Revues étrangères - Un Essai de résurrection de la phrénologie

Revues étrangères - Un Essai de résurrection de la phrénologie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ESSAI DE RÉSURRECTION DE LA PHRÉNOLOGIE


Ueber unst und Künstler, par P.-J. Mœbius, 1 vol. Berlin.


Se rappelle-t-on encore le docteur Gall et sa phrénologie ? J’en ai gardé quant à moi un souvenir assez vif, pour avoir vécu de longues années d’enfance auprès du buste en plâtre d’un beau jeune homme inconnu dont le crâne, à partir des yeux, était tout partagé en de nombreux carrés, cercles, et losanges, destinés à marquer le siège des diverses facultés de son âme. Et je me souviens que, ayant un jour voulu chercher, sur mon propre crâne, quelles facultés la nature avait le plus généreusement développées chez moi, j’eus le chagrin de constater qu’elle n’y en avait développé aucune, ce qui ouvrait devant moi la perspective d’une médiocrité presque phénoménale. C’est là une déception que ne connaissent point, sans doute, les enfans des générations nouvelles : car les bustes phrénologiques s’en sont allés depuis longtemps, Dieu sait où, et, même pour en rire, personne ne songe plus à la phrénologie. Tout au plus entendons-nous parfois dire de quelqu’un qu’il n’a pas « la bosse » des affaires, ou celle du mariage : c’est tout ce qui survit, à présent, des savantes doctrines de François-Joseph Gall.

Mais peut-être ces doctrines, comme bien d’autres vieilles choses que l’on croyait mortes à jamais, sont-elles sur le point de ressusciter. Voici du moins que notre attention est ramenée sur elles par un livre d’un« neurologue » allemand des plus considérables, le docteur Mœbius, dont M. Brunetière, autrefois, a étudié ici un très curieux essai sur la Folie de Rousseau[1]. Le nouveau livre de M. Mœbius, Sur l’Art et les Artistes, n’est en effet qu’une réédition, annotée et abondamment commentée, des quelques chapitres des Fonctions du Cerveau où Gall traite des fonctions artistiques et des « bosses » frontales qui y correspondent. Après quoi je me hâte d’ajouter que les notes et les commentaires, dans la réédition, suffisent pour donner à ces chapitres une portée nouvelle. M. Mœbius part du même principe que Gall, et aboutit souvent aux mêmes conclusions ; mais sans cesse, chemin faisant, il substitue aux argumens de son devancier une argumentation personnelle, plus serrée, plus autorisée, plus conforme aux dernières « conquêtes » de la science moderne.

Il nous apprend d’abord que celle-ci, à un siècle de distance, est aujourd’hui en train de redécouvrir bon nombre de faits qui se trouvent exposés tout au long dans les œuvres de Gall et de son école. En 1895 et en 1899, deux médecins allemands, les docteurs Edgren et Probst, ont établi que le sens musical était bien un sens distinct, différent de l’ouïe, qu’il avait sa localisation dans un endroit spécial du cerveau, et que cet endroit devait se trouver, très probablement, dans la seconde circonvolution frontale. Or, ce sont toutes choses que l’auteur des Fonctions du Cerveau avait affirmées dès le début du siècle passé. Il n’était pas allé, en vérité, aussi loin qu’un médecin français qui, dans une thèse soumise à la Faculté de Bordeaux en 1900, a reconnu et exploré les diverses régions du cerveau correspondant au chant grave et au chant aigu, à la lecture musicale et à l’écriture, au jeu des instrumens à cordes et à celui des instrumens à vent, à la création des images et à celle des idées musicales ; mais, aussi bien, Gall était-il déjà suffisamment en peine de se défendre contre le reproche qu’on lui faisait de spécialiser outre mesure les facultés de l’âme et les fonctions du cerveau. Et, d’une façon générale, ses affirmations touchant « le sens des rapports des tons » s’accordent exactement avec le résultat des plus récentes recherches des physiologistes d’à présent, dont aucun ne paraît même connaître son nom.

M. Mœbius nous cite encore bien d’autres témoignages, non moins remarquables, de cette reviviscence lente, graduelle, pour ainsi dire inconsciente, du système de Gall. Il nous fait voir, par exemple, deux de ces « photographies collectives » qu’on obtient en superposant plusieurs portraits de même attitude et de même format. Des deux photographies, extraites d’un ouvrage dont l’auteur ne s’est certainement pas inquiété des théories de Gall, l’une représente le type collectif de seize naturalistes, l’autre, le type collectif de douze mathématiciens ; or ce dernier portrait nous montre un personnage chez qui se trouve, en très forte saillie, au-dessus de l’œil gauche, la « bosse » attribuée par Gull aux mathématiques, tandis que la même bosse est infiniment moins sensible dans le portrait « collectif » du naturaliste.

Le système de Gall est d’ailleurs, suivant M. Mœbius, l’aboutissement nécessaire de tout ce que la science du XIXe siècle a établi d’un peu positif sur l’origine et la nature de la création artistique. A supposer même que Gall se soit trompé dans le détail de ses localisations, la base de sa doctrine n’en reste pas moins solide. On n’en doit pas moins admettre, avec lui, que le « talent de la peinture, » le « talent de la musique, » le « talent de la construction, » le « talent de la poésie », et « la faculté d’imiter ou mimique, » sont des sens spéciaux, auxquels répondent dans le cerveau des organes spéciaux. Et, pour nous le prouver, M. Mœbius nous offre une longue série d’inductions et d’exemples qui est, à coup sûr, une des parties les plus originales de tout son ouvrage.


En premier lieu, dit-il, personne ne saurait plus aujourd’hui prendre au sérieux le paradoxe d’Helvétius, qui prétendait que tous les hommes naissaient pareils, et ne se différenciaient ensuite que sous l’effet des diverses circonstances de leur vie. Nous naissons tous différens les uns des autres : sur ce point, tout le monde est désormais d’accord, sauf à expliquer de plusieurs façons opposées l’origine de ces différences. Et, parmi elles, tout le monde s’accorde à compter le plus ou moins d’aptitude à sentir ou à produire tel ou tel mode de la beauté artistique. Avec un pouvoir auditif ou visuel à peu près égal, certains hommes ne jouissent que très faiblement à voir des tableaux ou à entendre de la musique ; d’autres jouissent très vivement à voir des tableaux, tandis que la beauté musicale les laisse indifférens ; et d’autres encore trouvent leur plaisir à peindre eux-mêmes des tableaux, ils y trouvent un plaisir si fort que la vue des tableaux des autres peintres ne parvient plus, souvent, à les émouvoir. C’est donc que, chez ces derniers, le sens de la peinture se trouve plus développé que chez l’ordinaire des hommes.

Reste à savoir seulement si ce sens est un élément simple et primordial de l’âme, ou si, comme on est volontiers porté à le croire, il n’est pas plutôt la résultante d’un heureux concours d’autres sens et d’autres facultés. Pour résoudre ce problème, demandons d’abord à l’analyse psychologique en quoi consiste exactement le sens de la peinture. Dira-t-on qu’il consiste à bien « voir » les objets réels ? Mais une foule d’hommes ont une vue excellente, qui cependant sont incapables de peindre. Consiste-t-il à savoir imiter ce que l’on voit ? Mais le besoin d’imiter n’est nullement naturel à l’homme ; et d’ailleurs le peintre, même quand il croit imiter, ne fait que reproduire les images spéciales qui naissent en lui au spectacle des choses. Ces images, à leur tour, naissent elles en lui grâce à un « goût » particulièrement raffiné ? Mais ce « goût » doit être lui-même, chez le peintre, un don de naissance, car deux hommes d’éducation semblable se trouvent souvent avoir des goûts différens. Dira-t-on que le sens de la peinture provient d’un sens, plus général, de la « beauté ? » Mais le peintre n’est sensible qu’à une certaine beauté, et la beauté musicale, par exemple, lui est parfois plus fermée qu’au reste des hommes. En dernier recours, ce qui constitue proprement un peintre, c’est un désir, un besoin particulier, le désir et le besoin de peindre. Il y a là un élément fixe et irréductible ; et tous les autres élémens, mémoire visuelle, goût, habileté de la main, tout cela se trouve en quelque sorte dominé et dirigé par ce besoin, ce « talent » essentiel. Ce talent est donc bien une faculté propre de l’âme, un pouvoir naturel que l’on tenterait vainement de décomposer : l’analyse psychologique s’arrête, dès qu’elle arrive à lui. Et de même, le talent musical. Si le musicien « entend » mieux que les autres hommes, s’il perçoit mieux les rapports des sons, s’il est plus apte à en créer de nouveaux, ce n’est point parce qu’il a l’oreille plus fine, ni plus de mémoire, ni plus de fantaisie, mais parce que chez lui le « vouloir musical » est naturellement plus fort, et que ce vouloir prête ensuite à l’ouïe, à la mémoire, à la fantaisie, la force de se développer en vue d’une œuvre à produire. Ainsi, pour expliquer la présence chez les artistes de ce qu’on nomme le talent, le psychologue est contraint d’admettre chez eux un besoin particulier, une « faculté première et fondamentale », une sorte d’instinct artistique, différent des autres instincts, et, comme eux, irréductible. « Quant à savoir comment ces instincts sont nés, au cours des âges, c’est ce que la psychologie ni aucune science ne saurait nous dire. Nous pouvons seulement nous avancer jusqu’à la porte de l’âme, d’où nous voyons sortir une force élémentaire. Nous observons les effets de cette force ; mais ce qui est derrière la porte nous demeure caché. »

Essaierons-nous d’interroger là-dessus les artistes eux-mêmes ? Ils nous répondront, tout au plus, qu’une fatalité irrésistible les a entraînés à vouloir produire des œuvres d’art, souvent malgré toute sorte d’obstacles. Et ils ajouteront que, au moment où ils produisent, ils ont l’impression d’être saisis d’une fièvre, d’être transportés au-delà du monde réel, d’obéir à ce qu’on appelait autrefois « l’inspiration. » Nous adresserons-nous à la zoologie, pour rechercher l’origine possible du sentiment artistique dans l’évolution animale ? Nous verrons que certains animaux paraissent connaître ce sentiment, mais sans que rien nous indique d’où ni comment ils l’ont pris. Consulterons-nous l’histoire des sociétés humaines ? Nous y trouverons, dès le début, des arts et des artistes, ce qui achèvera simplement de nous prouver à quel point les divers sentimens artistiques sont bien des besoins naturels, des facultés irréductibles et inexplicables. Et pour ce qui est de l’ethnographie, « toute la science des races est un chaos sans issue, de telle manière qu’on peut aisément dire une foule de choses sur l’influence du sol et du climat, mais que tout ce qu’on peut en dire ne signifie rien. »

Enfin, l’histoire des arts nous démontre que le talent est toujours un don inné, et ne s’acquiert point. Il est assez souvent héréditaire, mais souvent aussi il ne dépend en aucune façon de l’hérédité. M. Mœbius a fait, à ce sujet, une abondante et minutieuse enquête dont les résultats sont assez curieux. Sur 2 365 noms de peintres, il en a trouvé 1 598 qui ne figurent qu’une seule fois dans l’histoire de la peinture, c’est-à-dire qui désignent des artistes dont les parens, selon toute vraisemblance, n’étaient que faiblement pourvus de talens artistiques. Dans les cas où l’hérédité du talent existe, elle se produit invariablement du père au fils ou à la fille : le talent de la mère ne se transmet pas. Ou plutôt, d’après M. Mœbius, le talent de la mère ne se transmet aux enfans que dans le seul art de la poésie. On ne connaît pas un peintre ni un musicien qui ait hérité ses dons de sa mère. Mais, en revanche, dans la biographie des grands écrivains, où d’ailleurs les cas d’hérédité sont infiniment plus rares, on découvre très souvent des traces incontestables d’une influence maternelle. Ace point de vue comme à plusieurs autres, M. Mœbius est tenté de voir, dans la poésie, un art plus différent de la peinture et de la musique que ceux-ci ne le sont l’un de l’autre : un art pour ainsi dire plus raffiné, plus « civilisé, » plus essentiellement féminin.

Ce qui prouve bien aussi la spécialité foncière du talent artistique, c’est que ce talent s’accommode, chez les divers artistes, des tempéramens les plus différens. Il n’implique ni la vigueur ni la faiblesse du corps, ni la cupidité ni le désintéressement, ni le courage ni la lâcheté, ni même, contrairement à ce que l’on a prétendu, un penchant spécial aux plaisirs sensuels, ni non plus une prédisposition spéciale aux maladies nerveuses. L’artiste n’est ni un fou, ni un malade, ni un « dégénéré ; » il n’est qu’un artiste, c’est-à-dire un homme doué par la nature d’une faculté spéciale ; pour tout le reste, c’est un homme semblable à nous, pouvant avoir toutes les qualités ou tous les défauts. Seule, peut-être, une certaine « vanité » lui est propre, qui d’ailleurs, si elle diffère de l’orgueil par quelque chose de moins noble, ne doit pas cependant être confondue avec la jalousie. Et M. Mœbius s’emploie, avec beaucoup d’ingéniosité, à justifier cette vanité de l’artiste, qui lui apparaît non seulement comme une conséquence nécessaire du talent, mais encore comme sa garantie la plus effective contre les obstacles du dedans et ceux du dehors.

Il y a enfin une conclusion très précise qui ressort de l’histoire des arts aussi bien que de l’observation psychologique des artistes : c’est que les arts sont aujourd’hui, et ont toujours été (malgré des apparences contraires), indépendans l’un de l’autre et nettement séparés. Certains peintres de la Renaissance ont pu être à l’occasion de remarquables architectes, et quelques-uns même ont pu jouer parfaitement du luth, composer des chansons, ou écrire des vers : mais ils ont fait tout cela par manière de divertissement, et leur véritable talent n’en est pas moins resté concentré dans le domaine d’un seul art. Non que M. Mœbius prétende, lui aussi, spécialiser à l’infini les fonctions artistiques, et, par exemple, assigner des organes distincts à la peinture à l’huile et à l’aquarelle ! Il est au contraire porté à ranger dans une même catégorie tous les arts plastiques, peinture, sculpture, gravure, etc. ; le talent de l’architecture lui semble, très justement, une faculté composite, qui tient d’une part au sens du dessin, et, d’autre part, à celui de la construction ou « de la mécanique. »

Les facultés artistiques se ramènent, pour lui, à cinq : celle des arts plastiques, celle de la musique, celle de la mimique, celle de la poésie, et celle enfin de la « mécanique », qui consiste dans une aptitude particulière à construire des instrumens ou autres objets nouveaux. Mais, après cela, il n’admet pas que ces cinq « talens principaux » puissent être ramenés l’un à l’autre, ni décomposés en d’autres élémens. Ce sont des pouvoirs distincts, dans l’âme : et, par conséquent, à chacun d’eux doit correspondre, dans le cerveau, un organe distinct. « Car aucun savant ne conteste plus, aujourd’hui, qu’aux diverses fonctions de l’esprit correspondent, dans le cerveau, des organes divers, et ce serait absurde de penser que, à des besoins naturels qui sont tout à fait indépendans du reste de nos besoins, le cerveau tout entier se trouve préposé. Aux sens artistiques, comme & celui du langage, comme à celui du mouvement, le cerveau doit affecter des régions spéciales. » C’est ainsi que M. Mœbius nous conduit, de proche en proche, à reconnaître la légitimité d’une localisation des sens artistiques, telle que l’entendait jadis la phrénologie de Gall.


Vient ensuite, dans le livre, l’examen détaillé des chapitres consacrés par Gall à ces localisations. Je n’aurai garde de suivre, sur ce terrain, les deux phrénologues : il y faudrait des connaissances techniques qui me manquent tout à fait. Au reste M. Mœbius reconnaît qu’il a eu lui-même, souvent, beaucoup de peine à comprendre de quelles « bosses » du crâne Gall voulait parler. Je puis dire cependant que, dans l’ensemble, il n’est pas éloigné d’adhérer à presque toutes les conclusions du vieux médecin de Pforzheim. Pour ce qui est de la localisation du talent musical, en particulier, j’ai déjà noté comment, d’après lui, les théories de Gall se trouvent confirmées par les plus récentes recherches de la physiologie moderne : ce sens a effectivement son siège dans la seconde circonvolution frontale, et la « bosse » que lui assignent les phrénologues est bien celle qui doit lui revenir. C’est une bosse placée un peu au-dessus de la tempe : Gall la retrouvait dans tous les crânes de musiciens de sa collection, et M. Mœbius nous apprend que nulle part elle n’apparaît avec autant de relief que sur le célèbre masque du visage de Beethoven, exécuté, comme l’on sait, du vivant du maître. Pour le talent de la peinture et des arts plastiques, son signe ne serait pas dans une bosse du front, mais dans la distance entre la racine du nez et le coin intérieur de l’œil. Le talent de la mécanique se reconnaîtrait à une forme particulière du crâne où, à gauche surtout, le front va s’excavant en demi cercle vers la région temporale. Et il y aurait aussi une « bosse » de la poésie, dont les masques et autres portraits de Gœthe nous fournissent un exemple assez saisissant. Mais M. Mœbius ne prétend point que ces bosses doivent nécessairement exister chez tous les artistes, ni surtout que leurs dimensions correspondent aux divers degrés du talent qu’elles indiquent ; c’est dans le cerveau, et non dans l’ossature du crâne, que siègent les facultés de notre âme : mais il affirme que, presque toujours, les régions du crâne indiquées par Gall sont dans le voisinage immédiat des régions du cerveau où semblent devoir résider lus divers sens artistiques.

On devine du reste aisément que, pour M. Mœbius, cette partie descriptive et « pratique » de la phrénologie de Gall n’est pas, à beaucoup près, la plus importante. Le vieux savant avait fait de son mieux pour y mettre le plus d’observation Et d’expérimentation possible : mais il disposait de moyens fort insuffisans, et sa méthode même n’avait pas encore la sûreté de nos méthodes modernes d’investigation scientifique. Si j’ai bien compris la pensée de M. Mœbius, la véritable exploration phrénologique du cerveau reste encore à faire : mais elle ne saurait se faire sur de meilleurs fondemens que ceux qui ont été établis, il y a un siècle, par François-Joseph Gall ; et les phrénologues de l’avenir auront chance de s’épargner, en outre, bien des recherches et des tâtonnemens si, au lieu de vouloir recommencer toute leur science, ils daignent prendre d’abord en considération les ingénieuses et souvent heureuses découvertes de Gall.


L’examen que fait M. Mœbius des localisations de Gall n’a donc, à ses propres yeux, qu’une portée toute provisoire. Le véritable intérêt de son livre n’est pas là : il est surtout dans ses réflexions personnelles sur les caractères fondamentaux des divers sens artistiques, ainsi que j’ai tenté de le faire voir par une rapide analyse ; et puis il est aussi dans deux petits essais de psychologie et de morale artistiques, qui se trouvent introduits au milieu du livre en manière d’intermèdes ou de digressions. L’un de ces essais traite des rapports de la beauté et de l’amour, l’autre, de l’influence possible de l’art en tant qu’éducateur.

Si l’on entend par « amour » la sensualité érotique, on peut dire qu’entre l’art et l’amour il n’y a point de rapports. Toute œuvre d’art digne de ce nom est chaste : ce qui signifie à la fois qu’elle n’a pas été conçue par l’artiste en vue de l’excitation sensuelle, et que, chez l’homme qui en sent la beauté, elle ne doit point produire d’excitation de ce genre. Certes il y a eu bon nombre d’artistes, et des plus grands, qui ont parfois visé à produire des effets tout sensuels : mais, plus ils l’ont fait, plus la valeur artistique de leurs œuvres en a été diminuée. D’autre part, on ne saurait nier que certaines œuvres, même des plus artistiques, par exemple des tableaux de nu, produisent des effets tout sensuels sur certaines natures que le défaut de maturité, ou d’éducation, ou d’aptitude innée met hors d’état de sentir la véritable beauté artistique ; et M. Mœbius est d’avis que de telles œuvres ne doivent pas être laissées à la portée de tous, il n’est pas éloigné d’approuver les papes qui ont cru devoir couvrir d’un voile ou d’une feuille de vigne la nudité d’un torse antique, ou même, parfois, d’une statue du Christ ; mais tout cela n’empêche point que ces œuvres, en tant qu’œuvres d’art, ne soient indépendantes de la sensualité grossière qui risque de s’éveiller, à leur contact, dans les âmes grossières.

Si maintenant nous entendons par « amour » l’instinct profond qui attire les deux sexes l’un vers l’autre, l’amour ainsi entendu paraît bien avoir des rapports assez intimes avec la beauté. A tous les degrés de la nature organique, depuis la plante jusqu’à l’animal le plus développé, on a l’impression que la beauté est comme stimulée par l’attrait du sexe. C’est dans les fleurs, organes sexuels des plantes, que se trouve concentrée la beauté du règne végétal. Le chant des oiseaux est lié à leurs amours ; de même l’éclat de leur plumage ; et il n’y a pas jusqu’au sens artistique de la construction qui ne coïncide, chez eux, avec l’instinct sexuel les portant à se bâtir des nids. Chez les animaux, semblablement, l’amour produit un surcroît de beauté : les naturalistes ne nous parlent-ils pas d’espèces animales chez qui l’époque de l’accouplement amène ce qu’ils appellent « des robes de noces ? » Enfin, chez l’homme, la vie sexuelle et la beauté commencent et finissent à peu près en même temps. Et en effet, d’après M. Mœbius, « l’amour peut être considéré comme le père nourricier de la beauté. » Ou encore : « L’amour est l’éclat du soleil qui fait épanouir la fleur de la beauté. De même que le soleil ne saurait créer une fleur, de même l’attrait sexuel ne saurait produire le sentiment ni la création esthétiques. Mais de même que les plantes ont besoin du soleil pour fleurir, de même les instincts artistiques ont besoin de la flamme de l’amour pour se développer. »

Aussi M. Mœbius est-il porté à croire que, chez l’homme primitif comme chez l’animal, l’instinct amoureux a joué un grand rôle dans la mise en œuvre des instincts artistiques. Mais, ajoute-t-il, un moment est venu où l’homme s’est affranchi de la tutelle de son « père nourricier. » Et de même que l’oiseau, enfermé dans une cage, en arrive souvent à chanter durant toute l’année, de même l’ait, en s’émancipant des attaches de la sexualité, est devenu à la fois plus actif et plus fort. De telle sorte qu’aujourd’hui la relation de la beauté et de l’amour pourrait assez bien se définir par l’image d’une jeune fille amoureuse. La jeune fille n’apporte à son amour aucune sensualité, puisqu’elle ignore tout des plaisirs sensuels, mais ce n’en est pas moins l’attrait profond du sexe qui, sans qu’elle en ait conscience, agit en elle et la pousse à aimer. Pareillement l’humanité d’aujourd’hui, quand elle goûte la beauté, se figure éprouver là un plaisir tout idéal, absolument pur et désintéressé, tandis que, au fond, ce plaisir qu’elle éprouve a eu son origine dans l’attrait sexuel et n’en est, pour ainsi dire, qu’une conséquence.

Quant au rôle éducateur de l’art, M. Mœbius ne paraît pas le prendre bien au sérieux. Non seulement il ne croit pas que l’on puisse jamais parvenir, par l’éducation, à transformer un peuple de brutes en un peuple d’artistes, nia faire naître, par exemple, le goût de la peinture chez un peuple qui, naturellement, n’a de goût que pour la musique ; il estime encore que l’on a de grandes chances de se tromper quand on attend, de l’éducation artistique d’un peuple, d’heureux effets pour le relèvement de son niveau moral. Cette erreur provient, suivant lui, d’une confusion inadmissible entre le « raffinement » d’un peuple et son « anoblissement. » Si élevé qu’il soit, l’art n’a jamais de quoi rendre les hommes meilleurs. Son influence morale est nulle sur ceux même qui le pratiquent ; à plus forte raison elle doit l’être sur le reste des hommes. Et M. Mœbius s’efforce de nous prouver, par une foule d’exemples, que maintes fois, dans l’histoire, le plus magnifique épanouissement des arts a coïncidé avec la dépravation morale la plus scandaleuse. Il n’admet guère non plus le beau rêve de Schopenhauer et de Wagner, espérant de l’art une « rédemption » de l’humanité. Il ne pense pas que l’on puisse jamais remplacer par l’éducation artistique les leçons de la morale, ni de la religion. « Une seule chose est nécessaire », répète-t-il avec le Livre Saint ; et l’on devine bien que, pour lui, ce n’est point l’art qui est cette chose-là.

Mais peut-être aurait-on le droit de lui répondre que, concurremment avec la morale et la religion, et davantage encore en l’absence de ces deux grands principes de notre conduite, l’art ne laisse pas d’exercer sur l’unie une certaine action bienfaisante. Si rudimentaire, si superficielle que soit une émotion artistique, c’est toujours une émotion désintéressée ; et cela suffit pour qu’elle élève l’âme qui l’éprouve, ne fût-ce qu’un instant, au-dessus des intérêts égoïstes de la vie matérielle. A défaut de morale et de religion, le sentiment de la beauté artistique est encore une aspiration vers un idéal ; et lors même qu’il ne contribue pas à nous « raffiner », on peut dire qu’en quelque degré il nous « anoblit. » Il ne nous rend pas meilleurs, et certes ce n’est pas lui qui saurait nous tenir lieu de la foi religieuse : mais il nous maintient un peu dans une atmosphère supérieure, où nous restons plus aptes à subir, le cas échéant, l’influence de la religion ou de la morale. Et M. Mœbius me parait encore se tromper quand il croit que l’éducation artistique d’un peuple s’accompagne toujours, plus ou moins, d’un abaissement des mœurs publiques : il confond l’état d’esprit d’un petit nombre de dilettantes avec celui de la masse populaire. Rien ne prouve, en réalité, que les bourgeois et les artisans florentins du XVe siècle aient eu tous l’âme dépravée d’un César Borgia. Ils avaient simplement plus de goût que leurs descendans d’à présent, une vie plus ornée, plus remplie, et, sans doute, plus heureuse.


Quant à la partie spécialement « phrénologique » des réflexions de M. Mœbius, on doit noter d’abord qu’elle échappe au principal reproche mérité jadis par le système de Gall. Celui-ci avait le tort de nier dans l’homme toute personnalité, en réduisant notre vie morale à une simple combinaison d’instincts irrésistibles ; tandis que nous pouvons fort bien admettre, avec M. Mœbius, que nos sentimens artistiques résultent chez nous d’instincts innés, sans que la conscience que nous avons de notre personnalité en soit diminuée. Et ce n’est pas tout. Ces instincts eux-mêmes, si forts qu’on les suppose, laissent encore une part considérable à la liberté. Parmi les nombreux peintres et musiciens sur le crâne desquels Gall a découvert des « bosses » exceptionnellement développées, il y en a beaucoup dont M. Mœbius ne parvient plus même à savoir qui ils ont pu être. Leur sens artistique inné, évidemment, ne les a pas menés loin. Et je ne puis m’empêcher de penser que ce sens artistique, à supposer qu’il existe vraiment, doit en somme se réduire à bien peu de chose. Il donne la possibilité de peindre, ou de composer de la musique, de même que nos yeux nous donnent celle de voir ; mais reste encore, après cela, à bien peindre et à bien composer : ce sont choses infiniment difficiles, que n’apprennent ni les bosses du crâne ni l’hérédité. La phrénologie de l’avenir déplacera peut-être le mystère de la création artistique, jamais elle ne parviendra à le supprimer. C’est ce que déjà avait compris Gœthe, lorsqu’il disait que, si loin qu’on pût aller dans l’analyse du talent musical, « une apparition comme celle de Mozart demeurerait toujours un miracle. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1890.