Revues étrangères - Philippe II d’Espagne et Marie Tudor

Revues étrangères - Philippe II d’Espagne et Marie Tudor
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

PHILIPPE II D’ESPAGNE ET MARIE TUDOR


Two English Queens and Philip, par Martin Hume, 1 vol. in-8, illustré, de la collection : Romantic History. Londres, 1908.


Un érudit anglais dont j’ai eu plusieurs fois déjà l’occasion de signaler ici les remarquables travaux, M. Martin Hume, nous offre aujourd’hui le premier volume d’une collection nouvelle d’ouvrages historiques qui vont paraître désormais à des intervalles réguliers, sous sa direction, et que je ne saurais mieux définir qu’en les comparant à la série des Vieilles maisons, Vieux papiers, et à l’œuvre tout entière de M. G. Lenôtre. L’Histoire romanesque : tel est le titre général de la collection. Mais, pour M. Hume comme pour son éminent confrère et devancier français, ce titre comporte une signification toute différente de celle qu’il aurait pu avoir, naguère, pour les contemporains d’Alexandre Dumas. Il ne s’agit plus, à présent, de faire du « roman » avec de l’ « histoire, » mais bien de choisir, parmi les événemens authentiques du passé, ceux qui, — par eux-mêmes et dans leur réalité la plus documentaire, — ont chance de nous intéresser à la façon d’un roman, soit en raison de l’allure imprévue et dramatique de leurs péripéties, ou plutôt encore en raison de la singularité psychologique des caractères qui y ont pris part. Bien loin de vouloir altérer ou orner la suite véritable des faits, les deux historiens s’attachent également à écarter, du récit de ces faits, tout ce qui ne leur est pas attesté par des preuves certaines ; avec la conviction, très légitime et très sage, que la peinture de ces faits a d’autant plus de quoi nous intéresser qu’elle nous est présentée plus fidèlement. C’est ainsi que, pour le premier volume de sa collection, M. Martin Hume a choisi un chapitre de l’histoire anglaise où ses études et recherches précédentes lui permettaient d’ajouter une foule de menus détails inédits à l’ensemble des matériaux déjà publiés ; et vraiment, il n’y a pas une ligne de son récit des rapports de Philippe II avec les deux reines Marie Tudor et Elisabeth qui ne s’appuie sur de précieux témoignages anglais ou espagnols, dont plusieurs utilisés pour la première fois. Évidemment le désir de nous rendre l’histoire « romanesque » implique avant tout, dans la pensée du biographe des Femmes d’Henri VIII et de la Famille de Philippe IV, l’obligation de la rendre plus précise, plus minutieuse, et plus sûre : toutes choses qui ne manqueront point de valoir, à la collection commençante, la curiosité et l’estime des lecteurs anglais.

Avouerai-je, cependant, que le premier volume de cette collection, malgré son incontestable mérite, ne me paraît point réaliser pleinement les conditions qu’exigerait, à mon avis, un traitement « romanesque » des faits historiques ? Car si M. Hume a certes bien raison de s’interdire, vis-à-vis de ces faits, les libertés qui, de tout temps, ont condamné le « roman historique » à ne satisfaire ni les amateurs du roman, ni ceux de l’histoire, il ne laisse pas de se tromper, d’autre part, en croyant que l’étrangeté ou l’intérêt pathétique des sujets suffisent, par eux-mêmes, à nous émouvoir, sans que l’historien ait besoin d’y mettre en œuvre aucune des qualités d’un bon romancier. Lorsque M. Lenôtre ou M. Funck-Brentano, par exemple, ont recueilli dans les archives l’ensemble des documens relatifs à la conspiration de La Rouerie ou au procès de Mandrin, ils tâchent à se représenter l’aspect pittoresque, la couleur, l’odeur, et le son réels des événemens qui viennent de leur être révélés, et, plus encore, la figure vivante des acteurs, grands ou petits, de ces événemens. Il y a là un art d’évocation et de reconstitution qui, pour être commun à l’historien et au romancier, n’en forme pas moins un élément nécessaire de l’agrément du récit, et d’ailleurs s’accommode fort bien de l’exactitude documentaire la plus scrupuleuse. Or, non seulement M. Martin Hume, dans son dernier livre, ne s’est pas avisé de l’avantage qu’il aurait eu à nous offrir ainsi, pour répondre au titre de sa collection nouvelle, une image plus poussée des hommes et des choses qui lui défilaient sous les yeux : on serait même tenté d’admettre qu’il a renoncé, pour son premier essai formel d’ « histoire romanesque, » à des procédés d’analyse psychologique et de condensation littéraire qui, précédemment, lui avaient servi à rehausser l’attrait d’études purement érudites, telles que son enquête sur la cour d’Espagne au temps de Velasquez. A force de vouloir amasser des documens peu connus, c’est comme si son talent naturel de conteur et de portraitiste avait fini par être étouffé sous le zèle passionné du fouilleur d’archives ; et entre les innombrables personnages de toute espèce dont il nous entretient, Philippe II et Elisabeth, l’ambassadeur Mendoza et le jésuite Parsons, Henri de Guise et le duc d’Albe, vainement on chercherait une figure dessinée avec ce relief vigoureux et simple qui, naguère, nous avait permis d’approcher familièrement son infant Balthasar ou son Olivarès.

Lui-même, d’ailleurs, s’est chargé de nous prouver qu’il n’ignorait pas le ton et la méthode qui auraient convenu à un ouvrage du genre de ceux que nous annonçait le titre de sa collection ; car voici le vivant tableau qu’il a placé au début de l’Introduction de son livre :


Devant une table nue, où se voyaient une horloge de route, une paire de grosses lunettes à branches de corne, et divers autres menus objets, un homme était assis, prématurément vieux à cinquante-deux ans, avec un long visage pâle et maigre et une barbe blanche. Sa grosse lèvre inférieure, très saillante, était toute fendillée et brûlante de fièvre ; et entre elle et la langue, l’homme tenait dans sa bouche une feuille verte, destinée à rafraîchir la lèvre malade. Ses mains et ses pieds étaient déformés par la goutte ; sa robe noire doublée de fourrure pendait, en plis lâches, autour d’un corps qui jadis avait dû être élégant et robuste, mais qu’à présent la maladie avait délabré. A sa droite, de l’autre côté de la table, un Anglais gras et un peu boursouflé, d’âge moyen, assis avec son bonnet à la main et dans une attitude de profond respect, lui faisait entendre un long discours en langue italienne, que le vieillard semblait écouter avec une attention recueillie, tout en s’efforçant péniblement, de temps à autre, à soulever sa main jusqu’à sa toque plate de velours noir, en manière de salut, chaque fois que l’orateur mentionnait le nom de son roi Edouard. Cela se passait dans la petite ville bavaroise de Landau ; et sir Richard Moryson, l’ambassadeur anglais, y était venu à cheval de Spire, à environ vingt milles de là, ce même jour du 4 octobre 1552, pour communiquer son message au plus grand potentat de la terre, l’empereur Charles-Quint.


Mais aussitôt après ce début, l’empereur Charles-Quint ne devient plus pour nous qu’une série d’extraits de lettres et de mémoires ; et nulle part, désormais, M. Hume ne tente plus de nous montrer au naturel les figures diverses dont il ne se lasse point de nous citer mémoires et lettres. Si bien que force nous est de tâcher, pour notre compte, à dégager la signification véritable de ce défilé ininterrompu de petites paroles et de petits faits. C’est nous-mêmes qui avons à conjecturer, de notre mieux, le caractère et le rôle de toute sorte de princes, diplomates, prélats, conspirateurs enthousiastes et ténébreux espions, que nous aurions aimé que l’historien nous aidât à connaître. Et de cet énorme réseau d’intrigues opposées une impression se dégage où domine un certain dégoût, tout au plus mêlé d’une indulgente pitié. Nous sentons qu’il n’y a pas un de ces personnages qui, même avec les intentions les plus loyales, ne passe sa vie à mentir misérablement : depuis la reine Elisabeth, qui se manifeste à nous comme une incarnation presque surnaturelle de l’hypocrisie, jusqu’à ces vénérables martyrs catholiques, les Campion et les Babington, que les nécessités de leur mission condamnent sans cesse à intriguer et à dissimuler. Toute la seconde partie du livre, surtout, concernant les rapports de Philippe II avec Elisabeth, est remplie d’un tel encombrement de ruses se répondant l’une à l’autre, de vilains complots catholiques infailliblement annulés par de vilaines délations protestantes, que je doute que l’historien même le plus « romanesque » réussisse jamais à nous rendre intéressante cette période, d’ailleurs infiniment fructueuse et glorieuse, de l’histoire d’Angleterre. Seules, quelques figures de princes ou de gentilshommes espagnols, à peine esquissées en passant par M. Hume, nous laissent deviner une beauté d’âme que relève encore leur contraste avec la bassesse et la perversité de leur entourage : par exemple, l’intrépide et généreux don Juan d’Autriche, l’héroïque vieillard Santa Cruz, et, tout de même, ce grand calomnié de l’histoire et de la légende qu’a été le duc d’Albe. Mais, au contraire, le récit des rapports de Philippe II avec Marie Tudor, si M. Hume avait pris la peine d’en reconstituer la réalité essentielle, aurait eu de quoi nous émouvoir à l’égal d’un véritable roman, — étant tout semé de détails infiniment savoureux dans leur variété pittoresque, tandis que les âmes des deux acteurs principaux s’y découvrent à nous animées de passions les plus humaines du monde et les plus touchantes : l’une et l’autre également loyales et cependant dépourvues de toute grandeur comme de tout attrait, et faites en vérité pour se comprendre et s’unir, mais sans que l’analogie de leurs deux natures ait pu jamais prévaloir contre la fatalité de souffrance qui pesait sur elles.


Suivant une habitude qui lui est familière, et qui du reste ne peut manquer de devenir bientôt une règle absolue pour tout historien, M. Hume a joint au texte de son livre les portraits des personnages principaux qu’il y met en scène. Deux portraits de datées très diverses, l’un par l’Italien Frédéric Zucharo, l’autre par le Flamand Gheeraerdts, s’accordent à nous montrer une même Elisabeth, écrasée sous le poids de ses robes et de ses bijoux, immobile, silencieuse, d’une froideur de cadavre, sphinx à jamais impénétrable avec un sourire qui fait peur ; et voici son vieux : ministre Cecil, solennel et rusé, pareil à un gros chat sous les fourrures dont il est tout couvert ; et voici son jeune amant Leicester, sanglé dans un justaucorps d’où émerge, par-dessus une fraise empesée, un plat visage de bellâtre satisfait et cynique. Ou bien encore voici trois prêtres, profondément dissemblables malgré la similitude de leur costume : l’aristocratique et affable cardinal Pôle, évoqué par Sébastien del Piombo avec une simple vigueur de relief tout « raphaëlesque ; » le cardinal Allen, souriant et sceptique, type parfait du gentleman anglais ; et le vieux jésuite Parsons, dont le visage ridé nous raconte une longue vie partagée entre l’intrigue et la méditation. Mais aucun de ces portraits n’attire plus instamment notre curiosité, ni ne nous parle un langage plus précis et plus clair que ceux de l’infant Philippe et de sa seconde femme, Marie « la Sanglante. »

Je regrette cependant que, pour ce qui est de Philippe, M. Hume ait cru devoir reproduire, parmi les nombreuses images que le génie de Titien nous a laissées de lui, le grand portrait en pied du musée de Madrid. Un autre portrait, conservé aujourd’hui dans une collection parisienne, et dont une copie se trouvait jadis à Munich chez le peintre Lembach, nous renseigne avec bien plus d’éloquence sur l’âme du modèle. Le jeune prince y est assis devant une fenêtre ouverte, où s’encadre l’un de ces coins de forêt qui sont, peut-être, les paysages à la fois les plus naturels et les plus poétiques de toute la peinture ; mais nous devinons sans peine que ce paysage prodigieux n’est là que pour le ravissement du spectateur et pour celui du peintre, sans que jamais l’homme assis en face de lui éprouve la curiosité de le contempler. Il a le regard tourné vers nous, à présent, un regard d’une fixité et d’une lourdeur singulières, comme si ses gros yeux et son cerveau avaient coutume de se mouvoir lentement et malaisément. Le long visage, entouré d’un peu de barbe blonde, ne serait pas dépourvu d’une certaine beauté, si nous n’étions aussitôt choqués par la saillie, mal dissimulée, de l’épaisse lèvre inférieure ; et l’intelligence non plus n’en est pas absente, sous le front large et droit, ni même un goût instinctif du devoir, à défaut de bonté. Certes, le placide personnage qui nous apparaît ici n’a rien de la brute fanatique et sanguinaire dont volontiers son nom éveille en nous l’idée ; et nous sommes surpris de découvrir à quel point ce Philippe II, chez qui nous pensions trouver l’incarnation la plus complète du tyran espagnol, nous présente l’aspect d’un honnête et pesant bourgeois ou hobereau des Flandres, tel que ceux qui peuplent, à Bruges, les volets des triptyques de l’aîné des Fourbus. Sérieux et dogmatique, avec une obstination qui résulte avant tout de la lenteur de son sang, le fils de Charles-Quint n’a contre lui qu’un je ne sais quoi de commun et de terre à terre, plus sensible encore en comparaison de l’élégante, superbe, et toute royale laideur du grand prince dont il semble, toutefois, avoir hérité quelques-uns des traits. En vain le peintre lui a mis dans la main un bâton de commandement, et a pendu à son cou le magnifique collier de la Toison d’Or : nous sentons que jamais un tel homme ne saura s’accommoder des obligations ni des privilèges du rôle où le destine sa naissance princière ; et, sans parvenir à l’aimer, — car c’est chose trop évidente que lui-même demeurera, jusqu’au bout, incapable du plus fugitif élan de tendresse ou d’amour, — nous sommes tentés, de le plaindre, en songeant à l’heureuse et tranquille vie qu’il aurait menée si, avec cette figure et l’humeur qu’elle exprime, son sort lui avait permis de remplir posément, consciencieusement, une tâche subordonnée de ministre ou de gouverneur.

Mais encore la compassion que nous inspire ce bourgeois égaré sur un trône n’est-elle rien auprès de celle qui nous envahit irrésistiblement lorsque, au musée de Madrid, nous abordons l’inoubliable et tragique portrait de sa femme Marie. J’ai naguère noté, à propos d’un ouvrage précédent de M. Martin Hume, l’extraordinaire impression de vie directe et presque matérielle que nous produisent, au Prado, les portraits de Velasquez : j’aurais dû ajouter que, dans le même musée, un autre portrait égale tous ceux-là en intensité d’expression vivante, et sorti non pas de la main héroïque d’un Raphaël, d’un Durer, ou d’un Rubens, mais de l’obscure main d’un artisan flamand, Antonis de Moor, qu’avait attaché à sa personne le Flamand Philippe II, — bon connaisseur et amateur zélé de peinture, selon l’usage des hommes de sa race. Il est vrai que l’art du peintre, cette fois, ne nous est plus caché comme chez Velasquez : mais quel art merveilleux, simple et robuste, atteignant le fond de l’âme du modèle à force de scrupuleuse observation extérieure ! Et combien douloureux le contraste de cet art tout viril, rayonnant de santé, avec la détresse maladive du pauvre corps de femme qu’il s’emploie à traduire !

De la même façon que Philippe, dans les portraits de Titien, essaie de nous dissimuler sa médiocrité bourgeoise sous l’élégance de sa mise et la hautaine raideur de son attitude, de même nous constatons aussitôt que sa fiancée, dans ce tableau que sans doute elle a fait peindre pour lui, s’est passionnément ingéniée à paraître aussi aimable et belle, ou du moins aussi « féminine » qu’il lui était possible. Non seulement elle a tenu à trôner dans toute la splendeur de son luxe de reine, étalant sous une profusion de pierreries les voyantes arabesques de sa jupe de drap d’or : il n’y a pas un détail de sa pose, savamment étudiée, depuis le sourire ébauché sur ses fines lèvres jusqu’au geste timide de sa main tenant une fleur, qui ne trahisse le désir d’affirmer que cette fille de la martyre Catherine d’Aragon, longtemps condamnée elle-même à une vie de souffrance et de solitude, n’a pas cessé pourtant d’être une jeune femme, avec un, cœur ouvert aux aspirations, aux goûts, et aux plaisirs de son sexe. Elle aime, nous le sentons bien, et exige qu’on l’aime, ou plutôt s’encourage à espérer que l’on consentira à l’aimer ; et ce grand essor juvénile de son être n’est pas sans lui prêter, à nos yeux, comme un vague reflet de grâce poétique, mais qui, hélas ! ne contribue qu’à nous rendre plus pénible la conscience de l’illusion éphémère dont elle se nourrit ! Car nous savons trop, à la voir telle que l’a vue le regard implacable d’Antonio Moro, que jamais personne ne pourra l’aimer d’un véritable amour, ni même éprouver pour elle la tendre sympathie qu’elle mériterait. Elle est décidément trop vieille, à trente-neuf ans, usée par des années de craintes et de privations ; elle est trop laide, avec son jaune visage tout creusé et tiré, aux petits yeux presque entièrement dégarnis de sourcils ; mais surtout nous avons l’impression que ni ses efforts, ni son bonheur présent, ni son amour même, ne parviendront plus désormais à lui restituer le mystérieux et puissant attrait de la femme. Quelque chose lui manque dont la possession lui serait précieuse entre toutes : un indéfinissable mélange d’air et de lumière, sans lequel tous les autres dons restent inefficaces. Chez elle comme chez la fille de Louis XVI, dont les portraits offrent d’ailleurs avec le sien une analogie singulière, l’expérience prématurée du malheur a en quelque sorte, tari les sources secrètes de la joie de vivre. Évidemment la fiancée de Philippe II ne saura plus jamais chanter, danser, s’abandonner librement à sa fantaisie : en vérité, son portrait nous prouve qu’elle a oublié jusqu’à l’art de sourire, et la fleur que tiennent ses doigts y est raide et glacée comme les grains d’un rosaire. Quoi d’étonnant que nul cœur n’ait répondu à l’appel pathétique d’un cœur aussi fatalement empêché de se faire entendre ? Autour d’elle, toutes ses femmes recueilleront des hommages ; sa jeune sœur, à peine moins laide, et d’une insensibilité de statue, trouvera pour la servir des amis désintéressés : mais elle, la malheureuse Marie, avec les trésors de piété et d’amour que tous ses biographes impartiaux seront forcés de reconnaître en elle, n’obtiendra de la postérité que cette pitié dédaigneuse et indifférente, qui déjà, aux derniers jours de sa vie terrestre, lui apparaissait trop clairement dans les rares billets de son Philippe toujours adoré.


Elle avait adoré son futur mari dès avant de le voir, avant même d’avoir vu le portrait qui avait achevé de la conquérir. Rien de plus touchant, dans tout l’ouvragé de M. Hume, que les lettres où l’ambassadeur espagnol Renard rend compte à Charles-Quint de ses entretiens avec elle. Renard lui ayant parlé, à mots couverts, de la possibilité d’un mariage avec le jeune Infant, « elle se met à rire, non pas une fois, mais plusieurs, tout en le regardant d’une manière qui prouve que l’idée lui est très agréable. » L’ambassadeur, pour la tenter, rapporte le bruit des fiançailles de Philippe avec une princesse de Portugal : aussitôt la nouvelle reine se trouble, rougit, et puis insiste sur les inconvéniens d’un tel mariage, entre parens trop proches. Et comme ensuite Renard fait l’éloge « du bon sens, du jugement, et du sérieux précoces » de Philippe, voici qu’à son tour Marie lui affirme que jamais encore son cœur virginal n’a été effleuré d’une ombre de désir, — tant est fort, en elle, le besoin de s’unir intimement à lui !

Timide, déjà souffrante, et de plus en plus éprise de tranquillité, elle déploie une énergie digue de son père Henri VIII aussitôt qu’elle croit découvrir un obstacle au mariage rêvé. Elle tient tête à ses ministres, à son confesseur, à son peuple tout entier, qui d’ailleurs ne lui pardonnera jamais ce partage de son autorité avec un Espagnol. Mais les luttes qu’elle est contrainte de soutenir chaque jour, et son impatience de voir arriver son fiancé, et l’excès même de l’amour qu’elle ressent pour lui, ont pour effet de la vieillir et flétrir d’heure en heure ; et son ennemi, l’ambassadeur Noailles, se plaît à enregistrer l’inquiétude désolée qui se fit dans ses yeux. Pourvu au moins que Philippe, quand il viendra, ne soit pas trop déçu dans l’opinion qu’il s’est faite d’elle, et ne lui témoigne pas sa déception comme, jadis, le roi son père l’a témoignée à l’une de ses femmes ! Durant tous les jours qui précèdent sa première rencontre avec lui, son entourage la voit s’affoler misérablement, tantôt se refusant à tout entretien, s’abîmant en ardentes prières entrecoupées de larmes, et tantôt se laissant aller à d’étranges accès de gaieté nerveuse.

Enfin, la nuit du 23 juillet 1554, une dame de la garde-robe royale demande audience à Philippe, installé depuis quelques heures dans la maison du doyen de Winchester, et lui rapporte respectueusement que la reine sa maîtresse le prie de « venir, en secret, accompagné de quelques gentilshommes, lui faire visite dans son cabinet. » Marie, en l’attendant, se promène de long en large dans une vaste galerie étroite, toute tendue de tapisserie ; deux gentilshommes portent des torches devant elle ; et le vieux chancelier Gardiner lui tient compagnie. Elle voit entrer d’abord le comte d’Egmont, venu naguère à Londres pour les préparatifs du mariage ; et, ravie de le retrouver, elle va échanger quelques mots avec lui, lorsque, tout à coup, dans la pénombre du seuil, elle aperçoit le modèle du cher portrait qu’elle cache sur son cœur. Aussitôt elle s’éloigne d’Egmont, accourt vers la porte, et saisit tendrement la main de Philippe. Détail curieux : sa toilette de ce soir mémorable, telle que nous l’a décrite M. Hume, correspond exactement à celle que nous montre le portrait de Madrid, comme si Marie avait voulu apparaître toujours, aux yeux de son mari, sous l’aspect sous lequel il l’a aperçue pour la première fois.

De cette soirée commence, pour elle, une année de bonheur, la seule qu’elle ait connue durant les quarante-trois ans de sa vie. Philippe, il est vrai, ne cesse pas un instant de considérer son mariage comme une « corvée » à remplir, à la fois inévitable et infiniment méritoire. Dès le premier jour et jusqu’au dernier, il avoue à ses confidens que ce mariage lui est pénible, que la reine sa femme ne l’intéresse en rien, et que son unique objet est de contribuer à la restauration du catholicisme, sous la tutelle de sa sainte maison. A l’un de ses officiers qui, avant le départ de Madrid, lui demandait s’il devait vendre ses biens, il a répondu : « Faites comme vous le jugerez bon, mais sachez que, pour moi, je vais à une bataille et non à une fête ! » Le sacrifice d’Isaac : toujours c’est à ce grand acte de l’Ancien Testament qu’il comparera ses relations avec Marie Tudor. Mais, au moins pendant la première année, son prodigieux sentiment d’obéissance au devoir le porte à traiter sa femme avec une déférence respectueuse et pleine d’attention que la pauvre Marie, ignorante comme elle l’est de la vie amoureuse, n’a point de peine à tenir pour une affection véritable. Tout ce que l’historien Froude a jadis affirmé au sujet de sa conduite est démenti par les témoignages même les plus hostiles : on nous dit bien que Philippe a eu parfois, en cachette, quelques aventures galantes avec des jeunes femmes de la suite de Marie : mais tout le monde s’accorde à ajouter que, « si sa femme avait été une fraîche beauté de vingt ans au lieu d’une vieille fille fanée de près de quarante, il n’aurait pas pu lui montrer plus d’égards, ni mieux réaliser, en apparence, l’idéal d’un mari parfait. » Il s’applique de son mieux à accomplir le vœu exprimé par lui à son cher Ruy Gomez, quelque temps après son mariage. « Je suis pleinement résigné à vider le calice jusqu’au fond ! » a-t-il dit ; et la reine s’enivre ingénument à ce calice qu’elle lui voit vider. Elle vit là des semaines d’une douceur si exquise, accompagnée d’un tel élan de reconnaissance, qu’à notre tour nous nous demandons s’il convient de remercier ou de haïr l’impassible Isaac qui les lui a valus.

Hélas ! à ce rêve trop court allait succéder un réveil affreux. Avant même le premier départ de Philippe, Marie, qui se croyait sur le point d’accoucher d’un fils, a eu l’horrible chagrin de devoir reconnaître que ce qu’elle prenait pour une grossesse n’était que le début d’une grave maladie. Le retentissement qu’a dû produire cette déception nouvelle, dans son cœur endolori, nous ne pouvons le concevoir que grâce aux textes publiés par M. Martin Hume. Tous les jours, pendant des mois, la cour et la ville avaient vécu dans l’attente d’un héritier du trône. De tous les coins du royaume, on amenait à Marie des enfans nouveau-nés, dont on lui affirmait que leurs mères étaient « aussi vieilles et aussi maigres » qu’elle. Le 30 avril, sur le faux bruit d’une délivrance, les mille cloches des églises de Londres avaient sonné, des processions avaient parcouru la ville avec des chants d’actions de grâces, et, à la lumière des feux de joie, des tables avaient été dressées, devant les maisons, où chacun avait pu manger et boire librement. Mais le plus terrible est que, suivant toute apparence, Philippe s’est mis depuis lors à haïr sa femme, enragé de ce faux espoir qu’il avait contribué à entretenir. Non seulement il s’est empressé de quitter Marie, malgré les humbles et pressantes supplications de l’abandonnée : aussitôt arrivé à Bruxelles, il a voulu s’afficher avec des maîtresses, répétant de tous côtés que, « puisqu’il avait eu le bonheur de pouvoir s’enfuir d’Angleterre, on ne le reprendrait pas à y retourner. » En vain Marie, pour l’attirer, achevait de compromettre sa popularité, et s’exposait de jour en jour au danger de perdre sa couronne ; en vain elle lui jurait que, cette fois, elle était sûre d’obtenir du ciel le miracle d’une grossesse : avec son obstination coutumière il restait sourd à ses appels, sauf à lui reprocher amèrement les refus que, parfois, elle était contrainte d’opposer à ses exigences.

Il finit cependant par revenir auprès d’elle, le 18 mars 1557, résigné de nouveau à son « sacrifice » pour forcer l’Angleterre à le soutenir dans sa lutte contre les Français. De nouveau Marie, mortellement malade et plus pareille à une ombre qu’à une jeune reine, se livra de tout son cœur à l’illusion d’être aimée. Mais Philippe, dès qu’il eut réussi dans son projet, prétexta les nécessités de la guerre pour s’éloigner d’elle. Cette fois encore. Marie voulut l’accompagner jusqu’à son dernier pas sur le sol anglais. Incapable de se mouvoir, amaigrie et jaunie, plus vieille de vingt ans, mais profondément sûre d’être enceinte d’un fils, elle se lit porter de Gravesend à Douvres, dans une litière auprès de laquelle chevauchait son mari. Elle le vit monter sur la chaloupe qui allait le conduire à sa galiote royale, et longtemps encore resta sur le quai d’embarquement, suivant des yeux, à travers ses larmes, son amant adoré et le père de son fils.


Elle mourut quelques mois après, haïe de son peuple, abandonnée des serviteurs qu’elle croyait les plus sûrs et les plus fidèles, certaine désormais d’avoir échoué dans son œuvre de restauration catholique, mais toujours se consolant de ses pires angoisses par l’espoir d’un dernier retour de son cher Philippe. Et je n’ignore pas que, d’autre part, elle a joué un rôle politique des plus importans, et que ses biographes sont tenus notamment de la justifier du surnom de « sanglante, » qu’elle a trop longtemps porté dans l’histoire anglaise ; mais son tragique amour pour Philippe II a été, — nous le voyons clairement dans la suite des faits cités par M. Hume, — la seule source profonde de tous ses actes aussi bien que de toutes ses pensées. A l’opposé de sa sœur Elisabeth, — instruite, peut-être, par son exemple, — elle a permis à son cœur de femme de prendre entièrement possession de sa vie ; et nul sujet, à coup sûr, n’était mieux fait pour séduire la curiosité d’un historien « romanesque » que l’étude du martyre de ce pauvre cœur de vieille fille amoureuse[1].


T. DE WYZENVA.

  1. Je dois ajouter qu’on pourra trouver un très vivant et touchant portrait de Marie Tudor dans un roman historique de M. Robert Hugh Benson, The Queen’s Tragedy ; et que la formation de l’esprit et du caractère de la fille aînée d’Henri VIII a été récemment étudiée, avec une très délicate pénétration psychologique, dans le remarquable roman en trois volumes consacré par M. Ford Madox Hueffer à l’aventure de Catherine Howard.