dans les armées française et anglaise, jamais un officier allemand n’est le confident de ses hommes. Jamais, à ma connaissance, un officier n’a fait le moindre effort pour encourager ses hommes à lui ouvrir leurs cœurs. Et cela, selon moi, est fâcheux même au point de vue purement professionnel. Le soldat aime à sentir qu’il a près de soi quelqu’un qui s’intéresse à lui, quelqu’un qui pourra lui donner un conseil, ou du moins recevoir l’aveu de ses peines. »

Encore n’est-il pas rare de rencontrer dans l’armée allemande des officiers qui, sans s’abaisser à devenir les « confidens » de leurs hommes, ne refusent pas de témoigner à ceux-ci quelque sympathie : tandis que le type ordinaire du sous-officier tendrait de plus en plus, d’après l’auteur anglais, à se rapprocher des susdits gardiens de son École de Cadets. Mais aussi bien le recrutement même des sous-officiers commençait-il, ces années passées, à embarrasser cruellement les chefs militaires. Et vainement l’on avait cru remédier au mal en relevant un peu le salaire des sous-officiers. « Le mal était trop profond pour pouvoir désormais être réparé. Sans l’ombre d’un doute, de plus grand nombre des sous-officiers qui font aujourd’hui partie des troupes sur le front sont d’une espèce considérablement inférieure à celle des sous-officiers allemands de 1870. Tous, ou presque tous, ils n’ont fondé leur autorité que sur les méthodes, purement allemandes, de la force brutale et de la menace, — méthodes dont ils peuvent avoir tiré des résultats satisfaisans en temps de paix, mais qui, pendant la guerre, risquent fort de se montrer beaucoup moins fructueuses. »

Seul, le prestige « social » du sous-officier s’était conservé intact, d’année en année. Dans toutes les cuisines des villes de garnison, notamment, les triomphes du sergent ou même du simple caporal dépassaient ceux du plus séduisant des soldats non gradés ; et chaque jour ses caprices, l’allure volontiers changeante de sa fantaisie amoureuse y donnaient lieu à des épisodes comme celui que nous raconte l’auteur du livre anglais :

La jeune femme que je venais d’épouser était Anglaise, et il lui a fallu un long « entraînement » pour s’accoutumer aux façons des cuisinières allemandes. La première de ces personnes que nous avons prise à notre service nous avait simplement déclaré, par manière de recommandation, qu’elle avait pour « fiancé » un sergent de mon escadron. Mais voilà qu’un matin, en revenant de la « parade, » j’ai appris que notre cuisinière désirait me parler ! Tout en larmes, la pauvre fille m’expliqua longuement que son sergent avait profité d’une de nos absences pour transmettre ses faveurs à un nouveau « trésor. » Elle était allée le voir à son quartier, l’avait traité suivant ses mérites, et avait signifié aux autres sous-officiers l’opinion qu’elle avait conçue de lui désormais. Et maintenant elle m’attendait pour avoir mon avis. Comme je voyais qu’elle n’avait pas même commencé à s’occuper de notre déjeuner, et comme je ne pouvais songer à entreprendre sur-le-champ l’œuvre de réconciliation que je devinais bien qu’elle avait espérée de moi, je lui suggérai que le plus sage était, pour elle, d’oublier un gaillard qui, plusieurs fois déjà, à ma connaissance, avait ainsi changé de « trésor. » Sur quoi, notre cuisinière, un peu consolée, me demanda quel était celui de mes autres sergens que je lui conseillais de choisir pour ami. Elle m’avoua que, de son côté, elle avait jeté les yeux sur le porte-drapeau : et ce ne fut pas sans peine que je parvins à lui expliquer mon impuissance à l’aider dans un choix aussi délicat. L’excellente fille ne pouvait pas s’enlever de la tête que la cuisinière d’un officier devait nécessairement avoir pour amoureux un des sous-officiers de l’escadron de son maître. Enfin mes discours semblèrent lui rendre du calme, et j’eus le plaisir de la voir procéder à la confection de notre déjeuner. Quelque temps après, elle m’aborda avec un visage épanoui pour m’apprendre qu’elle avait retrouvé un « fiancé. » Elle s’excusait de l’avoir pris dans l’infanterie : mais elle n’avait pu résister à ses tendres instances ! Notre repas, ce jour-là, nous fut servi avec un soin tout particulier.


Le chapitre consacré par l’auteur anglais aux Manœuvres de l’armée allemande est également rempli d’observations instructives. Nous y apprenons, par exemple, que l’un des motifs qui contribuent à affaiblir la portée pratique de ces manœuvres est la présence inévitable de l’Empereur à la tête de l’une ou de l’autre des deux armées opposées. Presque forcément, il faut que cette armée-là obtienne la victoire ; et comme, dans cette armée, aucun général n’oserait désobéir aux volontés de l’Empereur, voire seulement les critiquer, on conçoit sans peine les inconvéniens qui résultent d’une telle situation pour l’ensemble de la grande « répétition » annuelle que constituent les manœuvres d’automne. Les généraux de l’armée « inspirée » par l’Empereur sont obligés d’exécuter maints mouvemens qu’au fond de leur cœur ils tiennent pour des fautes ; et, d’autre part, les chefs de l’armée adverse sont obligés de commettre autant de fautes qu’en exigera la défaite, quasiment imposée, de leurs troupes. Car chacun sait que l’Empereur s’accommode aussi malaisément d’être conseillé que d’être battu.

Mais n’importe : telles qu’elles sont, les manœuvres permettent à un spectateur désintéressé de se rendre compte d’un certain nombre de vérités incontestables, au premier rang desquelles figure, d’après l’écrivain anglais, la décadence graduelle des qualités qui ont jadis fait la force et le triomphe des armées allemandes. C’est d’ailleurs ce que notait déjà, il y a trois ans, le correspondant militaire du Times à Berlin, dans une longue étude dont les conclusions nous sont pleinement confirmées par l’ex-officier allemand.

Par-dessus tout, ce correspondant estimait que le sens de l’initiative décroissait chez les chefs, petits ou grands. « Jamais, écrivait-il, je n’ai vu durant les dernières manœuvres un de ces mouvemens ingénieux ou hardis qui attestent une compréhension personnelle de l’art de la guerre : pour ne rien dire de telles fautes graves dont j’ai eu l’occasion d’être témoin et qui suffiraient à montrer à quel point le haut commandement est désormais au-dessous de sa réputation. » Abordant ensuite le détail des manœuvres, le correspondant du Times signalait le « manque d’entrain » de l’infanterie, sa « lenteur, » le caractère « suranné » de ses marches d’approche. Il reprochait à l’artillerie la « maladresse » de ses méthodes de tir, en ajoutant que le « matériel » dont elle se servait ne souffrait pas même d’être comparé aux nouveaux canons de l’armée française. Et son étude s’achevait, dès cette date de 1911, par la constatation d’une « baisse » sensible dans la valeur professionnelle d’une armée de plus en plus fatiguée, engourdie, empêtrée de routines stériles. Le nombre, la confiance en soi-même, et une « organisation » encore très solide : tels seraient maintenant, à l’en croire, les seuls élémens de supériorité de cette armée, ses seuls gages de succès dans le cas d’une lutte avec d’autres grandes armées européennes.

En reprenant à son compte, comme je l’ai dit, tous les termes de ce jugement de son confrère du Times, l’auteur du livre nouveau reconnaît cependant qu’il suffirait aux troupes allemandes d’avoir à leur tête un maréchal de Moltke pour accroître énormément leurs chances de succès. « Sous les ordres d’un tel homme, une telle armée ne pourrait pas manquer d’accomplir des prodiges. » Mais loin de posséder un chef de cette taille, l’armée allemande d’aujourd’hui semble bien« n’avoir pas de chef du tout. » Selon l’amusante expression de l’auteur anglais, cette armée, à la veille de la guerre, « n’était pas autant une idole aux pieds d’argile qu’une idole surmontée d’une tête d’argile. »

Ce qui n’empêche pas les « pieds » de l’idole d’être eux-mêmes, au dire de notre auteur, gênés par maints obstacles, et dont l’un des principaux se trouverait être la sottise, plus ou moins naturelle, d’un très grand nombre de soldats allemands. « Plus ou moins naturelle, » parce que souvent des soldats polonais, ou encore lorrains, se font manifestement un devoir de fermer leurs cervelles aux leçons de leurs chefs. Avec une obstination héroïque, ils refusent de comprendre à la fois la « lettre » et l’ « esprit » de l’enseignement militaire qu’ils reçoivent : simulant dès le début une balourdise qui s’accentue à mesure qu’ils peuvent moins prétexter leur ignorance de la langue allemande. Mais en plus de ces sots « volontaires, » combien de soldats qui, très sincèrement, échouent à saisir le sens et la portée des ordres les plus simples ! L’auteur nous cite ainsi, tout au long de son livre, des traits d’incompréhension dont l’équivalent serait en effet bien difficile à découvrir chez les plus « naïfs » de nos troupiers français, — des traits de l’espèce de celui-ci, que je prends au hasard :


Un jour, pour garder un petit cours d’eau, j’avais placé un de mes hommes en sentinelle, à l’entrée d’un pont. Personne ne devait traverser le pont sans répondre à la sentinelle un mot d’ordre convenu. Arrive un sergent de l’armée opposée. Mon homme lui demande le mot d’ordre : mais le sergent l’ignore et, par conséquent, reçoit défense de traverser le pont. Là-dessus, le voici qui fait quelques pas sur l’autre bord de la rivière, et puis qui passe à gué, avec de l’eau jusqu’à hauteur des bras, sans en être empêché par la sentinelle ! Celle-ci avait fidèlement suivi sa consigne : elle n’avait permis à personne de traverser le pont.


A quoi l’auteur ajoute : « Je sais déjà de bonne source que des incidens du même genre se sont produits à Liège. L’armée allemande en verra se produire bien d’autres, au cours de la guerre. »


T. DE WYZEWA.