Revues étrangères - Quelques Figures de mystiques siennois

Revues étrangères - Quelques Figures de mystiques siennois
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES FIGURES DE MYSTIQUES SIENNOIS



Mistici Senesi, par Piero Misciatelli, un vol. 8°, illustré. Sienne, 1913.


Dans ma jeunesse, un jour, il me vint une pensée de vouloir vivre d’herbes et d’eau. Je projetai d’aller demeurer dans un bois ; et je me mis à me dire à moi-même : « Que feras-tu dans un bois ? Que mangeras-tu ? » Sur quoi, me répondant pareillement à moi-même, je me dis : « Eh bien ! je ferai comme faisaient les saints pères d’Egypte ! Je mangerai de l’herbe quand j’aurai faim, et, quand j’aurai soif, je boirai de l’eau ! » Ainsi donc je résolus de faire ; et, afin de vivre tout à fait selon Dieu, je résolus également de m’acheter une Bible pour la lire ; et j’allai aussi m’acheter une enveloppe en cuir de chameau, de manière que l’eau ne risquât point de la traverser et de mouiller ma Bible. Et puis, toujours avec mon beau projet, je partis de Sienne, en quête de l’endroit où je pourrais m’installer ; et je résolus d’aller ainsi en exploration jusqu’à Massa. Et, pendant que je suivais la vallée de Rochegiano, j’allais m’émerveillant tantôt de cette colline et tantôt de cette autre, tantôt de ce bois et tantôt de cet autre, et j’allais me disant de moi à moi : « Oh ! ici, comme je serai bien ! Oh ! là, comme je serai encore mieux ! »

En conclusion, sans m’être arrêté nulle part, je m’en retournai à Sienne, et résolus de commencer par faire l’épreuve de cette vie que je voulais vivre. Et ainsi je m’en allai, un matin, hors de la Porte des Foulons, et me mis à cueillir une salade de pimprenelle et d’autres méchantes herbes ; et je n’avais emporté avec moi ni pain, ni sel, ni huile. Et je me dis : « Commençons, pour cette première fois, par laver notre salade et par la gratter ; la prochaine fois, nous nous bornerons à la racler sans la laver autrement ; et puis, quand nous aurons un peu plus d’habitude, alors, nous aussi, nous nous passerons de la nettoyer, et par degrés même, peut-être, nous finirons par nous passer de la cueillir ! » Si bien qu’avec le nom béni du Seigneur Jésus, je commençai par une bouchée de ma salade ; et, me l’étant mise en bouche, je commençai à vouloir la mâcher. Mâche, mâche, j’avais beau essayer, impossible de l’avaler ! Ce que voyant, je me dis : « Eh bien ! buvons une gorgée d’eau, cela fera passer la salade ! » Mais, bah ! l’eau descendait, et l’herbe s’obstinait à me rester dans la bouche. En fin de compte, je bus une demi-douzaine de gorgées d’eau par-dessus une bouchée de pimprenelle, mais toujours sans pouvoir réussir à avaler celle-ci. Et sais-tu ce que je veux te faire entendre par là ? Eh bien ! avec ma bouchée d’herbe, j’ai fait partir de moi toute tentation : car de la façon la plus certaine je reconnais aujourd’hui que ce n’était là qu’une tentation. Ce qui m’est arrivé ensuite (lorsque je suis entré dans la vie religieuse) a été une élection, et non pas une tentation. Oh ! combien il sied d’hésiter avant de suivre tel de ces désirs qui d’abord nous paraissent si bons, et qui parfois se trouvent être si mauvais !


J’ai traduit le plus fidèlement que j’ai pu cette page célèbre, où revit pour nous dans toute sa fraîcheur immortelle le doux sourire « franciscain » de saint Bernardin de Sienne. Et combien franciscaine, aussi, la doctrine qui ressort de cette confidence autobiographique du vieux saint siennois ! Le fait est que de plus en plus, à mesure que j’ai eu l’occasion d’observer de plus près l’exquise figure du Poverello, j’ai déploré l’erreur de ceux de ses disciples immédiats et de ses récens biographes qui, — par un sentiment de réaction d’ailleurs bien légitime contre les tendances trop « temporelles » de ce qu’on pourrait appeler l’école du frère Élie, — ont voulu incarner tout l’idéal franciscain dans une vie de solitude et de macérations. Certes saint François lui-même, et saint Bernardin après lui, ont beaucoup aimé ces grottes sauvages des Carceri ou de l’Alverne où nul souci des misères du monde ne risquait de venir les troubler dans la contemplation de leur divin Maître : mais tous deux ont toujours considéré les séjours qu’ils y faisaient comme d’heureux instans de repos et quasi de récompense, tandis que leur mission véritable était de travailler pour leur Maître au milieu du monde, et d’y travailler bravement et gaîment, — en chantant, comme le fils « français » de la Provençale dame Pica, ou bien en mêlant à leurs pieux propos toute sorte de ces saillies familières et plaisantes dont débordent les admirables sermons de saint Bernardin.

Oui, c’est assurément le plus pur esprit franciscain qui s’exhale pour nous de la personne et de l’œuvre de l’apôtre siennois, à commencer par la manière dont celui-ci, dans sa première jeunesse, s’est rendu compte de son peu d’aptitude pour le régime, trop « végétarien, » des vénérables ermites du désert. Et lorsque, peu d’années après, en 1400, le jeune chevalier de la noble maison des Albizzeschi, s’étant mis à la tête d’un groupe intrépide de dix autres gentilshommes, est venu s’installer pendant quatre mois à l’hôpital de Sienne, afin d’y soigner tendrement, nuit et jour, la foule des indigens atteints de la peste, j’imagine que plus d’une fois son grand modèle et devancier ombrien lui sera apparu avec un affectueux sourire paternel, le félicitant de n’avoir pas réussi, naguère, à avaler cette bouchée de salade qui voulait l’empêcher de se vouer tout entier au service des pauvres.


Les biographes de saint François s’accordent à regretter que personne, parmi les contemporains, n’ait eu l’idée de prendre par écrit et de nous transmettre les discours enflammés de l’apôtre-poète. Mais je ne puis me défendre de penser qu’une partie au moins de cette fâcheuse lacune se trouverait comblée, pour le lecteur français, par une bonne traduction de la touchante série des sermons populaires siennois de saint Bernardin, prononcés en présence d’une foule énorme sur la Grand’Place de la cité de la Vierge, entre le 14 août et le 30 septembre de l’année 1427. Il y avait alors à Sienne un certain maître Barthélémy, tondeur de laines, qui « ayant une femme et plusieurs enfans, et ne possédant que fort peu de biens, mais beaucoup de vertus, s’est, pendant quelque temps, relâché de son travail et s’est mis à recueillir par écrit les sermons du saint de verbo ad verbum, ne laissant aucune parole qu’il ne l’écrivit telle que le saint la disait. » Debout au pied de la chaire de planches adossée à l’un des coins de la façade rouge du Palais Public, ce maître Barthélémy « écrivait avec un stylet sur des tablettes de cire ; et puis, le sermon achevé, il s’en retournait à sa boutique et copiait sur un cahier tout ce qu’il venait ainsi de noter, de telle façon que, ce même jour, avant de se remettre à son travail ordinaire, il se trouvait avoir écrit deux fois le sermon tout entier. » Après quoi le premier éditeur de la série de sermons croit devoir nous affirmer de nouveau que, par un vrai miracle de zèle chrétien, son digne ami le tondeur de laines est parvenu à « conserver jusqu’au moindre petit bout de parole échappé de la sainte bouche du bienheureux Bernardin ; » et le fait est qu’il nous suffit d’ouvrir au hasard le vénérable recueil pour avoir aussitôt l’illusion d’être nous-mêmes admis à entendre et à voir l’orateur franciscain, merveilleusement vivant auprès de nous avec les mille nuances expressives de son accent, de ses gestes, des jeux de son visage. Du haut de sa chaire improvisée, c’est à nous que s’adressent ses tendres appels ; et d’où vient donc le mélange tout particulier d’émotion et de ravissement qu’ils répandent en nous, sinon de ce que, dans chacune des phrases du disciple de saint François, nous percevons nettement l’écho de la voix, — et du cœur, — de son maître ?

« Que si ta femme te rend la vie pénible, — nous dit par exemple saint Bernardin ? — il faut qu’ou bien tu tâches à la corriger par de bonnes et douces paroles, ou bien tu te résignes à la supporter. Jamais, en aucun cas, tu ne devras la battre ! » C’est exactement le contraire de ce qu’enseignait, vers le même temps, dans la même ville de Sienne, un autre fameux orateur et docteur franciscain : « Si ta femme ne se laisse pas amender par des paroles aimables, — écrivait en effet le frère Chérubin, — reprends-la en paroles brusques et âpres, en menaces violentes ; et puis, que si cela encore ne suffit pas, saisis ton bâton et bats-la fortement ! » Piglia il bastone e battila molto bene ! Mais saint Bernardin ne se faisait pas faute de contredire jusqu’aux plus illustres des docteurs de son siècle, chaque fois qu’il avait conscience de défendre contre eux la doctrine et l’esprit de ce saint François qu’il a vraiment réussi à continuer, ou plutôt à « recommencer, » ici-bas, un peu de la façon dont saint François avait naguère rêvé de « recommencer » le Christ des Évangiles. Écoutons-le s’efforçant à dissiper dans l’âme de ses auditeurs la crainte d’une venue prochaine de l’Antéchrist, dans l’instant même où cette venue leur était solennellement annoncée par saint Vincent Ferrier et d’autres éloquens visionnaires dominicains :


Moi-même, depuis que j’étais tout petit, j’ai entendu affirmer que l’Antéchrist était né. Mais que dis-je ? Dès le temps des apôtres, on assurait déjà qu’il était né, et puis encore au temps de saint Bernard. Et voici que l’on se remet à l’assurer de nos jours ! Ah ! quelle folie c’est là, de vouloir en connaître plus long que le bon Dieu a voulu que nous en connaissions ! Qui donc y a-t-il qui sache ce qui en est de l’Antéchrist ? Pas une créature au monde qui le puisse savoir, attendu que Jésus-Christ lui-même, en tant que Dieu, n’a pas voulu le dire aux apôtres, ni même ne l’a jamais su pour son compte, en tant qu’homme !… Jamais l’Antéchrist ne viendra, si ce n’est au jour où un silence de mort aura achevé d’envahir notre foi chrétienne !


« Combien est fort et plein de noblesse celui qui a plutôt passion que compassion de son prochain ! » s’écriait encore notre prédicateur siennois, avec un jeu de mots qui aurait rempli de joie l’âme naïve et brûlante du Poverello. « Savez-vous, — demandait-il à ses ardens compatriotes, toujours prêts à se diviser en d’implacables factions politiques, — savez-vous qui est vraiment aveugle et sourd ? C’est celui qui prend parti pour les Guelfes ou les Gibelins ! » Et comme on lui reprochait respectueusement de n’avoir pas accepté le siège épiscopal de Sienne, qui venait de lui être offert par le pape Martin V : « Si j’étais revenu ici comme vous vouliez que j’y vinsse, c’est-à-dire en qualité de votre évêque, cela m’aurait fermé la moitié de la bouche. Tenez, voyez, comme ceci ! Voilà comment j’aurais été, et nul moyen de vous parler dorénavant autrement qu’avec la bouche à demi fermée ! Or, moi, j’ai voulu venir chez vous de façon à pouvoir vous parler ainsi, à bouche déployée : parce que, de cette façon, je puis vous dire ce que je veux, et vous parler à ma manière de tous les sujets ! » Ne nous semble-t-il pas voir saint François lui-même, dans la petite chaire extérieure de l’église Saint-Nicolas, sur la place d’Assise, s’amusant à fermer d’une de ses mains la moitié de sa bouche, pour mieux représenter à ses concitoyens la peine qu’il aurait eue à s’entretenir avec eux s’il s’était laissé entraîner à accepter l’une ou l’autre de ces dignités ecclésiastiques dont on ne cessait pas de vouloir l’affubler ?


Aussi ai-je la conviction qu’un jour viendra où ce seul vrai disciple et continuateur de saint François d’Assise prendra place dans tous nos cœurs à côté de son maître, — s’y substituant désormais aux douces et médiocres figures de ce frère Léon ou de ce frère Égide que je soupçonne de n’avoir même jamais essayé de comprendre l’héroïque grandeur « active » du maître qu’ils aimaient. Je dirai plus. Né en Ombrie d’un père ombrien, saint François ne saurait cependant être considéré comme le compatriote de ces pieux et paisibles rêveurs qu’il menait à sa suite : dès le début, les deux sangs, italien et français, qui se mélangeaient dans ses veines ont fait de lui un être singulier et indéfinissable, avec un tempérament et un caractère profondément différens de ceux que nous font voir les diverses espèces de la race italienne. Mais il n’en reste pas moins, après cela, que nulle autre cité d’Italie ne nous montre autant que la patrie de saint Bernardin un ensemble de qualités intellectuelles et morales qui ait de quoi nous rappeler, de près ou de loin, cette étrange nature du Poverello, avec son double besoin de rêve et d’action, son amour passionné de la vie Raccompagnant d’une impuissance foncière à concevoir celle-ci autrement que « sous la catégorie de la poésie. » Dans la mesure où il était possible au génie de saint François d’être compris et senti d’une des nations italiennes, c’est incontestablement à la nation siennoise que devait revenir ce précieux privilège ; et, en effet, il n’est pas douteux qu’au point de vue de la figuration artistique, par exemple, aucune autre école n’a égalé les vieux maîtres siennois en pure et vivante beauté franciscaine. Des salles entières de l’Académie de Sienne sont remplies de portraits (imaginaires) de saint François ou de scènes de sa « légende » qui, infiniment mieux que tous les récits de Thomas de Celano et des Trois Compagnons, valent à ressusciter devant nous l’âme authentique du saint ; et qui donc, parmi les visiteurs d’Assise, à la Basilique de la Colline du Paradis, ou à l’église Sainte-Claire, n’a éprouvé comme un frisson de surprise ravie, lorsque, au bas de quelque savante fresque florentine ou romaine, une petite Vierge siennoise des Lorenzetti, un groupe de Saints de Simone Martini, s’est mis soudain à lui chanter son adorable musique ? Qui n’a eu l’impression d’échapper tout d’un coup aux splendeurs et aux misères du monde d’alentour, pour se trouver délicieusement assis sur un tapis de fleurs, sous les vieux oliviers de la Portioncule, en compagnie du cher « jongleur du Christ » occupé à improviser quelque nouvelle strophe de son Cantique des Créatures ? Étonnante et exquise peinture, en vérité, qui semble s’insinuer à la fois dans nos cœurs par chacun de nos sens ; et depuis sa lumière, jusqu’à son parfum, rien d’elle qui ne nous paraisse directement jailli du grand cœur enchanté de saint François d’Assise !

Ainsi imprégnée d’images franciscaines, bercée de légères chansons que l’on dirait pareillement issues des lèvres mélodieuses du Poverello, la race siennoise ne pouvait manquer de donner à l’Italie l’héritier le plus parfait de l’esprit et de l’œuvre de l’apôtre d’Assise. Ce n’est pas sans motif que le vénérable peintre Sano di Pietro, dans le portrait quasi « officiel » qu’il nous a laissé de saint Bernardin sur l’un des murs du Palais Communal de Sienne, a représenté le vieux saint portant, dans l’une de ses mains, un plan en relief de sa ville natale. Plus encore que sa glorieuse compatriote et devancière, la plébéienne Catherine Benincasa, le patricien Bernardin degli Albizzeschi incarnait en soi le séculaire génie de sa race ; et lui-même s’en rendait compte très profondément, avec cette admirable justesse d’observation qui s’alliait chez lui à la flamme poétique, de telle sorte qu’il ne se lassait pas de proclamer, dans ses sermons, la force irrésistible du lien qui l’attachait à Sienne. Aussi bien personne n’a-t-il, avant ou après lui, défini plus exactement le caractère d’une race que notre Montluc allait appeler bientôt un « peuple de grands enfans, » et dont le cardinal du Bellay allait dire : « C’est une étrange bête que cette ville-là ! »


Je crois, — s’écriait notamment saint Bernardin, — que vous avez, au fond, un sang plein de douceur. Et comme je vous sais de telle nature que vous avez toujours vite fait de vous dégoûter d’une même chose, et vite fait aussi d’y reprendre goût ; et comme je vous vois aujourd’hui en tant de divisions et de haines que sûrement, si vous n’aviez pas été d’un cœur très humain, vous n’auriez pu manquer de finir par vous faire quelque grand mal, tout cela me prouve bien encore que votre nature est d’être très mobiles ; et de même que vous êtes prompts au mal, de même aussi vous avez vite fait de retourner au bien.


Cette infinie « mobilité » du génie siennois, qui se révèle à nous jusque dans la pensée et le style de saint Bernardin, c’est encore l’un des traits qui manquent, d’ordinaire, aux âmes ombriennes ; et par là encore je serais tenté de relier saint François d’Assise aux compatriotes de Duccio et des Lorenzetti. Parmi les saints innombrables qu’a produits, au long des siècles, la Cité de Marie, la très grande majorité sont des « convertis. » Ils commencent par s’enivrer ardemment de tous ces plaisirs que buvait à pleine coupe, de son côté, sur la Place et dans les petites rues tournantes d’Assise, le jeune fils du marchand Pierre Bernardone ; et puis un jour, comme lui, les voilà n’aspirant plus qu’aux saintes jouissances de la victoire sur soi-même et du service de Dieu ! D’année en année, nous assistons ainsi à d’incessantes répétitions de la même crise subite et radicale, transformant en d’humbles mendians ou en des solitaires étrangers au monde des Siennois de tout âge et de toute condition qui, jusque-là, s’étaient signalés par leur fièvre passionnée de luxe ou de richesses. Ou bien, au-dessous de cette troupe merveilleuse de saints, ce sont les deux figures ennemies du gibelin Provenzano Salvani et de la guelfe Sapia de Castiglioncello qui, l’un et l’autre, nous apparaissent dans le poème de Dante comme d’inoubliables exemples de cette « mobilité, » toute « franciscaine, » de l’âme de leur race. Voici qu’au plus fort de sa gloire et de sa puissance, Provenzano, l’illustre vainqueur de Montaperli, se dépouille de ses habits somptueux et demande l’aumône, afin de secourir un ami prisonnier : « Librement, sur la place de Sienne, — toute vergogne mise de côté, il s’installe ; — et là, pour tirer de peine son ami, — qui se trouve enfermé dans la prison de Charles, — il se condamne à trembler de toutes ses veines. »

Et, lorsque ensuite le poète, rencontrant dans un autre des cercles du Purgatoire, la Siennoise Sapia, couverte d’un cilice, avec les paupières cousues d’un fil de fer, lui exprime sa surprise de la voir heureusement sauvée de l’enfer, après tant de preuves qu’elle a données de son farouche orgueil et de l’impitoyable dureté de son cœur : « J’ai voulu, lui répond-elle, faire ma paix avec Dieu sur l’extrémité — de ma vie ; et encore n’aurait-il pas suffi — de toute ma pénitence pour me tirer de peine, — s’il ne s’était pas trouvé que se fût souvenu de moi — Pierre Pettinagno dans ses saintes prières. »


C’est ainsi qu’une fraîche et pénétrante odeur franciscaine s’exhale pour nous de toutes les pages du volume consacré récemment par M. Piero Misciatelli à l’histoire des principaux Mystiques siennois. Impossible d’imaginer des âmes plus intimement proches de celle du grand saint de la Portioncule, — à l’exception toutefois du fâcheux capucin siennois Bernardino Ochino, dont M. Misciatelli aurait bien dû garder le portrait pour un autre recueil, au lieu d’associer comme il l’a fait aux douces figures souriantes d’un Giovanni Colombini et d’un saint Bernardin celle de ce raisonneur vaniteux et intraitable, dont les subtilités dialectiques ont fini par agacer Calvin lui-même et ses autres frères en protestantisme. Quoniam non cognovi literuturam, introibo in potentias Domini (parce que je n’ai point connu la littérature, je me trouverai admis au royaume de Dieu) : cette phrase ingénue d’un vieux saint siennois, que l’on croirait sortie de la bouche du frère Genièvre ou de quelqu’un de ses compagnons de la première génération franciscaine, nous revient sans cesse à l’esprit en présence d’un groupe pittoresque et touchant de « grands enfans, » obstinément résolus à ne chercher le bonheur que dans les seules voies de la pauvreté et de l’ignorance, de l’oubli complet de soi-même et de l’amour d’autrui. Ne nous semble-t-il point, par exemple, retrouver un chapitre perdu du Miroir de Perfection et des Fioretti dans cet extrait d’un recueil siennois d’exemples moraux » du XIVe siècle :


Il y avait comme prieur, au couvent de la Selva del Lago, en ce temps-là, un très saint et vénérable frère Bandino, de la famille des Balzetti de Sienne. Un jour, étant l’heure de midi et les frères ayant à garder le silence, dans leurs cellules, voici que le frère Bandino découvre qu’un voleur a pris l’âne du couvent et est en train de l’emmener avec soi ! Sur quoi le prieur, ne voulant pas rompre le silence ni le faire rompre aux frères, est bien forcé de souffrir que le voleur s’en aille avec cet âne. Du moins s’en va-t-il lui-même à l’église, devant l’image du Sauveur ; et là il se jette en prière, implorant Dieu pour ce larron, afin que Dieu lui donne la vraie connaissance, de telle manière qu’il puisse se repentir et sauver son âme. Si bien que, le larron s’en allant avec l’âne et se trouvant déjà presque hors du bois, voilà que, au moment de sortir de celui-ci, l’âne s’arrête comme s’il avait été de pierre et attaché au sol. Alors notre homme, craignant d’être rejoint, veut s’en aller et laisser l’âne. Mais à lui-même, tandis qu’il essaie de sortir du bois, il lui parait que l’air lui barre le passage, comme un mur, de telle façon que par aucun moyen il ne réussit à sortir.

Et alors ce larron, en se voyant ainsi arrêté, fut pris de componction au fond de son cœur, et fit vœu à Dieu et à la Vierge Marie que, si seulement la grâce lui était accordée de sortir de là, il reviendrait en arrière et remettrait l’âne et le restituerait, et puis que désormais il s’amenderait et corrigerait sa vie. Sur quoi, ce vœu fait, l’âne de son propre gré revint en arrière ; et le larron, se sentant tout d’un coup comme détaché, revint avec l’âne jusqu’au couvent, et demanda le prieur du lieu, — c’est, à savoir, le bienheureux frère Bandino, qui se trouvait prieur à ce moment-là, — et il rendit l’âne et avec bien des larmes s’accusa de sa faute, en racontant le miracle qui était arrivé. Alors le bienheureux frère Bandino lui pardonna, et lui fit donner bonne aumône. Et puis, avec grand amour et grande charité, il l’admonesta, et le pria de ne plus mal faire et d’amender sa vie. Ce que l’ancien larron lui promit de faire ; et là-dessus le frère Bandino le renvoya en paix.


Mais au reste ne suffit-il pas de se rappeler l’antique et fameuse devise de Sienne pour sentir aussitôt que nul autre lieu au monde n’a jamais possédé en soi une âme plus parfaitement, plus délicieusement « franciscaine. » Cor tibi magis Sena pandit ; « plus au large encore que ses portes, Sienne t’ouvre son cœur ! » Jamais peut-être saint François lui-même n’a prononcé une parole qui répondit mieux à son idéal de beauté chrétienne ; et j’ai songé souvent à l’émotion qu’il a dû éprouver, lorsque, certain soir de printemps, entrant pour la première fois à Sienne, après avoir fait tournoyer longuement, sur la route, le pauvre frère Masseo, — ainsi que nous le raconte l’un des plus célèbres passages des Fioretti, — il a lu au fronton de la porte vénérable ce salut que lui adressait la vénérable cité. Oui, celle-là était vraiment digne de l’accueillir ; et Ion sait en effet le grand rôle qu’il était destiné à y jouer dès cette première visite. « En ce même instant où le saint pénétrait dans la ville, un bon nombre de Siennois étaient en train de se battre, et déjà il y en avait deux qui avaient été tués. Mais dès que saint François fut arrivé sur le lieu du combat, il leur prêcha si dévotement et si saintement qu’il les ramena tous à grande union et concorde mutuelle. »

Il repartit de Sienne, comme l’on sait, dès l’aube du lendemain, pour échapper à l’ovation que lui préparaient le saint évêque de la ville et ses diocésains. Mais, à mainte reprise plus tard, nous le retrouvons dans la cité toscane, — ou plutôt à demi toscane et déjà presque à demi ombrienne, dételle sorte qu’il y avait en elle un mélange de races un peu pareil à celui qui nous explique la « singularité » de l’apôtre d’Assise. Plus d’une fois celui-ci est venu ramener de nouveau « à grande union et concorde mutuelle » le « peuple de grands enfans » qui avait été naguère des premiers, en Italie, à entendre pieusement l’écho de sa voix ; et semblablement je me plais à imaginer l’enthousiasme ingénu avec lequel, pendant l’un ou l’autre de ces séjours ultérieurs à Sienne, il a dû recueillir des lèvres de ses hôtes l’histoire de l’un des plus touchans entre ses devanciers, le bienheureux Sorore, fondateur de l’illustre Hôpital de l’Échelle.


C’était, ce Sorore, un pauvre savetier, né à Sienne vers l’an 830, d’une famille d’artisans obscurs et craignant Dieu. Sa mère, au moment de le mettre au monde, avait eu un rêve : elle avait vu une immense échelle qui s’élevait de terre, et que gravissait triomphalement le fils qui allait naître délie : si bien que celui-ci, dans la suite, a donné pour enseigne une échelle symbolique à l’admirable auberge des indigens et des malades dont il a entrepris de doter sa chère patrie. Après la mort de ses parens, en effet, le jeune savetier s’est mis en quêle d’un moyen pour lui de commencer cette montée qui lui avait été jadis prédite par sa mère ; et le meilleur moyen qu’il a trouvé a été de transformer son humble échoppe en une maison des pauvres. Un beau jour, ses voisins ont eu la surprise de le voir s’employer, en chantant, à démolir sa maison pour la rebâtir plus grande et plus commode ; et bientôt, après s’être moqués, ils sont venus l’aider, et la ville entière n’a pas tardé à connaître l’audacieux projet du jeune savetier. Sans compter que Sorore, comme allait faire ensuite le jeune François, a vite résolu d’obtenir plus ou moins directement la collaboration de ses compatriotes. Il s’en est allé par les rues de Sienne avec une charrette où il entassait les pierres qu’on voulait bien lui donner pour sa reconstruction ; et peu s’en est fallu, sans doute, qu’il ne promît déjà aux gens qu’il rencontrait « une récompense au ciel pour celui qui lui donnerait une pierre, deux pour celui qui lui en donnerait deux, » et ainsi de suite.

Le fait est qu’en très peu de temps Sorore a pu offrir aux pauvres de Sienne la plus belle et somptueuse auberge de la chrétienté. L’étranger, l’indigent, le malade, l’enfant, chacune de ces quatre catégories d’hôtes y était assurée d’un accueil amical. L’étranger y trouvait un logement, l’indigent un repas, le malade des soins, tout cela pour l’amour de Dieu, de la part de Dieu ; et quant aux enfans orphelins ou abandonnés, pour eux l’Hôpital de l’Échelle constituait une école en même temps qu’un abri, — ainsi que nous l’apprend aujourd’hui encore l’une des charmantes fresques de Domenico di Bartolo, où nous voyons nombre de riches bourgeois et d’élégantes dames de la ville rivalisant à emmailloter, à nourrir, à instruire ou amuser des bambins de tout âge.

Une autre fresque voisine représente une série de fiançailles solennellement célébrées dans le même Hôpital : car le bienheureux Sorore n’avait pas manqué de pourvoir aussi au mariage de ses pupilles : et tous les ans, le jour du Jeudi saint, pendant de longs siècles, les jeunes filles élevées par les sœurs de l’Hôpital sont venues s’asseoir derrière une table dressée en plein air, vis-à-vis de la façade de la cathédrale, de telle manière qu’il fût permis aux jeunes hommes siennois de les considérer et puis de s’offrir à épouser l’une ou l’autre d’entre elles, après s’être dûment informés de la dot qui lui était allouée par le trésor de l’œuvre.

Ainsi le bienheureux Sorore a réussi à gravir tous les degrés de l’échelle qui devait l’élever jusqu’au « royaume de Dieu. » Et l’on pense bien que l’incroyable succès de son œuvre n’a pas été sans exciter tout particulièrement contre lui la fureur de ce Malin qui, quatre cents ans plus tard, allait s’ingénier par tous les moyens à entraver saint François dans l’accomplissement de l’ordre surnaturel donné au jeune apôtre par la bouche du Christ en croix de l’église Saint-Damien.



Un jour donc, avec la permission du Seigneur, le Démon se travestit en pèlerin et vint demander logement au bienheureux Sorore, qui s’empressa de le recevoir tendrement dans sa maison, et lui donna le meilleur lit pour se reposer. Le lendemain matin, le Démon se présente devant Sorore et lui dit : « Certes, je te suis grandement obligé de la charité dont tu as usé envers moi : mais de l’injure qui vient de m’être faite, je ne puis que m’en affliger, attendu que, étant venu me loger chez toi par crainte que ne nie fût ravie, dans une auberge ou un autre lieu, la bonne somme de deniers que j’avais apportée, je vois maintenant combien je me suis trompé dans cette pensée ; et du même coup je découvre que tu n’es pas du tout ce saint homme plein de charité que te proclame le monde, mais bien un voleur et pillard de grand chemin, enlevant leur avoir aux pauvre pèlerins, ainsi que tu m’as dérobé, à moi, ma bourse toute pleine de tant de deniers ! »

Ce qu’entendant, Sorore demeura tout confus et presque hors de soi ; et c’est à grand’peine qu’il put retrouver le souffle pour parler, se sentant accablé d’une si lourde calomnie. Et comme il était si innocent, et si pur, et si simple qu’il ne pouvait pas croire que ce pèlerin étranger lui eût dit un mensonge, et comme, d’autre part, il ne parvenait pas à se persuader qu’aucun des autres étrangers qu’il avait logés eût été capable de commettre le vol, il se mit donc à rechercher par toute la maison cette fameuse bourse que le diable affirmait faussement lui avoir été prise.

Ne la trouvant pas, le pauvre Sorore adressa aux autres étrangers susdits une exhortation affectueuse ; il leur dit que si l’un d’entre eux, aveuglé par le démon, avait eu vraiment le malheur de commettre le vol, il le conjurait de restituer la bourse pour le salut de son âme propre et puis aussi afin de le sauver du scandale, lui, Sorore, ainsi que sa maison, attendu que désormais les étrangers ne viendraient plus y demeurer, s’ils apprenaient qu’on y volait les gens. Là-dessus tous ses auditeurs restèrent atterrés ; et pour montrer qu’ils n’étaient pas ingrats à l’égard de leur bienfaiteur, ils firent voir minutieusement tout leur avoir, et allèrent même jusqu’à se dépouiller afin de donner satisfaction à l’importun accusateur qui, cependant, s’obstinait à déclarer contre le serviteur de Dieu : « Je persiste à n’être pas satisfait, car c’est toi qui es un voleur et non pas tous ceux-là ! » Et puis, avec maintes injures et vilenies, sur-le-champ il alla dénoncer Sorore au tribunal. Là, quand il y fut appelé, le pauvre serviteur de Dieu se mit en devoir d’exposer ses raisons : mais telle était la perfidie du Démon que déjà non seulement les fonctionnaires de la justice, mais aussi d’autres citoyens commencèrent à se soulever contre le pauvre Sorore, le soupçonnant de n’être homme de bien qu’en apparence. Et comme enfin le juge le menaçait de le mettre en prison, voici que le bienheureux s’avisa d’enlever d’autour de son col un certain petit sachet contenant des reliques ; et, en posant le sachet devant le Podestat, il lui dit : « Seigneur, faites jurer à cet homme, sur ces reliques de saints, que ce qu’il est venu affirmer devant votre tribunal se trouve être bien vrai, à savoir : qu’il a vraiment apporté hier dans ma maison une bourse pleine de deniers ! Et puis ensuite, que s’il le jure, faites de moi ce qui vous plaira ! » À ces mots le Démon disparut avec une très grande rumeur, laissant le juge tout couvert d’immondices et les assistans tout comblés de stupeur. Et Sorore put s’en retourner en paix à ses bonnes œuvres.


M. Misciatelli suppose en outre que c’est depuis ce jour, et sous l’inspiration immédiate du bienheureux Sorore, que tous les hôtes de l’hôpital de Sienne sont tenus de déclarer d’abord très exactement le contenu de leurs poches, — par crainte d’aventures pareilles à celle qu’a faussement alléguée l’implacable ennemi du bienheureux. Mais sauf le cas où le savant historien siennois se trouverait en état d’appuyer son assertion sur une pièce d’archives, — chose d’autant moins probable qu’il ne se fait pas faute lui-même, par ailleurs, de nous exprimer son incrédulité à l’égard du « mythe » de Sorore, — je me refuserai toujours à soupçonner d’un acte de défiance aussi peu franciscain l’un des « annonciateurs » les plus vénérables de la personne et de l’œuvre de saint François d’Assise.


T. de Wyzewa.