Revues étrangères - Les méthodes pédagogiques allemandes jugées par un professeur anglais

Revues étrangères - Les méthodes pédagogiques allemandes jugées par un professeur anglais
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES MÉTHODES PÉDAGOGIQUES ALLEMANDES
JUGÉES PAR UN PROFESSEUR ANGLAIS


The Soul of Germany, par Thomas F. A. Smith, 1 vol. Londres, 1915.


Il n’y a guère plus d’un siècle que l’Allemagne s’est dégagée de l’état de servage ; et c’est pour une race aussi manifestement éloignée de sa pleine maturité que l’on a édifié un ample système d’instruction publique, chargé de l’approvisionner d’une foule de connaissances diverses, sans aucun égard pour l’aptitude propre de l’individu à recevoir et à s’assimiler ces connaissances. Tout Anglais comprend d’instinct combien il serait insensé de vouloir donner l’éducation de notre collège d’Eton et de notre Université d’Oxford au premier venu des enfans de nos villages ou de nos faubourgs : or, c’est là, bien exactement, ce qu’a fait l’Allemagne depuis près d’un siècle pour la masse entière de ses enfans. L’édifice de son appareil pédagogique est à la fois trop somptueux et trop lourd pour ses fondemens ; et le résultat en est que toute la nation allemande, individuellement et collectivement, se trouve aujourd’hui souffrir d’un excès de science, faute pour elle d’avoir le « caractère, » la force d’âme personnelle, qui serait nécessaire pour y faire contrepoids. Ou bien encore, suivant une expression familière anglaise, toute l’Allemagne d’aujourd’hui se trouve souffrir d’une « enflure de tête. »


Ces quelques lignes forment la conclusion d’une très intéressante série de chapitres consacrés par un éminent professeur anglais, M. Thomas Smith, à la peinture des nouvelles méthodes pédagogiques d’outre-Rhin ; et je dois ajouter que bien peu de témoignages avaient autant de chances de nous apparaître dûment autorisés, en semblable matière, que celui de cet ancien étudiant d’Oxford devenu ensuite privat docent de littérature anglaise à l’Université d’Erlangen, où il n’a point cessé d’observer de très près, et par le dedans, la vie intime de l’école allemande à tous ses degrés. De telle sorte que force nous est de croire M. Thomas Smith lorsqu’il nous affirme, — ou, pour mieux dire, nous prouve, — que nulle autre école ne pouvait être mieux faite que celle-là pour stimuler, au fond de l’âme allemande, les plus graves défauts naturels de la race, et notamment ceux de ces défauts qui ont valu déjà depuis un an, à nos agresseurs, la cruelle série de déboires que l’on sait. Car si l’auteur anglais a négligé de nous apprendre jusqu’à quel point il est vrai que c’est au maître d’école prussien qu’est revenu jadis le principal mérite de la victoire de Sadowa et de celle de Sedan, du moins nous montre-t-il assez clairement qu’une très grosse part de responsabilité ne saurait manquer de revenir à ce même maître d’école dans la préparation de l’inévitable défaite allemande de 1915, — ou de l’année prochaine.


Et quant aux griefs relevés par M. Thomas Smith contre ce personnage, comme aussi contre ces incarnations supérieures du maître d’école que sont le professeur de collège et le professeur d’université, un seul mot suffirait pour les résumer : qu’elles s’adressent à l’enfant, au collégien, ou à l’étudiant, toujours les méthodes pédagogiques allemandes tâchent (et réussissent) à les transformer en autant de machines. Infatigable à détruire chez eux les moindres germes de spontanéité intellectuelle ou morale, tandis que d’autre part il ne néglige rien pour y développer le penchant inné qui, de siècle en siècle, pousse toute âme allemande à l’obéissance, toujours et par tous les moyens le maître d’école de là-bas poursuit la réalisation de son unique objet, qui consiste à fournir de rouages souples et dociles un immense appareil collectif, — la fameuse « organisation » de l’Empire allemand.

C’est assez dire que, tout d’abord, le souci de l’aménagement extérieur de ces rouages ne saurait manquer de tenir sa place, et une place considérable, dans le programme de l’enseignement public allemand à ses diverses étapes. De l’école primaire à l’université, le jeune Allemand se trouve contraint d’acquérir toute espèce d’habitudes qui, plus tard, régleront sa conduite parmi les circonstances qu’il devra traverser. Et il n’y a pas même jusqu’à l’ornementation des rouages qui n’ait préoccupé les auteurs du programme : n’est-ce pas à elle qu’ils ont pourvu, notamment, sous la forme de cette minutieuse et étrange « politesse » que nous nous souvenons d’avoir toujours vue marcher de pair, dans la vie allemande, avec les procédés de la « barbarie » la plus « primitive ? » Combien de fois je me suis étonné, pour mon compte, du spectacle d’un pareil mélange de grossièreté et de « civilité, » par exemple chez des voyageurs allemands qui dans mon wagon, après avoir écarté d’un haussement d’épaule l’humble protestation d’une dame qu’ils asphyxiaient sans pitié de l’acre fumée de leurs cigares, se prodiguaient entre soi, avec maints gestes surannés, d’obséquieuses formules de courtoisie ou de vénération ! Mais c’est que, pour leur attitude à l’égard de la dame inconnue, ces modèles parfaits de leur race n’avaient trouvé à s’inspirer que de leur propre cœur, où personne jamais ne s’était avisé d’introduire aucun élément de véritable « culture, » délicate et « humaine, » tandis que leur attitude à l’égard des personnes de leur connaissance leur avait été enseignée naguère, une fois pour toutes, sur les bancs de l’école et sur ceux du collège, par un groupe d’impérieux et sévères professeurs. J’ai lu quelque part l’histoire plaisante d’un indigène de je ne sais plus quelle île qui avait fort surpris l’un de nos compatriotes par sa manière de parler notre langue. Ce brave homme n’y employait absolument que des mots commençant par une quelconque des douze dernières lettres de notre alphabet ; et cela parce que, jadis, les hasards d’un naufrage l’avaient mis en possession du second et dernier volume d’un dictionnaire français. Si bien qu’il avait appris tous les mots à partir de la lettre L ou M, mais ignorait complètement les mots contenus dans le tome premier de son dictionnaire. Semblablement il en est de toute la nation allemande, à ce point de vue de la politesse, dont il y a une moitié qui lui est familière et une autre moitié qu’elle ne soupçonne point, faute pour elle d’en avoir été instruite par ses premiers maîtres. Ou plutôt, les deux cas se ressembleraient, si le malheur ne voulait pas que le morceau de notre politesse enseigné aux Allemands fût, à beaucoup près, le moins important, et ne servant en somme qu’à mieux accuser l’absence totale, chez eux, de cette seule « civilité » authentique dont les règles ne se laissent pas enfermer dans un « manuel » scolaire !


Sous le rapport d’une politesse toute superficielle, — nous dit très justement M. Thomas Smith, — et pour ce qui est, par exemple, de savoir donner des coups de chapeau, frapper aux portes avant d’entrer, se tenir tête nue en présence d’un supérieur, etc., le jeune garçon allemand peut « rendre des points » à l’un de nos écoliers anglais : mais combien ce dernier apparaît mieux pourvu d’une autre politesse, celle-là plus « intérieure, » qui consiste à témoigner de sentimens délicats, à montrer des égards sincères vis-à-vis de l’ainé et du compagnon, vis-à-vis des autres hommes en général ! Car il s’en faut bien que les formes extérieures révèlent toujours les mobiles du dedans ; et chaque jour j’ai vu, en Allemagne, la jeune fille faire sa révérence, l’écolier abaisser humblement sa casquette presque au ras de terre, le soldat saluer avec la rigidité d’une figure de bois, tout cela suivi bientôt d’une grimace de haine ou de mépris, dès qu’avait disparu toute crainte d’être découvert. Toujours, chez les Allemands, le signe de respect accordé par l’élève au maître est simplement l’effet d’une « consigne » inflexible, et non pas un hommage au caractère du maître ; toujours le salut obséquieux du soldat s’adresse à l’uniforme du chef, et non pas à l’homme qui en est revêtu.

Le « signe de respect, » Ehrenzeichen, est un mot écrit en grosses lettres sur tous les chemins de la vie de l’Allemand. A l’école, on lui apprend à faire emploi de ce signe jusqu’à un véritable degré d’abaissement servile ; après quoi, ses années de service militaire lui en inculquent l’habitude plus tristement encore. Pas de symbole plus frappant de la sévère et pointilleuse réglementation qui caractérise la vie allemande, accoutumant la race à établir une séparation profonde entre cette vie extérieure et celle du dedans. Le dehors doit toujours être absolument « correct : » mais aussi l’Allemand moyen ne s’inquiète-t-il pas de ce qui se trouve caché derrière cette surface, non plus que ne s’en inquiètent les maîtres qui président à sa formation. A l’école primaire tout de même que, plus tard, au régiment, ces maîtres se bornent à exiger que l’élève ou le soldat leur accorde scrupuleusement les marques extérieures du respect qui leur est dû : mais c’est chose bien rare qu’ils s’efforcent, si peu que ce soit, d’inspirer le respect par le moyen de leurs propres qualités personnelles.


L’auteur anglais nous décrit ensuite quelques-unes des manifestations les plus comiques de cette « politesse extérieure » dont s’imprègne tout Allemand dès son entrée à l’école primaire. Il nous raconte de quelle façon lui-même, au début de son séjour en Allemagne, avait failli prendre au sérieux les complimens dont on l’accablait, jusqu’au jour où il s’était aperçu de tout ce qui se cachait, derrière eux, d’indifférence totale pour le mérite propre du Herr Professor. C’est de la même façon qu’un de mes amis se flattait ingénument d’avoir obtenu tour à tour, pendant ses voyages en Allemagne, chacune des qualifications honorifiques dont se sert le plus volontiers la « platitude, » — ou la « flagornerie, » — d’outre-Rhin. Dans sa jeunesse, portiers d’hôtel et voisins de table à la brasserie s’étaient tacitement mis d’accord pour l’appeler Herr Doktor : après quoi une courte période d’élégance mondaine lui avait valu de devenir, communément, Herr Baron ; et c’était enfin du titre de Herr Professor qu’il s’était entendu saluer durant son dernier passage à travers l’Allemagne. Inutile d’ajouter que mon ami n’avait droit à aucune de ces « distinctions, » et n’avait absolument rien fait pour se les attirer ; mais comment empêcher l’Allemand de satisfaire à la fois son besoin inné de « classement » social et cet autre besoin, plus puissant encore, de sa nature qui le porte à vouloir se gagner la faveur du prochain en s’agenouillant, quasiment, devant lui ? Un jour, pourtant, mon ami avait tenté un effort pour l’en empêcher. À certain maître de restaurant bavarois qui, désireux peut-être de se singulariser, avait pris l’habitude de l’appeler Herr Graf, il avait déclaré qu’il n’était nullement « comte, » et n’éprouvait nul plaisir à [être gratifié de ce titre ; sur quoi, le Bavarois s’était incliné humblement, la mine repentante, et puis, le lendemain, il avait accueilli mon ami en l’appelant Herr Baron !


Mais en même temps qu’il travaille ainsi à la rendre agréable par le moyen de cette politesse dont il l’orne au dehors, le maître d’école allemand travaille surtout à façonner et à assouplir la jeune « machine » humaine qu’il a reçu mission d’offrir à son pays ; et l’un des procédés principaux qu’il y emploie est toujours, comme je le disais, de substituer à la volonté libre et personnelle de l’élève un nombreux appareil d’habitudes qui le dispenseront de sentir ou d’agir par lui-même, tout au long de sa vie. Dès le début et jusqu’au terme dernier de son enseignement, il lui présente celui-ci sous l’espèce d’une suite continue d’ordres formels et indiscutables, sans jamais faire appel à autre chose en lui qu’à ce même instinct de docilité et comme d’humiliation extérieure de soi dont je parlais il y a un instant. Une absence complète de collaboration de la part de l’élève : tel est bien, je crois, le trait distinctif du système pédagogique allemand. « Tu dois ! » le système entier repose sur ce seul mot. Écoutons encore, là-dessus, le précieux témoignage de M. Thomas Smith :


L’enfant doit aller à l’école, il doit apprendre, il doit être docile et rangé ; bref, il doit obéir. L’État allemand est un père plein de rigueur. Au lieu de raisonner avec son enfant, il se borne à lui dire : « Tu dois aller à l’école, car c’est par laque tu deviendras un bon citoyen pour mon [plus grand profit, — et pour le tien propre, par-dessus le marché ! Tu dois servir dans l’armée, afin de te trouver à même de me défendre ! Tu dois mourir pour moi, si je veux que tu le fasses !


Quant au cœur de l’enfant, il est encore moins consulté et moins apprécié que sa tête, dans ce grand système entièrement fondé sur l’obéissance. C’est au point que, si nous en croyons M. T. Smith, la grande majorité des enfans d’outre-Rhin conservent, de leur séjour à l’école, un souvenir à peine moins amer que celui qu’ils rapporteront ensuite de leur séjour à la caserne. Nulle trace d’intimité, ou même simplement d’entente familière, entre le professeur et ses jeunes élèves. Un jour, à Erlangen, l’un des professeurs du « gymnase » racontait avec indignation à l’écrivain anglais de quelle manière ses élèves, pendant une promenade, s’étaient cotisés pour lui offrir une bouteille de vin du Rhin, destinée à remplacer le pot de bière qu’ils voyaient sur sa table. L’austère pédagogue ne s’était pas contenté de refuser le cadeau : il avait accompagné les donateurs auprès du marchand qui leur avait vendu la bouteille, et avait contraint celui-ci à leur en rendre le prix. Le fait d’inviter un élève à sa table suffirait pour discréditer un maître allemand, sinon même pour compromettre sa carrière future, « Tu dois ! » Il faut qu’aux yeux de l’enfant le maître apparaisse comme la rigide et lointaine incarnation de cet ordre fatal, imposé par l’ « organisation » allemande à chacun de ses rouages.

Comme exemple de ce fonctionnement « machinal » de la pédagogie d’outre-Rhin, M. Thomas Smith nous décrit l’enseignement de la religion, tout au moins dans les écoles qu’il lui a été donné d’observer. « Chaque enfant a son catéchisme ainsi qu’un petit livre d’histoire biblique, tous les deux approuvés par l’autorité scolaire. Dans le catéchisme, les différens versets s’accompagnent de l’interprétation de Luther, en lettres plus petites ; et il faut que l’enfant apprenne par cœur aussi bien ce commentaire que le texte lui-même. Pareillement, les récits et discours de la Bible sont introduits de force dans sa jeune mémoire. Nul moyen pour le maître de songer à donner jamais sa propre interprétation, ni bien moins encore à solliciter celle de ses élèves : l’Église et l’État allemands ne sauraient admettre que l’erreur ou l’hérésie risquât de se glisser dans leur troupeau ! C’est la religion découpée en tranches, réduite à un système où les merveilleux récits héroïques, la simple foi et la splendide poésie de l’Ancien Testament, comme aussi l’attrait personnel du Christ et la sublime beauté de sa doctrine, de pouillés de tout leur pouvoir, ne réussissent qu’à ennuyer, au lieu de l’enflammer, l’imagination juvénile. Quoi d’étonnant si, vers l’âge de quatorze ans, les enfans du peuple quittent l’école avec une conception erronée des véritables valeurs, qui ne tarde pas à les rendre victimes des doctrines d’athéisme et d’envie et de haine assidûment prêchées par le grand parti social-démocrate ? Quoi d’étonnant si toujours désormais, pour leur imagination atrophiée et « militarisée, » la religion apparaît comme quelque chose d’inutile et de suranné, quelque chose de bien inférieur aux notions positives de l’arithmétique ? »


Jede Selbsthilfe ist strengslens verboten, « il est strictement défendu à l’élève d’essayer jamais de se tirer d’affaire par soi-même. » Ne croirait-on pas vraiment reconnaître le principe fondamental de la pédagogie allemande tout entière dans cet article du Règlement officiel des écoles primaires et secondaires d’outre-Rhin ? En réalité, cependant, l’article signifie simplement qu’il est défendu à l’élève de répondre « par soi-même » aux injures ou aux coups qu’il pourrait recevoir de ses camarades. Injurié ou battu, l’élève est tenu de confier à ses maîtres le soin de le venger, ou bien, en d’autres termes, il est tenu de dénoncer le camarade dont il prétend avoir à se plaindre ; et le fait est que M. Thomas Smith nous assure n’avoir jamais rencontré nulle part des habitudes de dénonciation aussi constantes, — ni non plus aussi approuvées et encouragées, — que chez les élèves de l’école allemande à ses divers degrés. En quoi, d’ailleurs, nous n’avons guère de peine à le croire : car où donc, si ce n’est à l’école et au collège, les Allemands auraient-ils trouvé l’occasion de s’instruire de tous les secrets de cet espionnage dont eux-mêmes se font gloire aujourd’hui comme d’une très précieuse vertu nationale ? A côté de l’élève qui dénonce son camarade par rancune privée, il y a celui qui le dénonce par « sentiment du devoir ; » et celui-là est loué par ses maîtres comme un digne serviteur de l’ « organisation » allemande. Il accomplit efficacement son rôle de rouage, au profit de l’énorme appareil dont le fonctionnement collectif doit être l’unique souci de tout bon professeur ; et qu’importe au professeur, après cela, si de telles pratiques de dénonciation ont pour conséquence de profaner et de corrompre à peu près inévitablement l’âme individuelle, le « dedans, » de l’élève ? C’est avec une indifférence profonde qu’à cent reprises des maîtres allemands, questionnés par M. Thomas Smith, lui ont avoué les progrès quotidiens du mensonge et de l’hypocrisie dans le cœur des jeunes garçons confiés à leur garde.

Impossible pour nous, disait l’un de ces maîtres, d’attacher désormais la moindre signification à la parole d’honneur des collégiens, lorsque, par exemple, nous leur demandons s’ils font partie de l’une de ces sociétés secrètes dont le nombre s’accroît parmi eux d’année en année. Et figurez-vous que, même, les nouveaux statuts de ces sociétés secrètes, — fondées à l’imitation des « corps » d’étudians, — admettent volontiers une clause expresse suivant laquelle l’élève, interrogé, ne doit pas avoir scrupule de donner mensongèrement sa parole d’honneur. « Dès le moment où l’existence de la société se trouve connue des autorités scolaires, — est-il écrit dans cette clause, — la société ainsi découverte cesse d’exister ; et l’ex-membre qui déclare sous serment n’en pas faire partie dit, en somme, une chose qui se trouve être vraie. »

Voilà qui laisse bien loin derrière soi les « restrictions mentales » reprochées autrefois à l’école d’Escobar ! Et M. Thomas Smith nous signale encore maints autres exemples analogues de la dépravation qu’il a vue se propager et s’accroître dans les cœurs des collégiens allemands, sous l’influence directe de méthodes pédagogiques trop peu soucieuses de tout ce qui pouvait se passer au « dedans » de ces cœurs. Mais surtout, je le répète, Terreur du maître d’école et du professeur allemands a été de supposer qu’un peuple de machines, — si parfaites qu’ils arrivassent à les fabriquer, — aurait de quoi tenir tête victorieusement à d’autres nations ennemies composées d’hommes libres et vivans, d’hommes capables de « se tirer d’affaire par soi-même. » Que ce maître d’école et ce professeur aient préparé pour la guerre présente, en plus d’innombrables espions de tout ordre, des armées de massacreurs d’enfans et de brûleurs d’églises, il n’y a rien là que leur propre conscience, sans doute, ni celle de leurs compatriotes ne s’avisera jamais de leur reprocher : mais que répondront-ils lorsque, — demain ou l’année prochaine, — leurs anciens élèves les accuseront de les avoir exposés à la plus honteuse défaite en leur mutilant l’âme ainsi qu’ils l’ont fait ? « C’est à vous plus qu’à personne autre, leur diront-ils, que nous devons notre échec ! En nous interdisant toute initiative, en accoutumant nos cerveaux et nos cœurs à recevoir docilement des « consignes » destinées à nous tenir lieu de nos jugemens personnels, en nous écrasant sous la série de vos Tu dois ! et en ne vous souciant jamais que de notre « dehors, » vous nous avez fatalement désarmés vis-à-vis d’adversaires sur lesquels, par miracle, l’emprunt de vos méthodes pédagogiques n’avait pas encore eu le temps d’exercer la même action ! Si bien que les rouages sans vie que nous étions devenus par votre faute ont rencontré devant eux de vrais êtres humains ; et, du même coup, toute notre puissante « organisation » nous a été inutile, comme un canon de siège qui n’aurait personne pour le mettre en œuvre ! » Oui certes, c’en est bien fini, désormais, de la légende du maître d’école préparant les victoires du Michel allemand !


J’ai promis, le mois passé, de publier aujourd’hui le texte complet de la lettre adressée au directeur de la Revue par le professeur Paterson, en réponse à mon article sur un volume où M. Paterson lui-même et un groupe de ses collègues étudiaient l’histoire des modes différens de la Civilisation allemande. Voici donc cette lettre, traduite aussi fidèlement qu’il m’a été possible :


Monsieur le directeur,

Je fais appel à votre courtoisie pour obtenir de vous la permission de rectifier le jugement porté par M. de Wyzewa, dans une récente livraison de votre Revue, sur le livre anglais intitulé la Civilisation allemande.

Votre collaborateur décrit ce livre comme renfermant une apologie passionnée de la civilisation allemande. En réalité, comme je l’ai indiqué dans ma préface, le livre est une tentative impartiale pour apprécier la manière dont l’Allemagne a contribué aux taches supérieures du monde civilisé ; et le résultat dominant de l’enquête ainsi ouverte est que la vérité se trouve à mi-chemin entre les opinions défavorables émises pendant le cours de la présente guerre et les prétentions énoncées volontiers par les Allemands eux-mêmes dans leur récent « accès de mégalomanie. » M. de Wyzewa ne parle pas de plusieurs passages du livre où sont signalées les limites du génie allemand, et où mes collaborateurs notent des indices de la décadence du caractère national allemand pendant les cinquante dernières années[1]. Il est vrai que les auteurs du recueil reconnaissent pleinement la suprématie allemande en matière de philosophie aussi bien qu’en matière de musique : mais, dans l’article sur l’Art allemand, le professeur Baldwin Brown se demande si l’Allemagne a le droit d’être appelée une race artistique[2], et M. Sadler, dans son article sur l’Éducation allemande, exprime l’opinion que le système fameux de la pédagogie allemande doit être considéré comme un avertissement plus encore que comme un exemple. Qu’il me soit permis également de citer cet extrait de ma propre étude sur la Théologie allemande :

« Pendant les quarante dernières années, c’est à peine si l’Allemagne a produit un poète ou un romancier dont le nom soit connu à l’étranger. Dans les arts, particulièrement, il semble que son inspiration ait subi de nos jours une crise de défaillance. En philosophie, le déclin est manifeste depuis la rigueur morale de Kant et l’élan majestueux de Hegel jusqu’au pessimisme cynique de Schopenhauer, et plus encore jusqu’au niveau où Hœckel s’est vu saluer comme un philosophe et Nietzsche comme un prophète, En théologie, les hommes et les œuvres de la période récente nous font voir, au total, les traits caractéristiques de ce que les Allemands eux-mêmes ont coutume d’appeler des épigones, — c’est-à-dire d’une génération succédant à des héros et se bornant à suivre leur trace. »

Certes, j’adhère entièrement à l’affirmation que « les Allemands ont creusé une empreinte, — et souvent une empreinte très profonde, — dans tous les domaines de la vie et du travail de l’esprit humain. » Mais, à la lumière de ce que je viens de dire, l’on verra qu’il est injuste de représenter notre livre comme un panégyrique passionné et partial de la nation allemande.

Je regrette seulement que le livre n’ait pas contenu un chapitre consacré au Caractère allemand. Dans son esquisse, calmement objective, de l’Histoire des Allemands, le professeur Lodge par le de la dégénérescence morale qui les a conduits, de nos jours, « à dédaigner les obligations des traités, à fouler aux pieds un voisin plus faible qu’ils étaient tenus de défendre, et à pratiquer la guerre avec une brutalité cynique, sans tenir compte des longs efforts de la civilisation. » Dans mon propre article, j’ai noté combien il était curieux que « la même race eût produit des exemples classiques de la brute là plus grossière et de l’idéaliste à l’âme la plus haute et au cœur le plus chaud. » Que si j’avais écrit mon article six mois plus tard, j’aurais encore ajouté que je ne m’étais point douté, jusque-là, du nombre des brutes survivantes parmi les 62 millions d’Allemands, et que décidément je commence à reconnaître que, malgré quinze siècles de contact avec la civilisation, il reste au fond du caractère allemand un héritage considérable de l’ancienne brutalité des âges barbares.

Mon principal motif pour souhaiter l’insertion de la présente lettre dans votre Revue est mon désir d’effacer une impression qui risquerait de résulter de l’article de M. de Wyzewa, et qui consisterait à croire que l’Ecosse se montre tiède pour la poursuite de la guerre. Il y a dans notre pays des divergences d’opinions touchant le rôle joué par l’Allemagne dans l’histoire de la civilisation : mais l’unanimité est complète quant à notre devoir envers nous-mêmes et envers nos Alliés dans le conflit où nous avons été jetés par l’arrogance et l’avidité de l’Allemagne. Aucune autre région de la Grande-Bretagne n’a plus cordialement approuvé notre participation à la guerre que l’Ecosse, qui garde fidèlement le souvenir de son ancienne amitié avec la France, et se réjouit de revivre l’ancienne fraternité d’armes, dans l’effort commun pour résister à un agresseur criminel.

Cette altitude patriotique des Écossais est également celle des auteurs du recueil sur la Civilisation allemande : et ceux d’entre eux qui ont des fils en âge de servir les ont donnés de grand cœur pour la défense de la cause sacrée. L’un de ces écrivains écossais que M. de Wyzewa assimile à la clique insignifiante des pacifistes a l’espoir de visiter bientôt Neuve-Chapelle pour y voir l’endroit où l’un de ses fils a été tué, et de monter sur la colline des Flandres où un autre de ses fils a reçu une grave blessure. A quoi je puis ajouter que le Sénat de l’Université d’Edimbourg, — à laquelle se rattachent plusieurs des collaborateurs du recueil, — s’est trouvé unanime à prier le premier ministre de prendre toutes les mesures nécessaires pour une poursuite heureuse de la guerre, sans compter que, même sous le régime présent du service volontaire, une foule d’étudians et de jeunes maîtres de l’Université ont répondu à l’appel de leur pays ainsi que des Alliés de celui-ci.

Je suis, monsieur le directeur, votre bien fidèlement

W. P. PATERSON.


La lettre qu’on vient de lire exprime des sentimens si louables, et de tous points si conformes aux nôtres, que j’aurais été heureux de pouvoir me borner à la mettre simplement sous les yeux du lecteur, en laissant à celui-ci le soin de me disculper des reproches qui s’y trouvaient contenus à mon adresse. Mais comment ne pas relever, tout au moins, la grave erreur commise par l’éminent professeur écossais touchant le sens et la portée véritables d’un article où je n’ai nullement songé à l’accuser, non plus que ses collaborateurs, de s’être livrés à « une apologie passionnée de la civilisation allemande ? »

Qu’il me soit donc permis de rappeler, en deux mots, le contenu de l’article, ou plutôt de la seule partie de cet article qui se rapportait expressément au recueil publié sous la direction de M. Paterson ! J’y citais, en commençant, le texte même de la préface du recueil, où, après avoir signalé et déploré la tendance nouvelle des Allemands à se croire une race infiniment supérieure aux autres, M. Paterson écrivait ce qui suit :


Aussi n’est-il pas étonnant que, dans les conditions présentes, un tel effort de l’Allemagne à proclamer sa prééminence ait donné lieu chez nous à une tempête d’indignation et de railleries. Si fort est le ressentiment actuel de nos compatriotes que l’inanité des prétentions germaniques est devenue un thème populaire dans nos journaux, et que, même, des noms honorés ont bien voulu prêter l’appui de leur autorité à une théorie suivant laquelle, dans les domaines de l’art, de la littérature, et de la science, l’Allemagne n’aurait joué qu’un rôle de second plan. Mais pour compréhensible que soit, humainement, une telle attitude, est-elle pour le moins aussi injuste et déraisonnable que les ambitions énoncées par l’Allemagne dans ses pires accès de mégalomanie. Sans l’ombre d’un doute possible, les Allemands sont un des grands peuples de l’histoire, combinant en soi une partie des attributs intellectuels et esthétiques des anciens Grecs avec la sagesse pratique des anciens Romains ; et très riche a été leur contribution au trésor commun de l’humanité civilisée. Ils ont laissé leur empreinte, — et souvent une empreinte très profonde, — dans tous les départemens supérieurs de la vie et de l’œuvre de l’esprit humain. L’objet du livre que voici sera, précisément, d’offrir au public anglais un compte rendu quelque peu détaillé de ce que l’Allemagne a ainsi accompli dans les sphères principales de l’activité humaine, — avec un effort constant, de la part des auteurs, à estimer la valeur de cette « contribution » de l’Allemagne sans l’ombre de prévention ni de parti pris.


Après quoi je demandais timidement à M. Paterson et à mes lecteurs si le moment leur semblait bien choisi pour un tel examen « impartial » de la « riche contribution des Allemands au trésor commun de l’humanité civilisée. » Je leur demandais si « dans les circonstances présentes, » l’erreur consistant à ne pas apprécier suffisamment cette « contribution » leur apparaissait vraiment assez dangereuse pour exiger qu’un groupe de savans d’outre-Manche se missent aussitôt en devoir de la rectifier. Bien loin de reprocher au recueil écossais de « renfermer une apologie passionnée de la civilisation allemande, » j’aurais été tenté plutôt de lui reprocher d’être trop « calmement objectif, » de ne pas vouloir apporter « l’ombre de prévention ni de parti pris » à l’étude des mérites intellectuels et esthétiques d’une race qui, vers le même temps, ne se faisait pas faute de nous témoigner un mélange de mépris et de haine.

Voilà, bien au juste, ce que je disais, il y a trois mois, du recueil inspiré par M. Paterson ; et l’on ne m’ôtera pas de l’idée que l’honorable professeur écossais est aujourd’hui tout proche de penser comme moi, touchant l’opportunité de son entreprise. Maints passages de l’éloquente lettre qu’il nous envoie me semblent attester qu’il ne juge plus aujourd’hui la civilisation allemande de la même façon qu’il y a six mois, ou du moins que les défauts de cette civilisation le frappent désormais beaucoup plus vivement qu’alors. Changement qui, d’ailleurs, n’aurait rien de surprenant, ni d’exceptionnel : car le fait est que, à en juger par le ton des journaux et des livres anglais, c’est comme si la Grande-Bretagne tout entière, ces mois derniers, avait décidément achevé d’ouvrir les yeux sur le vrai caractère des compatriotes du comte Zeppelin. Et certes, quelle qu’ait pu être jadis l’opinion d’un certain nombre de professeurs écossais, personne de chez nous ne s’aviserait à présent de soupçonner leur noble et glorieuse patrie de « se montrer tiède pour la poursuite d’une guerre » dont l’issue prochaine marquera, — nous sommes dorénavant tous d’accord à le proclamer, — le triomphe bienheureux de la « civilisation » sur la « barbarie ! »


T. DE WYZEWA.

  1. M. Paterson me permettra-t-il d’ajouter que ces « passages » sont extrêmement rares, et ne se trouvent guère que dans les chapitres consacrés à l’Éducation et à la Théologie ? (T. W.)
  2. Ce qui n’empêche pas M. Baldwin Brown de nous déclarer que « les Allemands ont créé de grandes choses dans tous les arts, » et de terminer même son chapitre par un éloge enthousiaste de la peinture religieuse d’un maître munichois de notre temps. (T. W.)