Revues étrangères - Quelques figures allemandes « du temps de guerre»

Revues étrangères - Quelques figures allemandes « du temps de guerre»
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES FIGURES ALLEMANDES
« DU TEMPS DE GUERRE »


Weit vom Schuss, humoristisch-patriotischer Roman ans der Kriegszeit, par le baron von Schlicht. 1 vol. in-18, Berlin, librairie Otto Janke, 1916.


Mme Marga von Duffel était une belle et riche veuve qui, durant les premiers mois de l’année 1915, affolée par la perspective d’une incursion possible des Russes dans la Prusse Orientale, s’était enfuie précipitamment de son château, voisin de Kœnigsberg, pour venir se réfugier auprès d’une de ses cousines, « Madame veuve la conseillère d’administration » von Lengenfeld, dans une grande ville du centre de l’Allemagne. A peine âgée d’environ trente ans, « avec ses traits finement découpés, son nez d’une forme classique, et son abondante chevelure d’un blond sombre, » Mme von Duffel avait immédiatement émerveillé toutes les dames et demoiselles de la « société » de cette ville, comme aussi tout ce que la guerre y avait encore laissé de population masculine ; et, dès le lendemain de son arrivée, tout le monde s’était trouvé d’accord, là comme sans doute naguère à Kœnigsberg, ou à Dantzig, pour lui accorder ce qui paraît bien être resté, outre-Rhin, la forme suprême de l’éloge, — en reconnaissant et en proclamant « qu’il était impossible de rencontrer une femme allemande qui, même indépendamment de ses toilettes, eût aussi peu l’air d’être une Allemande. » De telle sorte que l’on devine aisément avec quel mélange naïf de plaisir et d’orgueil la fille de Mme von Lengenfeld, l’aimable petite Loni, deux ou trois jours après l’arrivée de sa « tante » Marga, a profité de la permission de celle-ci pour regarder, toucher, et admirer à loisir le contenu des innombrables malles amenées par la belle « réfugiée, » — sans se lasser d’épancher ingénument son enthousiasme à la découverte « de ces robes élégantes, de ce linge délicat, de ces gracieux dessous, et de tant d’autres trésors dépassant même ses rêves les plus hardis de splendeur et de luxe. » Mais, tout d’un coup, la voici qui descend l’escalier, pénètre dans le salon, et accourt vers la chaise longue où repose indolemment Mme von Duffel, « vêtue d’un peignoir parfumé, et tenant entre ses doigts effilés une cigarette d’odorant tabac russe ! »

— Ma tante, — s’écrie la jeune fille en élevant de ses deux mains « une blouse blanche d’une beauté vraiment enchanteresse, tout ornée d’authentiques dentelles de Bruxelles, » — jamais encore je n’ai rien vu de semblable à ceci ! Mais sûrement cette blouse aura dû vous coûter une fortune !

— Qu’appelles-tu une fortune, ma chère Loni ? C’est là un mot d’une signification très élastique. Et, naturellement, je ne sais plus ce que cette blouse a pu me coûter : mais en tout cas je t’assure que je ne l’ai point payée très cher. Tout au plus en aurai-je donné cinq ou six cents francs !

Cette fois, l’étonnement de la jeune fille se renforce d’une nuance d’épouvante.

— Cinq cents francs, c’est-à-dire environ quatre cents marks ! Vous avez donné cela pour avoir cette blouse, et vous ne trouvez pas encore que ce soit trop cher !

Avec une bonne grâce charmante, Mme von Duffel explique alors à sa nièce qu’elle a le privilège d’être extrêmement riche. Et depuis un moment déjà elle a entamé l’énumération de ses domaines, ainsi que des autres sources principales de ses revenus, lorsqu’elle s’aperçoit que sa nièce ne l’écoute point. La jeune fille est toujours encore plongée dans la contemplation extasiée de la blouse de cinq cents francs ; après quoi, soudain, « comme s’éveillant d’un rêve : »

— Et dites-moi, ma tante, cette blouse, elle vient de Paris ?

La belle jeune veuve accueille cette question « avec un sourire d’indulgence légèrement dédaigneuse. »

— Ah ! ma petite Loni, comme on voit bien que tu n’es encore qu’une enfant ! Pourrais-tu croire vraiment qu’on trouve quelque chose de pareil dans notre Allemagne ? La somme de goût qu’il y a dans cette blouse, on la chercherait en vain chez nos couturières et nos modistes allemandes ! Certes, je suis, moi-même, une Allemande de corps et d’âme ; j’aime ma patrie par-dessus tout ; je souhaite à nos ennemis un écrasement dont ils ne parviennent pas à se relever durant de longues années ; et je suis prête à tous les sacrifices pour notre sainte cause nationale : mais avec cela, vois-tu, il y a trois choses auxquelles il me serait impossible de renoncer, — aux cigarettes russes, aux parfums anglais, et aux toilettes de Paris !

Revenant ensuite à des thèmes d’ordre plus « terre-à-terre, » Mme von Duffel demande à Loni de ne plus l’appeler sa « tante, » — ce qui risquerait de la vieillir aux yeux des « messieurs comme il faut » de la ville. D’autres nièces qu’elle a laissées dans la Prusse Orientale, — et à qui elle avait adressé la même requête, — ont pris l’habitude de l’appeler « Tatia. » Et, en effet, Loni trouve ce mot si ingénieux, à la fois, et d’un si joli cachet « exotique, » — comme une traduction russe (et secrète) du mot : « tante, » — qu’elle jure de l’employer toujours dorénavant. Après quoi, sur une nouvelle prière de sa « Tatia, » elle décrit à celle-ci l’objet et la nature des « soirées de guerre » organisées par les « dames » de la ville, et où doit se faire, ce même jour, la présentation solennelle de l’irrésistible « réfugiée. » Elle raconte de quelle manière, depuis le mois d’août 1914, — ou plutôt, sans doute, depuis bien avant la date officielle de la « mobilisation, » — toutes les « dames » de la ville s’étaient mises à ne parler absolument que de la guerre : si bien que, vers le début de l’année suivante, — et probablement à l’instar de Berlin, — quelques-unes d’entre les plus jeunes de ces dames ou d’entre les plus « lancées » ont imaginé de réagir contre cette « contagion » de la pensée de la guerre en créant des réunions où, chaque semaine, il serait interdit de prononcer le mot de « guerre » ou de hasarder la moindre allusion aux opérations de l’état-major. « Nous commençons par souper copieusement, et puis nous causons, et parfois l’une de nous fait un peu de musique, ou bien nous récite un peu de poésie. » Deux marks d’amende à toute dame qui dit : « Cette guerre est terrible ! » Trois marks, si quelqu’un se laisse aller à exprimer le souhait « de voir bientôt finir cette affreuse guerre. » Et ainsi de suite, d’après un tarif sévèrement observé. Sur quoi Mme von Duffel, tout en approuvant « de corps et d’âme » l’invention de ces « soirées de guerre, » ne peut s’empêcher d’insinuer que leur réalisation ne doit pas être toujours très divertissante. Et comme Loni se hâte de répondre que parfois, au contraire, « lorsque les dames ne sont pas tout à fait entre soi, » on désirerait que les séances durassent jusqu’au matin :

— Dis un peu, ma chérie, — lui demande sa « Tatia, » — comment s’appelle-t-il, celui qui te fait regretter la fin de ces soirées ?

Cet heureux gaillard s’appelle Rodolphe Walther. Il est un peu gros, un peu chauve, sans compter les motifs inconnus qui l’ont fait « réformer. » Mais il chante les rôles de ténors wagnériens au Grand-Théâtre de la ville ; et n’est-ce pas un scandale que, depuis la guerre, son stupide directeur ait réduit ses gages mensuels à deux cent cinquante marks ? Aussi bien Walther a-t-il promis de venir, tout à l’heure, à la « soirée de guerre : » — Tatia pourra l’entendre dans son air de Lohengrin !

— Il y a déjà plusieurs mois que nous nous aimons, — poursuit « confidentiellement » la mignonne Loni. — Dès avant l’hiver, j’ai remarqué la façon indiscrète dont mon Rudi me dévisageait dans la rue. Ces artistes, vous savez comment ils sont tous ! J’avais même quelque peur qu’il m’abordât en public. Mais cela, il ne l’a point osé ; et ce n’est qu’après le départ de tous les officiers pour le « front » que ses regards sont devenus vraiment significatifs. Et puis, un jour, — un certain jour que je n’oublierai jamais, le dernier dimanche de novembre, — voilà que ses yeux m’ont dit bien nettement : « Toi, ma douce petite chatte, oh ! combien j’aurai de plaisir à te prendre dans mes bras et à te manger de baisers ! »

— Et est-ce que tu t’es laissé manger de baisers ? — demande Mme von Duffel, « infiniment amusée. »

— Mais, Tatia, à quoi penses-tu ? Oublies-tu que je suis une jeune fille comme il faut ?

Par quoi cette « jeune fille comme il faut » allemande ne réussit d’ailleurs à tromper ni sa tante, ni, — tout au moins pour longtemps, — les lecteurs du roman dont elle est, avec sa susdite tante et l’une de ses amies, la principale héroïne : car à peine va-t-elle avoir retrouvé son ténor, au chapitre suivant, que nous l’entendrons lui proposer un nouveau rendez-vous, dans le même coin du Parc de la Ville où, l’avant-veille, elle s’est sentie si heureuse entre ses bras !

Pareillement encore la gracieuse enfant, au cours de son entretien avec Mme von Duffel, commence par jurer ses grands dieux (ses dieux allemands) qu’elle n’a jamais eu d’amoureux avant le gros ténor dont elle célèbre la « modestie » touchante, en ajoutant « qu’il a devant soi le plus bel avenir. » Mais un éclat de rire de la subtile tante suffit à triompher de cet essai de mensonge. Oui, avant le ténor Walther, il y a eu le lieutenant Kettner : et « c’est bien par la faute de celui-ci » que Loni a cessé de l’aimer. Car, d’abord, quel besoin avait-il de partir pour le « front ? » Et puis jamais « Tatia » ne pourrait se figurer ce qu’ont été ses paroles d’adieu, la veille de ce départ pour l’armée d’Hindenburg ! « Mon petit trésor, — a dit le lieutenant, — nous avons été si tendres amis que, sans doute, tu ne m’oublieras pas tout à fait avant un mois ou deux. Eh bien ! chaque fois que tu penseras à moi, fais-moi l’extrême plaisir de m’envoyer une petite boite de poudre insecticide ! Car, dans le pays où je vais aller, les hommes ne comptent pas, comme ennemis à combattre ; mais chacun d’eux porte avec soi un régiment de poux, et je veux que tu m’aides à en être vainqueur ! »

Encore ne sommes-nous pas au bout de nos découvertes touchant les aventures, sentimentales ou « galantes, » de la jeune Loni. L’imprudente enfant ne s’avise-t-elle pas d’apprécier d’un ton d’indifférence quelque peu méprisante le jeu d’un illustre pianiste berlinois, Willi Torwald, qui est venu, lui aussi, depuis le commencement de la guerre, se « réfugier » auprès de ses parens, dans sa ville natale ? Sur-le-champ, la subtile « Tatia » devine un nouveau secret dans le cœur de sa nièce. « Quand une jeune fille s’exprime avec cet air de mépris sur le compte d’un artiste universellement renommé, — lui dit-elle, — cela prouve sans faute qu’elle a essayé de lui faire la cour, et n’en a pas été bien reçue ! » Et Loni, effrayée du profond génie « divinatoire » de sa tante, se résigne à lui avouer qu’en effet elle n’a rien négligé pour attirer sur soi l’attention bienveillante du pianiste « mondial. » Ah ! combien ses baisers, à celui-là, lui auraient été plus doux encore que ceux du ténor wagnérien à deux cent cinquante marks par mois ! Mais le glorieux artiste n’a pas même daigné s’apercevoir de son existence ! De telle façon que Mme von Duffel, après avoir arraché à sa nièce l’humiliant aveu de sa mésaventure, n’éprouve pas trop de scrupule à lui demander la permission d’entreprendre, à son tour, la conquête du cœur de Willi Torwald :

— Dis un peu, Loni, est-ce que cela te ferait beaucoup de peine, avec ces souvenirs du passé que tu viens de me raconter, si à l’avenir c’était moi qui, au lieu de toi, faisais quelques avances à l’éminent artiste ? Rien que par manière de passe-temps, naturellement, et sans la moindre arrière-pensée sérieuse ! Non pas cependant que je songe à cacher mon intention de me remarier tôt ou tard, dès que j’aurai trouvé une occasion acceptable. Mais quant à épouser M. Willi Torwald, voilà bien certainement ce que je ne ferai jamais : car de quoi me servirait d’avoir un mari qui aurait à voyager pendant tous les hivers, pour aller se faire, entendre aux quatre coins du monde ? Tandis que, comme « faiseur de cour, » eh bien ! je serais ravie de l’avoir près de moi pendant mon séjour dans votre triste ville !

Aussi bien a-t-on pu voir déjà que l’élégante jeune veuve ne s’embarrassait pas de « fausse modestie. » Avec la même aisance qu’elle a mise à renseigner sa nièce sur l’immensité de ses revenus, elle est prête à reconnaître, par exemple, que jamais elle ne s’est regardée dans un miroir sans se trouver « ravie » de ce qu’elle y découvrait. A un vieux commandant qui s’étonne de ce qu’elle n’imitât point les autres dames de la ville dans leur zèle à tricoter des chaussettes pour les soldats, elle répond naïvement que « ses mains sont trop fines et trop délicates » pour s’abaisser à des travaux de ce genre. Et comme le vieil officier lui reproche ensuite de ne porter que des robes qui lui viennent de Paris, — sauf, d’ailleurs, pour ces robes à risquer d’être sensiblement démodées, si l’on songe que près d’un an s’est passé sans que Mme von Duffel ait eu la possibilité de se remettre en rapports avec ses « fournisseurs » parisiens ordinaires :

— Voulez-vous que, pour une fois, monsieur le commandant, — lui répliqua-t-elle — nous disions franchement les choses comme elles sont ? Eh bien ! malgré la guerre et toutes vos préventions, vous n’en êtes pas moins un homme pareil aux autres, un homme qui prend plaisir à voir une jolie femme élégamment habillée, d’une manière qui lui sied et qui s’accorde avec sa figure ! Et, donc, malgré la guerre, la vérité est que je vous plais, telle que je suis : mais on vous a excité contre moi, et naturellement, cet « on » se trouve être des dames qui ne possèdent ni le goût ni les moyens de s’habiller comme je le fais !

Ai-je besoin d’ajouter que, devant une créature aussi délicieuse, le pianiste de génie et le vieux commandant lui-même ont vite fait de se transformer en d’humbles « faiseurs de cour ? » Et que si le vieux commandant n’a guère, pour nous intéresser, d’autre trait distinctif qu’un « lumbago » à peu près permanent, qui du reste n’empêche pas toutes les femmes et toutes les jeunes filles de la ville d’aspirer de toute leur âme au privilège de lui plaire, le fait est que le pianiste Willi Torwald, lui, aurait de quoi nous apparaître un admirable « pendant » de l’ensorcelante Mme von Duffel. En sa qualité d’artiste « mondial, » accoutumé à se pourvoir de chemises à Londres et de smokings à New-York, personne dans son entourage présent ne s’entend comme lui aux subtils artifices de la « galanterie. » Il vient de rencontrer Mme von Duffel au souper de la « soirée de guerre » dont il était question tout à l’heure ; et aussitôt un dialogue s’engage, entre ces deux « Parisiens » d’outre-Rhin, sur les noms et les adresses de leurs « fournisseurs » favoris.

— Encore une question ! — murmure l’adorable veuve, tout en se régalant de saucisse bavaroise. — Où achetez-vous vos parfums, ou, pour mieux dire, lesquels préférez-vous ?

— De parfums, je n’en emploie jamais ! répond le grand artiste. Et même, pour vous parler franchement, je n’aime aucun parfum chez les dames, à l’exception d’un seul : le parfum naturel d’une jolie femme, d’une femme telle que vous, ma chère et charmante voisine !

Ce prodigieux artiste, à qui l’extrême délicatesse de ses nerfs n’a point permis de s’employer plus activement au service de l’Allemagne, s’est du moins juré de ne pas jouer une note de véritable musique pendant tout le temps que durerait la guerre. Simplement il s’astreint à faire, tous les jours, cinq heures de gammes et d’autres exercices d’agilité manuelle. Sur quoi voici qu’un soir sa mère, toute tremblante d’effroi à la pensée de devoir l’interrompre dans l’accomplissement de ce qui paraît être un rite sacré, se hasarde à lui dire qu’une jeune femme demeurant à l’étage inférieur le supplie de vouloir bien arrêter ses gammes jusqu’au lendemain : car elle souffre d’affreux maux de dents, et chaque note du pianiste lui déchire les tempes. Ou bien, en tout cas, la pauvre petite voisine demande si l’illustre maître ne voudrait pas, au lieu de ses gammes, « jouer l’Andante de Beethoven. » Chose incroyable : Willi Torwald daigne accueillir la timide requête, et le voilà qui joue « l’Andante de Beethoven ! » Oui, mais lorsqu’il l’a fini, sa mère, stupéfaite, le voit et l’entend frapper plusieurs fois le clavier, de toute la force de ses deux poings fermés.

— Pour l’amour du ciel, mon Willi, ma joie et mon orgueil, qu’est-ce qui te prend ?

Encore deux ou trois coups de poing sur les touches, avec une vigueur qui « traverse douloureusement les os et la moelle » de la vieille dame. Et puis cette aimable réponse :

— Ce qui me prend, ma chère mère ? Je me suis simplement vengé d’avoir été « refait » par la pécore de l’étage au-dessous ! Car sais-tu pourquoi elle m’a demandé de jouer cet Andante ? C’est parce que le morceau doit être joué doucement, et qu’on l’entend à peine quand on est un peu loin ! Et voilà pourquoi il m’a fallu punir la coupable, afin qu’elle apprenne à ne plus mésuser du saint nom de Beethoven !

C’est encore le même interprète et « héritier » de Beethoven, — car n’affirme-t-il pas que l’âme de ce maître se substitue en lui à la sienne propre, dès qu’il se met à « l’interpréter ? » — qui, malgré son goût naturel pour les sports, n’ose pas même se permettre de patiner, ni de jouer au tennis. Le fait est qu’il se trouve avoir « assuré » ses deux mains et ses deux pieds, de manière à toucher une grosse rente en cas d’accident : mais le contrat qu’il a signé avec la compagnie d’assurances lui défend de se livrer même aux jeux les plus anodins.


« Voilà, me dira-t-on, une série de caricatures évidemment revêtues d’une portée satirique, et ayant pour objet de vouer au mépris du lecteur allemand ces fâcheux échantillons du déchet de sa race ! » Mais non, pas du tout : le romancier qui nous présente ces divers personnages ne cache nullement, au contraire, la vive sympathie qu’il éprouve pour eux. Il estime, — et va même jusqu’à déclarer plus ou moins expressément, — que l’on ne saurait avoir plus de charme et d’esprit que Mme von Duffel, plus de grâce juvénile que la nièce ingénue de cette exquise tante, et que jamais un grand artiste « mondial » n’a « porté » plus agréablement que l’élégant Willi Torwald le double poids du génie et de la renommée. Sans compter que l’on se tromperait également à prendre ce romancier lui-même pour un « réaliste » farouche, ou bien encore pour un adepte attardé de ce qu’on appelait naguère chez nous la littérature « rosse, » aux temps « héroïques » du Théâtre-Libre de M. Antoine. Bien loin de ne s’adresser qu’à un public restreint, l’ancien officier qui signe ses livres du pseudonyme de « Baron von Schlicht » est devenu depuis longtemps, dans son pays, le maître le plus goûté d’un genre à la fois populaire et « mondain, » — équivalant un peu, là-bas, à celui qu’ont jadis inauguré en France les romans « parisiens » d’Edmond About, à cela près que les scènes de la vie militaire y occupent toujours une place beaucoup plus importante.

J’ai eu déjà, d’ailleurs, l’occasion de signaler ici quelques-uns de ces romans du baron von Schlicht, et de mettre en garde le lecteur français contre son penchant naturel à considérer comme des « caricatures » des portraits de l’espèce de ceux de Mme von Duffel ou de sa nièce Loni[1]. C’est, en vérité, de la meilleure foi du monde que le célèbre romancier allemand, tout en s’ingéniant à divertir ses compatriotes, offre à leur admiration ces étranges figures féminines qui lui apparaissent autant de types caractéristiques d’un très haut degré de raffinement individuel et social. « Loin du front, roman humoristico-patriotique du temps de guerre, » ce titre de son nouveau livre ne suffirait-il pas à prouver que les libres allures de ses héroïnes ne les empêchent pas du tout d’être, — suivant l’expression de l’une d’elles, — « profondément allemandes de corps et d’âme ? » Tout au plus la tante et la nièce que l’on vient de voir en scène ne sont-elles pas aussi spécialement chargées de remplir, devant nous, des rôles de « patriotes » qu’une troisième figure dominante dont je n’ai dit encore qu’un mot en passant : la jeune et belle Dorette Wetterstein, l’amie la plus intime de Loni et sa seule confidente jusqu’à l’arrivée de Mme von Duffel. Celle-là, nous le devinons, n’a été vraiment imaginée par l’auteur que pour nous montrer ce que devrait être la jeune fille allemande durant le « temps de guerre. » Et voici, très sommairement, sous quel gracieux aspect elle nous est décrite.

Mais, d’abord, la « patriotique » Dorette nous frappe par un trait qui lui est commun avec sa chère Loni. L’une et l’autre de ces jeunes filles ont des « amoureux » qui combattent quelque part, sur le « front » français ou sur le « front » russe. Il est vrai que l’amoureux de Loni, comme on l’a vu, s’est aliéné « par sa faute » la tendresse de la charmante enfant, pour s’être avisé de lui demander, en guise de « souvenir, » l’envoi de quelques « boîtes de poudre insecticide. » L’amoureux de Dorette, lui, ne s’est pas rendu coupable d’une faute analogue, ni n’a rien fait, — que nous sachions, — pour justifier l’oubli de la jeune « patriote : » et cependant, c’est chose certaine que celle-ci, dès le moment où nous commençons à la connaître, se montre plus prête encore que Loni à effacer irrémédiablement, de sa mémoire, l’image du jeune officier qui s’en est allé, six mois auparavant, tout réconforté de son baiser d’adieu. Aussi bien chercherait-on vainement, à travers les 436 pages de ce Loin du Front, un seul cœur féminin qui gardât, si peu que ce fût, la pensée d’un ami parti pour la « tranchée. » Vieilles ou jeunes, les femmes que nous présente le baron von Schlicht n’ont souci que des hommes restés dans la ville, — à l’exception pourtant d’une grosse cuisinière qui, ayant reçu un billet du maréchal von Hindenburg en réponse aux offres de service qu’elle lui avait envoyées, se prend désormais pour lui d’une telle passion qu’elle veut à tout prix faire reproduire sa propre image à côté de celle de son cher maréchal, sur l’écran d’un « cinéma » où elle est abonnée. Et quant à Dorette Wetterstein, en particulier, celle-là se sent l’âme si légère vis-à-vis de son amoureux de la veille que nous la voyons se jeter, quasiment, dans les bras d’un jeune officier blessé, aussitôt qu’un hasard lui a permis de le rencontrer. Le blessé, et le père de Dorette, et le chirurgien de l’hôpital s’imaginent, à vrai dire, que c’est la pitié qui inspire sa conduite : mais l’auteur prend bien soin de nous détromper encore là-dessus. « Comme il doit être malade, — se disait Dorette, — mais aussi comme il doit être joli, lorsque son visage se trouve dépouillé de ces traces présentes de la maladie ! Et quelle voix virile et douce tout ensemble ! » Depuis lors, la jeune fille ne va plus cesser d’avoir devant les yeux « l’image du pauvre et joli officier blessé, » — jusqu’au jour où elle sentira redoubler sa compassion patriotique, » en apprenant que le « joli blessé » est, avec cela, un « comte de bon aloi et disposant d’un revenu de plus de cent mille marks ! »

C’est depuis lors que, décidément, l’exemplaire Dorette s’efforcera de dériver sur Mme von Duffel les attentions galantes dont s’obstine à la poursuivre le vieux commandant atteint d’un lumbago. Mais jusqu’à ce moment, il faut bien l’avouer, la jeune fille n’était pas sans prendre plaisir aux complimens du vieil officier. Et comme, au sortir d’une « soirée de guerre, » son amie Loni la félicitait, avec une nuance d’aigreur, d’un long tête-à-tête qu’elle venait d’avoir avec son « soupirant : »

— Écoute-moi bien, Loni ! — lui a signifié la future comtesse, — On a beau avoir des amies : chacun, en ce monde, a plus d’affection pour soi-même que pour personne autre. Et, donc, laisse-moi te le déclarer une fois pour toutes : que si jamais il t’arrive de faire mention de mes entretiens avec monsieur le commandant, aussitôt je raconterai tout ce que tu m’as confié de tes rapports, à toi, avec ton ténor !


Veut-on voir maintenant, à côté de ces figures principales du roman, quelques profils de « comparses » chargés semblablement par l’auteur de nous révéler ce qu’étaient les mœurs et l’existence familière d’une ville allemande pendant cette première année de la guerre où n’avait pas encore commencé à sévir l’absorbante hantise des « cartes » de pain et de pommes de terre ? Voici d’abord la cuisinière du vieux commandant, Frau Schnappauf, celle qui rêverait de se voir représentée, sur l’écran de son « cinéma » ordinaire, en compagnie de son cher maréchal von Hindenburg ! C’est une « lourde personne de quarante ans, avec un visage énergique et résolu, mais propre comme un sou et merveilleusement nette dans toutes ses allures. » Nous lui devons, entre autres choses, une relation bien typique de l’une des séances de son cinéma. Ou plutôt, hélas ! force m’est d’avouer que la séance que nous décrit Frau Schnappauf ne diffère que bien peu de celle que pourrait nous décrire une collègue française de cette « lourde personne, » — avec cette seule différence que, contrairement à l’habitude de notre public, la « gouvernante » du commandant allemand préfère aux chapitres les plus pathétiques des « romans-cinémas, » tout de même qu’aux farces d’un beau Max Linder de là-bas, le « nouveau numéro de la semaine animée, du Lokal-Anzeiger, » encore bien que « l’on y retrouve toujours les mêmes images de rues dévastées par des fusillades, d’églises saccagées, de villes en ruine, etc. » Car il faut savoir que Mme Schnappauf est, elle aussi, une patriote, et qui serait trop heureuse de pouvoir accompagner son maître « sur le front, » — afin que, si un Français ou un Anglais venait à passer près d’elle, il lui fût possible « de lui lancer à la tête une marmite pleine d’eau bouillante, de manière à lui enlever, d’un seul coup, et la vue et l’ouïe. » Mais celle-là aussi, avec une franchise égale à celle de la jeune Dorette, reconnaît que son « patriotisme » n’est pas seul à motiver son élan de joie, lorsqu’elle apprend qu’elle aura bientôt à s’occuper d’héberger deux soldats.

— Je m’en réserverai un pour le cœur, dit-elle, et l’autre pour l’estomac !

Ce qu’elle explique aussitôt en ajoutant qu’elle compte sur l’un des soldats pour en recevoir des baisers, et sur l’autre pour lui, procurer l’occasion de se « gaver » soi-même, tout en le repaissant. Espérance qui, d’ailleurs, ne tarde pas à être déçue. Dès le surlendemain de l’arrivée des deux soldats, Frau Schnappauf demande tristement à son maître s’il ne pourrait pas leur substituer d’autres hôtes plus aimables.

— Le sous-officier, j’ai beau lui faire mes yeux les plus doux, cela le laisse froid, malgré le soin que j’ai eu de lui faire entendre délicatement que je ne suis pas sans posséder quelques économies. Et quant à son compagnon, sûrement il est pourvu d’un double estomac. Lorsque je me suis bourrée par-dessus la tête, et que je m’imagine l’avoir pareillement rassasié, le voilà qui me dit : « Ah ! ma bonne Frau Schnappauf, deux ou trois tranches de pain avec de la saucisse, voilà ce que je me mettrais encore si volontiers sous la dent ! »

Autres types de « patriotes, » cueillis un peu au hasard des pages. C’est, par exemple, un gamin des rues qui nous révèle que son père, à la maison, « ne cesse pas, jour et nuit, de mener une vie terrible autour de soi, faute pour lui de pouvoir épancher sa fureur sur le dos des Anglais. » Ou bien c’est un jeune sergent qui, en présence du père de Dorette, rudoie impitoyablement un vieux « conscrit » aux cheveux blancs. Il l’accable d’injures et le menace des peines les plus sévères, pour le stimuler à « décomposer » avec plus d’agilité les divers mouvemens du « pas de parade. » Et comme M. Wetterstein s’étonne de cet excès de rigueur :

— C’est que, voyez-vous, répond le sergent, les progrès de ce nouveau soldat me tiennent au cœur tout particulièrement : car il faut que vous sachiez que ce vieux est mon père !… Allons, soldat Schrumke, tu as eu assez de temps pour reprendre haleine : les mains sur les hanches, le pied droit levé, et en avant, marche ! Mais tu n’es donc bon à rien, dis, soldat Schrumke ?

L’exercice achevé, le sergent Schrumke change brusquement d’attitude et de ton.

— Écoute un peu, papa ! murmure-t-il presque timidement. J’ai dépensé l’argent de ma paie, et j’aurais encore quelques objets à m’acheter. Ne pourrais-tu pas me donner une quinzaine de marks ?

Et M. Wetterstein découvre enfin le motif véritable de la sévérité disciplinaire du jeune sergent. Le fait est que celle-ci est surtout, pour le fils Schrumke, un moyen de « chantage. » Pour peu que Schrumke père hésite à donner la somme demandée, son fils le menace de le traiter encore deux fois plus durement, lorsque, tout à l’heure, il pourra l’avoir de nouveau « sous sa coupe. »


Encore m’aperçois-je que tout cela, ainsi séparé de son a contexte, » ne saurait donner une juste idée de l’odeur de pourriture intellectuelle et momie qui ressort pour nous de chaque page de ce roman « humoristico-patriotique. » Et que l’on ne s’imagine pas que cette odeur vienne là, simplement, de la plume et de l’encre du baron von Schlicht : je l’ai retrouvée toute semblable, — ou parfois même plus forte, — dans d’autres romans « du temps de guerre, » dont les auteurs n’avaient, certes, aucune ombre d’intentions « humoristiques. » C’est décidément dans la vie et dans l’âme allemandes qu’il y a « quelque chose de pourri, » — comme jadis dans le royaume du beau-père d’Hamlet.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 15 octobre 1914.