Revues étrangères - La faillite de la littérature et de l'art allemands

Revues étrangères - La faillite de la littérature et de l'art allemands
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA FAILLITE DE LA LITTÉRATURE
ET DE L’ART ALLEMANDS


Je crois très sincèrement et sans aucun parti pris, — comme je l’écrivais ici le mois passé[1], — qu’il n’est point possible de tenir l’Allemagne pour l’une des « grandes nations intellectuelles » de l’Europe. Je crois qu’il n’est point possible de regarder comme « grande » une nation d’un génie aussi évidemment incomplet, et chez laquelle un développement remarquable de la double faculté du rêve « musical » et de l’utilisation pratique s’est toujours accompagné d’une extrême faiblesse du sens de l’observation désintéressée. Je comprends fort bien que, dans tous les pays en dehors de l’Allemagne, des hommes se rencontrent pour admirer passionnément la production artistique de la patrie de Mozart et de Novalis et d’Hoffmann, tout de même que m’apparaît excusable. — sinon, à coup sûr, également légitime, — l’admiration d’autres étrangers pour la patrie des Frédéric II et des Bismarck, des Zeppelin et des Krupp, de ces étonnans « praticiens » toujours prêts à exploiter les moindres occasions d’un profit « temporel : » mais avec tout cela l’Europe entière a eu, depuis des siècles, l’impression plus ou moins consciente d’une grave lacune existant au fond de l’âme nationale allemande. Et nulle part peut-être, comme je le disais encore il y a un mois, la nature et la portée réelles de cette lacune ne se manifestent à nous plus clairement que dans l’impuissance foncière de la littérature allemande à imprégner de « vie » une figure humaine. Un Molière ou un Balzac, un Cervantes ou un Shakspeare, un Manzoni ou un Tolstoï, voilà des maîtres dont nous ne savons pas seulement qu’ils n’ont jamais eu personne d’équivalent parmi la longue série des écrivains allemands, mais dont nous sentons, en outre, que jamais l’Allemagne n’a pu ni ne pourra être capable de nous en offrir l’équivalent, — faute pour elle de posséder un mystérieux et très précieux don de « vie » se traduisant, chez eux, sous vingt formes diverses dont chacune nous traduit, à son tour, la plus intime essence de l’esprit de leurs races. Jusque dans les périodes les plus fructueuses de son histoire, la pensée allemande nous révèle un manque absolu de ce pouvoir d’observation matérielle et morale sans lequel il n’y a point d’œuvre, ni point d’art « vivans ; » et si même, d’une manière générale, ce n’était pas assez de constater une lacune quelconque, dans l’âme d’un peuple, pour devoir lui refuser l’attribut de la « grandeur, » je persiste à soutenir que personne, en tout cas, n’aurait le droit de qualifier de « grande » une âme nationale où se voit une lacune de cette espèce-là !


Mais à côté, — ou, plus exactement, au-dessous, — de cette première conclusion qui ressort pour nous du livre anglais dont je parlais l’autre jour, il n’est pas un seul des chapitres du livre qui ne nous fasse quasiment toucher du doigt la profonde déchéance de la pensée et de l’art d’outre-Rhin pendant ce dernier demi-siècle où s’est affirmé, avec l’orgueilleux éclat que l’on sait, l’apogée de la puissance politique allemande. Ou plutôt je suis naturellement forcé d’omettre l’important chapitre consacré à l’évolution historique de la science allemande, — et l’on n’attendra pas de moi que je note, par exemple, dans quelle mesure les conclusions qui s’en dégagent s’accordent avec celles des mémorables études françaises de M. Picard ou de M. Duhem. Mais à l’exception de ce chapitre et de ceux encore où des professeurs écossais ont entrepris de nous raconter l’histoire de la Politique et de la Théologie allemandes, c’est chose certaine que le livre entier nous montre l’effort séculaire de la pensée et de l’art d’une race aboutissant, depuis une cinquantaine d’années, à la plus misérable faillite, — à une faillite si rapide, à la fois, et si complète que nous nous demandons par quel prodige l’Allemagne artistique et intellectuelle réussira jamais à reprendre sa place de naguère dans le grand mouvement de la « culture » européenne.

Voici d’abord l’art allemand par excellence, celui dont il semble que la maîtrise suprême en ait été vraiment accordée, par un décret spécial de la Providence, à la race des Bach et des Haendel, des Mozart, des Beethoven, et des Richard Wagner ! Que l’on se rappelle ce que signifiait encore pour nous l’Allemagne, au point de vue musical, il y a un quart de siècle, lorsque les yeux et les oreilles du monde entier se tournaient pieusement vers la vénérable colline de Bayreuth ! Le jeune empire allemand a connu là un second triomphe à peine moins glorieux que celui qui venait de lui échoir sur nos champs de bataille français. Qui de nous, à ce moment, n’a pas éprouvé la tentation de confondre l’image symbolique de ce nouvel empire tout rayonnant de vigueur et d’espoirs avec les traits vénérés du vieux maître, — du « vieux sorcier, » — saxon, infatigable d’ailleurs à nous suggérer une confusion qu’il estimait éminemment flatteuse pour lui, en se proclamant le fidèle écho du cœur et de l’esprit de ses compatriotes ? Avec quelle sécurité mêlée d’impatience nous attendions de ceux-ci la poursuite de l’admirable « révolution » inaugurée au milieu d’eux, et même expressément à leur seul usage, par le poète des Maîtres chanteurs et de Parsifal ! Et puis les années ont passé, et vainement nous avons continué de tendre nos oreilles du côté d’outre-Rhin. Et que si quelques-uns d’entre nous ont poussé la curiosité jusqu’à vouloir s’enquérir directement, sur les lieux, de la manière dont s’était poursuivie, dans la patrie de Wagner, la révolution wagnérienne, ah ! quelle pitoyable série de déboires leur a été infligée ! Je n’oublierai certainement jamais, pour mon compte, la demi-douzaine de drames soi-disant « lyriques » dont il m’a ainsi fallu subir l’inanité prétentieuse et bruyante. Il est vrai que, vers le même temps, les plus savans et les mieux doués de nos musiciens français étaient en train d’épuiser leur talent, sans le moindre profit, à s’efforcer de transplanter dans notre vie artistique française un idéal et des procédés beaucoup trop essentiellement germaniques pour pouvoir s’accommoder de cette « émigration : » mais, pour stérile qu’ait été, je le crains, l’œuvre de nos compositeurs « wagnériens » d’hier, combien elle m’a paru supérieure, en agrément musical et jusqu’en « wagnérisme, » aux informes machines que produisaient à la même date, sur les scènes royales de Munich et de Dresde, d’authentiques descendans du poète-cordonnier Hans Sachs !

Dira-t-on que cette impuissance trop avérée de la musique allemande, au lendemain de la mort de Wagner, n’a été qu’un phénomène tout provisoire, résultant de l’espèce d’ombre mortelle que projetait autour de soi l’énorme génie du maître défunt ? Le fait est qu’il y a eu en Allemagne, depuis quelques années, des signes manifestes d’un réveil du génie musical. Tâchant à secouer l’influence d’un art dont les aspirations « révolutionnaires » s’étaient décidément trouvées au-dessus de leurs forces, un groupe de jeunes compositeurs ont essayé là-bas, — de la même façon que l’essayaient, chez nous, d’autres jeunes hommes pareillement désabusés du rêve « wagnérien, » — de créer une musique nouvelle dont l’allure plus simple et les visées moins hautes leur permissent de développer plus à l’aise leur talent personnel. Grâce à eux, il n’est pas douteux que la musique d’outre-Rhin a tout récemment recommencé de vivre, au sortir d’une longue période où ses plus chauds admirateurs ne pouvaient s’empêcher de la tenir pour morte. Mais précisément le spectacle de cette résurrection aurait de quoi prouver, avec une clarté saisissante, à quel point la vitalité artistique de la race s’est appauvrie et rabaissée presque d’année en année, pendant que s’accroissait sa prospérité politique et sociale. A coup sûr l’œuvre d’un Max Reger ou celle d’un Richard Strauss attestent des qualités de science technique et d’exemplaire adresse professionnelle qui leur valent de figurer parmi les productions les plus remarquables de la musique européenne depuis un quart de siècle : mais à supposer même que, chez M. Reger, l’imitation de Bach, celle de Berlioz et des musiciens russes chez M. Richard Strauss s’entremêlent chez eux d’un certain élément d’originalité, combien cet élément est mesquin et vulgaire, combien médiocre en comparaison de la note personnelle d’un Weber ou d’un Schumann ! Oui, c’est en vérité une âme bien médiocre qui se reflète à nous dans l’œuvre des deux ou trois musiciens dignes d’être considérés comme les derniers interprètes de l’admirable génie musical de l’Allemagne ; et je ne sais point de leçon plus instructive que celle qui résulte pour nous du contraste entre l’ancienne âme allemande, telle que l’épanchaient devant nous les « confidences » immortelles d’un Mozart ou d’un Beethoven, avec l’âme allemande que nous entendons s’exprimer aujourd’hui dans les savantes, — et parfois amusantes, — plaisanteries musicales de l’auteur de Till l’Espiègle et de la Symphonie domestique.


Sans compter que l’on chercherait vainement, en dehors de la musique, un autre art où s’exprime à un degré quelconque cette nouvelle âme du peuple allemand. Tout au plus en découvrirait-on une image tristement déformée, — ou du moins je veux le croire, — dans ces créations monstrueuses de l’architecture d’outre-Rhin dont l’existence s’est un jour révélée à moi, il y a quelques années, sous l’espèce d’une dizaine d’édifices publics ou privés brusquement surgis de terre pour remplacer les pittoresques ruelles anciennes des environs de la gare de Cologne. Aussi bien nos journaux illustrés nous ont-ils permis de nous faire une idée suffisante de cet art, proprement incroyable, en reproduisant l’ensemble et les détails principaux du monument élevé, par souscription nationale, à Leipzig pour commémorer la « Bataille des Peuples » de 1813. C’est seulement dans le domaine de l’architecture que l’Allemagne, à la veille de la guerre, s’efforçait encore de poursuivre l’affirmation de son génie artistique ; et je doute que, — fût-ce même parmi ceux d’entre nous qu’avait le plus profondément imprégnés la funeste « intoxication » allemande dont nous voici, enfin, délivrés par miracle ! — je doute que personne jusqu’ici ait pu s’empêcher d’éprouver, en présence de ces dernières créations du seul art désormais survivant d’outre-Rhin, l’impression comme d’assister au déploiement de la fantaisie collective des pensionnaires d’un asile d’aliénés. Que mon lecteur veuille simplement rechercher, dans l’Illustration du milieu de 1913, ces photographies de l’étrange monument de Leipzig, et qu’il se représente des milliers de mauvais rêves architecturaux d’une conception non moins effarante, remplissant et écrasant de leurs masses les immenses « artères » nouvelles des plus riches parmi les cités allemandes ! Des maisons dont les façades ont positivement pour objet d’imiter des visages humains, avec des fenêtres en guise d’yeux, des balcons faisant office de nez, et des portes trop larges qui doivent être là pour rappeler des bouches ! Ou bien d’autres maisons avec des simulacres de pieds et de mains, de telle sorte qu’en les approchant on redoute de tomber au pouvoir de quelque terrible gorille antédiluvien ! J’ai vu tout cela, certain soir, au cours d’une promenade entre la gare de Cologne et l’antique sanctuaire de Saint-Géréon, — et tout cela plus ou moins revêtu d’une consécration officielle : bureaux de poste, mairies, comptoirs d’assurances ou d’établissemens financiers. J’allais, considérant avec stupeur ces récentes trouvailles de l’architecture germanique ; et je me souviens que, dès ce moment, les cerveaux des auteurs de ces trouvailles, et ceux aussi des fonctionnaires ou des particuliers qui les avaient approuvées, me faisaient involontairement l’effet d’appartenir à une humanité d’un genre spécial, où se seraient soudain réveillés je ne sais quels instincts étouffés, d’ordinaire, sous des siècles de civilisation artistique et morale.

Mais plutôt il sied de ne reconnaître là, je le répète, que des caricatures du véritable génie national allemand. L’unique conclusion à en tirer est que, de plus en plus, les âmes allemandes ont perdu l’habitude de ce « goût » européen qui jamais, au reste, n’avait réussi à s’acclimater en elles bien profondément, mais dont la présence séculaire à leur surface n’en avait pas moins servi, d’âge en âge, à contenir l’expansion d’instincts naturels de l’espèce de ceux dont je parlais tout à l’heure. Sous l’influence d’un orgueil à la fois trop brusque et trop démesuré, l’Allemagne a cru pouvoir s’affranchir de la contrainte d’un goût étranger, après l’avoir, de tout temps, supportée avec peine ; de là ces monstrueuses fantaisies architecturales, dont l’inspiration se retrouverait pareillement, j’en ai l’idée, au point de départ de maintes œuvres nouvelles de musiciens allemands, — telles que les « colossales » constructions symphoniques d’un Mahler. Et cependant, n’importe : trop heureuses encore ont de quoi nous apparaître l’architecture et la musique allemandes, qui du moins, avec leur manque de goût, continuaient de vivre ! Tandis que, dans les autres arts, toute vie s’en était allée, en même temps que toute tradition de goût ; et l’on ne saurait imaginer un néant plus complet que celui que nous faisaient voir notamment, depuis nombre d’années, la sculpture, la peinture, et les autres arts plastiques d’outre-Rhin.


C’est ainsi que, pour m’en tenir à la peinture, je mettrais volontiers au défi le lecteur français de citer un seul nom de peintre allemand d’aujourd’hui dont les œuvres l’aient frappé, dans une de ces expositions internationales où a vraiment défilé devant nous tout l’art contemporain de l’Europe et du monde. Pendant plus de vingt ans, à l’issue de la grande crise de 1870, les jeunes hommes qui faisaient en Allemagne profession de peindre ont essayé d’abord de constituer des écoles nationales, et puis, plus humblement, d’imiter nos dernières écoles françaises. Hélas ! c’était comme si un mauvais sort leur eût paralysé les yeux et les mains ! Chaque année, les visiteurs des Salons de Munich étaient témoins de la rapidité de plus en plus grande avec laquelle s’écroulaient ces belles ambitions des peintres allemands ; et sans doute il n’y avait pas jusqu’aux compatriotes de ces infortunés qui n’eussent fini par renoncer à rien attendre d’eux, car le fait est que, de plus en plus, l’on a vu toute leur attention se tourner ardemment vers des maîtres et des œuvres de pays étrangers.

Ceux d’entre eux qui se croyaient forcés de demeurer fidèles au génie « germanique » s’adressaient, pour satisfaire leur goût, à des peintres suisses. Ils avaient adopté d’une manière quasi officielle le Bâlois Bœcklin ; après quoi la même conscience de leur parenté avec les Durer et les Grunewald les avait amenés à s’approprier, de la même manière, le talent d’un artiste bernois, M. Hodler, qu’ils chargeaient de décorer leurs nouveaux monumens, — de telle sorte qu’ils ont eu l’impression de perdre leur grand peintre national lorsque, voilà dix mois, M. Hodler a très noblement protesté contre leurs forfaits artistiques de Louvain et de Reims. Mais surtout, l’admiration des amateurs de peinture allemands s’adressait à nos maîtres français d’aujourd’hui, — et de demain. Non seulement l’œuvre de nos « impressionnistes » leur était plus familière que celle des exposans « autochtones » des Salons de Munich ; non seulement ils nous dépassaient dans l’hommage pieux qu’ils rendaient à Cézanne et à l’inquiétant Van Gogh : c’est encore chez eux que l’école de nos « cubistes » avait trouvé, d’emblée, ses plus fervens adeptes. De Poussin à Picasso, je me souviens d’un gros livre allemand publié sous ce titre ; et combien d’autres livres me sont passés par les mains où de savans et consciencieux privat-docents s’employaient à confronter, tout semblablement, les chefs-d’œuvre des musées avec des nouveautés de notre Salon d’Automne ! Aussi bien leurs musées se faisaient-ils un devoir d’accueillir ces nouveautés de chez nous avec autant de zèle qu’ils en avaient déployé, naguère, à s’enrichir des produits de leur défunte école de Dusseldorf. Négligeant de plus en plus les obscures besognes de leurs peintres nationaux, ils ne songeaient plus dorénavant qu’à rivaliser entre eux par l’étendue et la richesse des somptueuses « Tribunes » consacrées aux plus audacieuses de nos dernières écoles de Montmartre ou du Montparnasse. Hier encore, ne lisions-nous pas dans le Temps qu’une collection de peintures de nos maîtres impressionnistes s’était vendue, à Berlin, avec des enchères plus fortes que jamais, — tandis que, d’autre part, l’auteur d’un très beau livre français sur Paul Cézanne était forcé de protester publiquement, dans les journaux suisses, contre les stratagèmes employés par nombre d’amateurs allemands pour acquérir, à gros frais, des exemplaires de son livre ?


Et de même que le public allemand s’était accoutumé à ne plus chercher qu’au dehors la satisfaction de ses goûts de peinture, — comme aussi de sculpture, car je pourrais nommer tels sculpteurs français qui, à peine connus chez nous, étaient en train de devenir fameux dans tout l’empire d’Allemagne, — de même encore il faisait, chaque année davantage, pour la satisfaction de ses goûts littéraires. On n’imagine pas la quantité de traductions qui, durant ces derniers temps, remplissaient les pages d’annonces de la librairie allemande. Pas une des littératures du monde, sans en excepter la bulgare ni la japonaise, qui n’y fût représentée par des échantillons de mérites divers. Un modeste abonné d’un cabinet de lecture berlinois pouvait s’offrir la jouissance de voir défiler sous ses yeux toutes les créations, anciennes ou récentes, de nos romanciers et de nos poètes, de ceux d’Angleterre et de Pologne, d’Italie et de Norvège, de tout pays où avait pénétré l’usage public du porte-plume. Pour ne rien dire des précieux services que m’a rendus à moi-même, par exemple, la certitude de pouvoir toujours me mettre en contact, — au travers d’une médiocre, mais peu coûteuse, traduction allemande, — avec telle œuvre d’un pays étranger dont j’ignorais la langue. Et comme la durée de nos loisirs humains est fatalement limitée, et comme, d’autre part, l’abondance croissante de ces traductions allemandes suffirait à nous en prouver l’énorme succès, tout porte à croire que l’Allemagne d’avant la guerre en était arrivée à ne plus s’occuper du travail de ses propres écrivains indigènes. Elle en était arrivée à négliger ce travail à peine moins complètement que celui de ses peintres ; et sans doute ses querelles littéraires avaient lieu, maintenant, entre les partisans d’Oscar Wilde et ceux d’Artsybachef, de la même façon que ses querelles artistiques mettaient aux prises les adeptes de Van Gogh et ceux de nos « cubistes. »

Mais, en tout cas il est certain que l’espèce des écrivains allemands était en train de s’éteindre, — et sans qu’il fût possible d’attribuer son extinction à l’effet meurtrier d’un génie trop immense, comme l’avait été en musique celui de Wagner. Bien médiocres, au contraire, étaient déjà les romanciers et poètes allemands de la génération précédente. L’admiration qui entourait leurs noms, dans leur pays, nous empêchait seule d’apercevoir nettement, — et surtout d’avouer, — la pauvreté de pensée et de rêve qui s’étalait dans l’œuvre d’un Gustave Freytag ou d’un Paul Heyse. Mais combien plus misérable encore la génération littéraire qui est venue ensuite ! Cette fois, j’ai beau chercher : c’est un vide absolu, et au-dessus duquel ne flotte plus même la petite lumière qui scintillait autour de la figure d’un Nietzsche. Ah ! combien nous ressentirons de surprise quelque peu honteuse, lorsque, après l’apaisement de nos angoisses présentes, nous nous rappellerons l’accès de « snobisme, » — ou de « suggestion, » — qui, naguère, nous a poussés à prendre au sérieux les plates divagations de M. Gérard Hauptmann ! Et quelle stupeur lorsque nous jetterons un regard sur telles traductions françaises, que l’on nous a offertes et que nous avons failli accepter, de romans de l’illisible Frenssen ou de la prétentieuse Mme Clara Viebig !

Encore pourrait-on être tenté de croire que cette pitoyable détresse de la littérature allemande contemporaine résultait simplement d’un manque, tout accidentel, d’écrivains de valeur. Il y a eu ainsi, dans l’histoire, des périodes plus ou moins longues où, faute d’hommes suffisamment doués d’un vrai génie littéraire, l’âme d’un peuple s’est trouvée contrainte à garder le silence sans rien perdre, pourtant, de ses forces intimes, et en attendant que bientôt celles-ci réussissent de nouveau à s’exprimer librement, — par la voix d’un Sienkiewicz ou d’un d’Annunzio. Mais non, le « cas » littéraire de l’Allemagne est bien autrement grave. Plus encore que des hommes, il lui manque désormais ces forces elles-mêmes qu’épanchent au dehors la littérature et l’art d’une nation. Comme je le notais ici le mois dernier, le fait à beaucoup près le plus significatif de la vie spirituelle allemande, depuis quarante ans, est quelque chose que l’on serait tenté d’appeler un grand reniement, l’abandon volontaire et décisif de sentimens ou de conceptions qui, durant des siècles, ont servi de pâture au génie germanique. Née pour la musique et pour le rêve, l’Allemagne impériale d’aujourd’hui a résolument renoncé à cette vocation, — qui constituait, en quelque sorte, l’une les moitiés de sa nature propre, — afin de se livrer tout entière à un autre de ses penchans naturels qui, celui-là, l’entraînait tout au ras du sol, vers la recherche assidue d’avantages pratiques et de menus profits immédiats. C’est comme si cette race de musiciens se fût, de son plein gré, interdit de chanter, ni d’écouter les chants qui jaillissaient autour d’elle. Et la triste mutilation qu’elle s’est infligée ne s’est point bornée simplement à rejeter de l’horizon de son cœur cette musique et ce rêve proprement dits qui, naguère, remplissaient les strophes d’un Novalis ou qui inspiraient les contes d’un Hoffmann : il n’y a pas jusqu’à l’élément « sentimental » qui ne soit apparu un obstacle fâcheux aux compatriotes de Bismarck et de Nietzsche, — un obstacle risquant de gêner la « culture intensive » de leur génie pratique.

De telle sorte que les nouveaux écrivains allemands, en admettant même qu’il en fût survenu de plus habiles que l’équipe médiocre des Hauptmann et des Dehmel, et des Thomas Mann et des Schnitzler, auraient été hors d’état de rien traduire d’une âme nationale où ne survivait plus, désormais, rien qui fût susceptible d’une traduction littéraire. Complètement dépourvus, par nature, de tout sens d’observation « objective » et de tout don de « vie, » force était à ces malheureux écrivains de se mettre en quête de modèles étrangers, tandis que, précisément, l’imitation de ces modèles aurait exigé d’eux les qualités professionnelles qui leur manquaient le plus. Impossible de lire un roman, une comédie, ou un volume de vers publiés depuis vingt ans au-delà du Rhin sans avoir une impression pareille à celle que nous rapportons d’une causerie avec un sourd-muet patiemment instruit à l’usage de la parole. Des descriptions, mais n’évoquant aucune image d’ensemble ; des analyses, mais n’ayant jamais pied dans la réalité ; et des récits qui fatalement échoueront toujours à nous émouvoir, faute d’avoir ému, tout d’abord, leurs auteurs. Une atmosphère glaciale enveloppe toutes ces productions récentes de la littérature allemande ; et le froid qui s’en dégage n’est pas seulement celui d’un hiver que nous rendrait tolérable l’espérance d’un printemps plus ou moins prochain. C’est, sans l’ombre d’un doute, le froid irrémédiable et lugubre de la mort.


M’arrêterai-je, maintenant, devant l’œuvre des philosophes allemands de ces années dernières ? Le professeur chargé de nous raconter l’histoire de la philosophie d’outre-Rhin, dans le recueil dirigé par M. Paterson, ne leur accorde pas même l’honneur de les nommer. Schopenhauer et Nietzsche, c’est sur ces deux noms que se ferme son chapitre. Mais, aussi bien, n’imagine-t-on pas un spectacle plus navrant que celui qui, là encore, s’offrirait à nous. Je rappelais en passant, l’autre jour, l’étrange avatar de l’ancienne et glorieuse patrie des Leibnitz et des Fichte, abdiquant soudain son privilège séculaire de haute spéculation métaphysique pour ne plus employer dorénavant ses philosophes qu’à de mesquins et prosaïques travaux de mensuration psycho-physiologique. Dans ces chaires d’université allemandes où jadis un Schelling improvisait ses rêves panthéistes, où un Bruno Rauer reconstruisait le monde tel qu’aurait dû le créer un Dieu plus avisé, les héritiers de ces maîtres ne s’occupaient plus qu’à évaluer péniblement la durée d’une sensation, ou bien se perdaient en des conjectures stériles pour rattacher les phénomènes spirituels à telle ou telle région de notre cerveau. Mais le vent de mort qui soufflait sur la pensée allemande avait même fini par éteindre ces pauvres petites lueurs de spontanéité philosophique. Depuis déjà plusieurs années, on peut bien dire que toute philosophie avait cessé d’exister au pays de Hegel. Les professeurs s’y bornaient dorénavant à enseigner leur « partie, » préparant plus ou moins soigneusement leurs élèves à obtenir leurs divers diplômes universitaires ; et que si l’un d’entre eux conservait encore l’ambition de faire connaître son nom au dehors des limites de son « auditoire, » nous le voyions publier quelque pesant ouvrage de « vulgarisation, » comme ceux qui ont valu à un certain Eucken la faveur imprévue de l’un des prix Nobel.

Non pas, cependant, que l’esprit national de « spéculation » se fût entièrement perdu, dans une race qui s’en était jadis nourrie autant et plus que de rêveuse musique ! Il s’était simplement transporté dans le domaine de la politique ; et tout ce qui restait là-bas de pensée un peu active se traduisait dorénavant sous la forme de brochures consacrées à fixer les frontières prochaines d’une Allemagne idéalement élargie, ou bien parfois de gros in-octavo révélant aux compatriotes de l’auteur de quelle manière il siérait de répandre, et de renforcer, aux quatre coins du monde, les progrès d’une « germanisation » jusqu’à présent trop timide.


Tout cela, — et pareillement aussi les susdits ouvrages de professeurs notoires et les compilations de leurs jeunes élèves, — tout cela rendu inaccessible, pour un lecteur non-allemand, en raison de ce manque effrayant d’ordre et de méthode dont j’ai eu naguère l’occasion d’indiquer ici un certain nombre d’exemples caractéristiques[2]. Non contente de n’avoir plus de pensée, — je veux dire de pensée qui méritât vraiment de revêtir une expression littéraire, — l’Allemagne en était venue à n’avoir plus de langue qui fût à même d’exprimer sa pensée. L’orgueil de ses victoires militaires et industrielles lui avait mis en tête le funeste désir de se délivrer d’une foule d’habitudes et de règles empruntées autrefois à notre civilisation occidentale, et qui jamais, en effet, n’avaient pu lui devenir tout à fait familières. Mais il n’en restait pas moins que ces règles et ces habitudes étrangères avaient dirigé, depuis plusieurs siècles, toute son évolution intellectuelle, sans que l’idée lui fût jamais venue, pendant ce temps, de s’en procurer d’autres, mieux appropriées à son tempérament national. Si bien que, dès le jour où il lui a plu de s’affranchir de nos traditions latines, la voilà qui s’est trouvée dans un embarras plus cruel encore, et tel que nous l’ont montré ses vaines tentatives des années dernières pour se constituer non seulement un goût nouveau, mais aussi des modes nouveaux de penser et d’écrire. La même aventure lui est arrivée là dont nous sommes témoins aujourd’hui dans sa vie morale : de part et d’autre, l’excès d’une présomption orgueilleuse et stupide l’a soudain ramenée à la barbarie, en lui persuadant de secouer de très anciennes et précieuses contraintes avant qu’elle eût tâché à les remplacer. Si pesant que pût lui sembler le joug de la civilisation classique, de même que celui du catéchisme chrétien, tout ce qu’il y avait en elle de vraiment « cultivé » s’était trop accoutumé à ce double joug pour pouvoir s’en passer aussi brusquement.

Et, d’ailleurs, ne suffirait-il pas de nous rappeler la conduite des troupes allemandes en Belgique et en Pologne, ou encore la manière dont le public allemand tout entier a traité des milliers d’inoffensifs baigneurs russes, pour comprendre qu’une race tombée dorénavant à un pareil niveau de sauvagerie ne saurait manquer d’avoir, en même temps, subi une déchéance profonde dans chacun des domaines divers de son art et de sa pensée ? Je n’ignore pas que, dans la vie d’un peuple comme dans celle de chacun des individus qui le composent, le cœur et l’esprit peuvent différer beaucoup entre eux, sous le rapport de la qualité : mais je ne crois pas qu’ils le puissent également, pour ainsi dire, sous le rapport de l’éducation, ni que par exemple il soit possible à un même homme de nous faire voir, à la fois, la délicatesse intellectuelle d’un lettré et la grossièreté morale d’une brute. La véritable civilisation s’adresse en nous à l’âme tout entière, non point sans doute pour en altérer la nature intime, mais du moins pour donner à toutes ses manifestations extérieures un degré de raffinement à peu près équivalent. Qu’on relise l’un quelconque des rapports français où belges sur les « atrocités » de l’invasion allemande, et que l’on juge si un peuple qui de haut en bas, depuis les généraux jusqu’aux plus humbles troupiers, est capable de manifester avec une violence aussi « bestiale » son manque naturel de tout sentiment de pitié ou d’honneur ne doit point forcément, par cela même, se trouver désormais incapable d’apporter à l’exercice de sa littérature et de son art le degré, infiniment plus élevé, de raffinement spirituel qu’impliquerait la présence, chez lui, d’une « culture » un peu digne de ce nom !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1915.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er novembre 1914.