Revues étrangères - Un épisode de la vieillesse de Casanova

Revues étrangères - Un épisode de la vieillesse de Casanova
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 217-228).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ÉPISODE DE LA VIEILLESSE DE CASANOVA


Correspondance de Giacomo Casanova avec J. F. Opiz, publiée par Fr. Khol et Otto Pick, 2 vol. in-18, Leipzig, librairie Kurt Wolff, 1914.


L’inspecteur de finances autrichien J. F. Opiz avait beau faire profession de mépriser le « préjugé nobiliaire » presque autant que la « funeste superstition chrétienne : » rien au monde ne lui était plus agréable que de pouvoir se lier avec un grand seigneur. Aussi s’était-il empressé d’accepter et d’entretenir assidûment l’amitié un peu dédaigneuse qu’avait bien voulu lui offrir, en 1783, un vieux gentilhomme de son voisinage, le comte Maximilien de Lamberg, confiné désormais dans la solitude et l’ennui d’un coin perdu de Bohême, après avoir jadis fréquenté les plus fameux salons de l’Europe. Sur- le-champ, l’excellent Opiz avait entamé avec son nouvel ami une correspondance politique, scientifique, et philosophique, destinée à se poursuivre avec une régularité scrupuleuse pendant plus de dix ans. La copie, écrite de la propre main de cet infatigable « graphomane » au lendemain de la mort du vieux comte, remplit aujourd’hui, à la Bibliothèque de Prague, onze énormes volumes de format in-quarto.

Et comme notre inspecteur de finances, que sa profession condamnait à habiter obscurément la petite cité bohémienne de Czaslau, était avec cela à peine moins friand de connaître des « notabilités » de tout ordre que des membres authentiques de l’aristocratie, l’on se représentera aisément le plaisir que n’a pu manquer de lui causer, l’après-midi du 1er août 1785, la visite imprévue d’un voyageur italien que son ami le comte de Lamberg, dans le billet d’introduction dont il l’avait muni, n’hésitait pas à qualifier de « personnage justement célèbre et célébré. » « La rencontre de cet homme aimable et rare fera époque dans votre vie ! » ajoutait Lamberg, — sans se douter de la portée prophétique d’une phrase qui n’était évidemment, à ses yeux, qu’un simple « cliché » de politesse mondaine. Il est vrai qu’Opiz n’avait dû qu’à un hasard l’honneur et la joie de cette mémorable visite. « Votre ami était fort pressé pour rencontrer encore la princesse Lubomirski à Carlsbad, — écrira-t-il à Lamberg le 15 août suivant ; — mais comme il y avait quelque chose de cassé à son carrosse, cette circonstance l’a obligé de s’arrêter à Czaslau deux heures, qu’il a passées en ma compagnie. » Il n’en bénissait pas moins la chance merveilleuse qui lui avait ainsi procuré le moyen de joindre, dorénavant, à la liste de ses amis « un homme pleinement digne de considération et d’amour, un philosophe bienveillant dont la patrie est l’Univers entier, et qui, même dans les rois, n’estime que les hommes. »


Encore les relations amicales de J. F. Opiz avec ce « bienveillant philosophe » n’ont-elles commencé proprement que trois années plus tard, lorsque l’inspecteur de finances a appris que le susdit philosophe était devenu l’hôte et le commensal attitré d’un personnage auprès duquel leur commun ami M. de Lamberg lui-même ne lui apparaissait qu’un modeste hobereau : le très noble comte de Waldstein-Wartenberg, chef de la principauté de Dux en Bohême. De ce coup, l’estime d’Opiz pour le familier d’un aussi haut seigneur s’est traduite en une série de lettres toutes pleines des complimens les plus enthousiastes ; et chacun des nombreux écrits publiés depuis lors par l’ « ermite de Dux » a valu à celui-ci, de la part de son « ardent vénérateur » de Czaslau, des éloges qui relevaient au-dessus de tous les autres écrivains anciens et modernes. De telle sorte qu’un jour, le 31 août 1790, l’hôte du comte de Waldstein, délicieusement touché de ces flatteries sous son faux air d’indifférence désabusée, a résolu de soumettre à l’appréciation de son « vénérateur, » un nouveau travail qu’il venait d’achever, — et qui est consacré à l’examen de quelques problèmes de géométrie, tandis que ses ouvrages précédens relevaient surtout des genres plus « légers » du roman et de la narration autobiographique. Solution du problème héliaque et Corollaire à la Duplication de l’Hexaèdre : tels étaient les titres des deux mémoires envoyés à Opiz par son « aimable » correspondant de Dux. Le comte de Lamberg avait révélé à ce dernier que l’inspecteur de finances se trouvait être un « bon arithméticien ; » et aussi se promettait-il dorénavant de « prendre souvent la liberté de le consulter. »

Sur quoi J. F. Opiz, ravi de l’hommage que signifiait pour lui une pareille « consultation, » s’est plongé tout entier dans l’étude des deux mémoires. Dès le 26 septembre 1790, quelques jours après la réception du second d’entre eux, il a « communiqué » à l’auteur la traduction française d’un long « jugement » intitulé : Le Cube dupliqué de Casanova (car c’est ainsi que s’appelait son correspondant), en ajoutant qu’il le « tirait de ses Éphémérides polygraphes. » Parmi d’abondantes louanges, ce jugement du « bon arithméticien » prouvait de la façon la plus formelle au géomètre improvisé que sa prétendue « solution » n’avait pas le sens commun. Admirable trait de franchise « philosophique, » et le mieux fait du monde, — se disait sans doute notre homme, — pour lui conquérir la sympathie respectueuse du comte de Waldstein, par delà celle de son hôte et ami. Mais la réponse de Casanova, telle qu’il la reçut quelques jours après, ne faisait aucune mention de l’auguste seigneur. D’un ton où perçait clairement la mauvaise humeur d’un homme peu accoutumé à se voir contredit, l’auteur des mémoires s’efforçait à son tour de prouver que le pauvre Opiz n’avait rien entendu à son raisonnement ; et voici en quels termes il annonçait à son « vénérateur » son projet de réfuter ses objections dans un prochain écrit :


Je ne manquerai pas de vous nommer dans mon Troisième Corollaire. Mais je vous avertis que j’y dirai : M. Opiz, et non pas : Opiz, car vous vivez encore. Actuellement on dit : Newton, Leibnitz, d’Alembert ; mais remarquez que, de leur vivant, on ajoutait à leurs noms la civile épithète de « Monsieur. » On dit aujourd’hui : M. Lagrange, M. Formey, M. Opiz et M. Casanova, car nous ne sommes ni esclaves, ni charlatans, ni rois. Si la coutume de nommer les honnêtes gens sans les honorer du plus mince de tous les titres est de la langue allemande, commencez vous-même, mon cher ami, à la débarbariser ! Vous vous ferez un mérite.


Le coup de griffe du géomètre « incompris » s’accompagnait bien de protestations d’amitié et de reconnaissance, comme aussi de la promesse de ne laisser jamais pénétrer « ni aigreur ni sarcasme » dans les « disputes « futures des deux correspondans : j’ai pourtant l’idée qu’une cervelle moins naïve que celle d’Opiz, moins ingénument gonflée de la conviction satisfaite de sa propre valeur, aurait senti le danger qu’il y avait à prolonger les « disputes » avec un personnage aussi irritable. Mais non : le 8 octobre 1790, l’inspecteur de finances ne résiste pas au désir de montrer, une fois de plus, à Casanova la folle et puérile inanité de sa « logomachie. » Et quant à ce qui est du reproche contenu dans la lettre du « très vénérable Ami, » le brave homme n’y aperçoit qu’une affectueuse et précieuse leçon de « civilité » française. « Vous m’exhortez à débarbariser ma langue maternelle, en me conseillant d’ajouter aux noms le titre de « Monsieur, » chaque fois que j’écrirai de vivans qui ne soient ni esclaves, ni charlatans, ni rois. Je vous remercie, monsieur, et je me garderai bien dorénavant de manquer à ce conseil. »

Pour toute réponse, le « philosophe » signifie expressément au « bon arithméticien » sa résolution de ne plus discuter avec lui les questions géométriques. * Je vous remercie de votre critique, lui dit-il, et je vous suis reconnaissant quand je pense qu’elle doit vous avoir coûté un temps que vous auriez pu employer plus utilement... Je sais assez que ce n’est pas moi qui me trompe, mais que c’est vous qui vous trompez, et l’amitié n’admet pas la méprisante dissimulation. » Voilà qui est net ; et le docile Opiz se taira donc désormais sur la géométrie : mais il n’en persistera pas moins à cultiver l’amitié d’un correspondant que le comte de Waldstein s’est maintenant attaché d’une manière définitive, en lui confiant la garde de sa bibliothèque. Non content de lui souhaiter humblement une heureuse année, il se fera un devoir de lui envoyer l’une des premières épreuves de son portrait « gravé en taille-douce, » en y joignant cette petite pièce de vers français de sa composition :


Voilà, monsieur, qui tout en sage
Vivez dans votre ermitage,
Sacrifiant tous vos loisirs
Aux innocens et doux plaisirs
Que vous offrit l’amitié,
Les Muses et la Vérité,
Faisant des livres et épitres
Pour des toilettes et pupitres.
Et maintenant un joli commentaire
Sur votre vie pas toujours solitaire,
Eh bien ! voilà ma physionomie !
Si vous y voyez ma philosophie,
Mon cœur aimant toujours le vrai, les arts, les hommes,
Au roi fidèle et aux amis,
Vous y voyez ce que je suis.
Nos cœurs et nos esprits sont tout ce que nous sommes.


Hélas ! pourquoi l’apprenti-poète de Czaslau a-t-il eu naguère l’idée malheureuse de réfuter les divagations géométriques du destinataire de ce « badinage ? » « J’ai reçu votre portrait, — lui répond Casanova, — et je vous remercie. Je ne l’ai pas trouvé très ressemblant, mais votre nom me suffit. Je ne vous dis rien des vers, car ils ne sont qu’une évaporation de votre bon cœur, que votre bon esprit aurait dû rejeter : mais je la prends pour ce qu’elle vaut, et je vous assure que je ne la montrerai à personne, car elle vous ferait du tort dans le jugement de ceux qui ne savent pas apprécier la philanthropie. » Ces derniers mots en réplique à un passage d’une lettre d’Opiz, où celui-ci félicitait son correspondant d’appartenir, comme lui, à l’enviable race des « philanthropes. »

Mais évidemment Opiz s’est juré de vaincre, à force de flatterie, l’humeur quelque peu difficile d’un ami qui, à présent, s’est mis en tête de ne plus même souffrir d’être qualifié de « philosophe, » — si bien que le pauvre homme ne sait plus comment l’appeler ! Du moins le voyons-nous s’Ingénier à reprendre, dans les lettres de Casanova, toutes les phrases qui ne contiennent pas de remarques trop offensantes à son endroit, pour les entourer d’un commentaire infiniment élogieux. Et puis ce sont des confidences sur ses propres travaux, comme afin de rappeler à son correspondant qu’il n’est pas seulement un éminent « inspecteur des finances de la Banque au service de Sa Majesté l’Empereur et Roi, » — tout en ne manquant pas de se prévaloir de ce titre à la fin de ses lettres. « Je ne vous parlerai plus de notre dispute à l’égard du fameux mot : philosophe, car ce serait pousser trop loin une querelle d’Allemand. Mais sachez que je viens d’achever ces jours-ci une classification des couleurs, contenant 7 651 couleurs, chacune rangée d’après un nouveau système de mon invention, chacune désignée par un nouveau nom caractéristique, exprimant très exactement la propriété de la couleur désignée. C’est moyennant la même méthode (laquelle je me crois autorisé de nommer la mienne) que j’ai déjà exécuté plusieurs autres classifications. Il y a neuf ans, j’ai fait l’essai d’une classification des physionomies humaines ; de même, j’ai exécuté une classification des savans, el maintes autres. Ma méthode est applicable presque partout. »

Imprudent Opiz, qui se mêle de classer les couleurs, au lieu de tâcher à comprendre la « duplication de l’hexaèdre ! »


Votre projet m’a bien fait rire. — lui répond Casanova. — Vous me dites que vous en avez classifié 7 651 : je vous félicite, mais permettez que je n’y comprenne rien ; et après, ad quid perditio hæc ? Je vous dirai la même chose sur la chimérique idée de classifier les physionomies. C’est une folie : mais je vous promets de n’en rien dire à personne. Un nomenclateur oiseux classifia les vents, qui, comme vous savez, ne sont que quatre, en 262 144, et il eut la bêtise d’adresser sa division puérile à la Société de Londres (où Opiz se vantait précisément d’avoir présenté sa découverte nouvelle). Un autre trouva utile l’établissement de l’instant. Il fit rire : car il n’y a pas d’instrument qui puisse le marquer... Excusez mon bavardage, et prenez en bonne part tout ce que j’ai dit à bâtons rompus sur cette matière ! Ce que je vois, et qui me fait plaisir, est que vous vous portez bien, que vous avez du temps de reste, et que vous aimez à vous occuper.


A cette « très estimable » lettre Opiz répond de nouveau par des complimens : il célèbre les merveilleuses qualités d’esprit et de cœur de Casanova, s’extasie sur la vérité prof onde de chacune de ses paroles, — sans même excepter, cette fois, celles qui auraient eu de quoi le piquer le plus cruellement, — et finit par reconnaître que son « très vénérable ami » a eu raison de le railler d’un « dada » dont il s’excuse en rappelant qu’il n’y a pas jusqu’aux plus grands penseurs qui ne se soient divertis à des occupations « puériles. » Sans cesse, de lettre en lettre, le brave homme s’incline plus bas sous les coups que ne se lasse point de lui asséner celui qu’il n’ose plus traiter de « philosophe. » A mesure que l’âpre sarcasme de Casanova lui ferme l’accès de tel ou tel sujet, bien vite il s’ingénie à en découvrir d’autres, avec le naïf espoir qu’ils auront plus de chances d’être tolérés ; et sa crainte perpétuelle de déplaire à son « très vénérable ami » le plonge peu à peu dans une espèce d’affolement angoissé, qui peut seul nous expliquer le caractère de plus en plus saugrenu de ces sujets nouveaux qu’il hasarde à présent.

C’est ainsi que, tout en nourrissant au fond de son cœur de « philosophe » une sympathie secrète pour les procédés de nos Jacobins, qui soulèvent d’épouvante et de fureur l’âme plus « aristocratique » de son correspondant, il se laisse entraîner par son besoin maladif d’adulation envers ce dernier jusqu’à lui écrire que « le plus sûr moyen d’écraser au plus vite le fatal Jacobinisme ne se trouvera que dans le rétablissement de l’ordre des Jésuites ! » Il faut voir l’accueil que reçoit de Casanova cette solution imprévue du problème révolutionnaire. « J’ai trouvé plaisante autant qu’oiseuse votre idée, qui place le remède aux présens malheurs de la France dans le rétablissement delà Société de Jésus, tandis que, selon moi, ce remède serait pire que le mal... »

Ou bien encore l’inspecteur de finances ne s’avise-t-il pas de recourir à l’incomparable érudition généalogique de Casanova pour lui demander de « faire des recherches » sur les origines de sa famille ? « Mes ancêtres sont issus d’une maison italienne. La république de Lucques et celle de Venise ont eu des Opiz, qui se signalèrent... Ayant des correspondans littéraires dans votre patrie, ne pourriez-vous pas me procurer autant de faits historiques qu’il vous sera possible d’en recueillir touchant les Opizi ou Opizo d’Italie ? » Requête d’autant plus dangereuse que l’ignorance de la langue tchèque, souvent avouée et déplorée par Casanova, ne pouvait pas l’empêcher de savoir, tout au moins, le sens du mot tchèque, opiz, — qui signifiait « singe. » Pourtant l’ « ermite de Dux » résiste, cette fois, à la tentation de renseigner son « vénérateur » sur la véritable origine de son nom familial, — sauf à lui montrer, plus tard, qu’il ne l’ignore pas. Mais il n’en inflige pas moins dès maintenant au malheureux Opiz une dure leçon :


La lettre dont vous m’avez honoré le 4 du courant exige que je ne diffère pas à vous répondre, puisqu’il se peut que vous soyez pressé d’avoir cette généalogie de vos ancêtres que votre nom d’Opiz vous fait soupçonner. Voici donc ce que je peux dire là-dessus : Si, pour vous croire descendant des Obizzo, vous n’avez d’autre indice que celui de la ressemblance des mots Opiz et Obizzo, je vous dirai que ce n’est rien, ou que, si c’est quelque chose, ce ne peut être que pour faire rire... Je pense que ce qui vous chimérise sur vos ancêtres ne peut être qu’une affection mélancolique que vous devez dissiper, si vous êtes sage. Au lieu de penser à vos ascendans, je vous conseille de penser à vos descendans, et d’éloigner de vous toute idée vaine ou triste. La véritable noblesse ne dépend que de nous : soyons serviteurs de la vérité et de la justice, et nous serons tous gentilshommes.


A quoi le terrible homme ajoute amicalement cet autre conseil ! « Permettez encore que je vous dise que, pour me plaire dans notre commerce épistolaire, vous n’avez pas besoin de chercher des citations latines ! Ne vous incommodez pas pour cela ; je vous aimerai et estimerai tout de même. Soyons dans ce monde vrais et sincères, et contentons-nous de dépêcher notre propre marchandise, de manière à pouvoir répondre de sa valeur ! »

Ai-je besoin de dire que cette lettre-là comme les précédentes provoque aussitôt, chez J. F. Opiz, des transports d’admiration et de reconnaissance ? Tout au plus notre homme tente -t-il humblement de se justifier des principaux reproches de son « très vénérable » ami. « Ma recherche des origines de ma famille, je vous en assure, n’est pas l’effet d’une affection mélancolique ou ambitieuse. Je connais, moi aussi, la vraie noblesse de l’homme. N’est-ce pas moi qui vous ai écrit que


Nos cœurs et nos esprits sont tout ce que nous sommes ?


« Et quant aux citations latines, croyez-bien, mon cher ami, que je ne les cherche jamais ! Si je m’en sers quelquefois, ce n’est que par hasard qu’elles coulent de ma plume ou sortent de ma bouche. »

Ainsi se poursuit, de mois en mois, cette correspondance extraordinaire, où Casanova ne se relâche pas de rabrouer l’inspecteur de finances, non plus que celui-ci de le remercier, avec mille témoignages ingénus d’un mélange de tendresse et de « vénération. » En vain Casanova l’engage à « éloigner de son style la flatterie, car l’encensoir casse souvent le nez de l’idole qu’on encense. » Opiz lui répond que, « après avoir longtemps soupiré, il a été bien heureux de recevoir sa précieuse lettre. » Si bien que, le 4 octobre 1793, le « très vénérable ami » ne se contient plus. Les quelques pages qu’il envoie à Czaslau ne sont, d’un bout à l’autre, qu’une virulente invective, où s’épanchent librement des griefs amassés peu à peu depuis des années. Il commence par s’étonner de l’ « insistance » d’Opiz « à vouloir entretenir avec lui un commerce épistolaire, » et se moque impitoyablement de la prétention du pauvre homme à remplacer auprès de lui son défunt ami le comte de Lamberg. « Nous aidons, le comte et moi, des titres réciproques et des comptes de recette et dépense que notre amitié nous a toujours empêchés de tirer au clair : cela nous hait. Outre notre bourse, que souvent nous nous ouvrions à l’envi, nous troquions nos connaissances, et nos magasins ne s’étaient pas encore vidés quand il est mort. » — Car il faut savoir qu’à une ou deux reprises l’inspecteur de Czaslau a fait la sourde oreille, lorsque son « vénérable « correspondant l’a sollicité de lui venir en aide dans ses embarras financiers. — Mais surtout, à en croire Casanova, c’est par son caractère qu’Opiz se montre fâcheusement différent du feu comte de Lamberg :


Vos qualités, mon cher ami, sont rares et excellentes : mais elles sont d’une espèce telle qu’il me sera toujours impossible de me mettre à leur unisson. Lamberg et moi, nous aimions la poésie latine, et nous en citions, à propos, de longs morceaux, mais avec la plus grande fidélité. Vous vous moquez de cela, et cela me dégoûte, je vous parle sincèrement. C’est pour cette raison que je me garde de vous citer ni Horace, ni Lucrèce, ni Juvénal, parce que j’ai peur que vous veuillez citer aussi sans vous croire obligé d’être fidèle. Toutes les fois que vous m’avez cité une pensée d’Horace, ou bien vous m’avez estropié le vers, ou vous vous êtes trompé sur le sens... Je blâme ceux qui font parade d’érudition : mais surtout ils sont archi-condamnables s’ils ne sont pas exacts, et encore plus s’ils se trompent dans le sens de l’auteur qu’ils citent, ou s’ils lui font commettre des fautes de grammaire. Vous avez fait cela, dans une lettre que vous m’avez écrite l’année passée, et vous ne sauriez croire combien cela m’a déplu. Citez bien, mon cher ami, ou ne citez jamais ; et surtout gardez-vous de faire des vers français, car vous vous donnez là un ridicule ineffaçable vis-à-vis de la personne à laquelle vous les adressez ! Je suis sûr que les vers que vous avez envoyés au prince Kaunitz vous ont fait tort. Souvenez-vous d’Horace : il ne faut pas faire de vers invita Minerva !


Une autre fois encore, Casanova invite son correspondant à « ne plus l’honorer par des épithètes extraordinaires. » Il est las de s’entendre qualifier de « très vénérable, » comme s’il était un vieillard décrépit. Sans compter que le pauvre Opiz, dans la témérité de son style français, s’est permis de lui appliquer le mot d’ « individu ! » « Croyez, monsieur Opiz, que de vous je prends tout en bonne part ; mais si quelqu’un m’appelait : individu, excepté par plaisanterie, je lui donnerais une rude leçon. » Et rien de tout cela ne réussit à ébranler la prodigieuse longanimité de l’inspecteur de finances, — jusqu’au jour où une crise, un renversement à peine croyable, se produit soudain dans les rapports des deux correspondans.


Car le fait est que Casanova, satisfait d’avoir pu enfin « libérer son cœur, » dans ces lettres dont chacune lui valait de chauds remerciemens, se met tout d’un coup à traiter son « cher ami » Opiz avec une douceur merveilleuse. Il l’interroge aimablement sur des questions de mathématiques, lui adresse de gracieux souhaits de nouvelle année, le supplie de ne pas hésiter à se servir de lui en toute occasion. Impossible d’imaginer changement plus complet, — ni plus inattendu. Et voilà que, dès ce moment, l’inspecteur de finances à son tour devient furieux, s’acharnant désormais à fouler sous ses pieds celui qu’il n’appelle plus que « monsieur » tout court ! Bien loin d’agréer les offres conciliantes de son « très vénérable » ami de naguère, il l’accable de lettres d’une longueur démesurée où il lui reproche amèrement jusqu’à ses moindres travers. Se rappelant son ancienne classification des « physionomies, » il dessine un sévère portrait de Casanova, dont le caractère se résume pour lui en « un chaos moral. » Il fait plus : le 9 février 1794, il envoie à son correspondant une façon de réquisitoire d’allures juridiques, où il reprend l’une après l’autre toutes les lettres des années passées, et y relève amèrement ces mêmes « outrages » à son endroit dont il avait semblé jadis s’accommoder le plus volontiers. Sans arrêt nous le voyons déballer de nouveaux griefs ; et force est enfin à Casanova de reconnaître l’impossibilité pour lui d’apaiser la colère de ce mouton de la veille, devenu enragé. De telle sorte que, le 17 février 1794, après un mois d’inutiles efforts de pacification, — un mois pendant lequel Opiz et lui ont échangé quasiment plus de papier noirci qu’ils l’avaient fait durant les six années précédentes de leur amitié, — tristement, et comme malgré lui, il se résout à prendre congé de l’inspecteur de finances.

Après quoi les deux hommes, évidemment atteints d’une même « graphomanie, » se croient tenus d’expliquer à la postérité, chacun pour sa part, les causes de la rupture de leur liaison. Dans un long et grotesque Avis final au lecteur de cette correspondance, Opiz avoue qu’il n’abandonne celle-ci qu’à regret, faute pour lui de pouvoir supporter davantage « toute la légion de ces basses brusqueries avec lesquelles M. le Bibliothécaire s’élançait contre lui. » Et pareillement Casanova, de son côté, se déclare ravi de n’avoir plus à endurer les assauts d’un « digne publicain » qui « non seulement veut figurer dans le gymnase, mais veut encore y primer. » « La mouche à miel, écrit-il, m’a soudain appris qu’elle avait un aiguillon ; » et vraiment l’on ne saurait mieux définir le revirement que nous ont fait voir, un beau jour, les dernières lettres de l’inspecteur de finances. Aussi bien tout cet Avis final de Casanova est-il à la fois d’une justesse psychologique et d’une modération admirables. « M. Opiz, — y lisons-nous, — a cru me flatter en me choisissant pour son ami ; et en effet je l’étais, mais j’ai trouvé singulier qu’il m’en donnât le titre sans que j’eusse encore rien fait pour le mériter... Je proteste d’ailleurs devant Dieu que je vois M. Opiz homme d’honneur, et vertueux, et qu’en cette qualité je l’estime toujours. »


Dans une savante étude qu’ils ont jointe à la publication de cette correspondance, — soigneusement transcrite par Opiz et léguée par lui à la Bibliothèque de Prague, — MM. Khol et Pick nous offrent une foule de renseignemens curieux sur la vie et les œuvres du « polygraphe » de Czaslau. Et quant au partenaire de ce dernier dans l’étonnante série de lettres que je viens de résumer, il s’est chargé lui-même de nous faire connaître les principales étapes antérieures de son active carrière : car il se trouve que le vieil « ermite » de Dux, que nous avons vu s’ingéniant à rebuter les plates et « mielleuses » avances de son « vénérateur, » a été autrefois le brillant cavalier Jacques Casanova de Seingalt, confident des princes et ami des « philosophes, » — pour ne rien dire des faveurs que lui ont prodiguées des centaines de belles et délicieuses jeunes femmes, aux quatre coins de l’Europe. Déjà, en vérité, ses lettres à l’intendant du château de Dux, recueillies à la suite de ses Mémoires dans l’édition Garnier, nous permettaient de deviner les changemens apportés par l’âge et la fatigue dans son caractère : mais nulle part à coup sûr la dernière « évolution » de l’ex-don Juan vénitien ne se révèle à nous plus clairement que dans ses lettres à J. F. Opiz. Et le plus étrange est que c’est précisément ce vieillard misanthrope et hargneux qui, de la plume dont il répondait aux complimens du naïf inspecteur de finances, s’est diverti à ressusciter joyeusement pour nous la fête ensoleillée de ses jeunes amours !

Peut-être même ses relations avec Opiz n’ont-elles pas été étrangères à la naissance du seul de ses. nombreux ouvrages qui lui ait survécu. Le fait est qu’aux environs de l’année 1790 une folle passion de géométrie l’avait saisi tout entier ; et sans doute l’érudit bibliothécaire du château de Dux aurait continué longtemps encore ses essais malheureux de « duplication de l’hexaèdre, » si le « bon arithméticien » qu’était son nouvel ami ne l’avait contraint à reconnaître, — au secret de son cœur, — la nécessité pour lui de renoncer à devenir jamais l’égal des Newton et des d’Alembert. De telle façon que le pauvre « ermite, » dépérissant d’ennui dans sa solitude forcée, et contraint désormais à se mettre en quête d’un nouveau passe-temps, s’est avisé, un beau jour, de produire un « pendant » aux Confessions de Rousseau. « J’écris ma vie pour me faire rire, — annonçait-il à Opiz le 10 janvier 1791, — et j’y réussis. J’écris treize heures par jour, qui me passent comme treize minutes. » Le 21 mars, il a déjà « écrit les deux tiers de Ma Vie, qui fera six volumes grand in-8o. » Le 11 juillet : « Je m’occupe toujours à mes mémoires. Cette occupation me tient lieu de délassement. Je me trouve, en les écrivant, jeune et écolier. Je donne souvent dans des éclats de rire, ce qui me fait passer pour fou, car les idiots ne croient pas qu’on puisse rire étant seul. » Vers la fin de juillet 1792 il a terminé son « douzième tome ; » et tout porte à croire qu’il s’est arrêté là, car bientôt ses lettres ne parleront plus que d’un projet de réforme du calendrier grégorien. Mais comment ne pas citer encore ces passages de deux lettres précédentes, où Casanova s’excuse de ne pouvoir pas communiquer à son « vénérateur » un ouvrage qu’il n’a entrepris que pour « tuer le temps, » et que d’ailleurs il se promet bien de brûler dès qu’il l’aura fini ?


Mon livre est d’une telle nature qu’il ferait passer la nuit au lecteur ; mais le cynisme que j’y ai mis est outré, et dépasse les bornes que la convenance a mises à l’indiscrétion. Je dis tout, je ne m’épargne pas, et cependant je ne peux pas, en homme d’honneur, donner à mes mémoires le titre de Confessions, car je ne me repens de rien, et, sans le repentir, vous savez qu’on ne peut pas être absous... Ma Vie est un ouvrage dont on défendrait la lecture dans tout pays où on aime les bonnes mœurs. Je suis un homme détestable : mais je ne me soucie pas qu’on le sache, et je n’ambitionne pas l’honneur que la postérité me déteste. Il est vrai que le dit ouvrage est rempli d’instructions excellentes en morale ; mais à quoi bon, si les descriptions charmantes de mes péchés excitent les lecteurs plus à les faire qu’au repentir ?


Le vieil aventurier, comme l’on voit, ne se faisait pas d’illusions sur la portée morale de son livre : mais avec tout cela il ne l’a point brûlé, et le risque d’être en « détestation » à la « postérité » lui a semblé préférable à la perspective de comparaître simplement devant nous avec cette Duplication de l’Hexaèdre dont la juste critique avait naguère exposé l’imprudent Opiz à subir de sa part, durant des années, une « légion » sans pareille de « basses brusqueries. »


T. DE WYZEWA.


P. -S. — Je ne m’étais pas trompé, dans ma dernière chronique, en soupçonnant l’ « ancien chasseur de Lützow » de mêler une bonne part d’imagination à la vérité historique de ses curieux Souvenirs. Un de nos lecteurs a vainement cherché, dans les archives de la ville de Chartres, la moindre trace d’un prétendu complot organisé par des habitans de cette ville contre les troupes d’occupation prussiennes, durant l’été de 1815, et du terrible châtiment qui l’aurait suivi. Tout cela semble bien avoir été « rêvé » par l’ingénieux Wenzel Krimer, — mais sans que la fausseté de cet épisode de son récit doive nous empêcher de tenir pour exacte, dans son ensemble, la peinture que nous a laissée l’officier prussien du pesant régime d’oppression imposé aux Chartrains par l’armée victorieuse dont il faisait partie.