Revues étrangères - Les Souvenirs d’un Philhellène

Revues étrangères - Les Souvenirs d’un Philhellène
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES SOUVENIRS D’UN PHILHELLÈNE


Die Irrfahrten des Daniel Elster, nouvelle édition revue et remise au point par M. Hans Martin Elster. — Deux volumes in-8, Stuttgart, librairie Lutz, 1912.


Lorsque, vers le milieu de mars de l’année 1813, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III avait appelé solennellement la jeunesse allemande à s’armer pour la délivrance de la terre natale, un collégien de seize ans, Daniel Elster, s’était empressé de jeter ses livres et d’abandonner ses classes pour venir demander à ses parens la permission de prendre part, lui aussi, à la lutte sacrée. Mais son brave homme de père, qui était forgeron dans un petit village de Thuringe, n’admettait pas l’idée d’avoir inutilement dépensé tout l’argent employé par lui, depuis plusieurs années, à l’éducation d’un fils dont il avait résolu de faire un pieux et paisible pasteur luthérien. « Jeune garnement-ignorant, — avait-il dit à son Daniel, — penses-tu donc que j’aie dépensé tout cet argent pour qu’après cela tu deviennes un soldat ? Crois-tu que ta patrie te récompensera un jour de ton sacrifice ? T’imagines-tu qu’un temps meilleur arrivera, au sortir de celui que nous traversons ? Pour moi, en tout cas, je suis parfaitement certain du contraire ; et que, si tu refuses d’écouler mes sages avis, si tu persistes à vouloir empoisonner et abréger les jours que Dieu me donne encore à vivre, tu cesseras désormais d’être mon fils, et n’auras plus le droit de comparaître devant mes yeux ! »

Si bien que le pauvre garçon avait dû obéir. Il avait simplement obtenu l’autorisation de changer de collège, — étant par nature de ceux qui aspirent toujours à se trouver « ailleurs. » Puis, après avoir fréquenté une nombreuse série de collèges, il avait eu à changer également plusieurs fois d’université, comme aussi de projets pour sa carrière future. Contraint bien malgré soi, — nous assure-t-il, — à se battre en duel avec un autre étudiant, il avait reçu au visage une profonde entaille qui, du même coup, avait décidément ruiné les espérances de son excellent père : car c’était chose établie, dans les coutumes de l’Église luthérienne, que la trace d’un duel au milieu d’une joue excluait toute possibilité d’enseigner officiellement la parole de Dieu. Tour à tour, donc, Daniel Elster avait suivi en divers endroits des cours de musique et de médecine : avec autant de dispositions et de goût pour le premier de ces deux ordres d’études qu’il semble en avoir eu pou à l’égard du second. Mais il avait conservé intact, au fond de son âme, l’effet qu’y avaient naguère produit les prédications, pamphlets et chansons des Kœrner et des Arndt, bruyans apôtres de l’émancipation des peuples opprimés. Tout en n’aimant ici-bas que la musique, il demeurait convaincu de l’obligation qu’il y avait, pour un homme de bien, d’aider toutes les nations du globe à accomplir la même tâche d’affranchissement qu’avaient accomplie ses compatriotes en « secouant le joug » de Napoléon. Et ainsi, au printemps de l’année 1819, il lui avait suffi d’apprendre la rébellion de certaines contrées de l’Amérique du Sud contre l’autorité espagnole pour qu’aussitôt, abandonnant l’université d’Iéna tout de même qu’autrefois le collège de Freiberg, notre jeune étudiant se mît en route vers Londres, où on lui avait dit que se recrutaient des volontaires destinés à renforcer la nouvelle armée « colombienne. »

Le récit qu’il nous a fait de cette aventure, dans ses Souvenirs, aurait de quoi justifier, à lui seul, la célébrité de l’une des plus attachantes confessions autobiographiques qu’il m’ait été donné de lire jamais en aucune langue. Parti d’Iéna sans un sou, il lui avait fallu de longs mois pour arriver enfin jusqu’à Londres, où d’ailleurs les agens du pouvoir insurrectionnel n’avaient pas jugé à propos d’agréer la collaboration d’un jeune rêveur allemand plus pareil à un vagabond qu’à un futur capitaine. En compagnie de deux autres héros « émancipateurs » de sa sorte, Elster était alors venu s’échouer à Paris, où l’apparence éminemment suspecte des trois amis, la liberté de leurs allures, et sans doute aussi quelques propos « subversifs » n’avaient point tardé à attirer sur eux l’inquiète curiosité de la police royale. Un matin de l’hiver de 1819, ils avaient été mandés devant un haut fonctionnaire de cette police, qui les avait sommés de choisir entre deux alternatives également imprévues : être reconduits par des gendarmes à la frontière allemande, ou bien s’engager pour sept ans dans la légion étrangère.

Elster et ses compagnons s’étaient vite arrêtés à ce second parti : ignorant absolument ce qu’exigerait d’eux leur profession nouvelle, et vivement séduits, en tout cas, par la perspective de pouvoir visiter, aux frais d’autrui, les pittoresques régions du midi de la France. L’Afrique, dans ce temps-là, ne s’était pas encore ouverte à nos troupes françaises : et c’était donc en Corse, à Bastia, que l’on avait envoyé les trois légionnaires. Plus heureux que ses amis, Daniel Elster avait passé là une année suffisamment agréable, et même lucrative, car son talent de musicien y avait fait de lui une espèce de grand homme, et depuis la femme de son colonel jusqu’aux plus modestes bourgeoises de la ville, il n’y avait personne qui ne se sentit flatté de l’hommage de l’une des romances ou de l’une des polonaises qu’il composait avec une facilité et un entrain merveilleux. A la musique, aussi, l’aimable et jovial Orphée de Bastia avait dû d’être délivré de ses chaînes : sa colonelle ayant obtenu des médecins du régiment qu’ils le déclarassent gravement malade et lui signassent l’exemption des six années de service qui lui restaient à subir. Après quoi, il n’avait pas fallu moins que le souvenir d’une belle fiancée l’attendant dans son village natal pour l’empêcher de se fixer à demeure en Corse, où s’offrait à lui la plus brillante carrière.

A moins pourtant que ce souvenir de sa Rosette eût été simplement un prétexte que le jeune musicien se fût donné à soi-même, pour ne pas s’avouer le penchant naturel qui l’entraînait à changer sans cesse de résidence, à la fois, et de métier : puisque précisément les parens de sa fiancée, dès son retour en Thuringe, lui avaient signifié leur opposition formelle à tout projet de mariage de leur fille avec un « vagabond, » incapable de gagner sa propre vie et celle d’un ménage. Toujours est-il que, revenu dans son pays vers la fin de l’année 1820, Daniel Elster avait à peine repris ses études médicales, à l’université de Wurzbourg, quand la nouvelle de la révolte des Grecs contre la domination turque lui avait de nouveau suggéré le désir de s’expatrier, pour courir à l’aide des nobles descendans d’Hippocrate et d’Homère. Sans l’ombre d’hésitation, il avait compris que toutes ses espérances d’amour et de fortune s’effaçaient devant l’impérieuse nécessité de prendre part à la délivrance d’une race asservie. Il s’était rendu à Stuttgart, où venait de se former un comité de Philhellènes, s’y était fait donner un passeport, un peu d’argent pour les frais du voyage, et, dès le mois suivant, il était arrivé à Marseille, tout frémissant d’impatience guerrière, avec la délicieuse perspective de pouvoir enfin réaliser le rêve généreux que nous avons vu s’allumer dans son cœur dix ans auparavant.


Cette fois encore, malheureusement, — car une mésaventure toute semblable lui était échue naguère à Londres, lorsqu’il y était venu pour s’engager dans l’armée colombienne, — un premier convoi de volontaires philhellènes était parti de Marseille deux ou trois jours avant son arrivée ; et bien que la ville se trouvât remplie d’autres volontaires, réunis là de toutes les parties de l’Europe, personne ne savait combien de temps l’on aurait à attendre l’occasion d’un nouveau départ. Du moins Elster avait eu le plaisir d’apprendre la présence à Marseille d’un certain Lasky, son ancien collègue de l’université d’Iéna, qui maintenant s’occupait à constituer un bataillon de Philhellènes allemands. Tout de suite il avait demandé son adresse, et était allé se renseigner auprès de lui.


Lasky vint au-devant de moi dans un costume extravagant, qui avait évidemment l’intention d’être grec. Il voulait à présent en imposer à son entourage par cette tenue hellénique, comme naguère à Iéna par sa tenue de « vieil Allemand. » Dans son imagination, il se voyait déjà promu, par l’acclamation unanime du peuple grec, au rang de général, sinon de généralissime ; et aussi nous accueillit-il avec une hauteur où le souvenir de notre ancienne camaraderie mêlait à peine une nuance légère de familiarité.

— Votre arrivée, messieurs, nous déclara-t-il, m’a déjà été annoncée par les comités de l’Allemagne du Sud. Je vous prie de vouloir bien me remettre vos papiers, afin que je puisse vous inscrire, conformément à votre rang et à votre condition, sur la liste des combattans volontaires pour la-grande cause hellénique !

— C’est que je n’ai pas d’autres papiers que mon passeport, répondis-je. et ne suppose pas qu’il m’en faille d’autres. C’est de mon plein gré que je compte me rendre en Grèce, pour y servir en qualité de médecin, ou bien, en tout cas, pour y mettre mes forces à la disposition de la cause nationale. Je suis venu à Marseille parce que l’on m’a dit que c’était ici que je pourrais le plus sûrement trouver une occasion pour la traversée : que si cette occasion ne se présente pas, j’aurai à chercher quelque autre moyen d’exécuter mon projet. Mais il me parait bien étrange que, dès aujourd’hui, l’on veuille assigner des rangs à des volontaires dont les aptitudes et le mérite ne pourront être reconnus que là-bas, sur le champ de bataille !

La mine de Lasky s’assombrit.

— Vous ne semblez pas tenir beaucoup à ma protection ! répliqua-t-il. Puissiez-vous ne pas avoir à vous en repentir !

Un coup frappé à la porte interrompit l’orateur : et nous vîmes entrer un jeune homme en brillant uniforme, qui nous salua avec une condescendance amicale.

M. Dijonnier. aide de camp du comte Jourdain de Manipuello, général des armées grecques ! — nous dit Lasky, en nous présentant le nouveau venu, devant qui nous nous inclinâmes profondément.

M. Dijonnier était, tout récemment encore, un modeste sous-officier de l’armée badoise : son arrivée à Marseille lui avait valu un avancement merveilleux. Lasky lui fit part de mon peu d’enthousiasme à l’endroit de ses faveurs.

— Comment, s’écria Dijonnier, ce monsieur prétend se singulariser ? Il veut partir pour la Grèce sans être pourvu d’un rang ? Il compromet d’avance toute sa carrière : car c’est seulement notre troupe qui donnera l’impulsion décisive. À nous seuls est réservé l’honneur d’affranchir la Grèce, pour nous seuls verdoient les lauriers du mont Olympe !

De nouveau, l’éloquent discours de l’aide de camp fut interrompu par l’entrée d’un visiteur. Un petit homme avec une moustache énorme se montra sur le seuil de la chambre.

— Ah ! bonjour, monsieur le colonel ! — s’écrièrent Lasky et Dijonnier, avec les plus tendres salutations à l’adresse du petit personnage moustachu, qui nous fut ensuite présenté comme étant l’ « éminent colonel Perrin. »

Ce colonel de l’armée grecque, dont personne en Grèce ne soupçonnait l’existence, avait été capitaine d’infanterie en Italie, et se trouvait en demi-solde depuis la chute de Napoléon. Bientôt les trois hommes se mirent à causer avec tant d’animation, souvent tous à la fois, que nous avions peine à comprendre un seul mot de ce qu’ils disaient. Ils se racontaient des histoires touchant leurs chevaux, leurs excursions dans la campagne, leurs exploits galans ; et sans doute il n’aurait plus été question de la Grèce durant toute la soirée si, de nouveau, la porte ne s’était pas ouverte pour laisser entrer un visiteur, — celui-là bien connu de moi.

— Est-ce possible ? Weiland ? dis-je en l’apercevant.

— Toi ici, Elster ? Mille fois bienvenu !

Et il se jeta dans mes bras. C’était un de mes meilleurs amis de Wurzbourg, où il tenait l’emploi d’un petit commis de bureau.

— Ces messieurs se connaissent déjà ? observa Lasky.

Puis, se tournant vers les deux autres officiers :

— J’ai l’honneur de vous présenter M. Weiland, major de l’armée grecque !

— Comment ! te voilà major ? dis-je à Weiland, tout stupéfait.

Il me répondit : oui, en souriant, d’un signe de tête : et de plus en plus je me demandais si tout ce qui m’entourait n’était pas un rêve. Un obscur employé aux écritures se trouvait brusquement transformé en major ! Et après lui vinrent encore d’autres dignitaires non moins improvisés, des commandans, des colonels, tout cela revêtu d’uniformes bizarres.

Très courtoisement, Lasky nous signifia que ces messieurs allaient se former en comité secret, afin de délibérer sur certaines affaires des plus graves : de telle sorte que, n’étant pas inscrits sur la liste, il nous serait impossible d’assister à la séance. Sur quoi nous primes congé, mon camarade Moring tout confus, et moi tout riant, pour revenir fi l’auberge où nous nous étions logés.

J’étais en train d’écrire une lettre, dans notre mansarde, lorsqu’un coup violent fut frappé à la porte. Un jeune homme mince et élégant entra, nous salua poliment, et nous dit que, ayant appris notre intention de nous rendre en Grèce, il se permettait de nous engagera aller voir M. de Chevalier, qui, mieux que personne, aurait de quoi nous offrir les moyens de parvenir à nos fins. Je me rhabillai aussitôt et suivis mon visiteur, qui me conduisit auprès d’un autre personnage également très aimable et d’excellentes manières.

— Vous désirez entrer au service de la Grèce, monsieur ? me demanda-t-il. En ce cas, il faut que vous vous attachiez à moi. C’est à moi que les comités philhellènes de l’Allemagne du Nord ont confié la charge de conduire là-bas leurs volontaires. Selon toute probabilité, un convoi partira dès la semaine prochaine ; et, si vous le désirez, je vous inscrirai sur ma liste.

Je m’empressai de consentir, et déjà je m’apprêtais à rejoindre mon compagnon dans notre chambre d’auberge, tout heureux d’avoir trouvé un personnage aussi différent de Lasky et de ses acolytes, lorsque Chevalier m’invita à rester un moment encore, pour prendre une tasse de thé.

— Vous apprendrez, me dit-il, à connaître des amis que rassemble un commun enthousiasme pour la cause sacrée de la Grèce.

Et bientôt, en effet, je vis entrer une dizaine d’hommes en tenue militaire, qui tous qualifiaient Chevalier de lieutenant général, tandis que lui-même, de son côté, les appelait colonels, lieutenans-colonels, majors, etc. C’était absolument la même comédie que chez Lasky ! Ce dernier s’était simplement improvisé chef des volontaires de l’Allemagne du Sud, et Chevalier avait pris sur soi le commandement de ceux de l’Allemagne du Nord. Aussi bien ne tardai-je pas à les connaître parfaitement tous les deux, et à mesurer toute l’inanité grotesque de leurs prétentions. Chevalier, du moins, avait réellement des titres militaires : il avait autrefois rempli les fonctions de major à Hambourg, dans la Ligue Hanséatique. Au lieu de travailler en commun à la cause grecque, les deux hommes se trouvaient séparés par une jalousie non moins féroce que leur vanité. Chacun ne tâchait qu’à compromettre les intérêts de son rival, tout en nourrissant la conviction d’être bientôt promu par le peuple grec aux plus hautes dignités, en récompense des inappréciables services qu’il aurait rendus à la cause nationale.

Huit jours environ après mon arrivée, Lasky et Chevalier se battirent en duel. Le privilège du premier coup de pistolet échut à Chevalier, dont la balle atteignit Lasky à la tête, et lui arracha un morceau du crâne. Mon ancien camarade s’affaissa, perdit connaissance, et Chevalier, certain de l’avoir tué, prit la fuite. Mais un hasard singulier empêcha les Philhellènes marseillais de se trouver désormais dépourvus de tout chef. Lasky subit l’opération du trépan, perdit un peu de sa cervelle, et reçut une plaque d’argent en remplacement du morceau de son crâne qui lui avait été enlevé. Il n’en devint que plus exalté et extravagant, tandis que son parti redoublait encore d’admiration à son égard. Le vaincu se trouvait sortir de son duel avec la double couronne du martyre et de la victoire.


Le séjour d’Elster à Marseille ne devait pas être cependant aussi long, ni non plus aussi inutile, que l’avait craint d’abord le musicien philhellène. Dès les premiers jours de 1821, le capitaine d’un petit vaisseau marchand avait consenti à transporter en Grèce, moyennant la somme de 3 000 francs, un « groupe bariolé » de 36 volontaires, ayant à leur tête, en qualité de « général » et de « lieutenant général, » le comte de Manipuello et l’ex-étudiant Lasky au crâne d’argent. A quoi il convient d’ajouter tout de suite que ni l’un ni l’autre de ces deux guerriers ne prendront part à l’héroïque et désastreuse bataille de Pœta, où va se trouver presque entièrement anéanti le mémorable régiment des Philhellènes : ce qui n’empêchera pas Daniel Elster de reconnaître les précieux services rendus à l’artillerie grecque, durant toute la campagne, par l’expérience professionnelle du comte Jourdain de Manipuello, — infiniment supérieur, avec tous ses travers, au grotesque fantoche allemand qui lui servait de « lieutenant général » à bord de la tartane marseillaise. Et quant aux hommes rassemblés sous les ordres de ces deux chefs, la diversité de leurs provenances aussi bien que de leurs conditions sociales pouvait déjà donner à Elster une première idée de la composition du futur régiment philhellène. Il y avait là des Allemands, des Français, des Polonais, des Italiens et des Espagnols, de vénérables « grognards » de la Grande Armée et de jeunes garçons échappés du collège, pour ne point parler d’une Amazone ridicule et touchante, l’extraordinaire donna Toricelli, dont la timidité et la vantardise, mêlées d’une forte dose de coquetterie, introduisent par instans une note comique dans le sombre récit de notre volontaire.


Ce récit de la collaboration de Daniel Elster à la lutte glorieuse des Grecs contre leurs oppresseurs remplit tout le second et dernier volume d’une série de Souvenirs qui, publiés jadis en Allemagne du vivant de leur auteur, viennent d’être réédités par un petit-neveu de celui-ci, avec un bon nombre de passages nouveaux, dans la même collection de mémoires historiques où ont paru naguère les étonnans Souvenirs du professeur, soldat, et ivrogne Laukhard[1]. Aussi bien ne peut-on pas se défendre de songer à ce chef-d’œuvre de sincérité et de vie littéraire qu’est incontestablement le livre du misérable Laukhard, quand on lit la « confession » ingénue de l’ancien compagnon d’armes de Marco Botzaris. Avec une qualité d’âme éminemment plus aimable, mais peut-être avec moins d’originalité et de puissance poétiques, c’est chose certaine que l’humble musicien de Thuringe égale pour le moins le privat-docent des cabarets de Halle, à la fois par la franchise intrépide de ses aveux et par l’abondance, la variété, l’agrément romanesque des épreuves qu’il a traversées. J’ai signalé déjà l’intérêt singulier des chapitres où il nous raconte sa tentative manquée d’enrôlement dans l’armée colombienne : mais surtout le second volume de ses Souvenirs constitue pour nous un document historique et psychologique d’une portée exceptionnelle, — en dehors même de l’actualité que nous offre aujourd’hui ce tableau des premières phases d’une lutte reprise vaillamment sous nos yeux, après une interruption de plus de trois quarts de siècle, pour aboutir, cette fois, au triomphe décisif.

Car Elster ne se borne pas à nous décrire le détail de ce qu’il a fait et de ce qui lui est arrivé. Il veut encore que son récit nous aide à connaître l’ensemble d’un grand drame historique où son rôle personnel, d’ailleurs, n’a pas laissé d’être considérable. A chaque page, nous rencontrons chez lui de vivans portraits des hommes d’État ou des chefs militaires qu’il a eu l’occasion d’approcher, depuis la simple et magnifique figure de Marco Botzaris jusqu’à celles d’un Odusseus et d’un Kolokotronis, véritables « rois des montagnes, » ne consentant à servir la cause nationale que dans la mesure où ses succès ont chance de favoriser leurs projets personnels de domination, ou même simplement leurs intérêts matériels. Et puis, au-dessous de ces hauts personnages, les Souvenirs d’Elster nous révèlent avec une netteté et une impartialité remarquables la situation sociale, intellectuelle et morale de tout le peuple grec, tel que l’avaient formé, — ou plutôt déformé, — aux environs de 1823, de longs siècles d’une oppression aveugle et cruelle.

Aveugles et cruels nous apparaissent également un bon nombre de ces soldats de l’armée du prince Maurocordato qui se plaisent à massacrer les prisonniers turcs, et ne se font pas faute, à l’occasion, de vider les sacoches des officiers philhellènes. Mais nous sentons profondément que c’est là, pour ainsi dire, une nature « artificielle » et toute provisoire chez les descendans des guerriers de Salamine, une sorte de masque collé sur leur véritable visage par la main des barbares qui les ont asservis. En fait, il suffit d’une victoire pour changer aussitôt les cœurs de ces hommes accoutumés à une existence de vaincus. Au moindre rayon d’espérance, nous voyons leurs yeux se rouvrir plus librement, se dépouiller de leur expression d’hostilité sournoise. Et pas un moment, malgré la mauvaise humeur trop légitime qu’inspirent à Daniel Elster les témoignages trop évidens de leur ingratitude à son endroit, pas un moment il ne manque de proclamer l’incomparable courage de ces soldats improvisés, leur héroïque dédain de la mort, leur acharnement à reconquérir la possession de leur sol.

Non pas, au reste, que la conduite des Philhellènes, telle qu’il nous la montre en regard de l’attitude de ces autochtones, ne mérite également notre admiration. Il est bien vrai que, à Argos et à Missolonghi, pendant les intervalles d’inaction, ces collaborateurs volontaires des Grecs insurgés recommencent volontiers la comédie qu’ils ont jouée naguère à Marseille. De nouveau ils se jalousent et se querellent entre eux, rendant très malaisée à leurs chefs la tâche de les garder sous un même drapeau. Une haine de races a remplacé désormais les anciennes rivalités personnelles. De jour en jour, l’abîme se creuse entre le groupe des Latins et celui des Germains ; les premiers ayant pour eux la faveur du prince Maurocordato, tandis que les seconds se flattent de la présence, à leur tête, d’un homme qui semble vraiment avoir réuni d’éminentes qualités d’esprit et de cœur, — le général Normann, dont le talent lui a naguère valu la sympathie de Napoléon, et qui ensuite, en 1813, s’est attiré la disgrâce des souverains alliés pour n’avoir pas voulu tourner ses troupes saxonnes contre l’ancien ami et protecteur de son Roi. Il a beau, maintenant, prêcher à ses compatriotes l’indulgence et la concorde : sans cesse les deux sections du camp philhellène échangent des insultes, des bourrades, voire des coups d’épée plus funestes encore que le coup de pistolet qui a endommagé la cervelle du vaniteux Lasky. Mais qu’on signale seulement l’approche des Turcs, et sur-le-champ les querelles s’interrompent, les rangs se reforment, et d’un élan unanime Latins et Germains courent à la victoire, — ou à la mort.


Combien j’aurais voulu pouvoir citer, tout au moins, la relation que nous fait Elster de cette tragique bataille de Pœta dont il a été l’un des rares survivans ! Impossible d’imaginer des combattans modernes à la fois plus proches des anciens héros de Plutarque et, d’autre part, réalisant mieux l’idéal nouveau du génie « romantique. » Le 15 juillet 1823, le bataillon des Philhellènes a été envoyé au village de Pœta, situé à la sortie d’une gorge par laquelle doit passer l’armée turque. Le vaillant Botzaris est là déjà depuis plusieurs jours, avec sa poignée d’hommes : mais un chef de bande qui se trouvait précédemment chargé de la garde du défilé, un certain capitaine Gogo, — de sinistre mémoire, malgré tout ce que son nom a pour nous de comique, — a demandé au prince Maurocordato des troupes de renfort, et ce sont les Philhellènes qui sont venus, sous les ordres de l’admirable Normann. Dès la nuit suivante, les Turcs fondent sur eux à l’improviste, en masses énormes, et la lutte s’engage.


Avec le soleil, l’ardeur du combat s’accrut encore. Notre régiment accomplit des prodiges de valeur, l’aile gauche des Turcs fléchit, nous la vîmes reculer, et la joie du triomphe flamboya dans toutes les poitrines des survivans. Oui, nous étions vainqueurs ! Et déjà mes compagnons fonçaient à la baïonnette sur l’aile gauche des Turcs, lorsque le traître Gogo. — à qui l’ennemi avait offert une prime de 50 000 piastres s’il parvenait à lui livrer le corps entier des Philhellènes, — donna aux siens le signal de la fuite. La vue de cette défection provoqua une épouvante et une confusion générales. En vain Marco Botzaris tenta de s’opposer au lâche abandon, en ordonnant à ses hommes de tirer sur les Grecs déserteurs : Gogo emmena ses troupes sur une éminence, et, de là, leur enjoignit de faire feu sur leurs compatriotes. Alors l’héroïque Botzaris essaya de défendre, à lui seul, la sortie de la gorge : mais il était trop tard, la cavalerie turque débouchait en foule, écrasait la petite poignée des Souliotes, nous séparait du reste de l’année grecque ; et avant que nous nous en fussions aperçus, tandis que nous nous croyions encore vainqueurs et avancions bravement vers le pied de la montagne, voici que nous nous trouvâmes cernés de tous côtés !


Durant de longues heures, les 500 Philhellènes résistent à ces milliers de farouches adversaires qui, trop heureux de les tenir sous la main, ont résolu de les anéantir jusqu’au dernier homme. Une grave blessure que reçoit le général Normann les laisse désormais sans chef : mais tous sont pleinement résignés à mourir ; et en effet nous voyons succomber tour à tour, réconciliés maintenant et revêtus d’une même beauté pathétique, les personnages infiniment divers dont les querelles, les hâbleries et toutes les menues aventures, depuis leur arrivée en Grèce ou même pour quelques-uns d’entre eux depuis leur séjour à Marseille, avaient fini par en faire, pour nous, comme autant de figures d’un pittoresque roman, sans que rien, dans leurs actes ni dans leurs paroles, nous permît de prévoir l’héroïsme qu’ils montreraient dans la catastrophe prochaine.


Cependant nous avions réussi à nous frayer un chemin jusqu’au village, avec l’espoir de nous y installer : mais nous le trouvâmes déjà occupé par les Turcs. Chaque maison devint une forteresse, les rues se remplirent de cadavres et de mares de sang ; et enfin les Turcs furent contraints de reculer, sous la pluie de boulets que lançait infatigablement sur eux, de ses canons, le Suisse Werndly. Mais tout d’un coup celui-ci, qui déjà était soutirant depuis plusieurs jours, s’abattit, mort, auprès de ses canons, épuisé de l’effort inouï qu’il avait dû faire. Le lieutenant de Lubtow accourut avec la troisième compagnie, pour le remplacer, et réussit un moment à arrêter la nouvelle poussée de l’ennemi : mais celle-ci était décidément trop forte, et Lubtow dut abandonner les canons à leur destinée.

Tous les artilleurs avaient péri, à l’exception de deux, dont l’un était un jeune garçon de dix-sept ans, le Weimarois Deiss. Avec l’aide de son unique camarade, ce jeune héros ne cessait pas de recharger les pièces et de bombarder les agresseurs, jusqu’au moment où le camarade lui-même tomba, percé d’une balle. Sur quoi Deiss, avec une promptitude incroyable, encloua les canons et se précipita au-devant de l’ennemi. Tout écrasé, déchiré, transpercé, il passa au travers d’un tourbillon d’hommes, lui échappa, et réussit à rejoindre notre troupe.

Pendant ce temps, nous continuions à nous défendre, dans l’intérieur du village. De tout le bataillon, il ne restait plus qu’une soixantaine d’hommes. Nous pûmes enfin monter sur le sommet d’un rocher, à l’autre extrémité du village : mais en nous retournant, après y être parvenus, nous découvrîmes que de nouveau nous étions cernés, et qu’à moins d’un miracle une mort inévitable se préparait pour nous tous. En vérité, aucun miracle ne se produisit, si ce n’est celui que créa la bravoure de nos compagnons. Chacun de nous avait à lutter contre un groupe d’ennemis. La mort poursuivait parmi nous son œuvre de réconciliation. Chevalier tomba, et, même tombé, tira encore plusieurs coups de pistolet sur ses assaillans. Perrin tomba, et fut bientôt recouvert d’un monceau de cadavres. Nos lâches vainqueurs hurlaient et aboyaient sous les coups, comme des chiens battus : la poussière, la fumée de la poudre et le sang donnaient à tous les visages une apparence diabolique. Notre intrépide porte-drapeau Teichmann s’acharnait à tenir debout le fanion philhellène : séparé de nous, entouré de nombreux ennemis, il s’obstinait à le défendre. Le sang lui coulait du corps par une demi-douzaine de plaies, l’étoffe de son fanion pendait en lambeaux : ses armes lui avaient été arrachées : mais lui, du bois de la hampe, il frappait à droite et à gauche, jusqu’à ce que, littéralement taillé en pièces, il s’abattit sur le sol.

Le Français Mignac, de qui mes compagnons allemands avaient eu souvent à se plaindre, racheta amplement ses torts par son attitude héroïque. Quinze Turcs l’avaient assailli à la fois. Appuyé contre un arbre, il les tuait l’un après l’autre. Au moment où il était en train d’attaquer le quatorzième, son sabre se brisa, et dès l’instant suivant l’un des deux Turcs qui survivaient lui trancha la tête.

L’Allemand Dannia et le Polonais Mizewski, les deux vétérans de la Grande Armée, combattaient côte à côte. Le premier, voyant une nouvelle troupe de Turcs occupés à gravir le rocher, se retourna vers nous et nous dit, d’une voix enflammée : « Mes amis, mes frères dans la mort comme dans la vie, l’infâme Gogo nous a trahis, et maintenant le seul chemin ouvert devant nous est celui du ciel ! Pensez à Léonidas ! Nous allons mourir pour la liberté et pour la foi chrétienne ! » Nous répondîmes d’un grand cri d’enthousiasme ; et, presque aussitôt, deux balles vinrent déchirer la poitrine qui, dans d’innombrables combats, avait bravé la mort.

De son côté Mizewski criait a ses compatriotes : « A moi, mes frères, dans la victoire ou dans la mort montrons-leur ce que c’est que des cœurs polonais ! » Une douzaine de ses compagnons le suivirent, redescendirent audacieusement dans le village, et purent même se faire un chemin jusqu’à l’église, dont ils s’emparèrent : de là, par les fenêtres, ils tiraient sur l’ennemi aussi longtemps qu’il leur restait des munitions. Puis, lorsqu’ils eurent épuisé leur réserve, l’afflux des Turcs les obligea à monter sur le toit de l’église, d’où ils lançaient sur les assiégeans une grêle de tuiles, de plâtras, de pierres et de poutres. Enfin les Turcs les rejoignirent en foule sur le toit : on combattit d’homme à homme, dans une effroyable mêlée, où les poings et les dents jouaient un rôle aussi important que les sabres et les baïonnettes. Jamais existences ne furent payées plus cher que celles de ces intrépides Polonais. Renversé, foulé aux pieds. Mizewski se défend encore ; il se redresse, un fracas de tonnerre s’élève du toit de l’église ; nous entendons un grand craquement, un cri d’angoisse lui succède ; et voici que le toit s’effondre soudain, ensevelissant sous ses ruines les héros polonais avec la foule furieuse de leurs ennemis !


Vient ensuite, dans les Souvenirs d’Elster, un tableau non moins émouvant du terrible siège de Missolonghi. Mais bientôt notre Philhellène, devant la perspective d’être pris et torturé par les Turcs, commence à se sentir las de son sacrifice pour une cause qui, d’ailleurs, lui paraît sans espoir : si bien qu’en compagnie d’un officier français il s’échappe, la nuit, de la ville assiégée, et pendant de longs mois nous le voyons errer dans les campagnes grecques, où parfois on l’accueille avec honneur comme un survivant de Pœta et parfois on le poursuit à coups de pierres comme un déserteur de Missolonghi. Tout cela est raconté avec tant de verve ingénue, et entremêlé d’une si amusante série de portraits ; de paysages et de menus traits d’observation familière que nous ne pouvons nous empêcher de déplorer l’heureuse fortune qui, aux dernières pages, permet enfin à Daniel Elster d’oublier pour toujours, dans les bras de sa Rosette, son vieux rêve d’émancipation des peuples opprimés.


T. DK WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1908.