Revues étrangères - Quelques chapitres inédits des «Fiancés» de Manzoni

Revues étrangères - Quelques chapitres inédits des «Fiancés» de Manzoni
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES CHAPITRES INÉDITS DES « FIANCÉS » DE MANZONI


Brani inediti dei « Promessi Sposi, » per cura di Giovanni Sforza, 2 vol., in-8o, Milan, librairie Ulrico Hœpli, 1905.


On ne lit plus guère les Fiancés de Manzoni, en France du moins, où jamais aucun autre roman étranger n’a eu, peut-être, un plus grand nombre de lecteurs, ni de traducteurs. Les amours contrariées de Renzo et de Lucie, la tragique destinée de l’abbesse de Monza, la conversion de l’Inconnu, la naïve pleutrerie de don Abbondio et l’héroïsme sublime du Frère Christophe, tout cela, qui a passionnément ému ou amusé nos grands-parens, n’éveille plus même en nous un vague souvenir. Les Fiancés sont allés rejoindre, dans un oubli d’où il n’y a que bien peu de chances qu’ils sortent désormais, Ivanhoé et le Monastère, Peveril du Pic et Quentin Durward, toute la série des romans de « l’illustre Écossais. » Et cet oubli s’explique par des motifs divers, par la longueur du roman italien, par les digressions historiques qui, sans cesse, y viennent interrompre ou retarder le récit, par la médiocrité des traductions, dont les meilleures, pour dire vrai, sont loin d’être bonnes ; mais il s’explique surtout par un fait que j’ai eu, souvent déjà, l’occasion de constater : notre croissante indifférence à l’égard des chefs-d’œuvre des littératures étrangères. En vain nous nous piquons de cosmopolitisme : nous avons à lire trop de choses écrites expressément à notre usage pour trouver encore le loisir de nous intéresser à ce qu’on écrit dans les autres pays. Parfois, tout au plus, un roman nouveau, anglais, italien, ou russe, nous séduit au passage, et rencontre chez nous un instant de vogue : mais, dès la saison suivante, nous n’y pensons plus ; et personne, en tout cas, ne s’inquiète plus, à présent, de connaître par soi-même les œuvres les plus admirées à Berlin ou à Londres, comme on le faisait au XVIIIe siècle et pendant la première moitié du siècle suivant. Des romans aussi proches de nous que La Guerre et la Paix, Crime et Châtiment, ou David Copperfield n’auront bientôt plus, pour les lire, que de rares oisifs : quoi d’étonnant que nous ayons oublié un vieux roman historique de 1827, racontant, en plus de mille pages, les fiançailles de deux jeunes paysans des bords du lac de Côme ?

Mais en Italie, au contraire, le roman de Manzoni est resté aussi vivant qu’il l’était chez nous il y a trois quarts de siècle. Non seulement les lettrés italiens continuent à l’admirer comme l’un des premiers monumens, et le plus parfait, de leur prose romantique ; non seulement ils lui gardent le culte que nous gardons aux Martyrs, à Cinq-Mars, à Notre-Dame de Paris : le public tout entier, de Milan à Naples, ne se fatigue point de le lire et d’en être ravi. Il n’y a, peut-être, que la popularité de Dickens en Angleterre qui puisse être comparée à celle des Fiancés au-delà des Alpes. Je me souviens qu’un jour, dans la diligence qui monte de la gare de Poggibonsi à San Gimignano, j’ai été frappé de l’attention merveilleuse avec laquelle un jeune ouvrier, mon compagnon de route, se plongeait dans la lecture d’un petit livre jaune, qu’il avait tiré de sa poche dès que la voiture s’était mise en marche. Ni les rencontres diverses de la montée, ni les bavardages du conducteur, ni le spectacle magnifique du vieux nid de tours se détachant, au-dessus de nos têtes, sur le bleu délicat d’un ciel de printemps, rien ne distrayait ce jeune homme de la société de son livre ; et par momens je le voyais sourire, sous sa moustache noire, évidemment très amusé de quelque repartie trop prudente de don Abbondio. Car je n’avais pu me défendre de regarder par-dessus son épaule, à un tournant du chemin, le titre du livre où il s’absorbait : et je me rappelle mon extrême surprise quand j’avais lu, en tête d’une page : I Promessi Sposi.

Souvent déjà le hasard m’avait fait tomber sous la main le roman de Manzoni : mais ses dimensions, son âge, son sous-titre même, « histoire milanaise du XVIIe siècle, » m’avaient empêché de prendre plaisir au premier chapitre, ni, je crois bien, de le dépasser. Je résolus, ce jour-là, de pousser l’épreuve un peu plus à fond, Chez un papetier de la place de la Collégiale, à San Gimignano, j’achetai, pour deux lires, une édition populaire des Fiancés, le seul livre qui se trouvât là avec quelques Clefs des Songes, des recueils de prières, et une Biographie de Garibaldi. Le soir, dans la diligence, je lisais, à mon tour, les aventures du fileur de soie et de sa fiancée ; et il me suffit d’atteindre au récit de l’entrée de Renzo à Milan pour que, désormais, le roman de Manzoni me devînt aussi cher qu’il l’était au jeune ouvrier de San Gimignano, aussi cher qu’il a toujours été, et le restera toujours, à tous ceux qui auront le courage d’en affronter la lecture, pourvu seulement qu’ils ne se promettent point, à l’avance, de s’y ennuyer.

Le fait est que, dans toutes les littératures et de tous les temps, il y a peu de romans d’une beauté plus charmante que celui-là. Non certes qu’il soit parfaitement beau ; et la langue, en particulier, toujours infiniment vive et spirituelle, n’y a point la richesse musicale que l’on aurait pu attendre d’un poète qui n’était devenu romancier que par occasion. Peut-être aussi Manzoni, se méprenant sur les conditions du genre, alors tout nouveau, du « roman historique, » a-t-il eu tort de vouloir faire une part trop directe, dans son livre, à l’histoire proprement dite, lorsqu’il a intercalé, parmi les scènes imaginaires de son intrigue, des chapitres tout à fait indépendans de celle-ci, et consacrés à l’exposition des grands événemens politiques ou sociaux de la première moitié du XVIIe siècle. C’est ce que lui a reproché Gœthe, dont on sait l’admiration enthousiaste pour les Fiancés. Mais ces chapitres mêmes ne nous paraissent, comme à Gœthe, « secs » et « inutiles » qu’en comparaison de la délicieuse saveur du récit où ils s’entremêlent. Conçu plus maladroitement que les romans de Walter Scott au point de vue historique, la vérité est que le roman de Manzoni n’est pas du tout un « roman historique, » et que l’histoire n’y est qu’un prétexte à la peinture de sentimens et d’actions d’une réalité constante et universelle. Pour la part de vérité « purement humaine » qu’ils renferment, les Fiancés n’ont d’égal, dans toute la littérature romanesque, que les chefs-d’œuvre de Balzac, qui d’ailleurs, probablement, ne sont pas sans leur devoir quelque chose, comme à Hoffmann et à l’auteur des Chroniques de la Canongate. Les paysages et les figures y ont une vie à la fois si simple et si forte que, aujourd’hui encore, ils se ressentent à peine de la date du livre ; et n’y a pas jusqu’à la couleur locale qui, en somme, ne nous soit assez indifférente, dans ces figures du roman, tant le génie de l’auteur a su les rendre « humaines, » en même temps qu’italiennes, en pénétrant jusqu’au plus secret de leurs petites âmes. Lui-même, d’ailleurs, dans les lettres qu’il écrivait, en français, à son ami Fauriel, nous a laissé voir l’idée toute « réaliste » qu’il se faisait du roman historique :


Je conçois ce roman, disait-il, comme une représentation d’un état donné de la société par le moyen de faits et de caractères si semblables à la réalité qu’on puisse le croire une histoire véritable qu’on viendrait de découvrir… Quant à la marche des événemens et à l’intrigue, je crois que le meilleur moyen de ne pas faire comme les autres est de s’attacher à considérer, dans la réalité, la manière d’agir des hommes, et de la considérer surtout dans ce qu’elle a d’opposé à l’esprit romanesque. Dans tous les romans que j’ai lus, il me semble de voir un travail pour établir des rapports intéressans et inattendus entre les différens personnages, pour les ramener sur la scène de compagnie, pour trouver des événemens qui influent à la fois, et en différentes manières, sur la destinée de tous ; enfin une unité artificielle, que l’on ne trouve pas dans la vie réelle. Je sais que cette unité fait plaisir au lecteur ; mais je pense que c’est à cause d’une ancienne habitude. Je sais qu’elle passe pour un mérite dans quelques ouvrages, qui en ont un bien réel et du premier ordre ; mais je suis d’avis qu’un jour ce sera un objet de critique, et qu’on citera cette manière de nouer les événemens comme un exemple de l’empire que la coutume exerce sur les esprits les plus beaux et les plus élevés, ou des sacrifices que l’on fait au goût établi.


L’admirable simplicité de l’intrigue des Fiancés, la réalité vivante des figures, la délicatesse minutieuse des nuances, aussi bien dans les descriptions que dans l’analyse des sentimens, c’est tout cela, sans doute, qui, lors de la première publication du roman, a surpris les critiques et le public italiens. Par une rencontre des plus curieuses, trois ou quatre des critiques qui, en Italie, ont rendu compte du roman de Manzoni, se sont avisés de citer, à son sujet, la « peinture hollandaise. » Ces compatriotes de Tintoret et des Carrache ont vu d’abord, dans les Fiancés, quelque chose comme une suite de tableaux de genre d’un Miéris ou d’un Gérard Dov. Mais, tout en s’étonnant de la réalité des peintures de l’auteur milanais, ils n’ont pu s’empêcher d’en subir, dès lors et à jamais, la profonde émotion poétique : une émotion tout italienne, au contraire, avec son mélange harmonieux de douceur et de pathétique, de fraîche transparence et d’intensité. Plus encore que l’aisance et la finesse de son réalisme, c’est cette émotion qui donne au roman de Manzoni le charme sans pareil qui nous saisit dès le début du livre, et puis ne cesse point de grandir en nous jusqu’aux derniers chapitres. Des scènes comme l’arrestation et la fuite de Renzo, comme l’entretien de l’Inconnu avec le cardinal Borromée, comme la visite du jeune artisan au lazaret des pestiférés, jamais un romancier n’a rien écrit de plus touchant, ni qui joigne à sa poignante vérité humaine plus de beauté artistique. Les scènes du lazaret, notamment, sont composées avec une pureté de lignes et un équilibre qui, malgré l’allure cursive du style, leur prêtent la grandeur héroïque d’une tragédie de Gluck ; et le sentiment religieux qui s’en dégage pénètre en nous, parfumé d’une douceur si musicale que je ne crois pas que personne puisse jamais se défendre de le ressentir. Extrêmement imparfaits au point de vue de l’idéal particulier du roman historique, les Fiancés sont, à coup sûr, l’un des plus beaux romans chrétiens qui existent, l’un de ceux dont la portée pieuse se lie le plus intimement à l’intrigue romanesque. Et que la Divine Comédie et les Fiancés, ces deux œuvres les plus foncièrement classiques de la littérature italienne, se trouvent être, l’une et l’autre, des œuvres religieuses, employant leur art au service du dogme catholique, n’est-ce point un phénomène littéraire digne d’être noté, sauf pour les sociologues à lui attribuer telles causes ou telles conséquences qu’il leur semblera bon ?


Il est certain, en tout cas, que tous les compatriotes de Manzoni s’accordent à admirer ses Fiancés, à les aimer, à en être fiers comme d’une gloire nationale. « Le Roman, » c’est ainsi qu’ils les appellent ; et l’hommage qu’ils leur rendent par-là est d’autant plus éloquent que leur pays, avant et après Manzoni, n’a certes pas manqué de bons romanciers. Aussi n’aura-t-on pas de peine à comprendre l’agréable émoi que vient de soulever, dans l’Italie entière, la publication des premiers brouillons du fameux roman, ou plutôt d’une première version qu’en avait écrite l’auteur, et qui contenait une foule de passages coupés, ou tout à fait remaniés, dans la version imprimée.

Car, depuis le 24 avril 1821, où il a commencé à écrire son récit, jusqu’aux derniers jours de septembre 1826, où il a achevé de revoir les épreuves du troisième et dernier volume, Manzoni n’a jamais cessé de corriger son texte, avec une conscience et aussi une intelligence dont les brouillons récemment mis au jour nous apportent la preuve. Ces brouillons viennent d’être publiés en deux volumes dont chacun est précédé d’une très savante et très intéressante préface, par l’un des meilleurs historiens et critiques de la littérature italienne, M. Giovanni Sforza, directeur des Archives Royales de Turin. La première préface est consacrée à la genèse des Fiancés, la seconde à l’accueil qu’a reçu le roman dès son apparition. Toutes deux abondent en documens précieux, présentés et commentés avec cette précision à la fois élégante et discrète qui, naguère encore commune à la plupart des prosateurs italiens, ne se rencontre plus, à présent, que chez un trop petit nombre d’entre eux. En quelques pages, et presque sans avoir l’air d’intervenir personnellement, M. Sforza nous renseigne, de la façon la plus complète, sur les premiers essais du roman historique italien, qui tous, du reste, ont été postérieurs à la rédaction des Fiancés ; sur les motifs qui ont conduit Manzoni à écrire un roman, et à y traiter le sujet qu’il y a traité ; sur les sources principales où il a puisé ; sur les lents progrès de son travail ; sur les hésitations et le désaccord des critiques italiens, en présence de son livre, jusqu’au jour où l’enthousiasme unanime du public les a enfin réunis, à leur tour, dans une admiration désormais sans réserve. Et tout cela a encore rehaussé l’intérêt littéraire de la publication nouvelle, où nous était offerte une série de chapitres des Fiancés dont l’existence, en vérité, était depuis longtemps connue des lettrés, mais dont personne ne nous avait encore donné une édition entière, ni entièrement conforme aux manuscrits originaux.

De ceux de ces chapitres qui sont de véritables « brouillons, » et dont le contenu a été repris ensuite par Manzoni sous une autre forme, je dirai seulement qu’ils nous font voir le romancier italien toujours assez peu préoccupé de corriger son style, en homme assuré d’avance que son style sera bon, pourvu qu’il exprime simplement et clairement la pensée de l’auteur. C’est en effet sur la pensée, sur la présentation des faits et leur enchaînement, que portent les corrections successives de Manzoni ; et souvent même on a l’impression que, pour donner à son récit une allure plus vivante, il tâche à l’alléger de tous les ornemens poétiques dont il n’avait pu d’abord se défendre de le revêtir. De copie en copie, sa phrase prend un tour plus familier, sans cesse gagnant en douceur souriante ce qu’elle perd en éclat et en sonorité romantiques. Et, aussi bien, est-ce au fond comme à la forme du roman que s’applique cette méthode continue d’allégement et de simplification : de telle sorte qu’il y a, dans les deux volumes nouveaux, mainte page qu’on serait tenté de préférer à celle que lui a substituée l’auteur dans sa version définitive, si l’on ne découvrait ensuite que, dans le cours du roman, elle eût risqué de paraître trop longue, ou trop ambitieuse.

Mais surtout ces volumes nous révèlent une dizaine de chapitres que l’on ne saurait pas appeler des brouillons, car ils n’ont pas été remplacés dans la version dernière. Après les avoir maintes fois récrits. avec le reste de son livre, Manzoni s’est enfin décidé à les supprimer, les jugeant inutiles ou nuisibles à l’intérêt de son œuvre. Et, certes, il a sagement fait de les supprimer, puisque son œuvre se suffit pleinement sans eux ; et peut-être même en a-t-il laissé plusieurs autres que les futurs éditeurs des Fiancés feraient sagement d’envoyer rejoindre la série des brouillons et des passages coupés, ce qui aurait pour résultat, j’ose l’affirmer, de rendre encore plus sûres l’immortalité littéraire du « Roman » et sa popularité auprès du public italien. Mais, avec tout cela, il n’y a pas un seul de ces chapitres inédits où, à les prendre séparément, ne se manifeste à nous le génie de l’auteur, en même temps que s’en dégage pour nous ce charme subtil et indéfinissable qui naguère, dans la diligence de San Gimignano, faisait briller de plaisir les grands yeux noirs de mon compagnon de montée. Je voudrais qu’on les traduisît tous, ces chapitres inédits, pour que tout le monde pût y trouver l’émotion et l’amusement que je viens d’y prendre : mais, hélas ! à supposer même qu’une traduction leur conservât quelque chose de leur beauté ingénue, personne, probablement, ne daignerait employer son temps à les lire. En voici deux, cependant, dont je vais essayer de traduire quelques pages, deux chapitres d’un caractère aussi différent que possible, et qui se trouvent être, d’ailleurs, les deux premiers du premier volume des Fragment inédits.


Le premier, à défaut d’autre mérite, divertira le lecteur français d’aujourd’hui comme un paradoxe énorme, ou comme un écho des opinions esthétiques d’une autre planète. Au moment où Renzo et Lucie, tout fraîchement fiancés, se voyaient séparés, peut-être pour toujours, Manzoni avait d’abord introduit dans son texte, sous le titre de : Digression, un petit dialogue entre l’auteur et un de ses lecteurs, qui lui reprochait de n’avoir pas songé à décrire les nuances des sentimens amoureux de ses personnages : « Comment, lui disait ce lecteur, la passion des deux amans a traversé déjà plusieurs stades dont chacun a dû lui fournir l’occasion de se manifester et de se développer de la façon la plus intéressante ; et cependant vous ne nous avez rien fait voir de tout cela ! Votre histoire ne nous rapporte rien de ce qu’ont éprouvé ces malheureux jeunes gens ; elle néglige de nous peindre les débuts, la croissance, les communications de leur amour réciproque ; en un mot, elle ne prend pas la peine de nous les montrer amoureux ! » A quoi l’auteur répondait, notamment, entre plusieurs autres choses non moins imprévues et surprenantes pour nous :

Si je pouvais faire en sorte que cette histoire ne tombât pas en d’autres mains qu’en celles de deux fiancés amoureux, alors, peut-être, je tâcherais à y mettre le plus possible d’amour : car, pour de tels lecteurs, de telles peintures ne sauraient certainement avoir rien de dangereux. Tout au plus pensé-je que, pour ces lecteurs-là, de telles peintures seraient inutiles, et que tout l’amour qu’ils y trouveraient leur semblerait bien froid : car l’amour véritable ne se laisse point transfuser dans un écrit, même d’un auteur plus habile que moi. Mais supposez que cette histoire vienne à tomber, par exemple, entre les mains d’une jeune fille pauvre qui, ayant perdu toute pensée de mariage, s’en va tranquillement coiffant Sainte-Catherine, et cherche à tenir tout son cœur occupé de l’idée de ses devoirs, des consolations de la paix et de l’innocence, et de ces espoirs que le monde ne peut ni lui donner, ni lui enlever ; or, dites-moi un peu quel beau profit pourrait apporter à cette créature une histoire qui viendrait réveiller dans son cœur des sentimens que, en personne très sage, elle a réussi à y assoupir ? Ou bien supposez un jeune prêtre qui, par les graves offices de son ministère, par les fatigues de la charité, par la prière, par l’étude, travaille à sauter par-dessus les années périlleuses qui lui restent à parcourir, mettant tout son soin à ne pas tomber, et évitant de trop regarder à droite ni à gauche, avec la crainte de faire quelque faux pas dans un moment de distraction ; supposez que ce jeune prêtre s’amuse à lire cette histoire, — car enfin vous ne voudriez pas qu’on publiât un livre qu’un prêtre n’eût pas le droit de lire ; — et dites-moi un peu quel avantage il pourra retirer d’une description de ces sentimens qu’il est tenu d’étouffer toujours dans son cœur, s’il ne veut pas manquer à un rôle saint qu’il a assumé de son gré, s’il ne veut pas introduire dans sa vie une contradiction qui l’altérerait tout entière ! Et combien d’autres cas semblables je pourrais vous citer ! D’où je conclus que l’amour est nécessaire en ce monde, mais qu’on y en trouve déjà autant qu’il en faut ; et qu’il ne faut pas que d’autres que les amoureux se donnent la tâche de le cultiver ; et qu’à vouloir le cultiver ainsi on risque, simplement, de le faire naître où il n’est pas nécessaire. Il y a d’autres sentimens dont le monde a autrement besoin, et qu’un écrivain, suivant ses forces, peut s’employer à répandre un peu plus dans les âmes : par exemple la compassion, l’amour du prochain, la douceur, l’indulgence, le sacrifice de soi-même. Oh ! de ces sentimens-là on n’aura jamais trop ; et honneur aux écrivains qui cherchent à en mettre un peu plus dans les choses de ce monde ! Mais de l’amour, comme je vous le disais, il y en a, au bas mot, six cents fois plus qu’il n’en faut pour la conservation de notre vénérable espèce : et j’estime donc que c’est œuvre imprudente, de l’aller fomenter par les choses qu’on écrit.


Heureusement, l’autre chapitre des Fragmens inédits aura de quoi réconcilier avec Manzoni ceux des lecteurs d’à présent qui se seront trop scandalisés de la hardiesse paradoxale de la profession de foi littéraire que je viens de citer : car cet autre chapitre est, précisément, consacré au récit d’une aventure d’amour, et aussi passionnée, aussi ardente, aussi criminelle, que peut la souhaiter notre goût moderne le plus raffiné.

Parmi les digressions introduites par Manzoni dans ses Fiancés, et conservées par lui jusque dans la version dernière de son œuvre, il y en avait une qui, au contraire des autres, avait activement contribué au succès du roman, et tout de suite en était devenue l’une des parties les plus fameuses. C’était l’histoire de la jeune abbesse de ce couvent de Monza où s’était réfugiée la fiancée de Renzo. Le rôle de l’abbesse, dans l’intrigue principale, se réduisait en somme à assez peu de chose : elle accueillait Lucie dans son couvent, et puis, un jour, elle la livrait par trahison au puissant séducteur que la pauvre fille avait voulu fuir. Mais la tragique figure de cette femme, telle qu’il l’avait vue esquissée dans des documens contemporains, avait si vivement frappé l’imagination du romancier qu’il n’avait pu s’empêcher, à son tour, d’essayer de la peindre, n’avait donc raconté très longuement, avec une vérité pittoresque et une pénétration admirables, les circonstances qui, en contraignant la jeune Gertrude à se faire religieuse contre son gré, l’avaient conduite peu à peu à l’oubli de ses devoirs, au point de la rendre capable de la trahison qu’elle allait commettre à l’égard de Lucie. Ce grand épisode des Fiancés se trouvait être, de cette façon, quelque chose comme un nouvelle Religieuse, écrite seulement dans un tout autre esprit que celle de Diderot, — et, du reste, avec un art d’exposition infiniment supérieur ; — et innombrables avaient été les comparaisons qu’on en avait faites avec le célèbre roman de l’écrivain français. Manzoni nous donnait même à entendre, dans les dernières pages de son épisode, que l’abbesse, au moment où Lucie était venue se mettre sous sa protection, entretenait des rapports coupables avec un jeune débauché de Monza : mais, parvenu à ce point de son récit, il s’arrêtait assez brusquement, pour reprendre la suite de l’histoire de la fiancée de Renzo.

Or le roman de l’abbesse de Monza, dans la version primitive des Fiancés, se prolongeait encore pendant plusieurs pages, que Manzoni a cru devoir couper sur les épreuves de son livre. Leur suppression lui a été conseillée, nous dit-on, par deux de ses amis : le Français Fauriel, qui craignait que l’épisode de l’abbesse, en se prolongeant trop, ne nuisît à l’unité littéraire du roman, et l’évêque de Pavie, Mgr Tosi, qui craignait que la peinture trop vive de l’inconduite d’une abbesse ne fit tort à la portée religieuse du reste du livre. Le romancier s’était donc résigné à retrancher, en fin de compte, toute la dernière partie de son récit, et c’est cette dernière partie qu’on vient de nous restituer. Elle nous fait voir l’abbesse de Monza non seulement infidèle à son vœu de chasteté, mais poussée jusqu’au crime par une conséquence fatale de cet amour qui, comme le disait tout à l’heure Manzoni, a eu pour effet « d’altérer entièrement sa vie. »

L’auteur raconte d’abord, dans ces pages supprimées, comment les relations se sont engagées entre l’abbesse Gertrude et l’homme qui va devenir son amant. Un jour, comme Gertrude se promenait, seule, dans une petite cour de son monastère, elle a entendu une voix l’appelant ; elle a relevé la tête machinalement, et a aperçu le jeune homme qui, d’une fenêtre de la maison voisine, semblait lui demander la permission de descendre près d’elle.


Il faut rendre justice à cette malheureuse : quelle qu’ait été, jusqu’alors, la licence de ses pensées, le sentiment qu’elle éprouva, en cet instant fut une teneur franche et forte. Elle baissa aussitôt les yeux, fronça les sourcils avec une sévérité méprisante, et courut comme se réfugier sous l’abri du cloître : puis, se serrant contre le mur, elle parvint jusqu’à un petit escalier qui conduisait à sa chambre. Là, après avoir soigneusement verrouillé la porte, elle se laissa tomber sur un siège, toute haletante : et une foule de pensées lui assaillirent l’esprit. Elle commença d’abord à chercher, dans sa mémoire, si jamais elle avait fourni un motif quelconque à la hardiesse de cet homme, et s’étant reconnue innocente, elle se réconforta. Puis, toujours détestant sincèrement l’homme qu’elle avait vu, elle se mit à le revoir en pensée, à imaginer sa figure, afin d’arriver plus clairement à comprendre comment et pourquoi la chose s’était produite. Peut-être s’était-elle trompée ? peut-être le jeune homme avait-il voulu lui parler d’un sujet, indifférent ? Mais plus elle réfléchissait, plus il lui paraissait que sa première impression ne l’avait pas trompée : et ses réflexions, en même temps qu’elles fortifiaient sa certitude, la familiarisaient, peu à peu avec cette figure, diminuaient en elle l’horreur et la surprise premières. Chose étrange, le sentiment même de son innocence lui donnait une certaine sécurité à insister sur ces images. À présent, elle se complaisait librement à une curiosité dont, elle ignorait encore toute l’étendue, et considérait sans remords, sans précaution, une faute qui n’était pas la sienne. Enfin elle se leva, comme lasse de tant de pensées qui toutes aboutissaient à une seule ; et le désir l’envahit de se retrouver avec ses élèves, avec les sœurs, d’échapper à la solitude… Dans la salle des élèves, soit par hasard ou par un reste de curiosité, elle s’appuya à une fenêtre qui faisait face à la maison voisine, y regarda, vit le téméraire, qui n’avait pas bougé, s’éloigna aussitôt de la fenêtre, et sortit de la salle, en disant aux élèves, d’une voix toute troublée : « Travaillez bien ! » Mais à peine eut-elle pénétré dans le jardin, où elle s’était enfuie, qu’elle s’y sentit plus mal à l’aise encore que dans sa chambre. De nouveau la pensée lui vint : « Et si je m’étais trompée ? » Elle se dit qu’avant de dénoncer le jeune homme, ainsi qu’elle devait le faire, elle voulait d’abord être bien certaine de ses intentions. « Et puis enfin, conclut-elle, dans un accès de passions diverses, et puis enfin qu’y a-t-il de ma faute à tout cela ? Est-ce moi qui ai planté ce couvent tout contre la maison de cet homme ? Celles-là auraient dû y aviser qui sont venues s’enfermer ici de leur gré ! Que les choses aillent comme elles voudront ! Quant à moi, je ne veux plus y penser ! » Et ces paroles signifiaient, peut-être sans que Gertrude elle-même s’en rendit bien compte, que, désormais, elle n’allait plus penser à autre chose.


La pauvre femme commença par faire entendre au jeune homme qu’elle désapprouvait ses instances ; mais, de proche en proche, « après avoir passé des marques de la désapprobation à celles de l’indifférence, et de celles-ci à celles de la tolérance, » elle dut s’avouer vaincue. Et le premier sentiment qu’elle éprouva, au sortir de cette lutte intérieure, fut une grande joie. « À l’ennui, au dégoût, à la rancœur incessante, succédait tout à coup, dans son âme, une occupation forte et continue ; une vie puissante se répandait dans le vide de son cœur : Gertrude en fut comme enivrée. L’avenir lui apparut tout uni, délicieux. Quelques momens de la journée passés avec le jeune homme, et le reste employé à y penser, à les attendre, à les préparer, cela lui semblait une existence bienheureuse, qui ne lui laisserait ni soucis, ni regrets. »

Mais elle n’allait point tarder à apprendre que « les consolations d’une mauvaise conscience profitent, à ceux qui les goûtent, comme au fils de famille l’argent qu’il emprunte chez les usuriers. » Je ne puis malheureusement songer à traduire, ni même à analyser, les pages vraiment tragiques où Manzoni décrivait la suite de l’aventure. Il y montrait l’abbesse amenée, à la fois par la nécessité extérieure et par un besoin spontané, à mettre deux sœurs de son couvent dans la confidence de son intrigue. Puis, un jour, dans un mouvement de colère, elle avait dit à l’une de ces sœurs des paroles si dures, que, dès l’instant d’après, son amant et elle avaient craint que la sœur offensée ne voulût se venger. Et ainsi Gertrude, à l’instigation de son amant, avait fini par consentir à un assassinat. Toutes les circonstances du crime, les terreurs de l’abbesse, ses remords, son aversion croissante pour son complice et son impuissance à se délivrer du pouvoir qu’il avait pris sur elle, tout cela était raconté par le romancier avec un naturel et une précision qui font songer à ces vieilles chroniques italiennes d’où il prétendait transcrire son récit. Après quoi, il revenait au sujet de son roman ; et le lecteur se trouvait mieux préparé, de cette façon, à comprendre et à apprécier la peinture, laissée par Manzoni dans la version définitive des Fiancés, de l’accueil, tour à tour affectueux et méfiant, que recevait Lucie auprès de l’abbesse.


On pourrait se demander, seulement, s’il n’y a pas une certaine contradiction entre ce chapitre des Fragmens inédits et le chapitre précédent, où Manzoni s’interdisait de décrire, même, l’innocent et légitime amour des deux héros de son livre. Mais, d’abord, les deux chapitres ont été supprimés, dans le texte imprimé du livre, ce qui était une manière infaillible de les mettre d’accord. Et puis, pour peu que l’on veuille réfléchir à la véritable pensée de l’auteur, on s’apercevra vite que la contradiction n’était qu’apparente. Les sentimens que Manzoni se défendait de décrire, c’était précisément ceux de l’amour innocent, ceux qui s’accompagnent d’un plaisir sans mélange, et dont la description risque ainsi de raviver, dans plus d’un pauvre cœur, des désirs ou des rêves « péniblement assoupis : » tandis que le récit de la passion criminelle de l’abbesse, avec les souffrances de toute sorte qui l’avaient précédée et suivie, lui semblait fait, plutôt, pour inspirer un mélange bienfaisant d’horreur et de compassion. D’un bout à l’autre des Fiancés, aussi bien dans les passages supprimés que dans l’édition définitive, toujours le moraliste chrétien se retrouve, derrière le conteur et le peintre. Toujours on y sent un homme qui, après avoir beaucoup vécu, s’est profondément pénétré non seulement de la vérité foncière, mais encore et surtout de la nécessité pratique de ces croyances qu’il avait autrefois détestées et méprisées, avec tout le zèle d’un élève de Voltaire et de Condorcet. Et l’on ne saurait trop souhaiter, à ce propos, que la publication, qui nous est promise par M. Sforza, de la Correspondance de Manzoni nous permît de connaître enfin, dans ses détails authentiques, ce qu’on pourrait appeler le roman de la vie du grand romancier italien : la crise intérieure qui, du poète antireligieux du Triomphe de la Liberté, a fait le poète chrétien des Hymnes sacrés et des Fiancés.


T. DE WYZEWA.