Revues étrangères - Mystères historiques

Revues étrangères - Mystères historiques
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 920-932).
REVUES ÉTRANGÈRES

MYSTÈRES HISTORIQUES


Historical Mysteries, par Andrew Lang, 1 vol. Londres, 1904, Smith, Elder et Cie.


Au début de l’un des chapitres de son nouveau livre, M. Andrew Lang nous cite une phrase de son confrère M. Pag et, affirmant que « tout le monde connaît l’aventure d’Elisabeth Canning. » Et M. Lang ajoute : « C’est ce que j’ai cru longtemps, moi aussi : mais, il y a cinq ou six ans, l’aventure d’Elisabeth Canning s’est renouvelée, presque trait pour trait, aux environs de Londres ; et j’ai constaté alors que personne, au contraire, ne savait absolument rien de la mystérieuse aventure de cette jeune fille. »

L’aventure d’Elisabeth Canning est, en vérité, un spécimen curieux de ce qu’on pourrait appeler « la fausse erreur judiciaire. » Fille d’un pauvre charpentier d’Aldermanbury, Elisabeth, le 1er janvier 1753, était allée passer la journée chez des parens ; elle les avait quittés vers neuf heures du soir, après le souper, et, depuis ce moment jusqu’au 29 janvier, elle avait disparu, malgré tous les efforts de sa famille et de la police pour la retrouver. Revenue enfin chez elle, ce 29 janvier, dans un état lamentable de maigreur et d’épuisement, elle raconta que deux hommes inconnus l’avaient abordée sur la route, la nuit du nouvel an, l’avaient frappée, lui avaient dérobé tout son argent, et l’avaient laissée, évanouie, au pied d’un mur ; après quoi elle s’était trouvée enfermée dans une chambre, y était restée prisonnière pendant vingt-neuf jours, au pain et à l’eau, et avait fini par réussir à s’échapper, en se laissant glisser à terre, d’une fenêtre du premier étage. La description qu’elle fît de la chambre, du chemin suivi par elle dans sa fuite, et des personnes diverses à qui elle avait eu affaire durant son inexplicable séquestration, permit aux autorités locales de mettre la main sur une vieille femme de très mauvaise renommée, la bohémienne Mary Squires, qui, ayant été reconnue par Elisabeth Canning, fut condamnée à mort par le jury d’Old Bailey, le 26 février 1753. Mais le fils de la bohémienne, avec l’aide d’un homme de loi, entreprit de prouver que sa mère était innocente ; des témoins vinrent affirmer que, la nuit du 1er janvier, ils avaient vu Mary Squires dans un village du comté de Dorset ; et, bien que l’alibi invoqué fût loin d’être probant, un nouveau jury, frappé surtout de l’invraisemblance et des contradictions du récit d’Elisabeth Canning, cassa le premier jugement, acquitta la bohémienne, et condamna la jeune fille à sept années de déportation, pour « parjure volontaire et homicide par faux serment. » Or c’était ce second verdict qui constituait proprement une « erreur judiciaire, » et la pauvre Elisabeth Canning eut à subir une peine qu’elle ne méritait en aucune façon. Son innocence, éloquemment proclamée en son temps par Henry Fielding, l’auteur de Tom Jones, nous apparaît aujourd’hui avec une certitude absolue, après l’étude minutieuse que vient de faire M. Andrew Lang de toutes les pièces des deux procès. Non seulement l’alibi de la bohémienne est, sans aucun doute, de pure fantaisie ; mais M Lang nous fait voir en outre que les prétendues contradictions du récit d’Elisabeth Canning tiennent à ce que l’on a introduit après coup, dans ce récit, toute sorte de fables dont nulle trace n’existe dans les déclarations authentiques de la jeune fille. Pourquoi Mary Squires et ses complices ont cru devoir séquestrer Elisabeth Canning, c’est ce que, probablement, on ne saura jamais : le fait est, du moins, qu’ils l’ont séquestrée ; et qu’elle n’a dit que la vérité ; et que la justice anglaise a commis là une erreur manifeste, dans son louable désir d’en réparer une autre.

Mais ce n’est pas à la seule aventure d’Elisabeth Canning que peut s’appliquer l’observation, citée plus haut, de M. Andrew Lang. Des treize « mystères historiques » que nous présente, dans son livre, l’éminent écrivain anglais, la plupart sont universellement connus, tout au moins de nom : en réalité, nous ne connaissons d’eux rien de plus que leurs noms, ou bien encore nous nous les imaginons d’après des romans ou des mélodrames qu’ont bâtis sur eux des auteurs qui, eux-mêmes, apparemment, ont jugé tout à fait inutile de s’enquérir de leur véritable caractère historique. Si bien qu’il n’y a pas un des chapitres du livre de M. Lang, — sauf peut-être celui qui est consacré à l’Affaire du Collier, — qui ne soit pour nous entièrement nouveau, par la manière toute nouvelle dont il est traité. Avec la patience, la conscience, et le discernement qu’il apporte à toutes ses recherches, et que d’ailleurs j’ai eu souvent déjà l’occasion de signaler et de louer ici[1], M. Lang, pour chacun de ces « mystères, » a pris la peine de remonter aux sources originales, sans tenir compte des légendes qui, par la suite, s’y sont substituées : et presque toujours son enquête a eu pour effet, comme dans le cas d’Elisabeth Canning, de dissiper le « mystère, » pour nous révéler simplement, au point de départ de celui-ci, une grossière supercherie, un essai de mystification, ou une manœuvre politique consistant à embrouiller et à dénaturer, de parti pris, les faits les plus simples et les plus innocens.


Prenons, par exemple, l’aventure de Gaspard Hauser. Celle-là est bien, je pense, — avec celle du Masque de Fer et celle des vrais et faux Louis XVII, — la plus fameuse de toutes, et la plus « mystérieuse. » De celle-là non seulement tout le monde sait le nom, mais il n’y a personne qui n’en ait lu quelque beau récit ; et vraiment aucune autre n’est mieux faite pour intriguer notre curiosité, sans compter qu’étant d’une date relativement récente, elle nous est affirmée par des témoignages trop nombreux et trop dignes de foi pour que nous puissions hésiter un moment à la croire authentique.

Le 26 mai 1828, vers quatre heures de l’après-midi, un cordonnier de Nuremberg, sur une place de cette ville, rencontre un jeune paysan qui, semblant avoir grand’peine à se tenir sur ses jambes, promène autour de lui des regards effarés. Conduit au bureau de police, le jeune garçon ne répond à toutes les questions que par des murmures inarticulés. Il parait craindre la lumière du jour, n’entend pas le son des cloches de l’église voisine, s’évanouit à la vue d’un plat de viande, et ne prend plaisir qu’à jouer avec un cheval de bois, comme un enfant de quatre ans. En fait, il a le langage, les manières, le développement intellectuel et moral d’un petit enfant. On trouve sur lui deux lettres, dont l’une, en caractères latins, est de sa mère, une « pauvre fille, » qui recommande son cher « Gaspard » à la charité publique : l’autre, d’un « pauvre artisan, » et écrite en caractères gothiques, affirme que ce « pauvre artisan » a recueilli l’enfant en 1812, l’a élevé, et « ne lui a jamais permis de faire un seul pas hors de sa maison. » L’auteur de la lettre ajoute : « Je lui ai déjà appris à lire et à écrire ; son écriture est tout à fait pareille à la mienne. »

Quelques semaines plus tard, le mystérieux garçon, dont l’intelligence s’est ouverte et formée avec une rapidité extraordinaire, se trouve déjà en état de raconter, et même d’écrire, l’histoire de sa vie. Il déclare que, jusqu’à l’âge de seize ans, il est resté enfermé dans une prison, « longue d’environ six ou sept pieds, large de quatre et haute de cinq. » La prison avait deux petites fenêtres, mais toujours fermées d’épais volets de bois noir. Il couchait sur de la paille, ne vivait que de pain et d’eau, était tenu dans une nuit perpétuelle, — au point d’ignorer complètement l’existence de toute lumière, — et jouait avec des chevaux de bois, ou des « rubans bleus et rouges. » L’homme qui le gardait le battait souvent. Vers l’âge de quinze ans il lui a appris à se tenir debout, et lui a enseigné une dizaine de mots. Puis, un jour, il l’a fait sortir de sa prison, l’a conduit sur une route, et l’y a laissé.

Solennellement adopté par la ville de Nuremberg, Gaspard est confié aux soins d’un brave maître d’école, nommé Daumer. Le 17 octobre 1829, Daumer, ne le voyant pas venir à table pour le dîner, s’inquiète, explore sa maison, et finit par le découvrir gisant dans la cave, tout ensanglanté. Le blessé raconte que son ancien geôlier l’a rejoint, a voulu lui couper la gorge avec un rasoir, et, devant sa résistance, s’est enfui, après lui avoir fait seulement une entaille au front. L’entaille est d’ailleurs insignifiante, et Gaspard ne tarde pas à recouvrer la santé. Quant à l’assassin, il s’est échappé de la maison de Daumer aussi miraculeusement qu’il y était entré, sans y laisser le moindre signe de son passage. Mais cette nouvelle aventure achève de valoir à Gaspard Hauser une notoriété européenne, En 1831, un grand seigneur anglais, lord Stanhope, vient exprès en Allemagne pour essayer d’éclaircir le mystère. Il offre 500 florins de récompense à qui pourra le renseigner sur le passé du jeune garçon ; il conduit celui-ci à Presbourg, en Hongrie, Gaspard s’étant brusquement souvenu d’avoir entendu dire à son geôlier que son père habitait cette ville ; mais toutes les démarches tentées n’aboutissent à rien, et lord Stanhope retourne en Angleterre, après avoir mis son protégé en pension à Anspach, chez le docteur Meyer. Là, le 14 décembre 1833, une semaine environ avant la date fixée pour le retour de lord Stanhope, Gaspard Hauser se précipite dans le cabinet de son maître, lui montre une petite plaie qui saigne à son côté gauche, et lui dit, en son langage enfantin d’autrefois : « Allé au jardin de la Cour, — un homme, — avec un couteau, — a donné un sac, — a frappé, — j’ai couru, — le sac resté là-bas. » Vainement on cherche, sur la neige fraîche du jardin de la Cour, d’autres traces que celle des pas de Gaspard Hauser. On trouve bien, en vérité, un sac, sur le chemin : mais c’est un sac que l’on a vu déjà entre les mains de Gaspard. Et le pauvre garçon meurt, quatre jours après, la pointe du couteau ayant touché le cœur.

Tels sont les faits authentiques de l’histoire : et il faut bien reconnaître que, même dégagés des innombrables ornemens romanesques qu’on y a mêlés, ils ne laissent pas de rester encore assez surprenans. Surprenante aussi, l’impossibilité où l’on s’est trouvé, depuis trois quarts de siècle, de rien découvrir au sujet de l’origine et de l’enfance de Gaspard Hauser. Ou plutôt l’on a découvert ceci : que, en 1812, année présumée de la naissance de Gaspard, la grande-duchesse de Bade avait mis au monde un fils ; que ce fils était mort dans la nuit ; et que les médecins de la cour de Carlsruhe, sous prétexte d’épargner à la mère une émotion trop vive, avaient refusé de lui laisser voir le cadavre avant de l’enterrer. Pourquoi cet enfant, au lieu de mourir de mort naturelle, n’aurait-il pas été supprimé par des personnes que sa naissance gênait ? Pourquoi ne serait-il pas le mystérieux Gaspard Hauser ? C’est ce que s’était déjà demandé, en 1832, le juriste bavarois Feuerbach, — qui peut être considéré comme le véritable créateur de la « légende » de Gaspard Hauser ; — et l’hypothèse était à la fois si ingénieuse et si séduisante qu’il n’y a plus aujourd’hui un biographe de Gaspard qui ne se croie tenu d’imaginer quelque argument nouveau pour la soutenir.

Mais, à côté des faits authentiques que je viens de résumer, les témoignages contemporains nous en offrent d’autres, que tous les biographes jusqu’ici semblent avoir négligés, et qui, recueillis à présent par M. Andrew Lang, modifient singulièrement pour nous la signification de l’étrange aventure de Gaspard Hauser. Si c’est chose certaine, d’abord, que, au bureau de police de Nuremberg, l’inconnu n’a prononcé que des mots inarticulés, qu’il a paru redouter le jour, et ne pas entendre le son des cloches, par ailleurs le cordonnier qu’il a vu le premier, et d’autres témoins encore, affirment que, durant tout le trajet jusqu’au bureau de police, il s’est entretenu avec eux en bon allemand, a fort bien entendu leurs questions, et n’a nullement fait mine d’être gêné par la lumière du soleil couchant. Puis lorsque, trois semaines après, il s’est reconnu en état de parler et d’écrire couramment les récits qu’il a faits de son passé ont été si remplis de contradictions que personne, dans son entourage, n’a pu s’empêcher d’en être étonné. Le fait est que son autobiographie écrite, malgré le caractère presque officiel de ce document, ne contient pas deux lignes qui ne se détruisent l’une l’autre. Gaspard y raconte qu’il a toujours vécu dans une obscurité complète, et que, cependant, son geôlier lui a appris à lire, qu’il a passé des années à jouer avec « des rubans bleus et rouges, » ou que, de sa fenêtre (toujours fermée d’épais volets noirs), il voyait « une pile de bois, et, par-dessus, la cime d’un arbre. » Et comment ne pas supposer qu’il se moque de nous quand il nous dit ensuite que jamais, jusqu’à seize ans, il n’a entendu un coup de tonnerre ? Il dit aussi que la vue de la lune, durant les premiers jours de son arrivée à Nuremberg, « produisait en lui une émotion d’horreur. » Mais le plus curieux est que, manifestement, il s’avise sans cesse, au cours de son récit, de se découvrir des ignorances ou des infirmités extravagantes dont, tout d’abord, ni lui-même ni les autres n’avaient aperçu aucune trace chez lui.

De l’avis unanime de ceux qui l’ont approché, les deux traits les plus constans de son caractère étaient un besoin maladif de mentir et un besoin, plus maladif encore, d’attirer sur soi, à tout prix et par tous les moyens, l’attention publique. Le maître d’école Daumer, qui l’avait eu longtemps dans sa maison, déclarait que « le mensonge et le désir de tromper étaient devenus pour lui une seconde nature. » Son dernier maître, le docteur Meyer, avait été si dégoûté de ses mensonges, que, bientôt, il avait cessé de l’interroger sur quoi que ce fût. Lord Stanhope, après s’être d’abord passionnément intéressé à lui, avait fini par se convaincre qu’il n’y avait pas, dans tous ses récits, un seul mot de vrai. Et telle est aussi la conviction qui résulte aujourd’hui, pour nous, de l’ensemble des faits rapportés par M. Andrew Lang. La prison aux volets fermés, le geôlier qui, pendant quinze ans, n’a jamais adressé la parole à l’enfant, et qui, d’autre part, lui a « toujours commandé ce qu’il avait à faire, » l’incapacité de marcher, l’ignorance de la lumière du jour et du bruit de la foudre : tout cela est évidemment un tissu de fables inventées au hasard, avec un mélange grossier d’absurdités et de contradictions, par le cerveau déséquilibré d’un jeune paysan hystérique dont l’unique pensée paraît avoir été, jusqu’au bout, de se rendre intéressant et de faire parler de soi. Les lettres mêmes qu’on a trouvées sur lui, c’est probablement lui seul qui les aura écrites : elles étaient, on l’a vu, écrites en caractères différens, et l’une d’elles disait que l’écriture de Gaspard était « tout à fait pareille » à celle de son mystérieux gardien et professeur.

Restent à expliquer, en vérité, la tentative d’assassinat dans la cave de Daumer et celle qui, quatre ans plus tard, a entraîné la mort du pauvre garçon. Mais, ici encore, certains détails moins connus nous forcent à changer notre jugement. Nous apprenons, par exemple, qu’un jour, chez Daumer, Gaspard, furieux de s’entendre accuser de mensonge, s’est tiré un coup de pistolet qui l’a blessé à l’épaule. Or la prétendue tentative d’assassinat de 1829 s’est produite précisément après une scène du même genre, où l’excellent Daumer, révolté des mensonges incessans de son pupille, l’avait accusé d’être un imposteur. Et de même aussi, en décembre 1833, avant l’inexplicable attentat du jardin d’Anspach, Gaspard s’était entendu dire par le docteur Meyer que lord Stanhope, qui allait revenir, renoncerait sûrement à s’occuper de lui. Les reproches, en général, avaient pour effet de le plonger dans un véritable état de frénésie, où il achevait de perdre conscience de ses actes. A Anspach comme à Nuremberg, c’est lui-même qui se sera blessé, dans une de ses crises de mensonge hystérique, avec un vague désir d’attester par-là sa véracité. Cette fois encore, du reste, il ne semble pas avoir eu l’intention de se tuer. Lord Stanhope, s’appuyant sur l’opinion des médecins qui ont vu la blessure, nous affirme qu’il a simplement cherché, de nouveau, à se faire une entaille, et que c’est par accident que le couteau, après avoir traversé l’épaisseur d’une veste ouatée, a pénétré assez profondément dans les chairs pour atteindre le cœur. Aussi bien l’attitude du jeune homme, jusqu’à son dernier jour, nous prouve-t-elle qu’il ne se rendait nul compte de la gravité de sa situation.

Ainsi la part de « mystère, » dans toute cette aventure fameuse, se réduit à l’ignorance où nous demeurons toujours de l’origine et des antécédens de Gaspard Hauser. Celui-ci était sûrement un paysan, — car je n’ai pas besoin de dire que c’est folie pure de vouloir l’identifier avec l’enfant mort-né de la grande-duchesse de Bade ; — et, sans doute, à en juger par son accent, il venait d’un village de la Bavière ou de l’Autriche. Mais de quel village ? et comment ne s’est-il jamais trouvé personne pour le reconnaître ? et y a là, à coup sûr, un phénomène étrange, mais qui n’a, en somme, rien de mystérieux si l’on songe à la différence des moyens de publicité d’autrefois avec ceux dont la police et la presse disposent aujourd’hui. Aujourd’hui encore, du reste, les tribunaux français et étrangers jugent couramment des personnes dont on n’a pu découvrir ni le nom, ni la provenance, sans que nous songions trop à nous en étonner. Un problème plus intéressant serait de savoir si Gaspard Hauser lui-même se souvenait de son origine, — auquel cas il aura eu besoin vraiment d’une force de dissimulation extraordinaire pour parvenir à n’en jamais rien laisser paraître dans ses entretiens, — ou si, peut-être, il l’avait oubliée, comme cela arrive parfois aux déséquilibrés de sa sorte. M. Lang, pour sa part, serait disposé à admettre plutôt cette seconde hypothèse ; et le fait est que ce qu’il nous apprend du caractère de Gaspard Hauser ressemble fort à des traits d’amnésie, de double personnalité, d’ « automatisme ambulatoire, » observés chez divers sujets hystériques, et cités notamment par Myers dans son livre posthume sur la Personnalité humaine. Mais comment, dans cette hypothèse, expliquer les lettres qu’apportait Gaspard ? Et n’est-il pas plus simple, au total, de supposer que le jeune homme n’a oublié son identité qu’à demi volontairement, afin de pouvoir mieux jouer son rôle, avec cette curieuse facilité qu’ont souvent les menteurs à devenir, eux-mêmes, dupes de leurs mensonges ?


En tout cas, nous pouvons affirmer désormais qu’il n’y a point de « mystère, » au sens habituel de ce mot, dans l’histoire de l’étonnant personnage que l’on a jadis appelé « l’enfant de l’Europe. » Il n’y a pas non plus de mystère, — nous le savions déjà, mais M. Lang a bien fait de l’apprendre à ses compatriotes anglais, — dans la trop célèbre Affaire du Collier. Et il n’y en a pas non plus dans une autre affaire presque aussi célèbre en Angleterre et en Écosse que l’est chez nous celle-là : l’affaire connue sous le nom de la « Conspiration Gowrie, » et qui consiste, en fin de compte, dans un attentat organisé, sans succès, par des gentilshommes écossais, contre la vie du roi Jacques VI. Le « mystère, » ici, vient de ce que les Gowrie, après l’échec de leur attentat, ont imaginé de prétendre que c’était au contraire le Roi qui avait essayé de les faire périr : mais M. Lang établit, à grand renfort de preuves matérielles et morales, la monstrueuse absurdité de cette prétention. Ainsi, de chapitre en chapitre, tout au long de son livre, il va dissipant ces énigmes fantaisistes que l’imagination des chroniqueurs ou le parti pris des pamphlétaires, se sont plu à inscrire en marge de l’histoire. Parfois il les attaque de face, comme pour la légende de Gaspard Hauser ; ou parfois il se borne à nous en exposer tout au long les détails, en nous laissant le soin d’en apprécier nous-mêmes la folle invraisemblance.

C’est ainsi qu’il fait, par exemple, pour l’aventure de ce soi-disant comte de Saint-Germain qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, a intrigué toute l’Europe à la fois par l’étalage de son luxe et par ses hâbleries. Celui-là était un imposteur d’une tout autre trempe que le pauvre Gaspard Hauser : et aux témoignages français qui nous parlaient de lui M. Lang en a joint d’autres, anglais, allemands, hollandais, qui achèvent de mettre en plein relief cette inquiétante figure de charlatan cosmopolite. Mais peut-être l’écrivain anglais aurait-il dû, en cette circonstance, pousser plus loin encore son ironie et son scepticisme. Le fait est que, après nous avoir raconté la carrière de Saint-Germain au XVIIIe siècle, il s’est trouvé en présence d’un document plus récent qui l’a amené à se demander, presque sérieusement, si le fameux aventurier de la cour de Louis XV n’aurait pas été doué, en effet, de ce don d’immortalité qu’il prétendait avoir. Voici, d’ailleurs, en quels termes il nous signale la possibilité d’une seconde incarnation de « l’immortel Saint-Germain : »


Une fois encore nous rencontrons Saint-Germain, De nouveau il est à Paris, de nouveau il étale une richesse mystérieuse, de nouveau il disparaît plutôt qu’il ne meurt. Cette fois, il s’appelle le major Fraser, et la date se trouve être une des dernières années du règne de Louis-Philippe. Après cela, je reconnais que l’information me vient d’une source qui ne laisse pas d’être quelque peu sujette à caution : elle me vient de mon ingénieux confrère feu M. Vandam, qui, dans ses Souvenirs d’un Anglais à Paris, a consacré quelques ligues au major Fraser. Je constate du moins que M. Vandam ne fait aucune mention de Saint-Germain, et ne semble pas avoir jamais entendu parler de ce personnage.

Il nous apprend que le major Fraser « n’était pas Anglais, malgré l’apparence de son nom, et bien qu’il parlât parfaitement l’anglais. » Tout comme Saint-Germain, « il était un des hommes les mieux vêtus de Paris. Il vivait seul, et ne faisait jamais aucune allusion à sa famille. Avec cela, toujours prodigue de son argent, encore que les sources de sa fortune fussent un mystère pour tout le monde. » Il avait une connaissance merveilleuse de tous les pays d’Europe, à toutes les époques. « Sa mémoire était vraiment incroyable ; et, chose singulière, souvent il donnait à entendre qu’il en avait pris les éléments ailleurs que dans les livres. Maintes fois il m’a dit, avec un étrange sourire, qu’il était presque convaincu d’avoir connu Néron, de s’être entretenu avec Dante, et ainsi de suite. » A sa mort, on n’a découvert chez lui, aucune somme d’argent, ni aucun papier qui pût renseigner sur ses antécédens. Mais, au reste, est-il mort ? M. Vandam ne cite point de date, pas plus qu’on n’en cite pour la mort de Saint-Germain. Et nous apprenons enfin que l’énigmatique major « passait pour être le fils illégitime de quelque prince de la Cour d’Espagne. » De telle sorte que, si cette histoire du major Fraser n’est pas un pur roman, sans aucun doute nous retrouvons là l’immortel ami de Louis XV et de Mme de Pompadour.


Oui : mais, sans aucun doute, cette histoire du major Fraser est « un pur roman. » Ayant entrepris d’offrir au public anglais les Souvenirs d’un Anglais à Paris pendant le règne de Louis-Philippe et le second Empire, et, apparemment, ne connaissant aucun Anglais qui eût à lui communiquer de tels souvenirs, le trop « ingénieux » M. Vandam s’est amusé à « démarquer, » avec plus ou moins d’adresse, toute sorte d’anecdotes empruntées, tantôt, aux journaux français du temps, et tantôt à nos chroniques et mémoires des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour son major Fraser, d’ailleurs, je croirais volontiers qu’il se sera contenté du Dictionnaire Larousse, tant chacun des traits qu’il nous cite de son personnage, depuis sa richesse mystérieuse jusqu’à l’hypothèse d’une origine princière, ressemble à l’exposé le plus banal de la vieille légende du comte de Saint-Germain. En tout cas et bien qu’il ne « fasse jamais mention » de celui-ci, nous devinons tout de suite qu’il n’est pas sans en avoir « entendu parler. » Et il ne nous paraît pas possible, en vérité, que M. Lang, lui aussi, ne fait pas deviné. Lorsque les lignes qu’on vient de lire ont paru, il y a quelques mois, dans une Revue anglaise, ses lecteurs se sont fort émus de cette résurrection, sous le règne de Louis-Philippe, de l’ancien ami de Mme de Pompadour : et l’article de l’éminent auteur des Mystères historiques a eu autant de succès qu’en avait eu, naguère, l’Anglais à Paris du défunt Vandam. Mais je jurerais qu’au fond de son cœur M. Andrew Lang n’a pas été dupe, un seul instant de la mystification qu’il a ainsi transmise à ses compatriotes, car tout l’ensemble de son chapitre, jusqu’à ce passage sur le major Fraser, nous prouve assez qu’il tient le véritable Saint-Germain pour un imposteur de l’espèce la plus vulgaire, sans autre « immortalité » que celle qu’a bien voulu lui attribuer la complaisante fantaisie des badauds de son temps et du nôtre.


Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de « mystères historiques ? » Il y en a un, assurément, un immense mystère à jamais impénétrable : et c’est l’histoire elle-même, toute l’histoire, d’un bout à l’autre ; ou plutôt c’est tout le passé et tout le présent de la vie humaine. Les faits les plus importans et les plus fameux, que devons-nous en penser, devant les mille récits contradictoires que nous apportent, à leur sujettes témoignages mêmes des contemporains ? Quelle idée pouvons-nous légitimement nous faire d’un César ou d’un Napoléon, tandis que nous ne trouvons pas deux de leurs biographes qui s’accordent sur leur caractère, sur les motifs et la nature des actions qu’ils leur prêtent ? Toute certitude historique s’ébranle, dès qu’on l’examine d’un peu près ; et vainement on s’efforce d’y suppléer par des hypothèses, puisque celles-ci, pour avoir quelque valeur, devraient se fonder sur une connaissance des âmes humaines qui, hélas ! nous sont plus inconnaissables encore que tout le reste.

Telle est, du moins, l’opinion de M. Andrew Lang ; et chacune de ses études historiques lui fournit l’occasion de nous l’exprimer sous une forme nouvelle, en la justifiant par de nouveaux exemples. Chacune est, en fin de compte, une nouvelle variation sur le thème de l’incertitude, de l’ignorance, de l’incohérence universelles. Mais jamais la verve de l’auteur ne nous apparaît plus riche, ni sa critique plus ingénieuse et plus instructive, que lorsqu’il se donne expressément pour objet de nous signaler quelque manifestation bien caractéristique de ces infirmités de notre nature : comme, par exemple, dans le chapitre de son livre précédent sur l’Imbroglio Shakspeare-Bacon, ou dans celui qu’il consacre aujourd’hui à ce qu’il appelle le Mystère des Eglises écossaises, c’est-à-dire à cette incessante production de schismes dont Robert Stevenson affirmait naguère qu’elle constituait « un spectacle pitoyable pour l’homme plein de pitié, et amèrement comique pour le reste du monde. »


Il n’y a point de problème historique plus embarrassant, pour les Anglais, que de comprendre les différences qui existent entre les diverses églises écossaises. Qu’il assiste au service divin dans un temple de l’Église établie, ou de l’Église libre, ou de l’Église presbytérienne unie, un Anglais y trouve partout les mêmes choses. Le caractère du service est exactement pareil, à cela près que, parfois, la congrégation se tient debout aux prières et reste assise aux chants, tandis que, d’autres fois, elle chante debout et s’agenouille aux prières. J’ai été dans un temple de l’Église libre qui n’avait point de chaire ; le pasteur se plaçait simplement sur une estrade, comme un conférencier : mais cette manière de faire n’a rien d’essentiel. Dans toutes les églises, on chante des hymnes, on joue de l’orgue, ou de l’harmonium, ou d’autres instrumens de musique. Ainsi les faces des églises sont semblables et fraternelles :


Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.


Si bien que l’Anglais en est toujours à se demander en quoi peut consister la différence entre l’Église libre, l’Église établie et l’Église presbytérienne unie. Et que si, par hasard, il soumet la question à un ami écossais, tout porte à croire que celui-ci sera fort en peine de lui répondre.


Encore le mystère se trouve-t-il considérablement aggravé, de nos jours, par la production imminente d’un nouveau schisme, que M. Lang nous explique ainsi : « En 1843, plus de la moitié des pasteurs de l’Église établie sortirent de cette église pour rester fidèles à ce qu’ils croyaient être l’idéal de Knox. En 1904, ils se préparent de nouveau à un exode pareil, et cela parce qu’ils ont cessé d’adhérer à ce même idéal. Après avoir sacrifié jadis à de certaines croyances leurs presbytères et leurs pensions, les voici qui ont abandonné ces croyances ; presbytères et pensions, « c’est sans profit aucun qu’ils les ont perdus. »

Les « croyances » en question, du reste, ne sont point d’ordre purement théologique. Il s’agit surtout, en Écosse comme dans bien d’autres pays, du problème des rapports de l’Église et de l’État. En quelle mesure l’État doit-il intervenir dans la vie religieuse, tant pour réglementer l’exercice du culte que pour en payer les ministres ? C’est sur ce point surtout que portent, depuis quatre siècles, les divergences d’Églises qui, d’ailleurs, non seulement admettent les mêmes dogmes, mais pratiquent leur culte de la même façon. Et toutes ces Églises, pour soutenir leur doctrine, s’appuient sur l’autorité du célèbre Knox, dont chacune prétend être directement issue. De telle sorte que la solution du problème, pour un observateur désintéressé, consisterait à connaître la véritable opinion de Knox, au sujet des rapports de l’Église et de l’État. Mais le problème est, malheureusement, beaucoup plus compliqué qu’on ne serait tenté de le supposer : car il résulte de l’examen des faits que l’illustre réformateur écossais a eu, sur ce grave sujet, plusieurs opinions successives, ou même simultanées, d’après les circonstances diverses où il s’est trouvé.


Les idées de Knox, en tant du moins qu’il les raisonnait, reposaient sur ce principe immuable : que le Calvinisme, tel qu’il l’enseignait, était une chose absolument certaine jusque dans les moindres détails. Si l’État, — ou, suivant son expression, le « magistrat civil, » — était entièrement d’accord avec Knox, celui-ci, dans ce cas, était ravi d’admettre que l’État s’occupât de réglementer la religion. C’était le « magistrat » qui devait se charger de supprimer le catholicisme, ainsi que toutes les autres dissidences de la vérité suivant Knox, et cela par tous les moyens dont pouvait disposer la loi, châtimens corporels, prison, exil et mort. Si l’État était disposé à faire tout cela, cet État devait être implicitement obéi en matière de religion, et son pouvoir devait être considéré comme lui venant tout droit de source divine… Mais c’était seulement dans ce cas que l’État avait le droit d’intervenir et d’être obéi. Dans un État catholique, par exemple, le vrai chrétien ne devait pas obéir au « magistrat civil. » Parfois Knox se bornait à recommander, contre ce « magistrat » la « résistance passive ; » d’autres fois il conseillait formellement de « tirer sur lui. » Et, au contraire, dans un pays protestant, les catholiques devaient toujours obéir au « magistrat » protestant, et prendre, sans avoir le droit de se plaindre, leur part légale de prison, d’exil, et de mort.

Mais à ces deux opinions théoriques le réformateur écossais en ajoutait, dans la pratique, une troisième, infiniment plus modérée, et d’un caractère tout à fait « opportuniste. » Maintes fois en effet il s’est soumis, le plus volontiers du monde, à des lois civiles qu’il désapprouvait. « Par exemple, il désapprouvait certainement l’épiscopat, et n’avait pas admis d’évêques dans l’église telle qu’il l’avait fait établir en 1560. Mais, douze ans plus tard, les évêques furent réinstitués par l’État, — que représentait, dans l’espèce, un coquin, le Régent Morton ; — et Knox ne fît point mine de vouloir se retirer, ne conseilla à personne de le faire, et s’efforça simplement d’obtenir de l’État le plus d’avantages possible pour son Église. Il professait également, en théorie, que l’Église ne devait pas admettre le patronage, c’est-à-dire la nomination des pasteurs par les seigneurs des paroisses. Les congrégations devaient toujours choisir elles-mêmes, pour leur pasteur, la personne la plus qualifiée. Mais l’État, du vivant de Knox, supprima ce privilège de l’Église. Le plus infâme malandrin du temps, Archibald Douglas, fut imposé à l’Église de Glasgow ; et, un peu partout, les nobles distribuèrent des paroisses lucratives à des cadets ignorans et sans scrupules. Pourtant Knox n’eut pas un moment l’idée de créer un schisme : il se borna à déclarer que, pour les évêques comme pour les pasteurs, « l’erreur de doctrine devait être considérée comme annulant la valeur de la présentation. » Aussi M. Andrew Lang nous affirme-t-il que Knox, s’il vivait de nos jours, appartiendrait sûrement à cette Église établie que les sectes dissidentes ne se lassent point de condamner et de maudire en son nom.

Et ainsi tout le « mystère » n’est venu que de cette diversité des opinions du réformateur sur la question des rapports de l’Église et de l’État. Tandis que les uns, après sa mort, se sont souvenus de son exemple personnel, d’autres ont voulu suivre sa doctrine ; et celle-ci, comme on l’a vu, n’était pas elle-même sans pouvoir donner lieu à plusieurs interprétations différentes. « Trois cent trente-deux ans se sont passés depuis la mort de Knox, nous dit M. Lang, mais les embarras présens des Églises écossaises restent toujours encore le résultat direct de quelques-unes des idées de ce grand homme. » Conclusion qui prête une allure prophétique à ces lignes, qu’écrivait dans son journal intime, le 24 novembre 1572, un digne bourgeois d’Edimbourg : « Aujourd’hui est mort John Knox, pasteur, à qui revient, dit-on, la plus grande part de responsabilité dans toutes les tristesses de l’Ecosse, depuis l’assassinat du défunt Cardinal. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1901 et du 15 novembre 1903.