Revues étrangères - Quelques figures de femmes artistes italiennes

Revues étrangères - Quelques figures de femmes artistes italiennes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES FIGURES DE FEMMES ARTISTES ITALIENNES


The Women Artists of Bologna, par Laura M. Ragg ; un vol. Londres, 1907.


Il y a, dans la galerie des portraits de peintres, aux Offices de Florence, un petit tableau d’un art assez médiocre, et qui, cependant, m’a toujours étrangement attiré et touché. C’est le portrait d’une jeune femme habillée de noir, avec un maigre visage pointu sous de lourds cheveux bruns ; ou plutôt, en vérité, ce n’est que le portrait de deux yeux noirs, mais si grands et si beaux, reflétant une âme à la fois si pure, si ardente, et si désolée, que, dès le premier instant où leur regard s’est fixé sur moi, tout mon cœur s’est ému d’une tendre pitié. Et je n’ai ressenti aucune surprise quand ensuite, sur l’inscription clouée au bas du cadre, j’ai lu que la jeune femme dont c’était là l’autoritratto, — le portrait peint par elle-même, — née en 1599, morte en 1622, n’avait vécu que vingt-trois ans : j’avais bien deviné que la flamme qui brûlait dans ses yeux, au moment du portrait, n’allait point tarder à la consumer. La même inscription me donnait le nom de la jeune femme, Arcangela Paladini : un nom que, certainement, je n’avais jamais rencontré ni dans un livre, ni sous un tableau.

Arcangela Paladini ! Je me revois encore, — après plus de vingt ans, — je me revois explorant les bibliothèques, les musées, les églises de Florence, pour découvrir d’autres traces du rapide passage de cette jeune âme. Je me rappelle l’élan naïf de ma joie lorsque enfin, un soir, dans une échoppe de bouquiniste, derrière Sainte-Marie de la Fleur, je pus mettre la main sur un livre où était racontée la vie de ma chère inconnue. Le livre se composait de trois gros volumes, et la vie d’Arcangela Paladini, malheureusement, n’y tenait que trois pages : mais, du moins, c’était une voix qui me parlait d’elle. Combien de fois je les relus, dans la solitude de ma chambre d’auberge, ces trois pages du tome second de la Pisa Illustrata d’Alexandre Morrona ! Et comme, le lendemain, au musée, en récompense de mes efforts pour me rapprocher d’elle, les grands yeux d’Arcangela me semblèrent accueillans et affectueux ! comme la figure de cette morte d’il y a trois cens ans me parut plus vivante que les ombres ennuyées et bavardes qui, s’agitant autour de nous, venaient troubler la douceur de notre entretien !

Elle était née à Pise, d’une famille où l’on avait toujours cultivé les arts ; et, dès son (enfance, son cœur enthousiaste n’avait eu de goût que pour la beauté. Entre les jeunes filles de sa ville natale, aucune ne l’avait égalée pour la science et la grâce du chant, ni pour le talent d’improviser, en s’accompagnant sur le luth, les paroles et la mélodie de poétiques canzones, ni, non plus, pour l’invention et pour l’adresse de main dans les travaux délicats de la broderie ; et sans cesse, d’autre part, sous la direction attentive de son père, qui était peintre lui-même, elle réussissait plus parfaitement soit à copier, dans les églises, quelque belle figure de Sarto ou de l’un des Lomi, soit à peindre déjà, d’après nature, d’aimables petits portraits sur cuivre, à la mode du temps. De telle sorte que, bientôt, la renommée de son multiple génie s’était répandue par toute la Toscane, et que la femme du grand-duc Côme II, Madeleine d’Autriche, avait désiré l’avoir à sa cour. Ainsi Arcangela, vers 1615, avait dû quitter sa patrie pour se fixer à Florence, où, tout de suite, un jeune peintre flamand s’était épris d’elle. Il s’appelait Jean Broomans, et, probablement, suppléait à son manque de valeur artistique par l’attrait de sa mine et de ses façons : car la grande-duchesse Madeleine avait pour lui une estime particulière, et Morrona affirme que c’est « suivant la volonté de la susdite princesse qu’Arcangela Paladini, en 1616, à dix-sept ans, s’est unie par mariage avec Jean Broomans. » Après quoi, le biographe pisan n’a plus rien à nous apprendre sur sa compatriote, si ce n’est que, « pendant que celle-ci faisait le plaisir de ses amis et l’espérance de tous les artistes, la mort jalouse et cruelle est venue trancher le beau fil de ses jours. » Le portrait de Florence, de son côté, nous révèle qu’Arcangela a conservé, jusqu’au bout, la précieuse faveur de sa protectrice, — car le dos de la toile portait, naguère, cette inscription : Ser. M. Magdalenæ Austriacæ jussu, manu propriâ se pingebat. A. D. 1621. Et voici enfin ce que nous dit une épitaphe latine, gravée, toujours par ordre de Madeleine d’Autriche, sur le « noble mausolée » que cette princesse a fait construire, pour enfermer les restes mortels de son amie, dans la discrète et vénérable petite église de Sainte-Félicité : « Ici repose le corps d’Arcangela Paladini, femme de Jean Broomans, Anversois. Elle a chanté pour les souverains de l’Étrurie : maintenant, elle chante pour Dieu. (Cecinit Etruscis regibus : nunc canit Deo.) Véritable Palladine, elle a égalé Pallas par sa raison, Apelle par ses couleurs, et, par son chant, les Muses. elle est morte dans sa vingt-troisième année, le jour du VIII Octobre M.D.G.XXII. »

Sparge rosis lapidem, « répands des roses sur cette pierre ! » nous demande encore l’épitaphe de Sainte-Félicité. Et, certes, le peu que nous savons de la personne et de la vie d’Arcangela suffit pour nous rendre chère cette jeune artiste. Ce triple talent de poète, de musicienne, et de peintre, cette amitié avec une princesse non moins remarquable par son esprit et son goût que par sa bonté, cette mort prématurée, tout cela forme un ensemble d’une beauté limpide et touchante, faite pour séduire le lecteur le plus indifférent. Mais tout cela ne nous aide pas à pénétrer le mystère de ce qu’il y a de passion brûlante, de tristesse profonde et sans espérance, dans les grands yeux noirs du portrait des Offices. La jeune femme, lorsqu’elle a peint ce portrait douloureux, avait-elle déjà senti la main de la mort se poser sur elle ? Ou bien cachait-elle, au secret de son cœur, quelque terrible amour qui la dévorait ? Combien il serait à souhaiter qu’un érudit florentin, s’interrompant de rechercher les comptes de ménage d’Alessio Baldovinetti, ou de reconstituer l’ascendance généalogique d’Andréa del Castagno, prît la peine de compléter la biographie d’Arcangela Paladini, avec les documens que ne peuvent manquer de posséder, sur elle, les archives de la Cour du grand-duc Côme II ! Il nous offrirait là une page d’histoire qui aurait, j’en suis bien sûr, tout le charme poétique et toute l’émotion d’un roman.


Mais, au reste, chacune des vieilles cités italiennes, grandes ou petites, a eu ainsi d’exquises jeunes femmes qui ont contribué à sa gloire artistique, et dont les douces ou tragiques figures mériteraient d’être enfin tirées de l’oubli où les a laissées tomber le pédantisme grossier du siècle passé. Qu’il s’agisse de Pise ou de Naples, de Gênes, de Crémone, de Ferrare, on peut être assuré de trouver, dans les histoires locales d’avant la Révolution, un groupe plus ou moins nombreux de femmes célébrées pour la façon dont elles ont daigné, étant très belles et tout « ornées de grâces, » exceller encore, à l’égal de leurs pères ou de leurs amans, dans les pratiques de la peinture, de la sculpture, ou de l’enluminure. Aujourd’hui, leurs noms ont disparu des manuels comme des « guides ; » et l’on a relégué dans les coins les plus sombres des greniers de musées les portraits où la plupart d’entre elles avaient mis un soin particulier à se représenter, souriantes ou inspirées, avec leur ébauchoir ou leur pinceau en main. Et combien est déplorable cet abandon présent, c’est ce que nous prouve clairement le livre qu’une dame anglaise vient de consacrer à quatre femmes artistes de l’école bolonaise. Mme Ragg nous raconte, dans sa préface, qu’elle a écrit ce livre « presque contre son gré, » pour se distraire pendant un séjour forcé de plusieurs mois à Bologne : mais le sujet qu’elle a choisi se trouvait être si riche que je doute fort qu’aucun autre travail qu’elle eût pu entreprendre eût égalé l’intérêt, historique et l’agrément littéraire de ce livre, produit « contre son gré. »


Des quatre études qui composent ce livre, la première, et la plus longue, est celle que nous nous serions le plus facilement résignés à n’y point rencontrer. C’est la biographie d’une femme du XVe siècle, Catherine dei Vigri, qui, de même qu’Arcangela Paladini, a été poète, musicienne, et peintre, mais qui a été surtout une sainte, et dont le portrait serait mieux à sa place dans une galerie des saints de Bologne que dans un ouvrage d’histoire et de critique d’art. On a désormais, perdu l’habitude de visiter Bologne, une des villes les plus originales et les plus parfaitement belles de l’Italie, et du monde : du moins tous ceux qui, par hasard, s’y sont arrêtés, ont pu voir la figure de Catherine dei Vigri, — et non point peinte ni sculptée, mais miraculeusement conservée en chair et en os, et trônant, parmi des anges, dans une chapelle de l’église du Corpus Domini. Sur les murs de la chapelle, d’innombrables ex-voto attestent les prodiges bienfaisans que, depuis quatre siècles, son intercession a valus à ses compatriotes. Et ce corps qu’une grâce du ciel a maintenu intact, et ces ex-voto, et les cierges allumés, nuit et jour, devant le trône de la sainte, et cet admirable Specchio d’illuminatione que la Sœur Illuminata Bembo a achevé d’écrire, en 1469, sous la dictée ou d’après les récits de sa chère abbesse, donnent au personnage de la première des quatre « femmes artistes » de Mme Ragg un caractère trop spécial pour que nous puissions, avec l’auteur anglais, considérer sainte Catherine de Bologne au même point de vue que Lavinia Fontana ou qu’Elisabetta Sirani.

Non pas qu’il n’y ait des saints qui ont pleinement le droit d’être admis dans l’histoire des arts ! Mais ceux-là mêmes ne demandent pas à y entrer tout entiers, et, toujours une partie de leur vie, comme de leur personne, ne s’accommode point d’y être introduite. Lorsque M. Henri Cochin, l’année dernière, a eu à écrire, pour la collection des « Saints, » la biographie du Bienheureux Fra Angelico, on se souvient qu’il a tâché surtout à ressusciter, avec un beau mélange de couleur pittoresque et de pénétration psychologique, la figure d’un moine parfaitement chrétien, employant toute son âme au service de Dieu[1]. S’il avait eu à étudier le peintre, au lieu du saint, le livre qu’il nous aurait donné aurait été tout autre. Et il y a eu aussi, d’autre part, des artistes qui, sans que leur sainteté ait été proclamée ici-bas, ont été certainement récompensés, là-haut, du soin et de l’habileté qu’ils ont mis à nous transmettre, dans leurs œuvres, les visions adorables que leur suggérait leur pieux amour de la Vierge ou de l’Enfant-Jésus ; et ceux-là, un Etienne Lochner, un Borgognone, un Sano di Pietro, nous ayant légué tout leur cœur avec tout leur génie, appartiennent tout entiers à l’histoire de l’art, dont ils sont, pour nous, les fleurs les plus pures et les plus parfumées. Mais sainte Catherine de Bologne, d’après ce qui nous reste de ses peintures, n’était point de leur race ; et Mme Ragg se trompe étrangement quand elle affirme que, « par son doux mysticisme et son manque de science, elle était proche parente du moine dominicain qui, vers le même temps, à Florence, s’occupait à décorer les murs du couvent de Saint-Marc. » J’ai eu déjà l’occasion de dire tout ce qu’avait d’insensé la légende du « manque de science » de Fra Angelico, dont les fresques de Saint-Marc, précisément, dans leur simplicité, sont un des plus savans chefs-d’œuvre de la fresque italienne : tandis que chez sainte Catherine de Bologne, hélas ! le « manque de science » n’est que trop visible. Je ne connais d’elle, en vérité, que la vénérable Vierge à la Pomme qui orne sa chapelle, au Corpus Domini : car la sainte Ursule du musée de Bologne, et une autre peinture analogue à l’Académie de Venise ne sont évidemment pas de la même main que cette Vierge à la Pomme, dont l’attribution à la sainte est assez confirmée par le lieu où, depuis des siècles, elle est exposée. Mais Mme Ragg a pu voir, en outre, et a reproduit dans son livre, une autre Vierge et un Christ bénissant que gardent les religieuses du Corpus Domini, et qui ressemblent, effectivement, à la Vierge de l’église, ne serait-ce que par la naïve gaucherie de leur exécution. Ce sont, ces deux Vierges et ce Christ, des enluminures d’un format trop grand, et l’intention pieuse que l’on y devine suffit à peine pour les empêcher d’être déplaisantes, ou plutôt d’être même quelque peu ridicules : coloriages enfantins d’une personne qui, sans doute, a poussé le scrupule monacal jusqu’à ne jamais ouvrir ses yeux sur des formes vivantes.


Les trois autres « femmes artistes » bolonaises que nous présente Mme Ragg sont : une « sculptrice » du commencement du XVIe siècle, Properzia dei Rossi, et deux peintres, du début et du milieu du siècle suivant, Lavinia Fontana et Elisabetta Sirani. Deux de ces femmes, de même qu’Arcangela Paladini, sont mortes dès leur jeunesse : Properzia dei Rossi à vingt-sept ou vingt-huit ans, en 1530, Elisabetta Sirani à vingt-six, en 1665. Toutes deux « bellissimes, » au témoignage de leurs contemporains ; toutes deux habiles « à chanter et à sonner du luth. » Avec cela, aussi différentes que possible l’une de l’autre, à la fois par leur caractère et par leur destinée : mais bien plus différentes encore, l’une et l’autre, de la sainte Clarisse que l’on s’étonne que Mme Ragg ait eu la pensée de leur associer.

Les quelques documens authentiques que nous possédons sur la vie privée de Properzia dei Rossi seraient faits pour nous donner, de cette jeune femme, une idée assez singulière. Dans les premiers mois de l’année 1521, un certain François, marchand de velours, venu de Milan à Bologne, et ayant son commerce dans cette ville, intente un procès à la demoiselle Properzia, « maîtresse d’Antoine Galeazzo di Napoleone Malvasia, » pour les dégradations commises par elle dans son jardin de la rue Saint-Laurent, contigu au jardin de ladite demoiselle ; à quoi Antoine Galeazzo répond que Properzia n’est point, présentement, sa maîtresse, ajoutant, par manière de preuve, qu’il n’habite pas avec elle ; — en fait, sa maison était à trois minutes de marche de la rue Saint-Laurent. La réponse, d’ailleurs, ne semble pas avoir été prise en considération, car, quelque temps après, le 12 avril de la même année, Antoine Galeazzo et Properzia sont de nouveau mandés en justice par le marchand de velours, qui s’obstine à exiger d’eux le dédommagement des dégâts produits dans son jardin. Quatre ans plus tard, en janvier 1525, c’est un peintre bolonais, Vincent Miola, qui commence une nouvelle action judiciaire contre Properzia di Rossi, et qui assigne avec elle, cette fois, un autre peintre, Dominique Francia. Il déclare que ces deux personnes se sont introduites chez lui, l’ont accablé d’injures, l’ont battu, et que Properzia, en outre, « lui a grièvement égratigné le visage. » Enfin un dernier document nous révèle que, le 24 février 1530, pendant que toute la ville était en fête pour le couronnement de l’empereur Charles-Quint par le pape Clément VII, la pauvre Properzia dei Rossi s’est éteinte, misérablement, dans la grande salle commune de l’Hôpital de la Mort.

À ces pièces authentiques, récemment découvertes dans les archives de Bologne, s’ajoute le chapitre consacré à Properzia] dei Rossi par son contemporain Vasari, qui avait, lui-même, assisté et collaboré aux fêtes bolonaises de 1530. C’est à Vasari que nous devons de savoir que Properzia était « bellissime de corps, » — ce qui n’empêche point le biographe arétin de nous offrir d’elle, dans le portrait gravé qui accompagne son chapitre, l’image d’une vieille mégère, avec de gros traits communs et méchans. Mais les portraits gravés de Vasari, comme l’on sait, ne sauraient être tenus pour des documens bien sérieux ; et l’on sait qu’il ne faut pas, non plus, accorder une confiance excessive aux affirmations écrites de l’ingénieux biographe. Dans son chapitre sur Properzia, — dont les trois quarts, au reste, sont remplis de digressions académico-poétiques sur le génie des femmes, — Vasari nous raconte que « la malheureuse dame » dépérissait d’amour pour un « beau jeune homme qui ne semblait guère se soucier d’elle ; » sur quoi, ayant été chargée de sculpter des sujets en bas-relief pour orner l’une des portes de la façade de l’église Saint-Pétrone, « elle y représenta la femme de l’intendant de Pharaon, qui, s’étant éprise de Joseph, et comme désespérée de l’avoir tant supplié, finit par lui arracher son manteau, avec une grâce toute féminine, et plus qu’admirable. » Encore ne réussit-elle point à « éteindre » ainsi « son ardentissime passion : » car, quelques lignes plus loin, Vasari recommence à l’appeler « la pauvre énamourée. »

Le relief dont parle Vasari, sculpté en 1525 pour le portail de Saint-Pétrone, est conservé, aujourd’hui, dans le petit musée de « l’œuvre » de cette église. La figure de la femme, qui, suivant la tradition, est un portrait de Properzia elle-même, ne manque pas, en effet, d’une certaine beauté, dans l’expression sensuelle et passionnée de son mouvement : mais ni ce groupe, ni celui de la Reine de Saba et de Salomon, qui lui fait pendant, ne dépassent la médiocrité ordinaire des sculptures « michel-angesques, » ou plutôt « raphaëlesques, » du temps. Deux Anges, dans une chapelle de l’église, sont d’un dessin plus original : mais Properzia les a simplement exécutés d’après des maquettes du sculpteur Tribolo. La sculpture, décidément, n’est pas un art qui réussisse aux femmes : à moins pourtant que celles-ci, jusque dans la sculpture, aient la sagesse et le goût de se créer des sujets ou genres spéciaux, expressément adaptés au génie féminin. Et c’est ainsi que Properzia, dont les reliefs et les statues sont, pour dire bien vrai, au-dessous des œuvres moyennes des sculpteurs de l’autre sexe, nous a laissé un témoignage beaucoup plus relevé de son talent dans le très bel encadrement de fruits, de feuillage, et de têtes d’oiseaux, qu’elle a sculpté, en 1524, pour le dais du maître-autel, dans l’église Sainte-Marie del Baraccano. Mais plus précieuse encore, d’un art à la fois plus parfait et plus féminin, est une série de vingt-deux petites figures taillées sur onze noyaux de pèches, et que l’on peut voir au Musée Civique de Bologne. Les figures des petites saintes, notamment, — car chaque noyau porte, d’un côté, un apôtre et, de l’autre, une sainte, — ont une grâce, une élégance, une vie exquises. Elles seules, en vérité, intercèdent auprès de nous avec quelque éloquence, pour obtenir que nous pardonnions à la « sculptrice » bolonaise sa fâcheuse habitude d’endommager les jardins de ses voisins, et la façon dont elle se consolait de ses déboires amoureux en essayant d’arracher le nez de ses confrères.


La vie d’Elisabetta Sirani nous est infiniment mieux connue : elle est aussi infiniment plus pure et plus sympathique. Fille d’un peintre bolonais qui avait pour métier d’assister le Guide, et de produire pour lui ces Ecce Homo, ces Mater Dolorosa, que lui réclamaient toutes les églises d’Italie et d’Espagne, Elisabetta n’avait que quatre ans lorsque mourut ce grand artiste, — l’un des peintres les plus « peintres » qu’il y ait eu jamais, et dont la valeur nous apparaîtrait bien plus évidemment si nous pouvons séparer son œuvre personnelle de tous ceux de ses tableaux qu’il faisait faire par des Sirani, ou de ceux qu’il fabriquait lui-même sans y mettre plus de soi qu’en les faisant faire ; mais, précisément, sa mort avait eu pour effet de consolider encore « la belle manière du Guide, » que le génie de celui-ci, de son vivant, avait toujours risqué de troubler ou d’altérer par de soudains caprices. De telle sorte que, toute petite, dans l’atelier paternel, Elisabetta, entre ses prières et ses leçons enfantines, jouait à dessiner ou à peindre des dessins et des tableaux du Guide.

Nous avons d’elle plusieurs portraits, autoritratti, qui nous permettent aisément de pénétrer jusqu’au fond de son âme : une âme toute transparente, gentille et douce à souhait, avec cela enfermée dans un corps d’une beauté un peu banale, mais parfaitement régulière et plaisante à voir. Tout ce que ses biographes nous racontent d’elle, sa naïve piété, sa bonté pour les servantes de ses parens, la façon dont elle soignait son père, malade de la goutte, et s’accommodait de ses accès de mauvaise humeur, tout cela s’accorde avec l’expression de ses portraits, et nous explique le caractère des nombreux tableaux qu’elle nous a laissés. Cette « manière du Guide » dont on peut dire qu’elle a été nourrie dès le berceau, personne n’était mieux fait pour lui donner sa portée définitive.

Aussi n’est-il pas étonnant que, bientôt, la gloire de la jeune élève ait égalé, ou même dépassé celle de son maître. Car, dans l’œuvre du Guide, et jusque dans ses tableaux les plus improvisés, toujours on sentait encore quelque chose de hardi et de vigoureux, un élément d’observation directe, des coups de fantaisie poétique, qui contrastaient avec la « suavité » convenue de la composition : tandis que la petite âme innocente d’Elisabetta Sirani, tout de suite, en ramenant l’art du maître à son propre niveau, l’avait adapté au goût commun de son temps. Princes et prélats, italiens et étrangers, personne ne traversait Bologne sans aller voir à l’œuvre l’aimable jeune fille ; personne ne quittait Bologne sans emporter d’elle au moins un dessin, une Sainte Famille, un Enfant Jésus bénissant le monde. Et une foule de témoignages nous apprennent combien fut vive et sincère la désolation universelle, lorsque, le 5 septembre 1665, la nouvelle se répandit qu’Elisabetta venait de mourir. Elle était morte après plusieurs jours d’horribles souffrances ; et les descriptions qui nous sont parvenues de sa maladie semblent bien indiquer quelque chose comme un ulcère de l’estomac, — à moins de supposer déjà, une appendicite : mais Elisabetta avait été trop adorée de ses compatriotes, et sa vie importait trop à la gloire de leur ville, pour qu’ils pussent se résigner à admettre que cette mort fût simplement naturelle. Une servante, qui avait quitté la maison des Sirani peu de temps auparavant, fut accusée d’avoir empoisonné sa jeune maîtresse ; et la pauvre femme, malgré l’absence de toute preuve contre elle, eut beaucoup de peine à obtenir sa mise en liberté.

Morte à vingt-six ans, Elisabetta Sirani avait eu le temps de peindre un très grand nombre de tableaux, dont beaucoup se trouvent encore dans des églises de Bologne, ou au musée de cette ville. L’un des premiers qu’elle ait peints, et peut-être le plus intéressant de tous au point de vue artistique, est un grand Baptême du Christ, malheureusement très endommagé, que conserve la Chartreuse de Bologne : je me rappelle y avoir entrevu des anges d’une légèreté et d’un mouvement admirables. Au musée, une Apparition de l’Enfant Jésus à saint Antoine, dont la gloire n’a péri qu’avec celle de l’école bolonaise tout entière, est peut-être l’exemple le plus caractéristique du traitement qu’Elisabetta a t’ait subir à la manière du Guide : c’est comme si elle avait vidé cette manière de tout ce qui s’y cachait d’humain et d’individuel, de façon à la rendre, tout ensemble, plus banale et d’une grâce plus uniformément « angélique. » Si bien que la charmante jeune fille, tout compte fait, ne mérite qu’une estime assez médiocre auprès des historiens et des critiques d’art : personne n’a plus contribué à répandre une idée incomplète et fausse, non point sans doute de l’idéal artistique du Guide, — qui a toujours été d’un ordre assez bas, — mais de son fort génie personnel de dessinateur et de peintre. Elle y a contribué d’autant plus qu’elle ne manquait pas, elle-même, de science, ni de talent : avec un gentil sentiment de la couleur qui, mieux employé, lui aurait permis de produire de petites œuvres pleines de fraîcheur et de poésie. Que n’a-t-elle point appliqué son savoir à des travaux directement inspirés de son cœur de femme, comme jadis sa compatriote Properzia dei Rossi, qui, renonçant à rivaliser avec Michel-Ange, s’était mise à sculpter des encadremens de feuilles et de fruits !


La quatrième des héroïnes du livre de Mme Ragg s’appelait Lavinia Fontana. Celle-là, au contraire de Properzia dei Rossi et d’Elisabetta Sirani, a vécu longtemps, de 1552 à 1612 ; aucun document ne nous dit qu’elle ait été musicienne, ni poète ; et il y a d’elle un portrait, au Musée des Offices, — tout voisin de celui d’Arcangela Paladini, — qui, même à défaut d’autres témoignages, suffirait à nous apprendre qu’elle était fort laide. Sa vie s’est écoulée sans aucun événement notable, si ce n’est peut-être son mariage, où nous trouvons une première preuve de son éminente sagesse pratique : car on nous raconte que, déjà mûre, et après avoir refusé « les plus beaux partis, » elle fixa son choix sur un brave garçon d’esprit un peu simple, fils d’un honorable marchand de grains d’Imola. Avec ce mari, qui l’aidait aux soins du ménage, elle s’est laissée vieillir doucement et tranquillement : appréciée par tous les artistes de son temps, et toujours recevant plus lie commandes et d’honneurs qu’elle n’en désirait.

La biographie de cette honnête et raisonnable personne manque tout à fait, comme l’on peut voir, du charme romanesque qui s’attache, d’ordinaire, aux vies des femmes artistes italiennes ; et le chapitre que lui a consacré Mme Ragg ne laisse point de paraître assez terne, en comparaison de ceux qui nous décrivent les aventures imprévues de Properzia dei Rossi, ou la brillante carrière et la mort pathétique d’Elisabetta Sirani. Mais un simple coup d’œil jeté sur les images qui illustrent le livre de l’auteur anglais nous fait découvrir aussitôt que le contraste entre Lavinia et les autres femmes artistes de Bologne ne se borne pas à la diversité de leurs destinées : seuls, parmi la vingtaine des illustrations du volume, les deux tableaux tirés de l’œuvre de Lavinia Fontana révèlent un véritable et précieux tempérament de peintre. Et encore ces illustrations ne nous laissent-elles pas deviner l’un des élémens les plus originaux de la peinture de Lavinia : un coloris d’une élégance et d’une profondeur délicieuses, avec de fines nuances qui rappellent la manière italo-flamande des Mabuse et des Otto Venius. Aussi bien les bons tableaux de l’artiste bolonaise ont-ils, jusque dans la précision réaliste de leur dessin, une apparence flamande très marquée, et qui d’ailleurs s’explique, sans doute, par ce contact prolongé du génie flamand et du génie italien dont est sortie toute la grande école bolonaise de la fin du XVIe siècle. Les compositions religieuses, en particulier, la belle Présentation du petit François Ier à saint François de Paule, du musée de Bologne, la Vierge au Donateur de l’église Saint-Jacques Majeur, attestent évidemment l’imitation de l’Anversois Calvaert, qui longtemps a été l’un des chefs de l’art de Bologne.

Mais ces grandes compositions sont très rares, dans l’œuvre de Lavinia Fontana, dont le genre favori était le portrait. Et, dans le portrait même, son occupation favorite était le rendu des costumes et des accessoires, à tel point que l’on a pu déduire, de ses tableaux, une foule de renseignemens très précis et très importans sur les toilettes, les bijoux, et le mobilier italiens de son époque. Cette interprétation artistique des menus détails extérieurs a été, pour elle, ce qu’avait été pour Properzia dei Rossi l’ornementation des noyaux de pêche : elle y a mis tout son cœur et tout son esprit de femme, après s’être astreinte à une étude rigoureuse des règles et des procédés de son art. De même que ses glorieuses sœurs, Rosalba Carriera et Mme Vigée-Lebrun, plus glorieuses qu’elle, mais non point plus grandes, c’est en restant femme, en conformant son idéal au génie de son sexe, qu’elle est parvenue à créer des œuvres d’une grâce immortelle.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1906.