Revues étrangères - Rousseau en Angleterre

Revues étrangères - Rousseau en Angleterre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

ROUSSEAU EN ANGLETERRE


Voltaire, Montesquieu, and Rousseau in England,
par le professeur J. Churton Collins, 1 vol. in-8o. Londres, 1908[1].


En même temps qu’il nous faisait connaître un admirable et navrant portrait peint de Rousseau, le professeur Churton Collins a essayé, comme je le disais il y a un mois, de reconstituer minutieusement l’histoire du séjour de Jean-Jacques en Angleterre ; et j’ai dit aussi avec quelle sévérité implacable il a jugé toutes les paroles et tous les actes du malheureux « citoyen de Genève, » après s’être montré d’une indulgence extrême pour la conduite et le caractère de l’auteur de la Henriade et des Lettres Anglaises. Mais l’évidente partialité de son sentiment à l’égard de Rousseau n’empêche point cette seconde partie de son livre de nous offrir, à son tour, une précieuse série de renseignemens biographiques, tirés des sources anglaises du temps : encore que M. Collins n’ait pas eu la bonne fortune de découvrir, au sujet de l’aventure anglaise de Rousseau, des pièces inédites d’un intérêt comparable à celui des divers documens « voltairiens » que je signalais l’autre jour.

Tous ceux qui ont lu les Confessions se rappellent dans quelles circonstances, vraiment tragiques, Rousseau, malgré son peu de goût naturel pour les Anglais, s’est résigné à accepter la proposition de David Hume, qui l’invitait à venir demeurer en Angleterre. Chassé de France, puis de Suisse, par les gouvernemens de ces deux pays, chassé de la terre prussienne de Neuchâtel par l’hostilité des habitans, qu’avaient soulevés contre lui les intrigues de Voltaire et de ses anciens amis les Encyclopédistes, Rousseau avait d’abord songé à accepter l’hospitalité du roi de Prusse : mais il se sentait trop fatigué et malade pour pouvoir supporter la contrainte mondaine qu’un séjour auprès de Frédéric n’aurait pu manquer de lui imposer ; et ainsi, sur les instances répétées de Mme de Boufflers, il s’était enfin décidé à accueillir les offres de Hume, qui lui promettait de l’installer, en Angleterre, dans un coin parfaitement isolé et tranquille, où il aurait tout loisir de partager son temps entre ses chères promenades de botaniste et la rédaction de l’autobiographie qu’il avait résolu d’écrire, — pour défendre, au moins, sa mémoire contre les attaques calomnieuses de ses ennemis. Après un bref séjour à Paris, il s’est embarqué à Calais, le 12 janvier 1766, n’a voulu passer que quelques jours à Londres, et, faute de pouvoir trouver l’abri qu’il aurait souhaité dans le pays de Galles, a fini par se loger, avec sa compagne Thérèse et son chien, dans un village du comté de Derby, Wooton, où il a demeuré pendant plus d’un an, jusqu’au 1er mai 1767. Le 22 mai, n’était de retour en France, pour ne plus en sortir durant les neuf années qui lui restaient à vivre.


M. Churton Collins n’a pas assez d’éloges pour la générosité délicate de David Hume à l’endroit de Rousseau ; et la monstrueuse ingratitude de celui-ci envers son protecteur écossais est, même, l’un de ses principaux griefs contre lui. Mais l’éminent professeur de Manchester, qui affirme que le portrait de Rousseau par Wright de Derby « nous révèle un égoïste morbide et hystérique, et puis, ce qui est pire encore, un spécimen pitoyable de l’acolaste d’Aristote, » s’est bien gardé, tout d’abord, de reproduire, comme pendant à ce portrait, celui de David Hume. Je ne connais point, pour ma part, de figure plus caractéristique que celle du fameux historien et philosophe, ni moins propre à nous donner l’idée d’un « parfait gentleman, » modèle de bonté et de grandeur d’âme. Jamais physionomie humaine n’a plus certainement dénoncé l’égoïsme que ce lourd visage aux chairs pendantes, avec sa laideur plus « bovine » qu’humaine, et le regard, à la fois sensuel et sournois, de ses yeux immobiles. Qu’un tel homme se soit dévoué au service de Rousseau par pure charité, ceux-là seuls pourront le croire qui ne connaissent ni son portrait, ni la traduction et le commentaire fidèles que nous en donnent aussi bien ses propres lettres que le témoignage de ses contemporains.

Non pas, certes, que Rousseau ait eu raison de prêter, à ce soi-disant admirateur et ami, l’intention ténébreuse d’achever de le déshonorer, ou peut-être de le forcer à mourir de chagrin, dès le premier jour où il lui a proposé de venir en Angleterre ! Mais, de tous les faits rapportés par M. Collins, la conclusion se dégage que David Hume a surtout voulu exploiter à son profit l’honneur qu’allait lui valoir la protection accordée, par lui, à l’un des plus fameux entre les « philosophes, » et au plus populaire de tous auprès du public anglais. « Il est impossible d’exprimer ou d’imaginer l’enthousiasme universel à l’égard de Rousseau, — écrivait-il, de Paris, à la veille du départ pour Londres. — Et comme je passe pour l’avoir sous ma garde, tout le monde, mais surtout les grandes dames, ne cessent point de m’importuner pour que je les mette en rapports avec lui : Voltaire et tous les autres sont, désormais, entièrement éclipsés par lui. » Sans cesse, depuis le moment de l’arrivée des deux voyageurs en Angleterre, Hume nous apparaît occupé à organiser une bruyante « réclame » autour du malheureux qu’il a entrepris d’exhiber ; et comme son « phénomène » ne se prête pas toujours volontiers à l’exhibition, très vite les paroles et les lettres du » montreur » commencent à trahir un désappointement déjà mêlé de colère.

Encore n’est-ce point tout : une autre déception échoit au protecteur de Rousseau, qui, bientôt, le poussera à appeler son protégé, dans une lettre, « le plus noir et le plus atroce vilain qui existe au monde, » — tandis que, le même jour, il enverra à Rousseau l’assurance de sa « tendre » affection pour lui. Lord Charlemont nous raconte que, peu de temps après la venue à Londres de Jean-Jacques et de Hume, ayant rencontré ce dernier dans une allée du Parc, il l’a félicité de pouvoir vivre avec un écrivain qui partageait ses idées et ses sentimens. « Eh ! mon cher ami, combien vous vous trompez ! s’est écrié l’historien écossais. Ce Rousseau n’est pas du tout ce que vous croyez : c’est un homme qui respecte la Bible, et qui, au fond, est presque un chrétien, ou ne vaut guère mieux ! » L’auteur de l’Emile venait de causer à Hume le même déboire qui, naguère, à Paris, plus que toutes les considérations de jalousie littéraire ou de rivalité mondaine, avait excité contre lui la rancune des Grimm et des Diderot : sous ce prétendu « philosophe » s’était, brusquement, découvert un « chrétien ! » De telle sorte que, dès le début de son entreprise, le compagnon de Jean-Jacques a eu l’impression d’être « volé ; » et lorsque plus tard, pour comble d’ennui, Rousseau l’accusera publiquement d’un acte de traîtrise dont, par aventure, il se trouvera avoir été innocent, nous pouvons être certains, quoi que nous affirme ingénument M. Collins de sa magnanimité, qu’il ne poussera point l’abnégation « chrétienne » jusqu’à se dévouer, de nouveau, pour un personnage au sujet duquel il écrira encore, — dans une autre lettre, — qu’il a découvert en lui « un composé de caprice, d’affectation, de méchanceté, de vanité, et d’inquiétude, peut-être avec un tout petit élément de folie. » Parmi toutes les haines, trop réelles, que s’est attirées, tout au long de sa vie, le malheureux Rousseau, aucune, en vérité, n’a dû être plus ardente, ni plus tenace, ni plus effective, que celle du gros homme au visage de bœuf entre les mains duquel, bien imprudemment, il a remis son sort dans les premiers jours de l’année 1766.


Le public anglais, comme je l’ai dit déjà, n’avait pas attendu l’arrivée de Jean-Jacques pour s’intéresser à lui et pour l’admirer. Sa Nouvelle Héloïse avait été accueillie, à Londres, avec le même enthousiasme qu’à Paris ; et innombrables avaient été, dans les journaux, les comparaisons entre ce roman et celui de Richardson, qui, de son propre aveu, lui avait servi de modèle. Sa Lettre sur les Spectacles lui avait attiré la sympathie du monde « puritain ; » tandis que la nouvelle de ses persécutions, en France et en Suisse, avait profondément ému jusqu’aux classes les plus illettrées de la société. Son génie et ses malheurs, l’entourant, aux yeux de tous, d’un double prestige, n’avaient point tardé à lui faire pardonner le passage imprudent de son Emile où, naguère, il avait écrit : « Je sais que les Anglais vantent beaucoup leur humanité et le bon naturel de leur nation ; mais ils ont beau crier cela tant qu’ils peuvent, personne ne le répète après eux. »

Aussi sa visite à Londres fut-elle un événement bien plus considérable que l’avait été, autrefois, celle de Voltaire. Le prince héritier et le duc d’York, tout de suite, demandèrent à Hume de le leur présenter ; et il n’y eut pas une grande dame qui, comme précédemment celles de Paris, ne s’ingéniât à obtenir la permission d’être admise auprès du « philosophe. » Le Roi lui-même et la Reine exprimèrent si vivement le désir de le voir que l’acteur Garrick, d’accord avec Hume, après avoir donné un souper en son honneur, organisa, dans son théâtre, une représentation de gala, où il réserva pour lui une loge vis-à-vis de celle que devait occuper la famille royale, et où, par un singulier hommage à la victime de Voltaire, il lui promit de lui faire entendre une traduction de Zaïre, Le récit que nous offre M. Collins des incidens de cette soirée mérite, au reste, d’être cité tout entier, ne serait-ce que pour fournir un exemple de l’animosité continue, et, quelque peu comique, du professeur anglais à l’égard de Jean-Jacques :


Lorsque le moment fut venu de se rendre au théâtre, Rousseau déclara qu’il avait changé d’avis, et resterait dans sa chambre. Car il expliqua qu’il n’y avait personne pour veiller sur son chien (Thérèse étant encore restée à Paris), et que la bête risquerait de s’enfuir, si, par hasard, on ouvrait la porte. « Alors, lui dit Hume, vous n’avez qu’à fermer la porte, et à mettre la clef dans votre poche ! » Et ainsi fut fait : mais, comme ils descendaient l’escalier, le chien, laissé seul, se mit à aboyer : sur quoi Rousseau remonta précipitamment les marches, en disant qu’il n’avait point le courage d’abandonner son compagnon dans une telle détresse. Hume eut beaucoup de peine à lui expliquer que, la famille royale s’attendant à le voir, et Mme Garrick ayant refusé la loge à d’autres personnes pour la lui réserver, ce serait trop absurde de les désappointer sans autre raison que le souci de la mauvaise humeur d’un chien. Il est même fort probable que la courtoisie envers M. et Mme Garrick aura eu plus de poids, pour décider l’excentrique personnage, que le désir de satisfaire la curiosité royale[2]. En arrivant au théâtre, Rousseau trouva la salle encombrée d’une foule qui n’était venue là que pour l’apercevoir. Le hasard voulut qu’il entrât dans sa loge à l’instant même où le Roi et la Reine entraient dans la leur ; et l’on put observer que, durant toute la représentation, l’auguste couple fit beaucoup plus d’attention à lui qu’aux acteurs... De cette scène, et de la sensation produite à Londres par Rousseau, un témoignage exact nous a été conservé dans une lettre de lady Sarah Bunbury à lady Suzanne O’Brien, datée du 5 février 1766 :

« En fait de nouvelles, on ne parle que de M. Rousseau ; mais tout ce que j’ai pu apprendre de lui, c’est qu’il porte une pelisse et un bonnet fourré, qu’il est allé au théâtre, et a absolument désiré être placé de manière à voir le Roi, — ce qui, comme le dit Mrs Greville, est une pauvreté indigne d’un philosophe. Sa manière de s’habiller me semble, aussi, bien sottement extravagante ; et s’il est vrai, comme le disent les journaux, qu’il a ri et pleuré sans comprendre un mot de la pièce, voilà qui, à mon humble avis, est également bien ridicule !... Il ne voit que peu de personnes ; et l’on dit qu’il va aller vivre dans une ferme du pays de Galles, où il ne verra rien que des montagnes et des chèvres sauvages, — autre pauvreté ! »


A quoi M. Churton Collins ajoute, immédiatement, et en guise de conclusion, cette phrase, à peine moins surprenante que la lettre susdite de lady Bunbury : « La vanité est toujours méprisable, et souvent ridicule ; mais il était réservé à Rousseau de la rendre grotesque et dégoûtante. » Le professeur anglais se figure-t-il donc, oubliant ce qu’il vient de nous raconter lui-même, que c’est vraiment Rousseau qui a « désiré être placé de manière à voir le Roi ? » Ou bien est-ce le goût du poète genevois pour « les montagnes et les chèvres sauvages, » ou peut-être sa pitié pour la « détresse » d’un chien qui se trouvait être son unique et dévoué ami, que M. Collins considère comme une manifestation « grotesque et dégoûtante » de sa « vanité ? »


Cependant, Rousseau se résignait de moins en moins au rôle de « phénomène » que comportait, pour lui, le séjour à Londres ; et force fut bien à Hume de tenir sa promesse, en tâchant à lui assurer un abri, dans un coin de campagne isolé et paisible. Du moins voulut-il que cette villégiature de son protégé eût un caractère assez misérable, et assez étrange, pour accentuer encore la réputation de sauvagerie excentrique qu’avaient, décidément, value à Rousseau son costume arménien et son refus de se laisser exhiber dans les salons à la mode : si bien qu’il entreprit, d’abord, d’installer l’auteur de la Nouvelle Héloïse, en compagnie de sa femme et de son chien, dans une sorte de hangar de la banlieue de Londres, attenant à la maison d’un jardinier. Puis, ce projet ayant échoué, Rousseau eut à demeurer chez un fermier de Chiswick, où il passa quinze jours des plus malheureux : car, à l’affreuse incommodité des deux petites chambres qu’il y occupait, se joignait encore l’ennui d’avoir sans cesse à être importuné par un flot de visiteurs, dont quelques-uns, en témoignage de leur admiration, le dépouillaient de ses lunettes, de ses mouchoirs, du maigre contenu de sa garde-robe. « Oh ! ne manquez pas de m’amener le cher vieux Rousseau ! écrivait à Hume une dame enthousiaste. Le bon vieillard s’assoira sous un chêne de mon parc, et y écoutera les chants des Druides ! » Comme on l’a vu, le rêve du poète aurait été d’aller finir sa vie dans le pays de Galles, dont les montagnes et le climat, croyait-il, lui rappelleraient la Suisse ; et grande avait été sa tentation de s’y rendre, pour essayer de louer un ancien monastère qu’on lui avait décrit : mais les objections de Hume le firent renoncer à ce lointain voyage. Enfin la généreuse invitation d’un gentilhomme campagnard, M. Davenport, lui procura vraiment une retraite qui réunissait toutes les conditions désirables de beauté pittoresque, de bien-être matériel, et de tranquillité ; et c’est ainsi que, dès le début de mai 1766, le couple errant vint prendre possession, dans le village de Wooton, en Derby, d’une vaste et élégante maison appartenant à ce gentilhomme, mais où celui-ci ne résidait que de loin en loin.

Les premières semaines du séjour à Wooton furent, malheureusement, troublées par les angoisses que suscitèrent, à Rousseau, la conduite à son égard de son soi-disant protecteur et sa célèbre rupture avec celui-ci. Sur tout cela, les recherches de M. Collins ne lui ont point permis de nous rien apprendre qui pût compléter ou modifier ce que nous avaient raconté, déjà, les précédens biographes des deux « philosophes. » Tout au plus convient-il de noter que, avec toute sa déférence pour Hume et son animosité contre Rousseau, le professeur anglais est contraint de reconnaître que ce dernier, s’il a mal interprété les actes dont il se plaint, les a pourtant rapportés avec une exactitude absolue. C’est chose trop certaine, par exemple, que Hume, profitant de l’intention exprimée par Jean-Jacques de ne plus recevoir de lettres, a confisqué au passage, et probablement conservé, toutes les lettres qui arrivaient à l’adresse de son protégé ; et, encore que Rousseau se soit trompé en accusant Hume d’avoir collaboré avec d’Alembert à la rédaction, injurieuse pour lui, d’une prétendue lettre de Frédéric de Prusse, — lettre que nous savons aujourd’hui, avoir été écrite par Horace Walpole, — c’est également chose certaine que Hume, dans cette circonstance comme dans plusieurs autres, a caché la vérité à l’homme qui s’était entièrement placé sous sa garde. Tous les passages de ses lettres cités par M. Collins témoignent d’un double jeu qui, peut-être, ne lui a été inspiré que par la crainte d’éveiller ou de renforcer les soupçons de Rousseau, mais dont le spectacle n’en reste pas moins assez déplaisant : si bien que nous ne pouvons nous défendre de ressentir un vrai soulagement, — et pareil à celui que doit avoir ressenti Rousseau lui-même, — lorsque, en octobre 1766, la publication par Hume de l’Exposé succinct de ses relations avec le solitaire de Wooton vient enfin transformer ces relations, hypocrites et gênées, en une inimitié franchement déclarée.

M. Collins approuve tout à fait la publication de ce pamphlet, dont il s’étonne que son auteur « l’ait ensuite regretté ; » et nous devinons que, tout en reprochant à l’Exposé succinct d’être « d’un ton un peu acrimonieux, » il n’y a pas jusqu’à cette « acrimonie » qui ne le ravisse, dans sa joie d’assister à l’exécution du méprisable « acolaste » genevois ! Mais le fait est que nous serions tentés, nous aussi, d’approuver la publication d’un pamphlet qui, en même temps qu’il méritait à Hume les complimens de Voltaire, pour la façon dont y était traité « le plus méchant coquin qui ait jamais déshonoré la littérature, » paraît bien avoir délivré le susdit « coquin » de la torture qu’avaient été longtemps, pour lui, ses hésitations et ses doutes au sujet des véritables sentimens de son « protecteur. » Désormais Rousseau, convaincu de la justesse de ses soupçons, semble s’être résigné, du moins pour quelque temps, à l’idée d’avoir au monde un ennemi de plus. Tout de suite, en tout cas, il s’est décidé à laisser sans réponse l’posé succinct ; et quand un ami inconnu s’est chargé d’y répondre pour lui, c’est avec une sincérité évidente qu’il a affirmé n’avoir besoin d’aucun défenseur. « J’admire le courage de l’auteur de cette réponse, écrivait-il le 15 novembre 1766. Mais, au reste, l’on peut faire et dire en ma faveur tout ce qu’on voudra : quant à moi, je n’ai rien à dire à M. Hume, si ce n’est que je le trouve trop injurieux pour un homme de bien, et trop passionné pour un philosophe. » Sans compter que, au fond, il devait sûrement se trouver réconforté par tout ce que « faisaient et disaient en sa faveur » une foule de braves gens de tous les pays, indignés de « l’acrimonie » du réquisitoire dressé contre lui : soit que, à Paris, ils imprimassent des brochures à sa louange, comme le Précis pour M. Jean-Jacques Rousseau, ou qu’ils remplissent les journaux anglais de consolations ingénues et touchantes dans le genre du singulier poème que voici :


Sois ferme, Rousseau ! En dépit de la malice d’un Voltaire et de la vanité jalouse d’un d’Alembert, et bien que la présomption t’assaille sous la forme de Walpole, et que la plus basse trahison se démène contre toi dans la personne de Hume, ne te laisse pas abattre ! Ces spectres qui s’assemblent autour de toi, ces fantômes nocturnes n’ont pas le pouvoir de blesser... L’Angleterre saura serrer l’exilé sur son sein, et ton âme trouvera le repos dans la pure conscience de sa vertu ! » (Saint-James’s Chronicle, 11 décembre 1766.)


Tous les documens s’accordent à nous le prouver : Rousseau, durant l’automne et l’hiver de 1766, a retrouvé un repos d’esprit et de cœur qu’il ne connaissait plus depuis des années, et qui, d’ailleurs, se révèle suffisamment à nous dans la merveilleuse jeunesse de la première partie des Confessions, écrite à Wooton Hall pendant ces quelques mois. Aussi bien la résidence était-elle charmante, à en juger par la description que nous en fait le critique anglais. « Entourée de bois et de rochers, la maison se dressait au sommet d’une colline qui dominait une lande sauvage et pittoresque, et d’où se découvrait un paysage presque illimité de montagnes, de prairies, et de vallons boisés. Un peu plus haut, se trouvait le village de Wooton, et, environ à un demi-kilomètre plus bas, le village d’Ellaston : tous deux n’ayant guère rien d’attrayant, sauf pour les amoureux de la nature et de la solitude. Quelques fermes éparses, un petit hameau, et, çà et là, à de larges intervalles, une maison de campagne : tels étaient les seuls points de contact avec la société humaine. »

Mais le poète des Confessions ne se souciait nullement de rester « en contact avec la société humaine ; » et ce paysage satisfaisait excellemment sa passion « de nature et de solitude. » Le bien-être qu’il y goûtait lui rendait, de jour en jour, tout ensemble sa santé corporelle et sa bonne humeur. Sa misanthropie même s’atténuait, et M. Collins est obligé d’avouer que, « à mesure que le temps s’écoulait, on le voyait devenir plus sociable et plus accueillant. » Il s’était lié avec des propriétaires du voisinage, M. Bernard Granville, lady Kildare ; une amie de Hume, Mrs Delany, qui poursuivait Rousseau d’une haine féroce, s’épouvantait de constater « l’impression favorable produite, autour d’elle, » par l’habitant de Wooton Hall. Et surtout, celui-ci se livrait, délicieusement, à de longues « promenades solitaires » sur les sentiers et parmi les bois. « J’ai repris mes promenades, écrivait-il à Malesherbes : seulement, au lieu d’y rêver, j’herborise ; c’est une distraction dont je sens le besoin, » Ou bien, lorsque le mauvais temps l’empêchait de sortir, il s’amusait à revivre ses années d’enfance : commodément assis dans un ample fauteuil, au coin de son feu, il se créait l’illusion d’errer dans le jardin des Charmettes en écoutant les leçons ou les confidences de sa bonne maman. « Mon occupation pour les jours de pluie, fréquens en ce pays, est d’écrire ma vie : non ma vie extérieure, comme les autres, mais ma vie réelle, celle de mon âme, l’histoire de mes sentimens les plus secrets. » Parfois, il est vrai, ces calmes et fructueuses journées étaient traversées de petits orages, — provoqués, le plus souvent, par des tragi-comédies domestiques dont j’aurai à parler tout à l’heure : mais bientôt « l’orage se passait, et le philosophe, de nouveau, se plongeait dans une existence désœuvrée et contemplative, qui, sans cesse, avec le temps, lui plaisait davantage. »


Oui, il y a eu là, dans la vie de Rousseau, un dernier rayon de soleil, dont le reflet s’est, pour nous, conservé à jamais dans ses Confessions. A la veille d’une nouvelle crise mentale, dorénavant incurable, et résultant d’une longue série de souffrances physiques et de tourmens moraux, son génie a pu, un moment encore, s’imprégner de chaude et bienfaisante lumière. Et combien il nous plaît d’apprendre que l’un des résultats les plus certains de ce passager retour à la santé a été de réveiller aussitôt, dans l’âme de Jean-Jacques, les penchans de tendresse et de compassion qui lui étaient naturels !

M. Churton Collins nous cite, en effet, le témoignage d’un écrivain anglais de la génération précédente, William Howitt, qui, aux environs de 1840, a pu interroger deux vieillards de Wooton, et recueillir d’eux les traditions du village concernant Rousseau. Tous deux, une paysanne octogénaire et son voisin, à peine moins âgé, se rappelaient parfaitement le couple bizarre qu’ils avaient souvent rencontré, dans leurs courses d’enfans, et dont souvent, ensuite, leurs parens leur avaient parlé. La vieille femme décrivait l’étranger, toujours silencieux, « vêtu d’une longue robe avec une ceinture, coiffé d’un bonnet de velours noir à franges dorées, s’occupant à dénicher de la mousse sur le mur du parc, ou bien explorant les rebords des sentiers, en quête de plantes curieuses ; » et son compère rapportait à Howitt, de son côté, que cet étranger et sa femme « n’avaient point peur de se promener sur la lande, les nuits de clair de lune, aux heures où personne autre n’aurait osé troubler les rondes des fées. » On l’appelait « Ross Hall, » et Thérèse était connue sous les noms de « Madam Zell » ou de « miss Mainselle. » Mais, entre tous les souvenirs qu’avaient gardés ces villageois, aucun n’était aussi vif et aussi présent que celui de la « grande bonté de l’étranger pour les pauvres. » On se figurait même, dans le pays, le voyant à la fois aussi réservé et aussi charitable, « qu’il devait être un roi chassé de ses États. »

Hélas ! la charmante idylle de Wooton était destinée à finir très vite, et très tristement. Le 30 avril, Rousseau écrivit à M. Davenport que le séjour de sa maison lui était, décidément, devenu impossible. « Il est facile de m’opprimer, ajoutait-il, mais difficile de me dégrader ! » Le lendemain, Thérèse et lui quittaient Wooton Hall, pour se réfugier dans une petite ville du comté de Lincoln. Et lorsque M. Davenport, quelques jours après, leur dépêcha l’un de ses serviteurs avec ordre de les ramener à Wooton, où le philosophe lui avait manifesté le désir de rentrer, la malchance voulut que le messager arrivât trop tard, à l’instant même où les fugitifs, désespérant d’être rappelés, venaient de se mettre en route pour le port de Douvres.

Cette fuite de Rousseau est toujours restée assez mystérieuse ; et tout porte à croire qu’elle a eu pour cause un véritable accès de délire, semblable à celui dont nous savons que le malheureux a été frappé à Douvres, en apprenant que le vent s’opposait au départ immédiat de son bateau. Mais encore cette crise de folie doit-elle avoir été aggravée, sinon produite, par quelque nouveau chagrin atteignant Rousseau, pendant ce qu’il définissait lui-même, la veille encore, « une époque heureuse autant qu’honorable, et qui m’assure des jours désormais paisibles. » À ce sujet, M. Collins émet une hypothèse qui me paraît avoir bien des chances d’être vraie. Il suppose que le séjour de Rousseau à Wooton Hall lui a été rendu impossible par la faute de Thérèse, qui, dès le début, « a toujours été en mauvais termes avec le maître d’hôtel de M. Davenport et tous ses autres domestiques. » Je ne puis croire, en vérité, que la maîtresse de Rousseau, comme l’en accuse le critique anglais, ait assidûment travaillé à dégoûter son compagnon de Wooton et de l’Angleterre, afin de pouvoir quitter un pays où elle s’ennuyait : mais sans doute cette pauvre femme aura-t-elle, en toute manière, peut-être à son insu, irrité et scandalisé les domestiques de la maison, et ceux-ci, un jour, auront fait retomber sur Rousseau la mauvaise humeur qu’ils éprouvaient contre elle. Les lecteurs des Confessions n’ignorent pas combien l’ancien valet de chambre devenu « philosophe » s’est, toujours, montré sensible aux moindres marques d’irrespect ou de moquerie de la part des serviteurs, dans les diverses maisons où il était reçu : les procédés à son égard de la valetaille de Wooton Hall lui auront paru un excès de « dégradation » plus humiliant et plus douloureux que toutes les calomnies des Encyclopédistes ; et, probablement, il aura suffi de ce misérable incident pour détruire, une fois de plus, l’heureux équilibre que six mois de solitude, de repos, et de travail lui avaient rendu.


M. Collins termine son récit par une comparaison rapide de « la façon dont Voltaire et Rousseau ont employé leur temps en Angleterre, ainsi que de l’impression que leur séjour dans ce pays a produite sur eux ; » et je n’ai pas besoin de dire que, cette fois encore, le parallèle tourne, tout entier, à l’avantage de Voltaire. Celui-ci, pendant les deux années et demie qu’il a passées à Londres, n’a rien négligé pour s’instruire « des mœurs, des coutumes, de la politique, de la religion, de la science, et de la littérature anglaises ; » il a « pénétré dans tous les cercles de la société, dans tous les clubs et cafés de Londres ; » et puis, lorsqu’il est revenu en France, il y a emporté, pour toujours, « l’affection, l’admiration et le respect les plus hauts «  envers la grande nation qui l’avait accueilli. Tout au contraire, l’auteur de la Nouvelle Héloïse a constamment témoigné, « pour l’asile de sa proscription, une apathie et une indifférence absolues, et qui ne sauraient être mises, simplement, au compte de son âge. » Dans ses lettres comme dans tous ses écrits postérieurs, pas un mot ne donne à entendre qu’il se soit préoccupé de connaître la terre ni la race qu’il avait l’occasion d’observer, ni, non plus, qu’il ait songé à remercier les Anglais de l’honneur qu’ils lui ont fait en le recevant parmi eux : ingratitude d’autant plus révoltante, selon M. Collins, que la littérature et la pensée anglaises avaient grandement contribué aussi bien à former l’esprit de Rousseau qu’à lui inspirer les ouvrages qui lui valaient sa réputation.

Mais, à supposer que le professeur de Manchester ait raison sur ce point, comment peut-il avoir assez complètement perdu de vue les faits qu’il vient, lui-même, de nous rapporter pour reprocher à Rousseau une indifférence trop naturelle, à coup sûr, chez un malade, un pauvre homme aussi profondément usé et accablé que l’était celui-là ? Sans compter que, si l’on en juge par son propre récit, cette indifférence et cette ingratitude sont loin d’avoir été « absolues » autant qu’il l’affirme : car il nous apprend, par exemple, que Rousseau, jusqu’à sa mort, a gardé dans sa chambre un portrait du roi George III, qui avait daigné lui faire remettre un petit secours ; et lorsque les villageois de Wooton nous décrivent leur hôte s’amusant à examiner des plantes, sur les bords des chemins, mais surtout lorsqu’ils nous le font voir occupé à soulager la détresse des indigens, il nous semble que c’est là, pour un étranger de l’âge et de la condition de Rousseau, une manière très suffisante de « s’intéresser » aux personnes et aux choses du pays qu’il habite. En tout cas, nous ne pensons pas que, — quelque ressemblance qu’il ait pu offrir avec « l’acolaste d’Aristote, » — Jean-Jacques ait jamais profité de l’accueil de M. Davenport pour révéler à la police des secrets arrachés, par lui, à ce bienfaiteur, comme nous savons désormais, grâce aux précieuses recherches de M. Collins, le parti qu’a tiré Voltaire des confidences de ses protecteurs Pope et Bolingbroke : et cela seul aurait déjà de quoi nous faire préférer l’attitude du malheureux « citoyen de Genève, » durant sa résidence en Angleterre, à celle du brillant philosophe parisien qui, jadis, venu à Londres pour se consoler d’une bastonnade, avait dû en repartir précipitamment, les poches garnies d’écus, pour éviter une nouvelle série de coups de bâton.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1908.
  2. Ne dirait-on pas que M. Collins en est, à la fois, étonné et scandalisé ?