Revues étrangères - Quelques épisodes de la vie de Kant

Revues étrangères - Quelques épisodes de la vie de Kant
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES ÉPISODES DE LA VIE DE KANT


Kant’s gesammelte Schriften, nouvelle édition, publiée par l’Académie des Sciences de Berlin, tomes X et XI : Briefwechsel, 2 vol. in-8o ; Berlin, 1901.


« Au fond des mers du Nord, il y avait alors (en 1789) une bizarre et puissante créature, un homme, non, un système, une scolastique vivante, hérissée, dure, un roc, un écueil taillé à pointe de diamant dans le granit de la Baltique. Toute philosophie avait touché là, s’était brisée là. Et lui, immuable. Nulle prise au monde extérieur. On rappelait Emmanuel Kant ; lui, il s’appelait Critique. Soixante ans durant, cet être tout à fait abstrait, sans rapport humain, sortait juste à la même heure, et, sans parler à personne, accomplissait, pendant un nombre donné de minutes, précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes l’homme de fer sortir, battre l’heure, et puis rentrer. Chose étrange, les habitans de Kœnigsberg virent (ce fut pour eux un signe des plus grands événemens) cette planète se déranger, quitter sa route séculaire ; on le suivit, on le vit marcher vers l’ouest, vers la porte par laquelle venait le courrier de France. » Qui ne connaît ces lignes magnifiques de Michelet ? Qui n’a tiré d’elles, bien plus que de tous les ouvrages des philosophes, l’image du « système » vivant que fut, en effet, l’auteur de la Critique de la Raison pure et de la Métaphysique des Mœurs ? Or le courrier de l’ouest, quelque temps après, apporta à cet « homme de fer » une lettre qui, peut-être, ne le troubla pas moins qu’avait fait, en 1789, la nouvelle de la Révolution française. La lettre venait d’une jeune fille inconnue, Marie de Herbert, et, avec l’orthographe et le style les plus extravagans, disait au vieux philosophe à peu près ceci :


Grand Kant !

Je t’invoque comme un croyant invoque son Dieu, pour que tu me secoures, ou me consoles, ou me condamnes à mort. Tes argumens, dans tes livres, suffisent pour me renseigner sur la vie future ; et c’est ce qui fait que je recours à toi : mais je n’y ai rien trouvé au sujet de cette vie-ci, absolument rien qui pût compenser pour moi le bien que j’ai perdu. Car j’aimais un objet qui, à mes yeux, contenait tout en lui : je ne vivais que de lui, et tout le reste des choses m’apparaissait comme des linges vides. Or, j’ai offensé cet objet par un long mensonge, que je viens à présent de lui découvrir. Mais il n’y avait là rien de salissant pour mon caractère, car je n’ai jamais eu de vice à cacher dans ma vie. Non, mais le mensonge, par lui seul, a suffi pour que l’amour de mon ami s’éteignît. Étant un homme d’honneur, il ne me refuse pas son amitié fidèle ; mais le sentiment intime qui, sans que nous l’appelions, nous a conduits l’un vers l’autre, ce sentiment n’est plus ! Oh ! mon cœur se brise en mille morceaux ! Si je n’avais lu déjà tant de vos écrits, sûrement j’aurais mis fin à ma vie. Et maintenant mettez-vous à ma place, et donnez-moi une consolation ou une condamnation ! La Métaphysique des Mœurs, je l’ai lue : mais ni elle, ni l’impératif catégorique ne me servent de rien ! Ma raison m’abandonne au moment où j’aurais le plus besoin d’elle. Une réponse, je t’en supplie, ou bien c’est que tu ne sais pas toi-même te conduire d’après l’impératif que tu nous as imposé !

Mon adresse est : Marie de Herbert, à Klagenfurth en Carinthie. Mais vous pouvez aussi m’écrire par l’entremise de Reinhold : je crois que la poste est plus sûre par là.


Cette lettre parvint à Kant dans les premiers jours du mois d’août 1791. Deux ou trois jours après, le philosophe reçut de son collègue Borowski le billet suivant :


Je vous renvoie ci-jointe la lettre extraordinaire de Marie Herbert, que j’ai emportée par distraction dans ma poche, hier soir, tant notre entretien à ce sujet m’avait passionné ! Et, si votre réponse ne devait même servir qu’à consoler un moment le cœur déchiré de votre correspondante, et à la détourner pour quelques jours de l’objet à qui elle s’est enchaînée, vous feriez là, déjà, quelque chose de grand et de bon ! Une personne qui trouve du plaisir à lire vos écrits, qui a en vous une telle force de confiance, une telle foi, mérite votre considération, et que vous tentiez de la tranquilliser.


C’était aussi l’avis de Kant, qui, tout de suite, se mit à méditer la réponse qu’il enverrait à sa correspondante. Mais il méditait lentement, et les lettres, en particulier, lui coûtaient à écrire. Ce n’est que six mois plus tard, en février 1792, qu’il répondit enfin à Marie de Herbert. Sa réponse ne nous a pas été conservée, mais nous en possédons un « projet, » un brouillon, que lui-même a gardé avec soin parmi ses papiers. Ce document débute ainsi :


Votre touchante lettre doit avoir jailli d’un cœur fait pour la droiture et la vertu, puisqu’il est si sensible à une doctrine morale qui manque de tout ce qui peut flatter et caresser la fantaisie d’une femme. Aussi n’ai-je point manqué de faire ce que vous me demandiez, c’est-à-dire de me mettre à votre place, et de réfléchir pour vous aux moyens d’un apaisement purement moral. En vérité, j’ignore la nature de votre relation à l’égard de cet objet aimé dont le caractère paraît si noble, étant si attaché à l’essence de la vertu, je veux dire la sincérité. Je ne sais point si vous êtes liée par les liens du mariage, ou simplement par ceux de l’amitié. Je suppose, cependant, d’après votre lettre, que c’est cette seconde hypothèse qui est la vraie. Et d’ailleurs cela n’a point d’importance quant à ce qui vous inquiète : car l’amour, qu’il s’adresse à un mari ou à un ami, exige un égal respect réciproque, sans lequel il n’est qu’une illusion sensuelle, et des plus passagères.


Suivaient de longues pages, destinées à « l’apaisement moral » de la jeune femme. Mais Kant, suivant l’admirable expression de Michelet, était un « système, » un « être tout à fait abstrait. » Il s’était constitué, vers l’âge de cinquante ans, un ensemble d’idées sur tous les sujets ; et, depuis lors, c’était comme si son cerveau et son cœur se fussent transformés en une collection de gros in-folio, d’où il tirait, en toute circonstance, la page appropriée à cette circonstance. Il ne pensait plus, ni ne sentait ; il ne savait plus que citer sa doctrine. Et sa lettre à Marie de Herbert n’était, malgré ses excellentes intentions, qu’une sorte de corollaire de sa Critique de la Raison pratique. Il lui démontrait que le repentir a plus ou moins de mérite, suivant qu’il vient du regret de la faute elle-même ou seulement de celui de ses conséquences ; il lui affirmait ensuite que, ou bien son ami devait un jour lui pardonner, et l’aimer de nouveau, ou bien que, dans le cas opposé, l’amour qu’il avait pour elle était « plus physique que moral, » lui répétant que cet amour-là n’était « qu’illusion passagère. » Après quoi il disait, en terminant, qu’il avait insisté davantage sur la « condamnation » que sur la « consolation » parce que, « quand la condamnation aurait produit son effet, » la consolation » ne manquerait point de venir par surcroit. »

La lettre écrite, tarda-t-il encore à l’envoyer ? Le fait est que, en décembre 1792, dans le post-scriptum d’une lettre à un de ses jeunes disciples, — lettre qui paraît bien n’avoir été écrite que pour ce post-scriptum, — il demandait « l’impression que Mlle Herbert avait eue de sa lettre. » Et, dès le mois suivant, il recevait de la demoiselle elle-même une très longue lettre, qui, sans doute, l’aura plus étonné encore que n’avait fait la première.

La jeune fille commençait par le remercier de ses bons conseils, qui d’ailleurs ne lui avaient servi de rien, car son ami « avait persisté dans sa froideur. » Et elle ajoutait que, à présent, ce n’était plus l’amour, mais l’ennui, qui la torturait. « Rien n’a plus de charme pour moi ; la réalisation de tous les vœux me concernant ne me procure aucun plaisir ; et il n’y a pas une seule action au monde qui me paraisse valoir la peine d’être faite. » Du moins avait-elle l’espoir que, dans la vie future, cet état de « vide végétatif » cesserait pour elle ; mais, dans cette vie-ci, elle savait que tous les remèdes seraient impuissans à la soulager. « Toutes les sciences de la nature, la connaissance des hommes, je n’ai nul désir d’étudier tout cela ; car, n’ayant pas en moi de génie, je sens trop que je ne parviendrai jamais à y faire des découvertes précieuses pour les autres : et, quant à moi-même, tout m’est indifférent de ce qui n’est pas l’impératif catégorique et ma conscience transcendantale. » Puis, interrompant tout à coup ce jargon difficile, elle disait à Kant : « Dans quelque temps, si ma santé me le permet, j’irai à Kœnigsberg, ce dont je vous demande d’avance l’autorisation. Je vous prierai alors de me raconter votre histoire, car je suis curieuse de savoir à quel régime de vie vous a conduit votre philosophie, et si, pour vous aussi, ce ne serait point une bonne chose de vous choisir une femme, ou de vous donner à quelqu’un de tout votre cœur, et de prolonger votre espèce en ayant des enfans. J’ai fait venir votre portrait, de chez Bause, à Leipzig : j’y ai bien trouvé une profonde tranquillité morale, mais aucune trace de la finesse d’esprit qui m’a frappé avant tout dans votre Critique de la Raison pure. Au reste, je ne serai point satisfaite aussi longtemps que je ne vous aurai pas vu vous-même en pleine figure. » Et la lettre s’achevait par cette requête, infiniment piquante dans sa naïveté : « Si vous consentez à me faire l’extrême plaisir de m’honorer d’une réponse, veuillez, je vous en supplie, la composer de telle sorte qu’elle touche seulement au particulier, et non pas au général, sur quoi j’ai déjà, dans vos livres, tous les renseignemens que je puis désirer ! »

Et Kant, de nouveau, s’émeut, s’agite, médite une réponse. Mais toute cette belle flamme s’éteint, lorsque le disciple qu’il a interrogé sur Marie de Herbert, Benjamin Erhard, lui répond que la jeune fille est, à son avis, une déséquilibrée, et qui, pour comble d’horreur, « s’est affiliée à la coterie de l’amour romantique. » — « Elle est plus à plaindre qu’une folle, ajoute Erhard, depuis qu’elle s’est mis en tête la malheureuse chimère d’un amour idéal. Peut-être, cependant, si mon ami Herbert avait plus de délicatesse, pourrait-on encore parvenir à la sauver ? » Mais Kant, avec ses soixante-dix ans, n’était pas homme à entreprendre le salut d’une jeune fille, « affiliée à la coterie de l’amour romantique. » En vain la jeune fille, un an plus tard, lui écrivit-elle de nouveau. En vain, — détail touchant, — fit-elle revoir et corriger sa lettre, dont l’orthographe, la ponctuation, et le style même n’ont plus rien de commun avec l’informe gribouillage des deux lettres précédentes. Elle le remerciait du plaisir que lui avait fait la lecture de son dernier livre, La Religion dans les limites de la Raison ; elle lui déclarait que toutes ses souffrances morales s’étaient trouvées guéries par l’étude et la méditation des « antinomies ; » et elle lui exprimait encore son désir d’aller le voir à Kœnigsberg, mais en ajoutant, cette fois, qu’elle ferait ce voyage avec son « ami, » ce qui nous porte à supposer que les « antinomies » n’avaient pas été le seul instrument de sa guérison. Une amitié plus jeune et plus « particulière, » sans doute, l’avait déjà un peu consolée du silence du vieux philosophe : et fort heureusement pour elle, car celui-ci, dès qu’Erhard l’avait renseigné sur son compte, avait envoyé ses deux lettres à la fille d’un de ses amis, en les accompagnant du billet que voici :


C’est moi, très honorée Mademoiselle, qui ai daté les documens ci-joints : car la petite exaltée n’a pas même songé à inscrire une date au bas de ses lettres ! La troisième lettre que vous allez lire n’est pas d’elle, mais d’un de mes amis, et je ne vous l’envoie que parce que mon ami y a introduit quelques renseignemens sur le singulier état d’esprit de cette personne. Plusieurs de ses expressions, surtout dans la première lettre, se rapportent à mes écrits, qu’elle venait de lire, et ne sauraient être bien comprises sans un commentaire.


Le bonheur de votre éducation me défend de songer à vous recommander cette lecture comme un exemple et un avertissement, pour vous mettre en garde contre de telles aberrations d’une fantaisie sublimée. Mais j’espère que cette lecture servira, du moins, à vous faire d’autant plus apprécier un bonheur si précieux ! Votre, etc. E. Kant. Ce 11 février 1793.


Ces lettres de la « petite exaltée » sont, vraiment, le seul rayon de lumière qui échauffe et égaie un peu les deux premiers volumes de la Correspondance de Kant, tels que vient de les publier M. Rodolphe Reicke. Des lettres du philosophe lui-même, la plupart n’ont guère d’intérêt que pour les philosophes. Encore y retrouve-t-on les mêmes idées qu’on trouve dans les écrits théoriques de Kant, et exprimées dans la même langue : la langue la plus « hérissée » et la plus « dure » qui soit, pour reprendre de nouveau les mots de Michelet. Tout au plus l’ensemble de ces lettres achève-t-il de nous démontrer ce qu’a de profondément ridicule la célèbre fantaisie de Heine, suivant laquelle Kant, après avoir d’abord supprimé le devoir et Dieu pour satisfaire aux exigences de sa propre raison, se serait ensuite résigné à les rétablir pour contenter les préjugés de son valet de chambre. La vérité est que, dès le premier jour, les postulats de la raison pratique ont été le centre, la raison d’être essentielle du système de Kant. La vérité est que ce prétendu athée est resté, toute sa vie, à sa façon protestante, philosophique, et professorale, un chrétien, préoccupé d’assurer aux doctrines de l’Évangile la base rationnelle dont il ne concevait point qu’elles pussent se passer. Le 28 avril 1775, répondant à Lavater, qui l’avait consulté sur des questions religieuses, il écrivait que, , pour lui, la morale évangélique était le fondement de la religion. « J’admets, disait-il, que, au temps du Christ, des miracles et révélations aient été nécessaires pour imposer cette pure religion et pour la répandre. Le christianisme avait alors besoin d’argumens ad hominem, que les hommes de ce temps estimaient plus que nous. Mais, quand cette religion, — la seule où se trouve le vrai salut de l’homme, — a été assez répandue et assez solide pour se tenir debout par ses propres forces, les échafaudages employés jadis à la soutenir sont, du même coup devenus inutiles. Je respecte fort les récits des apôtres et des évangélistes, et j’ai pleine confiance dans les moyens de salut dont ils me fournissent la nouvelle historique... Mais, au-dessus d’eux, je place ce que j’appelle la foi morale, c’est-à-dire la confiance de l’âme dans l’aide de Dieu. Or, j’estime que, de la justesse et de la nécessité de cette foi morale, chacun peut s’assurer par soi-même, sans avoir besoin de preuves historiques pour s’en convaincre pleinement. » Et, vingt ans plus tard, lorsque le gouvernement prussien lui reproche d’avoir « déprécié et rabaissé, » dans ses écrits, « plusieurs dogmes des livres saints et du christianisme, » c’est avec une indignation presque éloquente à force de sincérité que le vieillard affirme avoir toujours, au contraire, travaillé au profit du dogme chrétien. « J’ai assez prouvé mon attachement et mon respect pour le christianisme, dit-il, en proclamant la Bible comme la meilleure loi d’une religion vraiment morale ; et, sans me permettre jamais le moindre blâme à l’égard de ses dogmes purement théoriques, j’ai toujours mis en lumière la sainteté de son contenu pratique, qui doit constituer à jamais, sous la fluctuation des dogmes, l’essence et le fond de la religion, et qui seul pourra, en tout temps, rendre au christianisme dégénéré sa pureté première. » Comme Descartes, comme Malebranche, comme Leibniz, mais peut-être plus sérieusement encore qu’aucun d’eux, Kant a voulu prêter à Dieu le concours, l’appui de la philosophie : et le principal intérêt philosophique de ses lettres est, je crois, dans l’abondance des preuves [qu’elles nous en fournissent.

Quant à l’image qu’elles nous offrent de sa personne et de son caractère, elle est presque entièrement telle que l’avait, jadis, devinée Michelet. C’est bien, au total, l’image d’une « scolastique vivante, » d’un « être tout à fait abstrait, » d’un de ces « hommes de fer » qui battent l’heure « aux vieilles horloges des villes. » Rien n’intéresse cet homme que ses idées ; et j’ai même vainement cherché, dans les deux gros volumes de ses lettres, la moindre trace de la curiosité qu’on dit que lui ont inspirée les débuts et les progrès de la Révolution française. En 1789 comme en 1793, comme à toutes les années de sa longue vie, il ne s’occupe que d’écrire ses livres ou de les éditer, d’en expliquer l’ensemble ou les détails, de rectifier les analyses qu’on en fait et les jugemens qu’on porte sur eux. Le reste du monde, hommes et choses, n’existe pas pour lui. Qu’un de ses correspondans se plaigne à lui de l’état de ses affaires ou de sa santé, qu’un autre lui expose les théories de Berkeley, ou bien lui soumette une théorie nouvelle : Kant ne voit jamais, dans leurs lettres, que ce qui se rapporte à son propre système. Non qu’il ne soit brave homme, à sa manière, et prêt à obliger ceux qui le prennent pour maître. Mais, dès que, sur un point quelconque, ils se permettent d’avoir un avis différent du sien, aussitôt il leur retire sa faveur et, littéralement, ne les connaît plus. Ainsi, dans ces deux volumes de sa Correspondance, vingt jeunes philosophes défilent tour à tour devant lui, dont chacun est tour à tour son ami, son confident, et puis qui tout à coup disparaît et qu’on ne revoit plus. C’est que l’un, dans un compte rendu, a mêlé quelques réserves à ses complimens ; un autre a osé entreprendre de « compléter » tel ou tel chapitre de la Critique de la Raison pure. Et voici Jean-Godefroy Kiesewetter, l’élève préféré. Celui-là ne se borne pas à prêcher infatigablement la doctrine de Kant ; il se constitue encore son commissionnaire, son correcteur d’épreuves, et pas un mois ne se passe sans qu’il envoie à son maître un sac de raves, ou de tel autre légume dont il le sait friand. Mais il prend la liberté de publier, chez l’éditeur qui vient d’imprimer la Critique du Jugement, une Logique de sa composition, d’ailleurs précédée d’une belle dédicace où il appelle Kant son « père » et lui prodigue les marques de sa respectueuse affection. Et Kant, sans même jeter les yeux sur cette malencontreuse Logique, raie aussitôt Kiesewetter du nombre des vivans : il n’admet point qu’un philosophe puisse être son ami, qui publie, chez son éditeur, des ouvrages pouvant faire concurrence aux siens. Le silence se fait donc, pendant deux ans, entre Kiesewetter et lui. Et, quand le disciple, vers la fin de l’année 1793, se rappelle humblement au souvenir de son maître, s’offrant à lui rendre de nouveaux services, et de nouveau lui annonçant l’envoi d’un sac de raves, c’est du ton le plus froid que le maître lui répond, avec un « Honoré Monsieur » bien éloigné des « Très cher ami, » des « Mon cher enfant » de naguère.

Il avait l’orgueil légitime des grands inventeurs. N’était-il pas un second Copernic ? Et, en plaçant l’esprit de l’homme au centre des choses, n’avait-il pas fait une révolution plus importante encore que celle qui, trois siècles auparavant, avait renversé le cours des planètes ? Il en était, du moins, profondément convaincu. Mais à cet orgueil légitime se joignait chez lui, on doit l’avouer, un peu de l’égoïsme du vieux célibataire. Sa personne lui tenait au cœur autant que son système. Peu de philosophes ont poussé aussi loin la prudence, la peur de se compromettre, le désir de vivre en paix avec l’autorité temporelle. « Quand la destinée des grands de ce monde est à la merci d’un mauvais hasard, écrivait-il à l’éditeur Spener, un pygmée qui aime sa peau ne saurait prendre trop de soin pour ne pas se mêler à leurs disputes, fût-ce de la façon la plus respectueuse et la plus anodine. » Et, quand, en 1794, le roi Frédéric-Guillaume II l’accusait de « déprécier » et de « rabaisser » par ses livres la religion chrétienne, il se défendait de l’accusation avec la sincère éloquence qu’on a vue ; mais il ajoutait ensuite que, « en sujet fidèle de Sa Majesté, et pour éviter à l’avenir la possibilité même d’un soupçon, » il s’engageait à « ne plus jamais traiter en public, que ce fût dans ses leçons ou dans ses écrits, les sujets relatifs à la religion, que ce fût la naturelle ou la révélée. » Ce qui lui valait, quelques jours après, le seul reproche que lui eût jamais fait le plus vieux de ses amis, Jean Erich Biester, le célèbre directeur de la Revue philosophique de Berlin. « Vous avez préparé là pour les ennemis des lumières un grand triomphe, lui écrivait Biester, et pour la bonne cause un dommage sensible. » Et il terminait sa lettre par ce compliment, où sa déférante affection se tempérait d’une douce ironie : « Adieu, excellent ami, restez pour nous longtemps encore un exemple de la façon dont un homme noble et sage sait garder, jusqu’au milieu des tempêtes qui menacent la raison, son égalité d’âme et sa paix intérieure ! »


Tel est, en résumé, le portrait de Kant que nous offrent ses lettres. Mais l’intérêt de ces lettres se trouve, pour nous, considérablement accru par la façon dont vient de les publier M. Rodolphe Reicke. Non content, en effet, d’en restituer le texte original avec l’exactitude la plus scrupuleuse, cet érudit a eu l’ingénieuse idée d’y joindre, de page en page, tout ce qu’il a pu retrouver des lettres adressées à Kant. Et, ainsi, non seulement les lettres du philosophe lui-même s’éclairent pour nous d’un jour nouveau, qui nous les lait apparaître avec leur véritable signification : nous assistons aussi, autour d’elles, à une foule de ces petites comédies que sont toujours, plus ou moins, les relations humaines, quand on les voit au vif.

Malheureusement, ces comédies sont, ici, d’un ordre sévère, comme on pouvait s’y attendre dans des relations entre professeurs. Avec l’épisode des lettres de Marie de Herbert, je ne vois guère à citer d’un peu divertissant qu’une lettre écrite en français à Kant par un certain Kaulke, et une autre lettre, — bien allemande, celle-là, — où un médecin d’Elberfeld interroge en ces termes le vénérable auteur de la Critique de la Raison pratique :


Cher monsieur le professeur,

La foi de la Raison de M. Kant est une foi pure de toute espérance.

La morale de M. Kant est une morale pure de tout amour.

Et maintenant se posent deux questions : 1° En quoi la foi du diable diffère-t-elle de la foi de M. Kant ? 2° En quoi la morale du diable diffère-t-elle de la morale de M. Kant ?

Elberfeld, le 26 décembre 1793.

J. COLLENBUSCH, med. dr.


Quant à la lettre de Kaulke, datée du 18 janvier 1766, l’auteur explique que, s’il l’a écrite « à la langue française, » c’est parce qu’il voulait y parler de Rousseau, — qui d’ailleurs, soit dit en passant, paraît avoir exercé une influence énorme sur le développement des idées de Kant. Et voici comment Kaulke parle à Kant de Rousseau : « Voyez, estimable ami, quel sort M. Rousseau essuie ! Qu’il est à plaindre, mais au contraire que ses méchans ennemis sont à condamner d’avoir entamé de telles noires trahisons, qu’ils sont blâmables et méprisables jusqu’à l’éternité ! Je ne sais pas si l’on en doit accuser M. de Beaumont, ou aux MM. les graves personnages qui exercent régulièrement et doctement la magistrature à Genève, ou à quelques maudits et superstitieux prêtres ? Enfin le Roi, notre gracieux maître, l’a invité pour venir jouir un tranquille repos auprès de Berlin, dans un village qui s’appelle Bouchholtz, qui est habité tout à fait de Français… Le Roi l’a faire acheter une petite métairie, où il peut vivre à son aise. Mais il ne se peut pas rendre ici à cette heure, puisque la saison est trop rude pour un homme comme lui, qui s’est accoutumé de faire ses voyages à pied, soit qu’il ne sait plus souffrir aller par voitures, ou au défaut de quoi faire la dépense… Un jeune prince russe, lui faisant visite, fut prié de M. Rousseau de dîner avec lui. Il lui régala de quelques mets, des légumes et des poulets rôtis au gril : même fut-il obligé de manger en compagnie des valets et de la servante de M. Rousseau, de quels M. Rousseau mangeait toujours. Mais, pour profiter de M. Rousseau et de son bel humeur et de ses sages entretiens, il agréa tout sans scrupules profondes… Enfin, il faut que je vous dise aussi que quelques Anglais m’ont informé de quelques anecdotes et particularités de M. Rousseau. Croiriez-vous bien qu’il a été celui qui a fait, en compagnie de M. Amson, le voyage autour du monde ? Certainement. Actuellement vous comprendrez mieux l’endroit, dans sa Julie, d’où il en est l’héros, où il parle d’un voyage par mer qu’il a fait ayant abandonné sa bien-aimée Julie… Mais croiriez-vous bien aussi, mon très estimable et très cher ami, que M. Rousseau a été le plus grand débaucheur dans son adolescence ? Oh ! qu’oui ! Même on m’a assuré qu’il ait été l’homme le plus dépravé, qui s’est souillé de toutes sortes de vices dans sa jeunesse. Pourtant il n’a jamais oublié ses études. Il est d’une complexion vif et pétillant : quant à sa personne, il n’est que petit et bien maigre. En conversation doux et obligeant, hormis sans beaucoup de façons. S’il vient à Berlin, alors, estimable ami, venez le voir, lui parler, et rester ici ! »

Et, bien que la plupart des autres lettres des correspondans de Kant, au contraire de celles-là, soient d’une gravité sentencieuse et morne, elles n’en contiennent pas moins, elles aussi, une part d’humanité assez instructive. Elles nous montrent, par exemple, sous l’influence de quels motifs divers se sont recrutés les premiers Kantiens : motifs très divers, en effet, mais où le véritable enthousiasme philosophique tient, presque toujours, moins déplace que l’intérêt personnel, l’ambition, ou simplement un goût irréfléchi de la nouveauté. Encore aucun des disciples du vieux maître n’apporte-t-il à son kantisme autant de platitude à la fois et de cynique impudence que ce Salomon Maimon dont Mme Arvède Barine nous a naguère, ici même, fait connaître la singulière et inquiétante figure[1]. Et Mme Barine avait bien raison de nous dire que ce personnage « haïssait la propreté en toutes choses, physique et morale ; » car la correspondance de Kant établit clairement qu’il nous a menti, une fois de plus, en

nous affirmant qu’il avait « amené Kant lui-même à compter avec lui. » Voici, du reste, en deux mots, l’histoire de ses relations avec le philosophe :

Le 17 avril 1789, un médecin de Berlin, Marcus Herz, envoie à Kant un manuscrit de Maimon ; il lui demande de l’examiner, et, s’il le juge digne d’être imprimé, de vouloir bien « le dire au monde, » sous la forme d’une préface ou d’une lettre publique. Or, Kant, pour toute sorte de raisons, tient évidemment à ménager ce Marcus Herz, qu’il sait être un des hommes les plus influens de Berlin. Il lui répond donc qu’il a lu le manuscrit de son protégé, et qu’il en a fort admiré les remarquables qualités de pénétration et de raisonnement ; mais, après avoir insisté sur ces éloges, dont il était prodigue à l’égard de tous ses admirateurs, il ajoute que, à son regret, il ne peut songer à « accompagner d’une recommandation » la publication d’un ouvrage « qui est, en grande partie, dirigé contre lui. » Et, du reste, il engage M. Maimon à publier plutôt un ouvrage plus complet, et où ses qualités s’emploient à la discussion de quelque grand problème, au lieu « d’énoncer simplement une conception personnelle et a priori des lois de la raison. » Après quoi, loin de « compter avec Maimon, » le vieillard se décide à ne plus tenir aucun compte des lettres où celui-ci, infatigablement, lui soumet tantôt des objections, tantôt des projets d’apologies, tantôt de nouvelles demandes d’appui et de recommandation. Vainement Maimon, pour le toucher, s’offre à le débarrasser de ses adversaires en publiant contre eux de venimeux pamphlets ; vainement il lui dénonce la tiédeur d’un de ses disciples, la défection d’un autre. Kant s’obstine à ne pas lui répondre ; et la seule mention qu’il fasse désormais de lui se trouve dans une lettre à Charles-Léonard Reinhold, un de ceux, précisément, que Maimon lui signale comme de faux amis. « J’éprouve, lui dit-il, une difficulté extraordinaire à saisir l’enchaînement de la pensée d’autrui ; et c’est un des motifs pour lesquels je traite de préférence, dans mes articles, des sujets tirés de ma propre doctrine. Je n’arrive pas à comprendre, par exemple, ce que veut au juste le sieur Maimon avec sa soi-disant « amélioration » de la philosophie critique ; mais je sais seulement que volontiers les Juifs entreprennent des choses de ce genre-là, afin de se donner une ombre d’importance aux dépens d’autrui. »

Non, ni Maimon, ni aucun des correspondans de Kant n’a jamais amené cet « homme de fer » à compter avec lui ! Aussi bien la plupart d’entre eux, aperçus à travers leurs lettres, nous produisent-ils l’effet d’assez pauvres sires, et dont la principale ambition serait que le vieillard, en récompense de leur docilité, « fit savoir au monde » ne fût-ce que leur nom. Mais d’autant plus est vive l’impression du lecteur lorsque, parmi ces pédans et ces intrigans, il voit surgir tout à coup la figure d’un homme ; lorsque, après avoir écouté les voix nasillardes de Moïse Mendelssohn et de Charles Reinhold, de Jacques Sigismond Beck et de Kiesewetter, il entend la haute et claire voix du jeune Fichte. Malheureusement l’intéressante publication de M. Reicke n’a rien de nouveau à nous apprendre sur les rapports de Fichte avec l’auteur de la Critique de la Raison pure. Nous connaissons toutes les lettres qu’il lui a écrites ; nous savons comment, en 1791, pauvre, obscur, âgé déjà d’une trentaine d’années, il est venu à Kœnigsberg pour mettre au service de Kant son juvénile enthousiasme et sa ferme raison. Mais Kant, sans doute, aura deviné tout de suite que ce disciple-là, plus encore que Maimon, serait un jour tenté « d’améliorer » sa doctrine. Et Fichte, désolé de l’accueil glacial qu’il a trouvé chez lui, s’avise d’un moyen héroïque pour conquérir, par force, son attention et sa sympathie. S’enfermant dans sa chambre d’auberge, il écrit un gros traité de philosophie, la Critique de toute révélation, son œuvre peut-être la plus vigoureuse. Puis il l’envoie à Kant, qui ne prend pas même la peine de la lire. Désespéré, Fichte le supplie au moins de lui prêter l’argent dont il a besoin pour payer son auberge : Kant, pour toute réponse, lui promet de le recommander à un éditeur. Et rien de tout cela n’entame la fidèle affection du jeune homme. Plus tard, désavoué par Kant, traité par lui avec une indifférence dédaigneuse, il continue à le proclamer son maître, à le consulter, à espérer de lui, non pas une préface ni un article de revue, mais simplement un avis sur les voies nouvelles où il s’est engagé. Admirable figure de philosophe-poète ! Elle seule se dresse vivante devant nous, au-dessus du troupeau banal des premiers Kantiens.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1889.