Revues étrangères - Le Sixième centenaire de la naissance de Pétrarque

Revues étrangères - Le Sixième centenaire de la naissance de Pétrarque
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE SIXIÈME CENTENAIRE
E LA NAISSANCE DE PÉTRARQUE

C’est devenu maintenant un usage à peu près invariable, chaque fois qu’un anniversaire ramène la curiosité publique sur l’un des grands hommes du passé, de découvrir et de glorifier par-dessus tout dans cet homme, un précurseur ou un apôtre de la « libre-pensée. » Qu’il s’agisse d’un savant, d’un poète, voire d’un musicien ou d’un peintre, nous pouvons être assurés que toute fête, organisée désormais en son honneur, prendra plus ou moins le caractère d’une manifestation antireligieuse : soit que l’on s’avise de reconnaître, dans son œuvre, un « individualisme » incompatible avec la « passivité » de l’esprit chrétien, ou que simplement on ait quelques motifs de penser que, certain jour de sa vie, il a failli se quereller avec son curé. Et il n’est donc pas étonnant qu’après le cent-cinquantenaire de Goethe, après les centenaires de Victor Hugo et de Michelet, de Balzac et de Berlioz, le sixième centenaire de Pétrarque, en juillet dernier, ait donné lieu à une manifestation du même genre. Toutes les loges italiennes ont célébré, comme un de leurs ancêtres, le pieux chanoine qui, sa vie durant, avait coutume de se relever de son lit, à une heure du matin, pour réciter les psaumes de la pénitence. La presse « libérale, » se souvenant du mot fameux qui appelait Pétrarque « le premier homme moderne, » en a conclu que l’auteur des dialogues sur le Mépris du Monde devait avoir caché, sous son apparente dévotion, cette inquiète, mais solide incrédulité qui est la marque distinctive d’une âme bien « moderne ; » et des anthropologues se sont trouvés, — ai-je besoin de le dire ? — pour affirmer en outre que l’amant de Laure avait été un dégénéré épileptoïde, rachetant la hardiesse de son génie par toute sorte de tares, physiques et morales. Enfin le ministre de l’instruction publique, M. Orlando, ayant à parler au nom du gouvernement, devant la maison natale du poète, s’est cru forcé, lui aussi, — dans un discours d’ailleurs très éloquent, plein de belles images et de réflexions ingénieuses, — de sacrifier à la mode nouvelle, en faisant de Pétrarque quelque chose comme l’aïeul des libre-penseurs italiens.


Ce poète fut l’homme le plus libre, l’esprit le plus original de son siècle ; il fut le premier esprit libre et vraiment original de l’âge moderne. Ses yeux, se relevant d’un manuscrit poudreux, ont regardé les choses avec plus de précision et de pénétration ; son cerveau, affranchi de l’entrave des jugemens et des préjugés de son temps, a manifesté un instinct incoercible de domination spirituelle ; et ainsi s’est affirmé et a triomphé l’individualisme… Mais ce n’est pas d’un seul coup que l’homme, fût-il un héros, réussit à couper les fils multiples, secrets, mystérieux, qui le relient au temps dont il est le produit ; il ne saurait lui être donné de se soustraire tout à fait à des croyances, à des traditions, à des idées, vieilles de mille ans. Dans l’esprit de Pétrarque, déjà irradié des éclairs nouveaux, subsistent encore de vastes espaces qu’obscurcit l’ombre de l’âge ancien : d’où des contradictions et des antithèses, un conflit tumultueux de sentimens et de pensées… Ce n’est pas encore la lutte entre la foi et le doute, bien que nous en apercevions déjà mainte trace fugitive ; mais, comme les grands et mélancoliques esprits de notre temps, le poète a profondément senti l’angoisse ineffable de l’âme qui, dans la contemplation assidue de son propre moi, découvre peu à peu le sentiment humain et éternel : déchirement du cœur et supplice de la pensée, inquiétude éternelle des désirs inassouvis, douleur qui consume et qui est une douceur.


A quoi M. Orlando ajoute, dans sa péroraison, que « absolument pareil à Pétrarque fut tout le Trecento italien, ce printemps de l’art qu’admire et bénit le monde civilisé : » ce qui tendrait à faire croire que ce n’est pas seulement Pétrarque, mais son siècle tout entier, qui a été le « premier homme moderne. » Et tout cela, encore une fois, n’a plus rien pour nous étonner, puisqu’il est entendu que tout grand homme, par le seul fait qu’on honore officiellement sa mémoire, doit dorénavant devenir, de gré ou de force, un représentant de la noble lutte des « lumières » contre les « ténèbres. » Mais ce qui est plus surprenant, en vérité, et plus fâcheux, c’est de voir un éminent critique italien, M. Carlo Segrè, dans un ouvrage d’ordre purement littéraire[1], s’ingénier, de la même façon, à dénaturer la signification réelle de la personne et de l’œuvre de Pétrarque, pour les rattacher à l’histoire de l’incrédulité moderne : sans compter que, la thèse se trouvant être sinon tout à fait fausse, du moins certainement excessive, et très difficile à soutenir par des preuves formelles, M. Segrè est forcé d’imaginer, pour la soutenir, toute espèce de déductions et de conjectures qui, non seulement ne réussissent guère à nous convaincre de son paradoxe, mais qui nous empêchent encore de profiter, autant que nous le voudrions, de la masse de précieux renseignemens biographiques rassemblés par lui au cours de son travail.


Des deux principales études pétrarchesques que nous offre son nouveau recueil, la première est une comparaison entre le Secret de Pétrarque, — c’est-à-dire ses trois dialogues sur le Mépris du Monde, — et les Confessions de saint Augustin, dont l’œuvre du poète toscan est évidemment inspirée. Après nous avoir rappelé l’admiration constante de Pétrarque pour saint Augustin, M. Segrè analyse en grand détail les fameuses Confessions ; et de cette analyse il conclut aussitôt que, seul des deux ouvrages mis en parallèle, celui de l’évêque d’Hippone exprime un état d’âme véritablement chrétien. Saint Augustin, en effet, nous décrit des passions dont il s’est guéri par la foi religieuse : Pétrarque confesse ses passions, les déplore, mais ne trouve pas la force de s’en affranchir. Il n’en trouve pas la force, d’abord, parce que la foi religieuse « n’a plus, ne peut plus avoir pour son cœur les séductions, ni l’action stimulante qu’elle avait pour le cœur du fils de Monique. » A la sainteté édifiante des Ambroise et des Simplicien ont succédé le luxe et la corruption de la cour d’Avignon ; et, d’autre part, « la conscience de Pétrarque n’a plus la faculté de s’ouvrir aussi docilement ni aussi résolument que celle d’Augustin à la voix du sentiment religieux. » Car « ce courant humaniste dont il s’est fait le champion, et qui aboutira bientôt, en vertu de ses élémens constitutifs, au reniement du dogme, à l’abandon de toute finalité ultra-terrestre, l’a déjà, à son insu, entraîné dans ses ondes. » Tout en restant chrétien, Pétrarque « ressent déjà la fascination d’un monde idéal, contre lequel le christianisme a lutté victorieusement, et qu’il a cru avoir anéanti pour toujours. » En vain le poète s’imagine n’être que chrétien : M. Segrè, qui le connaît mieux qu’il ne s’est connu lui-même, nous affirme que le fond de son âme est déjà tout païen. Jusque dans son Secret, ne met-il pas dans la bouche de son interlocuteur saint Augustin des citations de Sénèque et des Tusculanes ? Et ne recommande-t-il pas expressément, dans un autre de ses écrits, la lecture et l’étude des moralistes anciens ? Non, il n’a décidément plus dans le dogme chrétien la confiance sereine des fidèles du moyen âge ! « Plus d’une fois, il se laisse aller à se figurer la mort comme semblable à un sommeil. Plus d’une fois, il se demande avec angoisse : quand nous aurons fini d’exister sur cette terre, qu’arrivera-t-il de nous ? A quoi il ajoute tristement : ô grande et mystérieuse question, et pourtant si négligée des hommes ! Et un jour, dans l’effusion de l’amitié, écrivant à son cher Luigi de Campine, il ne se retient pas de dire que : de savoir si la mort est un bien ou un mal, c’est chose très incertaine, et connue de Dieu seul. »

De tout cela résulte, suivant M. Segrè, que l’auteur des dialogues sur le Mépris du Monde, non seulement n’a pas une âme aussi chrétienne que celle de saint Augustin, — ce que lui-même aurait bien volontiers reconnu, — mais encore qu’en réalité son âme n’est plus guère chrétienne, « l’humanisme l’ayant déjà entraînée dans ses ondes. » Et à ces preuves directes le critique italien en adjoint une autre, qui lui paraît non moins convaincante. « Saint Augustin, nous dit-il, étant chrétien, s’est guéri de ses passions dès qu’il s’en est repenti : Pétrarque, tout en se repentant des siennes, ne s’en est jamais guéri. » Après quoi M. Segrè se met en devoir d’établir qu’effectivement le poète a gardé jusqu’au terme de sa vie les trois vices dont il s’accusait, à trente-neuf ans, dans sa confession : l’amour de la gloire, l’amour de l’argent, et l’amour des femmes. Sur ce dernier point, cependant, Pétrarque affirme à plusieurs reprises que, dès l’âge de quarante ans, il s’est complètement corrigé : mais M. Segré ne parvient pas à croire « qu’il ait été sincère dans cette affirmation. » Et d’ailleurs, en tout cas, « la victoire du poète sur lui-même n’a pas été complète et décisive : car si même il n’a plus péché par des rechutes matérielles, il a dû le faire certainement par des rechutes morales. » Et, pareillement, on doit reconnaître que ni l’ambition de Pétrarque, ni son goût de luxe ne sont demeurés, dans sa vieillesse, aussi passionnés qu’aux premiers temps de sa vie : mais, là encore, sa victoire n’a pas été « complète ni décisive. » D’où M. Segrè, au lieu d’en déduire simplement que ce grand poète n’était pas un saint, déduit, une fois de plus, qu’il n’avait point l’âme d’un véritable chrétien. Et voici en quels termes il achève son curieux parallèle :

Tandis que les Confessions d’Augustin sont le livre d’un homme heureux, le Secret de Pétrarque nous présente l’image d’un homme toujours inquiet, toujours désolé. Mais si l’on considère maintenant les effets qu’ont eus, pour la vie sociale, l’équilibre constant où est parvenu le pécheur de Tegeste et l’agitation impatiente parmi laquelle a toujours navigué le poète de Laure, on doit reconnaître que cette dernière a été bien plus utile et plus productive… Il est certain que la lutte soutenue par Pétrarque est la lutte de l’homme qui a compris déjà, quelque confusément que ce soit, que, si c’est dans la vie terrestre que l’on sème, c’est aussi dans cette vie terrestre que l’on récolte. Le conseil qu’il a donné, dans une lettre, à son propre fils : « Efforce-toi et élève-toi ! » il l’a adressé aussi, du seuil du moyen âge, à toutes les générations qui l’ont suivi, leur enseignant que la raison de leur existence, l’unique preuve de leur dignité, consiste dans cette élévation morale et intellectuelle, indépendante de toute finalité religieuse d’outre-tombe. Du recueillement égoïste d’Augustin, trouvant tracée dans le dogme catholique la seule voie permise à l’activité de sa pensée, en même temps qu’il y trouvait un refuge à toutes les volontés de son cœur, jamais d’un tel état d’esprit n’auraient pu naître aucun progrès, aucune révolution, aucune victoire. Et, au contraire, de cette inquiétude douloureuse qui tourmentait l’esprit du pauvre Pétrarque, c’est d’elle qu’est venue l’impulsion à gravir l’échelle infinie des conquêtes humaines ; c’est d’elle qu’est sorti le programme des temps nouveaux, qui se résume dans cette douloureuse, mais grande parole : « Souffrir pour agir ! »


Émerveillé de la grandeur, de la beauté, de l’incomparable efficacité d’une telle conception de l’idéal moral, M. Segré ne peut pas se résigner à admettre que l’homme qui l’a préparée, le « premier homme moderne, » soit lui-même resté entièrement fidèle à l’« égoïste » et stérile conception chrétienne. A toute force, il entend que Pétrarque ait été déjà un libre-penseur ; et, avec un zèle singulier, c’est expressément dans les actes les plus pieux de la vie religieuse du poète qu’il s’en va rechercher des preuves de son impiété. Après avoir étudié, de la façon qu’on a vue, l’origine et la portée des dialogues sur le Mépris du Monde, — écrits par Pétrarque pour lui seul, dévotement, en présence de Dieu, — il consacre la seconde des doux principales études de son livre au récit du pèlerinage de Pétrarque à Rome pendant les fêtes du jubilé de 1350. C’est Pétrarque, on le sait, qui, dès 1342, a le plus vivement sollicité du pape la promulgation de ce jubilé ; et l’on sait aussi comment, dans l’hiver de 1350, fatigué et malade, l’âme toute remplie de deuils, il a tenu à faire le long voyage de Rome, où cependant il n’y avait pas une pierre qui n’eût à raviver en lui de cruels souvenirs. Rien d’autre ne l’attirait à Rome, certainement, cette année-là, que le besoin d’accomplir son devoir de chrétien. Oui : mais, d’abord, — nous dit M. Segrè, — pourquoi ne s’est-il mis en route qu’à l’automne, tandis que son voyage était décidé depuis le printemps ? « Dans une lettre à Barbato de Sulmone, peu de temps après, il s’excusait de ce retard en alléguant son infirmité native d’atermoiement : mais ni à son ami, ni peut-être à soi-même, il n’avouait la véritable cause d’un tel atermoiement. Le fait est qu’il allait au jubilé comme y allaient beaucoup d’autres, mais pourtant avec ce manque d’enthousiasme avec lequel il entreprenait toute chose, et d’où dérivait la tendance interrogatrice, critique, sceptique, toute moderne, de son esprit. Il obéissait à l’appel de cette solennité parce qu’elle répondait à une aspiration inquiète de son moi ; mais, tout en y obéissant, il n’apportait pas avec soi cette pleine confiance dans le remède qui, pour les maladies de l’âme, est l’élément principal de l’efficacité du remède. Autre symptôme décisif de la tiédeur religieuse de Pétrarque : arrivé à Rome vers la fin d’octobre, il en est déjà reparti dès les premiers jours de décembre. Encore, durant les quelques semaines de son séjour, ne s’est-il pas laissé complètement absorber par la dévotion. C’est en effet pendant ce séjour que, pour distraire sa solitude, il a écrit sa charmante épitre latine à Varron, où il déplore la disparition de mille beaux ouvrages anciens. Cela ne suffit-il pas à prouver que le pèlerin « se tenait à part de la foule de ses compagnons de pèlerinage, masse imbécile qui ne parlait que de prodiges, de reliques, et de visions ? » En vérité, nous dit M. Segrè, « cet homme qui s’adresse à Varron comme à un vivant, pendant que défile en psalmodiant la troupe des pèlerins, c’est déjà toute une révolution, c’est la protestation tacite mais inflexible des temps nouveaux ; c’est un chrétien qui, le premier, découvre que le principe de la dignité humaine réside dans la civilisation, dans les pénibles conquêtes de l’esprit, et non plus dans l’acquiescement docile à une autorité inscrutable. » Et comment ne pas citer encore ce passage :


C’est pourtant chose certaine que Pétrarque, tout comme les autres pèlerins, a visité un à un les temples et les autels indiqués dans le programme du pèlerinage. Mais de quelle façon les a-t-il visités ? Avec quels sentimens ? Lui-même nous l’apprend dans sa réponse à Marco Barbato, qui regrette de n’être pas venu le rencontrer à Rome pendant le jubilé. Il répond à son ami que, au fond, il doit plutôt se réjouir de ce que cette rencontre n’ait pas eu lieu, parce que, dit-il, « si nous avions été ensemble, notre curiosité de poètes aurait risqué de nous entraîner par les rues de la ville, au lieu d’aller faire nos dévotions d’église en église. » Il était donc bien mince, le fil qui rattachait Pétrarque aux pratiques de cette religion pour laquelle, seule, il avait accompli un si long voyage ? Et c’eût donc été assez de la présence du savant Barbato pour amener le poète sinon à oublier tout à fait ces pratiques, du moins à les négliger en grande partie ?


Enfin M. Segrè se demande de quel profit a été pour Pétrarque son pieux pèlerinage. A en croire Pétrarque lui-même, le profit aurait été considérable ; et maintes fois, depuis lors, le poète a pris soin d’affirmer que « le jubilé l’a fortifié dans son horreur pour la peste des passions mondaines. » Mais M. Segrè nous avertit que « c’est encore là une de ces affirmations qu’il faisait au moins autant pour se convaincre lui-même, que pour convaincre les autres. » En réalité, Pétrarque, après comme avant le jubilé de 1350, a subi des tentations, commis des fautes, cédé à la faiblesse de son humanité : que nous faudrait-il donc de plus, pour nous prouver que l’âme du poète ne tenait plus que par un « fil bien mince » à une religion qui, malgré toutes les fatigues que lui avait coûtées son pèlerinage, n’avait pas eu le pouvoir de le transformer, brusquement et définitivement, en un saint ?

Mais au reste j’imagine que les saints eux-mêmes, si on leur appliquait les procédés d’interprétation psychologique de M. Segrè, finiraient par nous apparaître d’assez pauvres chrétiens. L’incrédulité des Saints, quel amusant ouvrage on pourrait écrire là, dans le genre de ceux que l’on nous a offerts sur « le classicisme des romantiques, » ou encore sur le « romantisme des classiques » ! Non pas, certes, que l’auteur du Triomphe de l’Amour ait été un saint, comme l’a été, par exemple, son frère Gérard dans sa chartreuse de Montrieu. Mais de tous les faits allégués par le critique italien pour le convaincre de tiédeur en matière religieuse, je n’en vois pas un seul qui n’ait de quoi s’expliquer le mieux du monde dans l’hypothèse d’un Pétrarque sincèrement, profondément croyant. Parce que le poète, tout en se repentant de ses défauts, ne s’en corrige pas aussitôt et pour toujours, parce qu’il ne vénère pas sans réserve les papes de son temps, — à qui d’ailleurs il reproche surtout de n’être pas des Italiens, et d’habiter Avignon, — parce que, dans ses écrits religieux, il cite volontiers des moralistes païens, parce qu’il se demande ce que son âme deviendra, après sa mort, et affirme que « Dieu seul sait si la mort est un bien ou un mal, » parce qu’enfin sa « confession » diffère des Confessions de saint Augustin, devons-nous nécessairement le tenir pour un incrédule, surtout quand M. Segrè lui-même reconnaît, d’autre part, que « jamais l’ombre d’un doute ne semble l’avoir effleuré ? » Et quant à ce qui est de son pèlerinage, je jurerais que, parmi le million de fidèles accourus avec lui à Rome pour le jubilé de 1350, plus d’un s’est trouvé qui, comme lui, a retardé son départ ou abrégé son séjour, et que plus d’un, et parmi les plus dévots, pendant que le poète se divertissait à écrire son épitre latine à Varron, s’est diverti à explorer les tavernes de Rome ou à se promener dans la Campagne avec des amis. Si vraiment, pour s’être comporté en tout cela ainsi qu’il l’a fait, Pétrarque a manqué de foi, tout son siècle en a manqué autant et plus que lui ; et sans doute aussi tous les siècles précédens, à moins de supposer que les « ténèbres » du moyen âge aient jamais produit une période de perfection morale absolue et universelle. « Mais le pèlerinage de Pétrarque ne lui a servi de rien ! » nous dit encore M. Segrè. Il lui a servi du moins à pouvoir se donner à soi-même l’illusion d’en avoir profité : et cela seul ne suffirait-il pas déjà à montrer que le « premier homme moderne » avait, au fond de son cœur, plus de « confiance dans l’efficacité du remède » que ne voudrait nous le faire croire son nouveau biographe ?


Pourquoi faut-il que nous ayons tous aujourd’hui, avec notre soi-disant scepticisme, l’étrange et déplorable manie de mêler partout les questions religieuses ? Avant d’apprécier le talent d’un écrivain ou d’un artiste, nous nous inquiétons de savoir s’il est catholique ou protestant, dévot ou libre penseur ; et non seulement notre appréciation de son talent se trouve ensuite mesurée sur son plus ou moins d’assiduité à faire ses pâques, mais souvent, pour peu que la véritable nature de ses croyances intimes ne se montre pas à nous avec une certitude absolue, nous nous efforçons si obstinément de la découvrir, que rien d’autre, chez lui, ne parvient plus à nous intéresser. Préoccupés de connaître au juste la religion de Léonard de Vinci, nous négligeons de regarder la Joconde et la Vierge aux Rochers. Le problème des sentimens religieux de Goethe, de Chateaubriand, nous enlève le loisir d’admirer leur génie. Et c’est une aventure toute pareille qui est en train de nous arriver maintenant en présence de Pétrarque. A force de chercher l’humaniste sous le chrétien, et sous l’humaniste le païen, nous oublions de plus en plus que, bien au-dessus de tout cela, il y a eu le poète.

Ce poète n’a point de place dans les Etudes Pétrarchesques de M. Segrè. Il n’en a guère non plus dans la nombreuse série des discours, conférences et brochures, qu’a fait naître en Italie le centenaire de Pétrarque ; et peut-être, en effet, l’auteur du Canzoniere ne nous donne-t-il pas, autant que celui des traités latins et des Lettres familières, l’impression du « premier homme moderne. » Mais combien plus profondément, par contre, il nous donne l’impression de « l’homme éternel » ! Comme il sait aimer et souffrir, et revêtir de beauté vivante jusqu’aux moindres nuances de ses émotions ! Quelle mystérieuse et délicieuse musique répandent en nous chacun de ses sonnets, chacune de ses canzones, dès que, écartant les observations surannées de leurs commentateurs, nous nous abandonnons librement à eux ! Et comme nous avons peu besoin d’apprendre si l’amant de Laure était chrétien ou païen, du moyen âge ou des temps modernes, pour entendre chanter dans nos cœurs l’écho de ses rêves et de ses regrets !


Mon cher Sennuccio. veux-tu savoir de quelle manière je suis traité et quelle est ma vie ? Laure me gouverne ; je reste absolument tel que j’étais quand tu m’as connu, je l’aime et je me consume tout comme autrefois.

Ici je me souviens de l’avoir vue toute modeste, là, orgueilleuse ; tantôt dure et tantôt affable, sans pitié ou compatissante, pleine de retenue ou d’abandon, parfois aussi dédaigneuse et cruelle.

Ici elle a chanté doucement, et là elle s’est assise ; ici elle s’est retournée ou a ralenti son pas ; là ses beaux yeux m’ont percé le cœur ;

Ici elle m’a dit un mot ou elle m’a souri ; là, j’ai vu l’expression de son visage changer… Telles sont, hélas ! les images que ramone en moi nuit et jour l’Amour, notre maître.


Ou bien encore :


Jamais tendre mère à son unique fils, jamais femme qui aime à son époux chéri, n’a, dans les cas difficiles, donné avec une telle émotion, avec tant d’anxiété, des conseils,

Que m’en donne celle qui, de son éternelle et sublime demeure voyant mon triste exil, revient souvent vers moi, avec son affection coutumière, et les yeux encore embellis d’un redoublement de pitié.

Comme une mère ou comme une amante, elle me laisse voir tantôt ses craintes, tantôt une chaste tendresse, et m’indique ce que, dans le voyage de la vie, je dois éviter ou suivre,

Me signalant les dangers de la route, et priant pour que mon Ame ne tarde pas trop à prendre son vol. C’est seulement quand elle me parle ainsi que je trouve le repos et le calme[2].


Et qu’on ne nous dise plus que les poèmes italiens de Pétrarque n’ont été pour lui qu’un passe-temps, dont il n’a lui-même reconnu la valeur qu’aux dernières années de sa vie ! Dans une des très rares études littéraires publiées à l’occasion des fêtes d’Arezzo, M. Vittorio Cian[3] s’élève éloquemment contre cette légende, fondée jadis sur une ou deux boutades des lettres familières du poète. De l’examen et de la comparaison des manuscrits divers du Canzoniere résulte, au contraire, la preuve formelle qu’à aucun autre de ses écrits Pétrarque n’a apporté plus de soins, et cela tout au long de sa vie, sans cesse travaillant à corriger les rimes, à enrichir les images, à réaliser dans ses poèmes en langue vulgaire l’idéal de perfection classique qu’il énonçait dans sa prose latine. A chaque page des manuscrits, les marges fourmillent d’annotations comme celles-ci : « Revois encore cela ! — Dis cela autrement ! — Ce vers ne me satisfait pas ! — Voici qui me paraît aussi parfait que possible ! » Et M. Vittorio Cian nous affirme en outre que, de toutes les « conquêtes » humanistes de Pétrarque, de tous les sentimens, de toutes les idées, de toutes les images, que lui a suggérés de proche en proche son exploration de l’antiquité, il n’y a rien qu’il ait négligé d’utiliser dans son Canzoniere : de telle sorte que celui-ci mérite bien de nous apparaître comme le monument de sa vie. Mais d’ailleurs ne suffit-il point de le lire, pour sentir que le poète y a mis tout son génie, comme il y a mis tout son cœur ? « Beaux yeux de Laure, s’écrie-t-il, dans une de ses canzones, quand vous me révélez quelque sentiment affectueux caché dans le cœur de ma maîtresse, la joie que j’en éprouve suffit à remplir toute mon âme. Et c’est alors que jaillissent de moi ces paroles et ces œuvres, qui, je l’espère, me rendront immortel. »

Un poète, c’est ce qu’a toujours été Pétrarque, par-dessus toute chose. M. Vittorio Cian ajoute même qu’il a été « le premier des poètes-artistes modernes, » c’est-à-dire le premier qui ait patiemment préparé, savamment élaboré, ses poèmes : mais j’ai peine à croire que, par exemple, Cino de Pistoie (pour ne point parler de Dante) n’ait pas déjà dépensé bien des veilles à parfaire quelques-uns de ses beaux sonnets. De tout temps, grâce à Dieu, il y a eu des poètes, des hommes possédant le miraculeux pouvoir de transformer en musique les émotions de leur cœur : Pétrarque a été, simplement, l’un des plus grands d’entre eux. Et de tout temps, depuis Catulle et Horace jusqu’à Chateaubriand, Lamartine et Musset, ces poètes ont eu, sous leur génie créateur, des âmes différentes de nos âmes ordinaires, plus inquiètes, plus mobiles, plus impressionnables, plus promptes à l’illusion comme à la déception ; des âmes qui n’aiment ni ne haïssent, ne croient ni ne doutent, de la même façon que les nôtres, mais qui pourtant, et souvent plus encore que les nôtres, savent douter et croire, haïr et aimer. Si l’on se rappelait davantage que Pétrarque a été un poète, peut-être s’expliquerait-on mieux qu’il ait pu concilier la ferveur de sa foi chrétienne avec ses curiosités d’humaniste, que, tout en portant un cilice, il se soit complu à rêver d’amour, et que, après avoir affronté fatigues et dangers pour se rendre à Rome en pèlerinage, il ait occupé les loisirs de son pèlerinage à relire Varron. Si l’on se rappelait davantage qu’il a été un poète, peut-être serait-on moins tenté, pour comprendre sa vie et son caractère, de lui prêter des sentimens que non seulement il n’a jamais eus, mais qui l’ont rempli de dégoût toutes les fois qu’autour de lui il les a rencontrés.

Car le moyen âge, à défaut de lui, n’a pas manqué de « premiers hommes modernes, » au sens où l’on est en train d’entendre ce mot. Dans l’entourage le plus immédiat du poète, son fils, Jean Pétrarque, affichait ouvertement sa résolution de ne régler ses croyances et ses actes que sur les seules données de sa propre raison. Dédaignant toute autorité, y compris celle de son père, il n’admettait ni Dieu, ni patrie, ni vertu, ni honneur, poussant l’ « individualisme » jusqu’à confondre dans un commun mépris le Nouveau Testament et les Tusculanes. Sa « libre pensée » aurait de quoi ravir aujourd’hui ceux qui flétrissent le « recueillement égoïste » de saint Augustin, et reprochent aux dogmes religieux de « tracer d’avance à l’homme la conduite qu’il doit suivre. » Mais Pétrarque, lui, ne se résignait pas à apprécier le nouvel idéal moral affirmé par son fils. Il en était venu à ne pouvoir même supporter la présence du jeune homme, à prendre en grippe sa démarche, ses gestes, sa manière de secouer la tête en fronçant les sourcils. Il l’aimait, cependant : jamais il n’a cessé de veiller sur lui. Et jusque dans ce mélange d’impatience et de tendresse c’est encore le « poète » que nous retrouvons : « espèce irritable » que tous les temps ont connue, excusée, et bénie.


T. DE WYZEWA.

  1. Studi Petrarcheschi, par Carlo Segrè, 1 vol., Florence, librairie Le Monnier.
  2. J’emprunte ces passages à l’excellente traduction des poésies italiennes de Pétrarque par M. Fernand Brisset (2 vol., — Librairie Perrin, 1899 et 1903).
  3. Nuova Antologia du 16 juillet 1904.