Revues étrangères - Les Souvenirs de guerre d'un attaché d'ambassade américain

Revues étrangères - Les Souvenirs de guerre d'un attaché d'ambassade américain
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ATTACHÉ D’AMBASSAGE AMÉRICAIN


The Note Book of an Attaché, Seven Months in the War-Zone, par Eric Fisher Wood, 1 vol. in-18, illustré, New-York, Century Co, 1915.


On sait que, dès le début de la présente guerre, l’Allemagne et l’Autriche ont prié l’ambassadeur des États-Unis à Paris, M. Myron T. Herrick, de prendre en mains les intérêts des innombrables sujets de ces deux empires qui, — moins renseignés ou plus lents à se mouvoir qu’une foule de leurs compatriotes déjà « rapatriés, » — se trouvaient encore à ce moment sur notre sol français. Il est résulté de là, pour l’éminent diplomate américain, un énorme surcroît de besogne tout à fait imprévu : de telle manière que force a été à M. Herrick d’adjoindre brusquement à ses collaborateurs habituels une demi-douzaine de nouveaux « attachés, » choisis de préférence parmi les jeunes « hommes d’université » américains qu’avait attirés chez nous le désir de compléter leurs études professionnelles. C’est ainsi qu’un élève de notre École des Beaux-Arts, M. Eric Fisher Wood, s’est vu momentanément détourné de ses savantes recherches architecturales, pour ne devoir plus s’occuper désormais, pendant plusieurs mois, qu’à écouter et à essayer d’apaiser les doléances, plus ou moins légitimes de milliers d’Allemands et d’Autrichiens de toute condition, surpris par la guerre au milieu de nous. Occupation qui, par soi-même, déjà, ne pouvait manquer d’offrir maints spectacles curieux à l’observateur pénétrant et sagace qu’était, de nature, M. Eric V. Wood : mais il est arrivé en outre que le chef de celui-ci, M. Herrick, frappé probablement de ce sens inné d’observation qui était en lui, l’a chargé d’une série de tâches supplémentaires les mieux faites du monde pour nous valoir, aujourd’hui, de très vivantes et instructives peintures de quelques-uns des principaux événemens politiques, sociaux, ou même militaires, des derniers mois de l’année 1914. Du 11 au 14 septembre, notamment, notre jeune diplomate improvisé a été envoyé, en compagnie de deux officiers de l’armée de son pays, pour étudier d’aussi près que possible les diverses péripéties de la tragique et glorieuse bataille engagée par nos troupes sur les bords de la Marne, — M. Herrick ayant estimé qu’une relation détaillée de cette bataille aurait chance de fournir ses compatriotes, militaires et civils, de plus d’une leçon infiniment précieuse. Un peu plus tard, durant tout le cours du mois d’octobre, différentes autres missions non moins délicates qu’a eu à remplir M. Wood, — et au premier rang desquelles figurait le soin de relier directement avec nos « fronts » anglais et français du Nord l’Ambulance Américaine magnifiquement installée dans les locaux d’un lycée de Neuilly, — lui ont permis d’observer de la même façon les débuts meurtriers de l’immense lutte, encore inachevée, que les historiens à venir continueront sans doute d’appeler la « bataille de l’Aisne. » Et puis, vers la fin de novembre, lorsque le sort des sujets allemands et autrichiens de chez nous s’est trouvé décidément réglé pour toute la durée de la guerre, c’est à M. Wood que M. Herrick a demandé d’aller transmettre à ses collègues de Berlin et de Vienne de lourds ballots de documens diplomatiques, — dont la livraison lui a été, d’ailleurs, mille fois plus facile que celle d’un tout petit paquet de lettres « confidentielles » qu’il a dû pareillement, vers le 15 décembre, porter de l’ambassade américaine de Berlin à celle de Londres. Tout cela raconté maintenant dans un pittoresque volume que viennent de publier simultanément des éditeurs de New-York et de Londres, avec une vingtaine de photographies « inédites » d’une remarquable portée historique, la plupart exécutées par l’auteur lui-même au cours de ses « missions ; » et tout cela raconté, surtout, d’un style si vif et précis et limpide que, malgré l’effort trop visible du jeune « attaché » américain à contenir, — diplomatiquement, — l’expression de ses propres sympathies personnelles à l’endroit des Alliés, il n’y a peut-être pas d’autre livre étranger qui, depuis tantôt dix-huit mois, m’ait tout ensemble renseigné et diverti plus que celui-là.

Le récit de M. Wood nous est présenté sous la forme d’un « journal » écrit au jour le jour depuis le 4 août 1914, et dont je vais tenter de suivre ici l’ordre chronologique, — tout en devant me borner à n’en extraire, un peu au hasard, qu’un petit nombre d’anecdotes et de menus tableaux caractéristiques. Voici d’abord, à la date du 5 août, un incident assez singulier, et dont je ne me souviens pas d’avoir rencontré la moindre mention dans nos journaux d’alors. Toujours est-il que, le 4 août, un « invidu trop entreprenant » s’est avisé de louer l’un de ces gentils « bateaux-mouches, » qui, d’ordinaire, allaient et venaient sur la Seine entre le quai du Louvre et le pont de Saint-Cloud. Après quoi, cet ingénieux et hardi spéculateur a fait savoir, dans tous les grands hôtels de Paris, que, « puisqu’il n’était plus possible de se rendre à Londres par le Havre en chemin de fer et en paquebot, lui-même se chargeait de transporter directement jusqu’à Londres les voyageurs américains, » — moyennant que ceux-ci lui remissent d’avance une somme que M. Wood ne craint p.as de qualifier d’« extravagante. » A quoi les portiers des susdits hôtels étaient encore priés d’ajouter, confidentiellement, que ce transport de riches voyageurs américains sur un bateau-mouches, le long de la Seine et à travers la Manche, avait obtenu la pleine approbation de l’ambassade des États-Unis. Mais en réalité, au contraire, aucun membre de l’ambassade n’en avait été prévenu ; et sans doute même l’intrépide organisateur de l’expédition avait naïvement espéré que l’annonce de son projet ne parviendrait pas jusqu’à M. Herrick avant qu’il fût trop tard pour y mettre obstacle. Il ignorait évidemment, entre autres choses, l’obligation pour les Américains de faire viser leurs passeports au départ de Paris, — formalité qui eut bientôt pour effet, comme l’on peut penser, de révéler à M. Herrick l’aventureux projet. Ce fut précisément à M. Wood que l’ambassadeur confia le soin de s’enquérir des conditions du voyage. « Je les trouvai, nous dit l’auteur américain, absolument folles. Le bateau était beaucoup trop petit, et très mal aménagé pour une traversée aussi longue, sans compter l’impossibilité à peu près complète de nourrir les voyageurs, et maintes autres difficultés résultant de l’état de guerre. » Si bien que le projet de l’« individu trop entreprenant » fut tout de suite empêché par notre police française, et certes bien à propos pour les imprudens voyageurs : mais je ne saurais me défendre de songer à l’intérêt passionnant qu’aurait eu, pour nous, la relation d’une aventure telle que celle-là par l’un de ses héros, si seulement quel^-qu’un de ceux-ci y avait survécu !

Continuons de feuilleter le « journal » du jeune architecte-diplomate américain :


Dimanche, 9 août 1914. — J’ai entendu bien souvent chanter la Marseillaise au milieu de circonstances pacifiques ; je me suis levé lorsqu’on l’a jouée dans des théâtres parisiens ; j’ai moi-même ardemment contribué à la chanter en chœur dans des dîners d’étudians ; et j’ai pu en apprécier la valeur esthétique. En temps de paix, on sent déjà que c’est là, de beaucoup, le plus grand des chants nationaux : mais l’on ne réussit pas à se représenter que ce chant est, avant tout, un hymne de combat. C’est ce matin que, pour la première fois, j’ai pu en apprécier la signification véritable, et telle que jamais plus je ne saurais l’oublier. Je suivais la rue de Sèvres du côté du boulevard Montparnasse, avec le faible espoir de rencontrer un taximètre de loisir qui voudrait me conduire jusqu’à l’ambassade. Soudain, je me trouvai arrêté net par la vague d’un chant sonore et rythmé. Et puis les vagues se succédèrent, émises à l’unisson en un puissant volume de voix masculines. Il y avait dans la qualité de ce flot de rythmes quelque chose de si étrange, de si saisissant et de si terrible, que, sans comprendre d’abord ce qui allait venir, un frisson me courut le long de l’épine dorsale. Et la clameur s’enflait et se rapprochait, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la tête d’une colonne d’infanterie se montrât droit devant moi, au coin d’une rue, mêlant au flot des voix le frappement, non moins rythmé à l’unisson, de plusieurs centaines de pieds. Ce que j’entendais, c’était la vraie Marseillaise, la Marseillaise de la guerre. La colonne s’apprêtait à rejoindre le « front, » et allait dans quelques jours prendre part à la bataille. Les baïonnettes des soldats se penchaient en arrière, comme un fourré mouvant tourné vers le soleil du matin. Leur chant ne contenait, pour ainsi dire, aucune musique, mais seulement une suite vibrante et découpée de paroles, dont chacune était une menace, une imprécation, toute chargée d’une colère de feu. L’intonation me prouvait que ces hommes comprenaient à la lettre chacune de ces paroles passionnées qu’ils proféraient : j’y découvrais clairement leur dessein d’attaquer les Allemands, de foncer sur eux, de les transpercer de leur baïonnette. De telle sorte que moi-même, toute cette journée d’aujourd’hui, perdant l’équilibre habituel de mon jugement, je me suis enivré de la certitude joyeuse que les Français allaient anéantir les armées allemandes.

Lundi, 24 août. — Hier et ce matin, j’ai observé un phénomène psychologique des plus singuliers. Ni hier, ni [aujourd’hui, les autorités ne nous ont révélé aucune nouvelle militaire un peu importante, et les journaux ont été aussi muets que par le passé mais, avec tout cela, Paris entier a l’idée que les Alliés ont subi quelque part, en Belgique, une grande et terrible défaite. Toute la ville est comme épouvantée, et pas un visage qui ne revête une expression d’abattement désolante à voir. J’ai entendu parler souvent de pareilles propagations mystérieuses de mauvaises nouvelles, mais jamais auparavant je n’avais encore eu l’occasion d’en être témoin par moi-même. Il y a là un fait assurément très curieux, soit que le bruit se trouve ou non justifié.

Hélas ! le « bruit » fatal ainsi répandu au milieu de nous par un porte-voix invisible n’allait être, en fait, que trop pleinement « justifié, » puisque nous savons tous aujourd’hui la « grande et terrible défaite » subie par les troupes alliées à Charleroi, les 22 et 23 août 1914 ! — Mais qu’on me laisse encore citer ce court extrait du « journal » de M. Eric F. Wood :


Jeudi, 10 septembre. — Ce matin, je me suis entretenu avec mon compatriote, le poète et romancier Richard Harding Davis. Il vient d’arriver à Paris de Belgique, et s’efforce maintenant d’obtenir des « permis » pour pouvoir suivre les opérations militaires de France. Il m’a dit que jamais, dans aucune des guerres où il a précédemment assisté, il n’a vu rien de pareil aux atrocités, tout à fait impossibles à décrire, qui ont été commises par les armées allemandes en Belgique. Il parle de ces atrocités avec autant de véhémence que le fait le docteur Louis Seaman ; et ce qu’il m’en rapporte me frappe d’autant plus qu’il lui a été donné d’être, lui-même, témoin des abominables détails de la violation par l’Allemagne du territoire belge !


Cet entretien de M. Wood avec M. Davis a eu lieu au retour d’un premier voyage que venait de faire le jeune « attaché » sur les bords de la Marne, afin d’essayer de se renseigner par ses propres yeux, — comme aussi afin de renseigner son chef, M. Herrick, — sur des événemens militaires dont les « communiqués » officiels continuaient à ne parler qu’avec un laconisme inquiétant. A Lagny, à Villeneuve-le-Comte, dans tous les endroits où il était passé, une foule d’indices lui avaient révélé l’imminence, désormais inévitable, d’une grande bataille ; de telle sorte qu’en rentrant à Paris il s’était hâté de communiquer à M. Herrick son impression de la gravité décisive de ce choc, tout prochain, entre les deux armées. Il avait ajouté que « les troupes allemandes formaient un angle droit ayant son sommet près de Meaux, et dont l’un des côtés s’étendait.au Nord en passant par Senlis, tandis que l’autre s’allongeait presque en ligne droite vers l’Est ; qu’entre cette ligne allemande et Paris se trouvaient campées les troupes anglo-françaises ; et que celles-ci, bien résolues à ne pas reculer davantage, s’attendaient à ouvrir l’attaque dès le lendemain. » C’est alors que l’ambassadeur des États-Unis lui avait demandé, comme je l’ai dit, de se rendre aussitôt sur le « front » français, en compagnie du colonel Allen et du capitaine Parker, de manière à pouvoir rédiger ensuite une relation authentique et « directe » des phases principales d’un combat évidemment destiné à prendre place parmi les dates les plus mémorables de l’histoire des peuples.

Sur tout son chemin jusqu’à Lagny, le vendredi 11 septembre, M. Wood s’est étonné de la disparition des innombrables obstacles qu’il y avait rencontrés deux jours auparavant. Au lieu d’être de nouveau arrêté à chaque pas, d’avoir sans cesse à franchir des barrières improvisées ou à subir l’interrogatoire minutieux d’officiers postés sur la route avec leurs hommes, notre voyageur n’apercevait plus absolument aucune trace d’occupation militaire. « D’où je déduisis, avec un frémissement de plaisir, que la bataille devait avoir pris une tournure favorable pour les Alliés. » Mais, au contraire, le spectacle qui attendait M. Wood un peu plus loin, au-delà de Crécy, avait de quoi lui manifester déjà bien nettement les plus tragiques réalités de la guerre. Au sortir du village de Rebais, un champ se trouvait tout couvert de cadavres, allemands et français. Sur l’un des côtés du champ se voyait un amas de bâtisses écroulées où, la veille, un détachement d’infanterie allemande, assisté de deux batteries, avait eu à soutenir l’assaut d’un bataillon de notre 17e régiment de ligne. Un habitant du village racontait que, dans cette affaire, les Français avaient perdu la moitié de leurs hommes, mais qu’ils avaient poursuivi l’attaque avec une obstination indomptable, chargeant l’ennemi à la baïonnette jusqu’à ce qu’enfin ils se fussent emparés de la position et y eussent fait de nombreux prisonniers. « Nous nous avancions, en silence, parmi les morts, — continue l’écrivain américain. — A l’endroit où la mêlée avait été la plus chaude, nous avons compté dix-sept cadavres dans un espace circulaire de trente pas de diamètre. Chacun des hommes du groupe était tombé en avant, la baïonnette pointée droit devant lui. Quelques-uns avaient couru avec un tel élan qu’en tombant leurs épaules avaient creusé un trou dans la terre malléable. Presque tous avaient été tués par des éclats d’obus. »

A Boissy, à Montmirail, hommes et choses attestaient la violence meurtrière de batailles semblablement terminées par la retraite des troupes allemandes. Mais toujours M. Wood et ses compagnons avaient l’impression que le véritable centre et « foyer » de la bataille ne pouvait pas être là, et que, malgré l’énormité de leurs pertes, les Allemands ne s’étaient ainsi retirés qu’en raison d’une grave défaite subie quelque autre part. Il s’agissait donc, pour les voyageurs américains, de découvrir ce « foyer » principal d’une défaite allemande qui, dorénavant, ne laissait plus aucun doute. Après une longue, — et d’ailleurs infiniment instructive, — série de recherches, ils l’ont enfin découvert aux environs de la Fère-Champenoise, sur un plateau où, d’abord, les troupes allemandes avaient attaqué les nôtres, avec au moins 250 000 hommes. Une lutte terrible s’y était prolongée sans interruption pendant trente-six heures ; et déjà les Allemands s’étaient crus victorieux, lorsqu’un dernier assaut du 9e corps français, sous les ordres du général Foch, avait changé leur triomphe en une déroute complète.


Je ne puis songer, malheureusement, à reproduire ici l’émouvante peinture que nous offre M. Wood de ce combat de la Fère-Champenoise, dont les moindres incidens, — en raison même de l’importance exceptionnelle qu’il leur attribue, — nous sont décrits avec un relief et une précision inoubliables. Qu’il me suffise de noter que, dans cette partie de la bataille de la Marne comme aussi dans toutes celles de ses autres parties qu’il a eu l’occasion d’étudier, l’écrivain américain explique notre victoire par la supériorité de notre artillerie de campagne et, plus encore, par la supériorité personnelle de nos soldats, en regard des soldats allemands. « Ayant mis sur un seul coup de dés le sort de leur familles et de leur bien-aimée patrie, les Français ont gagné l’une des batailles les plus désespérées de l’histoire du monde par le sang-froid résolu de leurs chefs et par la sublime ténacité, l’esprit de sacrifice héroïque de leurs hommes. Ceux-ci ont vraiment dépassé les plus belles traditions de leur race. Sur le désir de leurs chefs, ils ont rejeté leurs vies comme l’on rejette un papier inutile ; et, en présence de conditions nouvelles, ils ont soudain développé en soi des qualités nouvelles, des qualités de résistance acharnée, et quasi scientifique, dont personne jusqu’alors ne les avait crus capables. Ils se sont montrés plus allemands que les Allemands dans la manière dont leur organisation a soutenu le choc le plus forcené de la lutte, à tel point que c’est la machine de guerre allemande qui a fini par céder pied. Sur ces plateaux et ces plaines de la Marne, une victoire a été remportée, dont tout l’honneur ne revient qu’à la France. Par où je n’entends certes pas déprécier le mérite militaire des Belges, ni des Anglais : le peu d’importance relative de leur rôle dans cette bataille a tenu simplement à leur petit nombre. A Liège et à Namur, à Mons et à Saint-Quentin, ils ont noblement préparé le triomphe décisif des Français sur les bords de la Marne. »

Vingt fois, au cours de son récit, M. Wood évoque devant nous des exemples significatifs de ces étonnantes vertus que lui a révélées le contact familier du soldat français. A côté de l’intrépide bravoure du « poilu, » il nous montre sa tranquille et souriante sagesse, la lumière transparente de sa pensée et la profonde bonté de son cœur. « Ah ! — s’écrie-t-il un jour à ce propos, — que les Allemands ne viennent plus nous représenter les Français comme une race dégénérée ! » Et tout son livre est semé de vivantes esquisses comme celle-ci :


Le soldat français est fermement résolu à poursuivre la guerre jusqu’au bout, et à ne pas s’arrêter de combattre ni de souffrir avant le jour de la victoire complète : mais, en même temps, il comprend fort bien que ce massacre réciproque est, en vérité, une triste besogne. Je n’oublierai jamais le visage sérieux et recueilli d’un soldat français de la Territoriale, un homme d’une quarantaine d’années, avec qui j’ai causé tout à l’heure. Il faisait partie d’une escouade chargée d’enterrer les morts, aux environs de Soizy-aux-Bois. Il y avait là 300 cadavres que l’on a dû réunir en un seul énorme tombeau ; au moment où j’arrivais pour assister au lugubre travail, mon Territorial et l’un de ses camarades s’apprêtaient à relever le corps d’un fantassin allemand qui gisait sur le ventre, dans un sol boueux, les deux bras étendus. J’offris des cigarettes aux deux soldats ; et c’est après avoir pris la cigarette dans mon étui que le Territorial, en désignant du bras le champ d’alentour, me dit tristement : « Si Guillaume avait pu prévoir tout cela, croyez-vous que ce Kaiser, qui est tout de même un homme ainsi que nous, croyez-vous qu’il aurait eu le courage d’entamer cette guerre ? » Et il regardait, avec une expression de pitié fraternelle, le cadavre lamentable de l’Allemand étendu à ses pieds.


Quant aux Allemands, M. Wood n’en a point rencontré sur sa route, pendant sa visite d’un pays où, la veille encore, ils s’étaient crus installés en pleine possession. Mais, à chaque instant, le voyageur américain a observé sur son passage des traces suffisamment éloquentes de ce qu’avait été cette domination éphémère des futurs vaincus de la Marne. Un soir, par exemple, que ses compagnons et lui revenaient à la Fère, où toutes les maisons survivantes étaient déjà pleines de soldats, une passante leur a conseillé de demander asile à l’un des notables du lieu, un vieux fabricant de Champagne qui se trouvait être, en même temps, « un exemplaire admirable de la bravoure et de la courtoisie françaises. » Aussi bien M. Achille G… était-il, justement, en train de traverser la rue.


Nous échangeâmes des poignées de main dans les ténèbres, et M. G…, avec la plus exquise politesse, nous dit qu’il serait enchanté de nous accueillir sous son toit. Il s’excusa seulement de n’avoir guère à nous offrir qu’un toit, attendu que « les Allemands avaient tout bouleversé, » durant le séjour qu’ils avaient fait chez lui. Il nous proposa timidement de souper avec lui avant de nous coucher ; mais, cette fois encore, il s’excusa de l’extrême indigence de son garde-manger, en disant : « Les Allemands ont tout pris ! » Nous lui apprîmes que nous avions, dans notre voiture, un petit tas de pommes de terre ramassées dans un champ : cette nouvelle le ravit, en l’allégeant de son inquiétude sur le menu du souper proposé.

Nous le suivîmes dans sa demeure, qui se trouva être une grande maison entre deux jardins. Dès notre entrée dans la maison, la faible lueur d’une lanterne nous révéla un spectacle extraordinaire. On nous avait bien dit déjà, dans la petite ville, que les officiers allemands logés chez M. G… avaient emporté, en s’en allant, un énorme butin : mais le fait est que, en outre, l’intérieur de la maison ressemblait beaucoup plus à une étable de porcs qu’à une habitation humaine. Les Allemands avaient brisé toutes les serrures et vidé sur le plancher le contenu de tous les meubles, armoires, commodes, bureaux, afin de pouvoir ainsi, plus à l’aise, choisir et emporter ce qui leur plairait. Toute la maison était tapissée de reliques des générations successives des ancêtres de M. G…, et l’on voyait là, pêle-mêle, depuis des robes de bal mangées aux miles jusqu’à de vieilles photographies. M. G… avait dû pratiquer des passages à travers ces monceaux de débris, comme l’on ouvre des sentiers à travers une neige nouvellement tombée.

La vue d’un tel déballage nous remplissait d’une véritable stupeur : mais nulle part, peut-être, les Allemands n’avaient procédé avec autant d’entrain à leur dévastation que dans la salle à manger. Pour chacun des repas servis par les « brosseurs » à la demi-douzaine d’officiers qui logeaient dans la maison, ceux-ci avaient fait mettre sur la table le linge le plus fin de M. G… et la plus riche porcelaine ; et puis, chaque fois, le repas fini, les convives avaient pris la nappe par ses quatre bords et l’avaient jetée à terre, dans un coin de la vaste pièce, avec la vaisselle, les bouteilles de cristal, les serviettes, comme aussi le restant des mets. De repas en repas, l’opération s’était reproduite, avec une nouvelle destruction de tout ce qu’il y avait d’impossible à emporter parmi les choses précieuses que renfermait la maison…

M. G… nous ayant présentés à trois aviateurs français qui demeuraient chez lui, ces messieurs voulurent bien nous emmener dans le jardin, pour nous montrer un autre vestige bien significatif du passage récent de leurs collègues d’outre-Rhin : c’était un amoncellement de bouteilles cassées, qui, elles-mêmes, ne formaient qu’une petite partie des 15 000 bouteilles de Champagne volées par les officiers allemands aux caves de notre hôte. Nous apprîmes en même temps que ces caves avaient été entièrement vidées, et M. G… nous avoua que sa fortune personnelle aurait peine à se remettre d’une catastrophe aussi radicale.


Mais c’est surtout en Allemagne, dans leur propre pays, que M. Wood a pu connaître et apprécier les compatriotes de ces aimables hôtes de M. Achille G.., lorsque, au mois de décembre 1914, comme on l’a vu, il est allé porter à Berlin plusieurs ballots de documens diplomatiques. La discrétion « professionnelle » du jeune « attaché » l’empêche, nous le sentons bien, de s’exprimer en toute franchise sur le compte des dignitaires allemands de toute catégorie’ avec lesquels il a eu l’occasion de s’entretenir : mais le peu qu’il nous en dit suffit à nous montrer ces personnages, — sans doute en exécution d’une « consigne » préalable, — s’ingéniant unanimement à le mystifier. Ils prennent soin de « truquer » aussi bien les choses qu’il désirera visiter, — comme, par exemple, le régime habituel des prisonniers anglais et français, — que les affirmations dont ils l’accableront. L’un des plus considérables d’entre eux à l’aplomb de lui jurer que l’Allemagne n’a jamais songé à employer des espions « civils, » que l’Allemagne n’a jamais imité la « barbarie » des Alliés en procédant à l’« internement » de « civils, » français, anglais, ou russes, qui se trouvaient chez elle au début de la guerre, et d’autres mensonges d’une taille si énorme que M. Wood avoue en être demeuré stupéfait. Et puis, avec cela, par-dessous ces égards apparens pour un diplomate américain qui pendant des mois, à Paris, n’avait point cessé de s’employer de toutes ses forces au profit de nombreux milliers de sujets allemands, M. Wood reconnaît, à des signes trop certains, que le moindre de ses mouvemens est épié, noté, rapporté aussitôt à la police impériale. Ah ! certes, — et bien qu’il évite de nous l’avouer trop ouvertement, — ce séjour à Berlin doit avoir encore fortement contribué à rehausser dans son cœur, par comparaison, le respect et l’amour de notre âme française !

Sans compter qu’il y a eu un moment où l’Allemagne, s’interrompant de jouer devant lui l’odieuse comédie de cette politesse entremêlée de mensonges, s’est soudain révélée à lui sous son jour véritable. M. Wood avait été prié par l’ambassadeur des États-Unis à Berlin de se rendre à Londres, afin d’y remettre au collègue du susdit ambassadeur un petit portefeuille contenant certains papiers d’une nature particulièrement « confidentielle ; » et l’autorité allemande, instruite sur-le-champ de cela comme de toutes choses, a résolu de réussir par tous les moyens à prendre connaissance de ces pièces secrètes. Dès son départ de Berlin, M. Wood a été entouré dans son wagon par quatre policiers qui, d’abord, ont essayé de lier conversation avec lui, puis de lui chercher querelle, et puis enfin de le faire arrêter par un employé du chemin de fer, — sous prétexte d’une irrégularité dans son passeport. Impossible d’imaginer l’obstination, ni l’audace éhontée de ces ruses inventées tour à tour, afin de contraindre l’agent attitré des États-Unis à se dessaisir, quelques instans, de son précieux portefeuille : et que M. Woody ait, jusqu’au bout, habilement et courageusement résisté ainsi qu’il l’a fait, cela seul aurait de quoi nous prouver, chez lui, la présence d’un vrai talent inné pour la diplomatie.

Devant l’insuccès de leurs premières tentatives, les policiers allemands seraient allés volontiers jusqu’à faire dérailler le train qui l’emmenait. Du moins, à défaut de ce moyen trop « héroïque, » n’ont-ils rien négligé pour retarder sa sortie d’Allemagne. Ils l’ont forcé, malgré ses protestations, à changer de train en cours de route, pour prendre une voie qui allait, en effet, l’éloigner de la frontière hollandaise. Ils l’ont retenu presque de gare en gare, en obtenant de dociles employés qu’ils feignissent de le soupçonner d’avoir un faux passeport. Enfin voici que, dans la gare d’Essen, où la malice. de ses adversaires lui avait imposé un nouvel arrêt, voici qu’il s’est vu aborder par un Anglais infiniment authentique, un Anglais blond, rasé, à la mâchoire osseuse, qui, sans l’ombre d’accent, l’a supplié d’avoir pitié de lui ! Ce malheureux, ayant absolument besoin de rentrer dans son ! pays, était parvenu à se procurer un passeport américain : mais il sentait que la police se méfiait de lui, et combien il aurait de reconnaissance à M. Wood si celui-ci, — qui ne pouvait manquer d’être un Américain bien en règle, — consentait à le reconnaître pour son compatriote ! Sous l’effet d’une nouvelle inspiration de son génie de diplomate, M. Wood trouva le courage d’endurcir son cœur. Il s’excusa de ne pouvoir pas obliger l’inconnu, ce qui lui valut, de la part de celui-ci, un regard plein de haine ; et sur tout son chemin, depuis lors, il ne devait plus cesser d’avoir auprès de soi ce prétendu Anglais, qui, d’ailleurs, s’était bien abusé sur les sentimens de la police allemande à son endroit, car, même à la frontière, c’est à peine si l’on allait faire semblant de regarder ses papiers ! De telle sorte que M. Wood tendrait plutôt désormais à deviner en lui un dernier représentant de la police allemande, attaché à ses pas pour le cas où quelque hasard permettrait encore de jeter un coup d’œil sur le contenu de son portefeuille. Mais, en tout cas, M. Wood, toujours très réservé dans ses affirmations, n’hésite pas à nous garantir que ce soi-disant Anglais muni d’un passeport américain, — et qu’il a vu débarquer sans encombre au port de Folkestone, — était très certainement « un espion au service de l’Allemagne. »


T. DE WYZEWA.