Revues étrangères - Les Souvenirs d'un volontaire prussien d'il y a cent ans

Revues étrangères - Les Souvenirs d'un volontaire prussien d'il y a cent ans
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES SOUVENIRS D’UN VOLONTAIRE PRUSSIEN
D’IL Y A CENT ANS


Erinnerungen eines alten Lûtzower Jaegers (1795-1819), par Wenzel Krimer. Deux vol. in-18, de la Bibliothèque des Mémoires historiques, Stuttgart, 1914.


Durant ce même été de 1813, je fus mêlé à un épisode qui fit sur moi une impression des plus vives. Je commandais un avant-poste, dans une profonde tranchée creusée au milieu d’une vaste plaine. C’était une belle nuit de printemps, chaude et tranquille, avec un clair de lune qui aurait risqué de laisser voir l’avant-poste, si celui-ci ne s’était point trouvé caché sous des buissons. Je me tenais à l’extrémité de la tranchée, tout pénétré d’une émotion tendre, et me plaisant à évoquer de chères images, lorsqu’on vint m’annoncer qu’une troupe de cavaliers s’avançait dans la plaine, se dirigeant tout juste vers l’endroit où nous étions. Je collai l’oreille contre terre, et perçus nettement, en effet, le pas rapide d’un certain nombre de chevaux. Sur quoi je donnai à mes hommes l’ordre de se préparer en silence à faire le coup de feu, dès l’instant où je leur en donnerais le signal. Notre attente ne fut pas longue : bientôt trois lanciers d’un régiment polonais s’approchèrent avec précaution de la tranchée, que j’avais fait garder des deux côtés, observèrent soigneusement les alentours, et puis, ne voyant rien de suspect, s’en retournèrent au galop vers le reste de la troupe.

Alors cette troupe entière s’avança, précédée de son officier. À une distance d’environ cinquante pas, j’interpellai l’officier, il s’arrêta, mais sans me répondre un seul mot. De nouveau je lui demandai ce qu’il venait faire ; et comme ensuite, au lieu de me répondre, je le voyais éperonner son cheval et s’élancer sur moi, je lâchai la détente de mon fusil. Il tomba, mortellement blessé au cœur ; et, au même instant, une salve générale de mes hommes abattit sur le sol quinze des siens ; après quoi le reste de la troupe s’enfuit précipitamment.

Au point du jour, je sortis de la tranchée pour examiner l’endroit où ces malheureux étaient tombés. Un frisson douloureux me saisit à la vue de ma victime. Celait un grand jeune homme d’une beauté singulière, un modèle magnifique pour une figure d’Antinoüs, richement vêtu, avec trois décorations sur sa poitrine ensanglantée…

J’envoyai aussitôt un parlementaire au camp ennemi, pour demander une suspension d’armes de six heures, et pour inviter les compagnons de l’officier mort à venir enterrer avec moi leur camarade. Les deux choses furent acceptées avec une émotion manifeste. J’appris en même temps que le mort était chef de bataillon au 7e régiment de uhlans polonais. C’était le comte Joseph Skrzynecki, fils unique d’une très respectable famille de Varsovie.

Bientôt apparurent sur le lieu du drame une soixantaine de Polonais, profondément désolés. Ils formèrent un demi-cercle autour du cadavre, pendant que mes chasseurs prussiens, l’arme basse, complétaient le cercle. L’un des officiers polonais prononça, dans sa langue, de courtes paroles d’adieu ; et moi-même, les yeux pleins de larmes, je ne pus m’empêcher d’ajouter quelques mots dans mon polonais entremêlé d’allemand. Puis, solennellement, le corps fut déposé en terre, et une triple salve de mes hommes mit fin à la cérémonie, après laquelle le chef de la délégation polonaise, un robuste officier & la chevelure grise, me serra cordialement la main tout en sanglotant. Les autres morts furent enterrés ensemble, dans une fosse voisine. Et bien longtemps, ensuite, il me fut impossible de secouer la triste hantise de ce souvenir : je croyais sans cesse apercevoir devant moi le beau visage pale du jeune officier mort, avec le doux sourire qu’il avait gardé sur ses lèvres.


C’est du même ton à la fois élégant et familier que nous sont racontées toutes les aventures militaires d’un jeune étudiant en médecine autrichien, Wenzel Krimer, qui vers l’âge de dix-huit ans, au printemps de l’année 1813, s’était engagé dans le célèbre régiment prussien des Chasseurs de Lützow, et allait prendre part aux dernières campagnes de l’Europe contre Napoléon. Publiés aujourd’hui en deux volumes par un descendant de l’auteur, les Souvenirs de l’ancien Chasseur de Lützow sont incontestablement l’un des plus curieux et pittoresques récits qu’ait fait sortir de terre, en Allemagne, la commémoration patriotique de ces luttes décisives d’il y a cent ans. Krimer a beau vouloir nous apitoyer sur les souffrances de toute espèce qui l’ont naguère accablé pendant son séjour dans un collège dirigé par des moines autrichiens : nous sentons qu’il a reçu là une éducation littéraire de premier ordre ; et à chaque page de ses deux volumes l’humaniste, qui se cache en lui sous l’insouciant et joyeux compagnon se rappelle à nous dans l’habileté avec laquelle nous le voyons nuancer, détailler, mettre en relief les menus incidens d’une vie de soldat. Peut-être, seulement, ce type original de « bohème » lettré aurait-il une tendance à forcer parfois la note personnelle, dans quelques-unes de ses amusantes ou tragiques peintures ; et en particulier nous avons l’impression que le hasard l’a vraiment favorisé au-delà des probabilités ordinaires, s’il lui a permis en effet d’approcher tour à tour autant de figures illustres, depuis le tsar Alexandre et son frère le grand-duc Constantin jusqu’au vieux Goethe, à Bernadotte, au roi Louis XVIII, — pour m’en tenir à ces quelques noms des principales « célébrités » avec lesquelles notre obscur volontaire aurait eu l’occasion de s’entretenir.

Mais, en tout cas, cette « vantardise » de l’auteur des Souvenirs n’intervient chez lui que, quasiment, par accès, tandis que le cours habituel de sa relation porte, au contraire, l’empreinte d’une modestie et d’une véracité parfaites, avec même une promptitude touchante à reconnaître l’insignifiance relative de son propre rôle en comparaison de celui de tels de ses chefs ou de ses camarades. Sans compter une philosophie profondément sceptique et fataliste, qui réduit à d’étroites mesures la part de notre activité humaine dans les grands événemens de la guerre ou de la paix, et prête volontiers aux descriptions des plus glorieuses batailles une allure anecdotique, accidentelle, presque « bourgeoise, » annonçant déjà les futurs tableaux militaires d’un Stendhal ou d’un comte Tolstoï. Voici, par exemple, quelques épisodes de cette longue et sanglante bataille de Leipzig dont toute l’Allemagne a bruyamment fêté le centenaire, au mois d’octobre passé. Le jeune Krimer, qui tout à l’heure nous était apparu sous l’uniforme d’un lieutenant des Chasseurs de Lützow, se trouve désormais transformé en médecin du même régiment. Ses chefs ont appris qu’il avait autrefois commencé des études médicales, et aussitôt ils l’ont contraint à subir un semblant d’examen qui va lui permettre, pendant les deux années suivantes, d’amputer de son mieux des centaines de bras et de jambes. Écoutons-le nous raconter, humblement et fidèlement, ce qu’il a vu du premier jour de la mémorable « Bataille des Nations : »


La journée du 15 octobre se passa toute, pour nous, en manœuvres et en contremarches. La nuit suivante, nous eûmes enfin quelques heures de repos ; et dès l’aube du lendemain nous nous trouvions déjà en ordre de bataille. Le coup d’œil, autour de nous, était des plus imposans. Aussi loin que s’étendait le regard, nous apercevions colonne après colonne de toutes armes, de toutes couleurs, de toutes nations. Parmi les troupes rangées, trois des principaux souverains de l’Europe chevauchaient avec leur escorte, s’arrêtant sans cesse pour adresser aux soldats d’affectueuses paroles d’encouragement. Un silence profond régnait sur la plaine : toutes les âmes frémissaient d’une attente solennelle.

Ce fut vers huit heures que la canonnade commença de notre côté. Notre bataillon était placé en colonne entre deux batteries russes, qu’il devait couvrir. Juste en face de nous, l’ennemi avait installé une longue rangée de canons, au milieu desquels nous voyions se dresser deux redoutes fortifiées. Le feu de cette quarantaine au moins de canons se poursuivait sans interruption : mais, tout en étant dirigé contre nous, il ne nous faisait aucun mal, car les coups, dans l’épais brouillard qui s’était soudain répandu, étaient pointés trop haut. Tous les boulets passaient en sifflant par-dessus nos têtes. Vers dix heures, cependant, le brouillard s’est levé ; et presque au même instant le feu de l’ennemi s’est arrêté. Déjà nous pensions que les Français, moins complaisamment traités par nos batteries, s’apprêtaient piteusement à nous tourner le dos.

J’étais descendu de cheval. Enveloppé dans mon grand manteau, je me tenais derrière la colonne, en compagnie du capitaine Pogwisch ; et, dans ma joie juvénile de tous ces boulels français inutilement dépensés, j’étais en train d’esquisser une figure de danse, lorsqu’une grenade s’abattit devant nous, éclata sur-le-champ, décapita un enseigne, troua la poitrine d’un officier, et écrasa les jambes de douze hommes de la colonne. L’ennemi avait reconnu son erreur, et rectifiait son tir. Moi-même, dès l’instant suivant, je me trouvai étendu sur le dos. Pogwisch me tenait par un bras, et me regardait avec inquiétude. Je tâtai timidement mes jambes ; et puis, les sentant saines et sauves, j’essayai de me relever : mais j’en étais empêché par quelque chose qui, derrière moi, retenait mon manteau. C’était un éclat de grenade qui m’était passé entre les jambes, déjà presque éteint, s’était pris dans mon manteau, et m’avait fait tomber.

Désormais, il ne s’agissait plus de danser, ni de rire. Les chirurgiens de ma compagnie s’étaient enfuis dès les premiers coups de feu, de telle sorte que je dus me charger, à moi seul, des douze amputations. Force m’était, naturellement, de me borner à arrêter l’effusion du sang, avant de faire transporter les opérés à l’ambulance la plus voisine. Je me trouvais ainsi occupé, lorsque survint une deuxième grenade, qui, celle-là, arracha complètement le bas-ventre de l’adjudant de notre bataillon, décapita trois hommes, et puis s’en alla infliger de graves dommages à un bataillon de Tireurs Silésiens postés derrière nous. L’ennemi, cette fois, ne nous manquait plus. Chacun de ses coups semait parmi nous une dévastation terrible ; et, avec cela, nul moyen de fuir, aucun effort à tenter pour nous dérober à une mort quasi certaine ! En trois quarts d’heure, nous avions perdu 5 officiers et près de 200 hommes. Furieux, hurlant de rage, les soldats exigeaient au moins la permission de s’élancer contre l’ennemi.

Enfin notre excellent major von Ziegler nous déclara qu’il nous autorisait, sous notre responsabilité, à essayer de prendre d’assaut l’une des deux redoutes françaises, celle qui s’élevait directement en face de nous. Avec un hourrah sauvage, nos braves jeunes volontaires s’avancent contre la redoute, la baïonnette baissée. Une colonne d’infanterie ennemie se précipite à notre rencontre, mais en peu d’instans nous l’avons refoulée. Nous voici tout près de la redoute : à trois reprises, nos hommes tentent vainement d’en forcer l’entrée, sous une grêle de boulets et de balles. Après des efforts infinis, ce qui reste du bataillon parvient enfin à escalader le rempart, et désormais c’est à l’intérieur de la redoute que se poursuit la mêlée. Les canonniers français tombent bravement à côté de leurs pièces enclouées. Toute l’affaire n’a pas duré plus de dix minutes.

Presque au même moment, d’autres bataillons avaient, eux aussi, enfoncé les lignes ennemies : l’aile droite des Français se trouvait rejetée vers I’Elster, en pleine déroute. Il y eut là une avance générale de tout notre corps d’armée ; et déjà nous avions pris possession d’un large plateau un peu élevé, lorsqu’une fois de plus une vive canonnade imprévue vint anéantir nombre de nos hommes.

Quant à moi, pour pouvoir panser les blessés avec plus de loisir, je m’étais installé dans un fossé profond, derrière le bataillon. Je me figurais y être à l’abri ; et, en vérité, quel besoin aurais-je eu de m’exposer au danger, alors qu’il m’était possible sans cela de remplir tout aussi bien mon devoir de médecin ? J’étais donc occupé à trancher la jambe d’un sous-officier, quand un boulet en ricochet vint écraser le pauvre diable entre mes mains ; et à peine, ensuite, ai-je pu me retourner, que voilà qu’une nouvelle grenade frappe le rebord du fossé, et en roule lentement pour s’abattre à mes pieds ! Je renonce à décrire l’épouvante qui m’envahit. Du moins me hâté-je, suivant la règle, de me jeter à plat sur le sol, après quoi j’attends qu’il plaise à la grenade d’éclater : mais la maudite bête me laisse longtemps dans cette attente mortelle, sans vouloir se décider. Enfin ma patience est à bout : je saute sur mes pieds, saisis la grenade, et la rejette au dehors du fossé. Elle était morte, c’est-à-dire éteinte. D’une façon générale, d’ailleurs, le tir de l’artillerie française m’a semblé exceptionnellement mauvais, pendant toute cette bataille.


D’autres fois, au contraire, notre volontaire prussien ne se fait pas faute de louer l’habileté et la bravoure des troupes françaises ; et le génie de Napoléon, surtout, lui inspire une admiration qu’il ne cherche pas à dissimuler. Après comme avant cette victoire allemande de Leipzig, il nous raconte d’autres batailles où, malgré la supériorité du nombre, l’armée dont il fait partie est incontestablement défaite, — sauf pour les ministres à le nier, dans leurs bulletins. Car ce n’est pas seulement à Napoléon que doit s’adresser le reproche d’avoir voulu cacher ses échecs. « Que nous ayons mérité, nous aussi, le même reproche, — écrit l’ancien Chasseur de Lützow, — c’est de quoi j’ai eu la preuve la plus manifeste, à maintes reprises. Il est absolument certain, par exemple, que dans les deux batailles de Lützen et de Bautzen nous avons été battus, et avons subi des pertes considérables. Comment donc ne nous serions-nous pas étonnés lorsque, nous étant retirés en Silésie après ces deux rencontres meurtrières, nous y avons vu paraître des bulletins de l’armée des Alliés où il était parlé tout au long d’importantes victoires que nous aurions remportées, et lorsque, là-dessus, les excellens Silésiens se sont mis à nous accueillir en triomphateurs, nous qui n’étions en réalité que de tristes fuyards ? »


Aussitôt que l’on a appris en Allemagne le retour de Napoléon, au printemps de l’année 1815, le bataillon où servait Wenzel Krimer est envoyé en Belgique : mais là, dans un village des environs de Liège, des semaines se passent sans qu’il soit question de batailles prochaines. Le jeune volontaire visite les curiosités de la région, s’amuse à vider la cave d’un vieil avare chez qui on l’a logé, et finit par demander la permission de s’en retourner auprès de sa femme, — car il s’est marié pendant l’intervalle des deux campagnes. La cause véritable de cette résolution de quitter l’armée est l’avancement accordé au major von Ziegler, sous les ordres duquel Krimer a toujours servi, et que va remplacer un autre chef, beaucoup moins agréable. Aussi bien, l’opinion commune est-elle que le corps d’armée ainsi campé près de Liège va être bientôt envoyé à Aix-la-Chapelle, pour y tenir garnison. Mais voici que soudain, à l’aube du 14 juin, Krimer entend battre la générale dans les rues du village ; tout le monde est sur pied, des compagnies défilent, sac au dos, emmenant leurs canons. « Enfin nous apprenons que les Français ont franchi la frontière s’avancent très vite vers Bruxelles, et que tout le corps d’armée de Bülow, auquel nous étions rattachés, doit aussitôt se mettre en route. » Krimer prend à peine le temps d’empaqueter ses caisses d’instrumens chirurgicaux, et le voilà parti, une fois de plus, à la rencontre de nos troupes françaises !


Cette fois, il ne s’agissait plus d’une marche de parade. Nous entendions nettement des coups de canon, tirés quelque part dans le lointain ; et, vers le soir, nous reçûmes l’ordre de charger nos armes, tout en continuant d’avancer le plus vite possible, et avec le moins de bruit. Je ne saurais plus dire exactement quel chemin nous avons suivi : en tout cas, nous allions vers Louvain, par des routes étroites, en pleine campagne. Notre marche s’est prolongée jour et nuit jusqu’au 16 juin vers midi, avec seulement quelques courtes pauses. Durant toute cette journée, et jusque tard dans la nuit, nous avons entendu une violente canonnade à peu près continuelle : c’était la bataille de Ligny. Depuis la nuit précédente, la pluie n’avait pas cessé de tomber ; l’air était glacial, malgré la saison ; tout le monde était trempé jusqu’aux os, et frissonnait de froid. Enfin la brigade entière s’arrêta dans un vaste champ entouré de bois ; comme d’habitude, les fusils furent disposés en pyramides…

Bientôt la pluie se changea en un orage épouvantable : tout près de moi, la foudre tua deux hommes, tandis que plusieurs autres ressentirent une secousse qui les laissa longtemps assourdis. Aussi peut-on se figurer avec quelle joie nous accueillîmes l’arrivée d’un certain nombre de tonneaux pleins d’une eau-de-vie très forte : rien au monde n’aurait eu mieux de quoi nous réchauffer et nous rendre courage. Le précieux liquide était si abondant que l’on ne prenait pas même la peine de le répartir par mesures égales : chacun était libre de puiser selon son gré dans les tonneaux défoncés. Je ne manquai point, pour ma part, à me faire apporter une pinte pleine ; et je buvais et buvais, pour me sécher le sang, mais en vain, si bien que je finis par vider mon cruchon à peu près tout entier. Toute autre provision faisait défaut : mais nous n’en étions pas moins d’excellente humeur, et désolés seulement de ne pas avoir le droit de chanter. Nous eûmes beaucoup de peiné à réprimer nos hourrah, lorsque notre cher général Bülow passa devant nos rangs, et nous adressa quelques bonnes paroles. Cette halte mémorable dura environ trois heures ; après quoi nous nous remîmes en marche, notre régiment constituant l’avant-garde avec celui des Hussards Verts.

Nous eûmes alors à traverser des bois et des marais, souvent sur d’étroits sentiers. Nos chefs ne paraissaient pas bien sûrs de leur route. Il y eut un conseil de tous les officiers supérieurs, dans une ferme voisine ; puis un paysan belge vint se placer à notre tète, entouré de quatre chasseurs, et suivi d’une compagnie entière de pionniers. Des arbres furent abattus, des buissons taillés, des fossés remplis, des marais recouverts de bois et de paille. Tout cela, naturellement, ralentissait beaucoup notre marche. Vers minuit, le temps changea ; une tiédeur humide se répandit dans l’air, sous l’influence de laquelle se firent mieux sentir les effets de l’énorme quantité d’eau-de-vie que nous avions absorbée. Il n’y avait pas un homme de tout notre régiment qui ne fût tout à fait ivre. C’était en vérité un spectacle comique, de voir tituber ces officiers et soldats qui, tout à l’heure encore, s’avançaient gaillardement, d’un pas mesuré, Moi-même me suis endormi sur mon cheval, et n’ai plus rien su de ce qui se passait jusqu’au matin du 17.


Parvenus sur la grand’route de Louvain, les Chasseurs de Lützow rencontrent une multitude de soldats allemands qui s’enfuient vers Namur : ce sont, en majeure partie, des hommes des pays rhénans, anciens soldats de Napoléon, et qu’une terreur a saisis, à la perspective de devoir affronter leur maître de la veille. Ils annoncent que tout est perdu : Blücher est prisonnier avec tout son état-major, le général Vandamme marche déjà sur Liège ; toute la population du pays est soulevée contre les alliés ! Grâce peut-être à l’eau-de-vie qui brûle encore dans leurs veines, les compagnons de Wenzel Krimer ne se laissent pas émouvoir par ces déserteurs, qui les engagent instamment à suivre leur exemple. Ils continuent bravement d’avancer, rencontrant toujours de nouveaux fuyards, parmi lesquels se trouvent même quelques officiers. Et voici qu’ils aperçoivent, accourant vers eux avec une mine piteuse, leur cher et vénéré chef de la veille, le major von Ziegler, qui leur demande la permission de combattre dans leurs rangs, comme un simple soldat ! L’infortuné les a quittés pour commander, précisément, l’un de ces bataillons de chasseurs rhénans qui viennent de déserter en masse, sans se soucier de la honte qu’ils lui infligeaient !


Un accident déplorable a détruit les pages suivantes du manuscrit de Krimer, où celui-ci nous rapportait ses aventures pendant la bataille de Waterloo. Le fils de l’ancien Chasseur de Lützow, qui avait eu naguère l’occasion de lire ces quelques pages désormais perdues, se rappelait surtout que son père y décrivait « la dernière attaque des hussards prussiens, au cours de laquelle fut pillée la voiture personnelle de Napoléon. » Par suite de circonstances qui risquent malheureusement de nous demeurer toujours inconnues, cette voiture, au moment où l’industrieux Wenzel Krimer en a tenté l’assaut, se trouvait habitée par un certain « aumônier militaire français, » qui avait entassé autour de soi, sur les coussins, un grand nombre de croix, de ciboires, de calices, et d’autres objets pieux en bon argent massif ; et le fait est que, dès la première page de son manuscrit qui succède à la fâcheuse lacune susdite, l’auteur nous parle de l’étonnement amusé de ses camarades lorsqu’ils l’ont vu revenir « avec cet étrange butin ; » après quoi il signale à notre indignation la conduite éhontée d’un prêtre de Saint-Quentin qui, quelques jours plus tard, au lieu de consentir à lui acheter le même « butin, » a osé exiger qu’il le restituât sur-le-champ, sous peine de sacrilège ! « Mais je ne poussais pas la sottise pieuse jusqu’à me laisser ainsi dépouiller d’un trésor dont la prise m’avait valu une balle de pistolet dans les reins (car Krimer avait été blessé par l’aumônier, avant de le poignarder dans sa voiture). J’ai donné simplement au prêtre un ostensoir de cuivre doré, et puis j’ai secoué sur sa table toutes les hosties que contenait le ciboire. Quant à tout ce qui était en argent, parmi mes objets religieux, je l’ai soigneusement repris, et en ai vendu une partie à un orfèvre de la même ville moyennant 600 francs. »


Aussi bien la perte du feuillet consacré au récit de la bataille de Waterloo se trouve-t-elle, pour nous, amplement rachetée par la lecture des chapitres où Wenzel Krimer nous raconte son entrée à Paris avec les troupes alliées victorieuses, le long séjour qu’il y a fait, et de quelle manière son régiment a été ensuite envoyé à Chartres, pour contraindre les habitans de la région à reconnaître, une fois pour toutes, la fin de l’ère napoléonienne. Cette dernière partie de son récit, notamment, constitue un tableau historique d’un intérêt exceptionnel. Jamais encore, je crois, l’on ne nous avait montré avec autant de lumière et de force le poids terrible de l’occupation étrangère pendant les mois qui ont suivi l’échec de la tentative désespérée de Napoléon.


Arrivés à Chartres, nous avons été logés chez l’habitant. Mon ami Wolf et moi demeurions ensemble chez un riche bourgeois, M. Garnier, où nous ne nous laissions manquer de rien, et vivions vraiment, selon notre proverbe national, « comme Dieu en France. » Mais si à Paris, déjà, tout le monde était furieux contre les Prussiens, c’était bien pis encore dans cette ville de Chartres. Les indigènes, A peu près unanimement ultra-napoléoniens enragés, nous haïssaient de toute leur âme. Nul moyen d’entrer en relations cordiales avec l’un d’eux ; on voyait aussitôt, à leur figure, qu’ils nous auraient plutôt coupés en morceaux. Nous avions même à nous tenir constamment en garde contre eux, et aucun de nous ne sortait le soir sans être solidement armé. Malgré cela, il se produisait souvent des attentats, surtout dans les villages voisins. Dans deux de ces villages, à ma connaissance, l’on a dû appliquer à la lettre l’ordre donné par Bülow, qui prescrivait de brûler sans pitié jusqu’à la moindre maison de tout village où serait commis un attentat contre un soldat prussien. La haine fanatique de la population allait si loin que les filles les plus notoirement dépravées ne voulaient, à aucun prix, nous accorder leurs faveurs.


Un véritable régime de terreur s’était répandu sur Chartres et sur tout le département d’Eure-et-Loir. Des canons chargés stationnaient sur les places ; jour et nuit, des patrouilles de cavalerie parcouraient les rues. Avec cela, un désir manifeste d’humilier en toute façon notre orgueil national. Sans cesse les autorités prussiennes s’avisaient de quelque nouvelle occasion de fête, qui leur permit de rappeler aux Chartrains leur honte de vaincus. En plein boulevard, ces jours-là, et naturellement aux frais des « indigènes, » Bülow faisait servir de somptueux banquets à tout son régiment. Quoi d’étonnant que, dans ces conditions, un certain nombre d’habitans aient conçu le projet d’un complot, qui d’ailleurs ne pouvait guère manquer d’avorter misérablement, ainsi qu’il l’a fait ? Mais d’abord je ne résiste pas au désir de citer un petit épisode d’ordre tout intime, — je veux dire : n’intéressant que les troupes prussiennes, — et qui cependant ne laisse pas d’avoir aujourd’hui pour nous un certain intérêt d’ « actualité. »


Parmi les nouveaux venus qui nous étaient envoyés d’Allemagne se trouvait, notamment, un petit lieutenant d’une vingtaine d’années, tout rose et léché, tout gonflé de morgue aristocratique, qui, frais émoulu de l’École des Cadets, se figurait volontiers que nous vivions encore au beau temps de la schlague, et que des tyranneaux de son espèce pouvaient librement traiter nos braves soldats comme l’on avait coutume de traiter les chiens sur les domaines de monsieur son papa. Vers le même moment, un digne vieux sous-officier, militaire d’une bravoure et d’une intelligence remarquables, reçut la charge de donner les premières leçons aux nouvelles recrues. Cet homme, d’origine hongroise, et nommé Keledjy, serait depuis longtemps devenu officier, s’il avait pu seulement apprendre un peu à lire et à écrire : universellement estimé et aimé, honoré de quatre décorations, c’était sans contredit le meilleur instructeur de tout le régiment.

Le lendemain de la fête en l’honneur du roi de Prusse, Keledjy faisait la leçon à ses recrues, en présence du susdit jouvenceau. Un exercice difficile, qu’il avait commandé, ne parvenait pas à s’exécuter aussi bien qu’il aurait voulu. Or, voilà que le petit lieutenant, que l’on avait envoyé là pour qu’il apprit, lui aussi, et non point pour qu’il donnât des ordres, s’avance vers une des recrues, qui ne se tenait pas à l’alignement, l’accable de coups de poing et de pied, puis, se tournant vers Keledjy : « Caporal, lui crie-t-il, assomme-moi ce maudit animal ! — Pardon, mon lieutenant, répond le sous-officier avec une colère contenue, cela ne se trouve pas dans mon règlement ! J’ai commandé dans maints combats des compagnies entières, et même un bataillon ; mais jamais je n’ai eu recours à de pareils procédés. Seuls, les dégradés peuvent être battus : mais non pas un honorable soldat de l’armée royale ! — Je te dis que c’est moi qui te l’ordonne ! » s’écrie de nouveau le petit lieutenant, rouge comme un homard. A quoi le vieux sous-officier répond, d’une voix calme : « Mon lieutenant, mon roi lui-même s’abstient de me tutoyer, et je puis exiger de vous la même politesse. D’ailleurs, vous n’avez pas à commander ici ! — Quoi ? Comment ? Un maudit caporal ! Et tu te mêles encore de raisonner ? » Le lieutenant hurlait, étranglé par la rage. Puis le voilà qui tire son sabre du fourreau, et qui, du plat de l’arme, frappe à deux reprises les joues du sous-officier ! Sur quoi Keledjy, affolé à son tour par un tel outrage, abaisse vivement sa baïonnette ; et le lieutenant tombe mort, le cœur transpercé. L’aventure produisit naturellement une impression profonde. Chacun avait pitié du brave Keledjy, mais en reconnaissant l’impossibilité pour le sous-officier d’échapper à une sentence de mort devant le Conseil de guerre. Du moins tous les officiers, et Bülow lui-même, s’adressèrent-ils au Roi pour implorer la grâce du condamné ; et le fait est que, trois jours après, le pauvre Keledjy obtenait sa remise en liberté.


Quant au susdit complot des habitans de Chartres, Wenzel Krimer nous raconte d’abord les circonstances singulières qui ont permis de le découvrir. Un commandant prussien demeurait chez l’un des plus riches et notables bourgeois de la ville, appelé Peffetier. Ce commandant était, nous dit Krimer, un « homme d’un cœur d’or, adorant les enfans ; » et jamais, en fait, il ne rencontrait le petit garçon des Pelletier, un bambin de cinq ou six ans, sans le caresser affectueusement. Un matin, l’enfant voit sortir de sa chambre l’officier prussien armé d’un magnifique fusil de chasse ; il demande la permission d’examiner le fusil, et s’écrie, dans l’élan naïf de son admiration. : « Oh ! quelle belle pièce vous avez là ! Mon père en a beaucoup, lui aussi, des fusils et d’autres armes, mais rien d’aussi beau que ceci ! » Or, l’un des premiers soins de Bülow avait été de faire confisquer toutes les armes des habitans, si bien que ces paroles imprudentes de l’enfant ne pouvaient manquer d’éveiller les soupçons de l’officier. A force de caresses et de tendres instances, celui-ci force le petit à lui avouer que les armes de son père, fusils, sabres, pistolets, se trouvent cachées dans les caves de la maison. Sur quoi l’« ami passionné des enfans, » au lieu de se rendre à la chasse comme il l’avait projeté, s’empresse de courir chez Bülow pour lui dénoncer le père dis son petit protégé. On était à la veille du 15 août, jour choisi par les conspirateurs pour l’exécution de leur entreprise.

Dans le plus grand secret, Bülow enjoint qu’on ne laisse personne sortir de Chartres, ni non plus y entrer. Il fait arrêter toute la famille des Pelletier, fait fouiller leurs caves ainsi que des bâtimens qu’ils possèdent au dehors de la ville, et met la main sur le grand dépôt d’armes dont avait parlé l’enfant. Ses recherches lui livrent aussi toute sorte de papiers, qui lui révèlent à la fois le plan détaillé du complot et le nom de ses principaux organisateurs.

Le dessein soigneusement préparé par ces infortunés était, affirme Krimer, « d’une habileté diabolique. » A minuit, dès que retentirait le tocsin, chacun des habitans devait bâillonner et enfermer sous clef les Prussiens logés dans sa maison : puis l’on devait s’armer en hâte, attaquer les postes prussiens, s’emparer de l’Hôtel de Ville, de la Préfecture, et de l’Évêché, où demeuraient l’état-major de Bülow et les officiers supérieurs. Cela fait, un signal du haut de l’une des tours de la cathédrale avertirait les paysans des villages voisins, qui, emportant les armes de leurs locataires prussiens, se rendraient en masse à la ville, où l’on s’occuperait de créer une véritable armée. Après quoi les régimens ainsi improvisés s’uniraient à l’armée de la Loire, en passant sur le corps des troupes allemandes postées en observation vis-à-vis de celle-ci ; et puis l’on marcherait sur Versailles et Paris, oui l’on n’aurait pas de peine à susciter un grand mouvement révolutionnaire.

Tel était ce complot, dont la « malice diabolique » se mêlait, il faut bien l’avouer, d’une si forte dose d’ingénuité que je soupçonne le petit garçon des Pelletier de n’avoir pas été étranger à sa préparation. Mais Bülow et son état-major n’en furent pas moins épouvantés du danger que venait de leur révéler un « hasard providentiel. » Toujours en grand secret, la journée entière du 14 août fut employée à d’énergiques mesures de défense. Les hommes reçurent l’ordre de passer la nuit sur pied, dans leurs chambres, l’arme à portée demain ; tous les postes furent décuplés ; et, vers dix heures du soir, un régiment de cuirassiers prussiens, cantonné aux environs, vint s’installer sur la Place d’Armes.

Aussitôt, sur un signal de Bülow, le canon se met à tonner ; toutes les places, toutes les rues se remplissent de troupes ; et l’on procède à l’arrestation de tous ceux des habitans de Chartres dont on a déchiffré les noms sur les papiers saisis dans la maison des Pelletier. Séance tenante, ces malheureux se voient traduits devant un conseil de guerre qui en condamne quatorze à être fusillés. Leur procès, tout sommaire, a lieu dans l’une des salles de l’Hôtel de Ville, en présence du préfet et des « autorités municipales. » Puis les condamnés descendent dans la cour de l’Hôtel de Ville, et c’est là qu’ils subissent leur exécution, — tous excepté leur chef, l’heureux Pelletier, à qui l’on daigne faire grâce en raison de l’inconsciente dénonciation de son fils.


Cette procédure catégorique, — ajoute Wenzel Krimer, — amena pleinement l’effet désiré : personne désormais, dans la ville, ne songea plus à une réaction. Et il semble aussi que l’échec du complot projeté à Chartres ait eu son contre-coup dans d’autres endroits : car nous ne tardâmes pas à apprendre qu’une bonne partie de l’armée française de la Loire avait juré fidélité au roi Louis XVIII ; tandis que le reste se trouvait désarmé et licencié. À Paris et à Versailles, tout se passa tranquillement, sauf quelques tumultes isolés. Mais Ton ne peut s’empêcher d’imaginer les suites qu’aurait risqué d’avoir ce complot de Chartres, si la chance en avait favorisé l’accomplissement. Qui sait si, du coup, l’Allemagne même n’aurait pas été exposée à une nouvelle invasion ?


De telle sorte que tout s’est terminé pour le mieux, au jugement de Wenzel Krimer, qui d’ailleurs ne nous cache pas l’extrême plaisir que lui a causé, bientôt après, l’ordre de quitter Chartres pour rentrer à Paris. Mais combien plus vif encore a dû être le plaisir des Chartrains, en se voyant délivrés de ces hôtes qui depuis deux mois, à leurs frais, vivaient dans leurs maisons « comme Dieu en France ! »


T. de Wyzewa.