Revues étrangères - La Vie familière de l’ouvrier anglais

Revues étrangères - La Vie familière de l’ouvrier anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA VIE FAMILIÈRE DE L’OUVRIER ANGLAIS


At the Works, a Study of a manufacturing Town, par Lady Bell, 1 vol. in-18, illustré, Londres, 1907.


Middlesbrough, sur la Tees, à la limite des deux comtés de Durham et d’York, n’était, en 1801, qu’un misérable hameau de trente et une âmes ; mais, vers le milieu du siècle dernier, la découverte de mines de fer a transformé ce hameau en une cité industrielle des plus importantes, et dont la population, sans cesse accrue, dépasse aujourd’hui le chiffre de cent mille habitans. Une cité, ou plutôt un énorme village : car si l’on y voit un Hôtel de Ville, une Bibliothèque, plusieurs « groupes scolaires, » une centaine de maisons de « style moderne » dans de larges avenues, et deux ou trois belles rues marchandes avec de beaux magasins, le luxe et l’élégance de cette partie proprement « urbaine » de Middlesbrough ne font que rendre plus sensible la plate et banale pauvreté du reste. Dans les quartiers du centre et du nord, surtout, plus de cinq cents rues n’ont à montrer qu’un alignement infini de petites maisons basses à un seul étage, toutes bâties, hâtivement improvisées, sur un même modèle : au rez-de-chaussée, donnant directement sur la rue, deux chambres, dont l’une sert à la fois de cuisine et de salle à manger, l’autre de salon, ou, bien plus souvent encore, de chambre à coucher ; et, au-dessus, deux autres chambres à coucher, où l’on arrive, de la cuisine, par un raide et sombre escalier de bois. « Là demeure une foule tassée de familles d’ouvriers, parmi lesquelles un certain nombre sont prospères, ancrées, relativement en sécurité, un certain nombre aussi tout à fait indigentes, et l’immense majorité dans une condition moyenne entre ces deux extrêmes ; une foule recrutée par l’influx continuel d’ouvriers nouveaux, et continuellement occupée à déménager d’une maison à une autre, avec l’espoir obstiné que le simple fait de changer va lui devenir une source d’amélioration. » Et c’est la vie intime et quotidienne de ces familles ouvrières, ce sont les aspects divers de leurs mœurs et de leurs coutumes, de leurs sentimens et de leurs idées, qu’une dame anglaise, lady Bell, vient de nous décrire, après avoir employé de longues années à explorer patiemment les « rues basses » de Middlesbrough. Voici, d’ailleurs, un extrait de la préface de son livre, qui, mieux que tous les commentaires, en révélera l’esprit, et permettra d’en apercevoir le très vif intérêt :


On peut se demander si ce que nous appelons la « prospérité » a pour effet d’empêcher la détérioration de notre espèce, ou ne tend pas, plutôt, à la favoriser ; et si les conditions mêmes qui résultent des progrès du commerce, en multipliant le nombre des ouvriers qui se rassemblent précipitamment dans un endroit donné, et luttent pour leur vie sur un champ donné, ne rabaissent pas, bien plus souvent qu’elles ne le relèvent, le niveau matériel et moral de ces ouvriers. Lorsque nous apprenons que, en telle ou telle année, l’industrie du fer a dépassé, de tant de millions de tonnes, son débit de l’année précédente, et que tant de milliers d’hommes de plus ont trouvé là un moyen de vivre, nous nous réjouissons, et très légitimement, de l’activité commerciale de notre pays. Mais, pendant que nous nous réjouissons, nul de nous ne songe à rechercher combien d’hommes, parmi ces milliers, ont été vraiment rendus heureux par ce développement des « affaires, » ni combien d’entre eux ont pu en tirer parti pour améliorer leur existence, au double point de vue du corps et de l’âme…

J’ai essayé, dans le livre qu’on va lire, de soumettre au microscope une tranche particulière de notre prospérité nationale. Je me suis efforcée de considérer, non pas en général le lot de milliers de travailleurs, mais, en détail, la vie de quelques-uns des individus qui composent ces milliers : car il n’y a que le détail qui nous fournisse une image présente et convaincante de la réalité. La vue d’un homme tué près de nous, par un accident, nous pénètre profondément d’horreur et de pitié, tandis que nous pouvons lire avec calme les statistiques des centaines d’hommes qui ont été tués de la même façon au cours de l’année ; et si nous apercevons, dans une maison d’ouvriers, un petit enfant qui dépérit faute de pouvoir manger à sa faim, ce spectacle nous fait plus d’impression que les listes les plus complètes de la mortalité infantile.


Bien d’autres écrivains, en vérité, avant lady Bell, ont étudié la vie de l’ouvrier anglais, soit à Londres ou dans les grandes cités manufacturières du Royaume-Uni : mais je ne crois pas que personne ait encore apporté à cette étude une franchise aussi entière, un désir aussi scrupuleux de se dégager de tout parti pris ; et je ne crois pas, non plus, que personne ait aussi résolument tâché, ni avec autant de succès, à pénétrer dans l’intimité de l’ouvrier anglais et de sa famille. Peut-être, pour nombreuses que soient les « rues basses » de Middlesbrough, peut-être offraient-elles, au « microscope » de l’observatrice, un objet d’examen plus simple, plus restreint, et plus accessible que les populations ouvrières de Londres ou de Birmingham ; mais le fait est qu’il y a, dans le livre de lady Bell, une abondante série de portraits, d’ « intérieurs, » et de scènes de genre qui nous ouvrent, pour ainsi dire, toute l’âme d’un peuple, en plus des précieux renseignemens positifs que nous y trouvons. C’est dans des livres de cette sorte qu’un lecteur étranger a le mieux l’occasion de découvrir, de toucher au doigt, ce qui constitue l’originalité propre du tempérament et de l’esprit anglais.


Et, d’abord, il pourra sembler qu’une maison de quatre pièces, si petite qu’on l’imagine, et défectueuse au point de vue artistique, ait très suffisamment de quoi loger la famille d’un ouvrier. Pareillement, le salaire moyen de cet ouvrier, tel qu’on nous le présente, pourra sembler plus que suffisant pour son entretien. Sur un total de 1 270 ouvriers, les deux tiers reçoivent, par semaine, entre 20 et 40 shillings ; et, pour une bonne partie de l’autre tiers, les gages s’élèvent jusqu’à 60 shillings. Mais, avec tout cela, l’impression dominante qui ressort du livre de lady Bell est une impression de profonde misère, et d’une misère qui tend à devenir toujours plus profonde, sans que vaillent, à l’atténuer, ni le progrès de la prospérité commerciale de Middlesbrough, ni l’augmentation des salaires individuels, ni l’infatigable effort de la philanthropie publique et privée. D’année en année, la destinée de l’ouvrier de Middlesbrough apparaît plus incertaine, plus exposée au besoin, comme aussi plus dépourvue de lumière et de beauté intérieures. En vain près de la moitié des familles prennent des pensionnaires, deux ou trois jeunes ouvriers qui occupent les chambres du premier étage, et dont la présence a forcément pour effet d’encombrer la maison, au grand dommage du bien-être et de la santé : de plus en plus le manque d’argent se fait sentir, dans ces familles, et, avec lui, le manque de curiosité intellectuelle, et de tranquillité morale, et de plaisir à vivre.


D’un tel état de choses la faute revient, pour une certaine part, aux circonstances extérieures, aux conditions spéciales de la vie des ouvriers de Middlesbrough. L’industrie du fer, qui est à peu près l’unique occupation de la ville nouvelle, ne fournit point de travail aux femmes ni aux enfans : et ainsi la famille est réduite à dépendre entièrement, pour sa subsistance, de ce que gagne son chef. En outre, les risques de maladies et d’accidens sont plus grands, dans cette industrie, que dans beaucoup d’autres.


Étant donné que c’est là une profession réservée à des hommes robustes et bien constitués, peut-être s’étonnera-t-on de voir combien est considérable le nombre des ouvriers qui deviennent malades, plus ou moins gravement : mais la surprise cessera si l’on se rend compte de la mauvaise influence que ne peut manquer d’exercer une profession comme celle-ci sur la santé la plus solide et la plus résistante. Je resterai certes encore au-dessous de la vérité en disant que la moitié des ouvriers de Middlesbrough se trouvent usés et hors d’état avant d’avoir atteint leur cinquantième année. Exposés continuellement à des variations extrêmes de température, ayant à subir un excès de chaleur, pendant qu’ils sont à l’ouvrage, et une réaction excessive de froid quand l’ouvrage est uni, chaque soir ils rentrent chez eux épuisés, déprimés, très souvent mouillés jusqu’aux os… Aussi en voit-on une foule qui sont tourmentés de rhumatismes, d’accès de lièvre, de maux d’yeux, pour ne point parler d’affections plus dangereuses, comme la phtisie et la pneumonie.


Et non moindres sont les risques d’accidens. Dans la plupart des cas, à dire vrai, les accidens qui arrivent aux ouvriers sont de ceux dont il nous semble que leur victime, « avec plus de soin, » aurait pu réussir à les éviter. Mais ce « soin, » que nous exigerions de l’ouvrier, lui est, en réalité, impossible : un moment survient toujours où, sous l’action de la fatigue, ou simplement d’une longue habitude d’immunité, l’attention se relâche, et où l’homme le plus prudent est désarmé contre le danger. Or la maladie et l’accident, pour les ouvriers de Middlesbrough, signifient la ruine : car la proportion est malheureusement assez faible, de ceux d’entre eux qui ont la sagesse de s’assurer, ou de s’affilier à une société de secours mutuels. Et l’on comprend que cet ensemble de circonstances ait pour résultat de rendre bien instable la prospérité de l’ouvrier même le plus économe et le plus laborieux. Sans compter que les habitudes sociales de sa caste imposent à cet ouvrier, de temps à autre, des surcroîts de dépense imprévus, et d’autant plus pesans. Ainsi l’usage veut que les enterremens soient célébrés avec la plus grande somme possible d’apparat et de luxe : si bien qu’une famille se déconsidérerait qui, ayant perdu l’un de ses membres, ne l’enterrerait pas, au moins, « avec du jambon, » c’est-à-dire qui négligerait d’offrir un petit repas à une troupe nombreuse de parens et d’amis. Par ailleurs, les devoirs de la charité continuent à être largement pratiqués, jusque dans les classes les plus pauvres de la population ouvrière de Middlesbrough ; et peut-être tout le livre de lady Bell ne contient-il pas de pages plus touchantes que celles qui nous décrivent des collectes organisées au profit d’un voisin malade, ou qui nous montrent des familles indigentes se disputant la charge d’adopter une nichée d’orphelins.


Mais il n’en reste pas moins évident et incontestable que la plus grosse responsabilité, dans la misère présente des ouvriers de Middlesbrough, revient à ces ouvriers eux-mêmes. Une personne qui les connaissait bien disait à lady Bell « qu’il y en avait fort peu, parmi eux, qui n’eussent pas entre les mains assez d’argent pour pouvoir vivre commodément, à la condition de savoir employer leur argent. » Et lady Bell n’est pas éloignée d’admettre cette opinion, pour son propre compte, sauf à y ajouter qu’il en est de cela comme de cette possibilité théorique d’éviter les accidens, dont je viens de parler. Certainement l’ouvrier anglais, s’il n’avait point la nature et le caractère particuliers qu’il a, — s’il était fait, par exemple, comme l’ouvrier chinois, ou même l’ouvrier italien, ou même le français, — pourrait tirer un meilleur parti de son salaire, et mettre sa prospérité personnelle au niveau de celle de l’industrie générale de Middlesbrough. Le malheur est que cet ouvrier ne peut pas s’empêcher de demeurer tel qu’il est, avec un tempérament et des habitudes qui lui interdisent tout effort sérieux d’enrichissement. Ni son instinct, ni son éducation ne lui donnent, si peu que ce soit, le goût de l’épargne. Tout l’argent qu’il gagne, force lui est de le dépenser au fur et à mesure ; et l’augmentation de son salaire entraîne, presque nécessairement, une égale augmentation du chiffre de ses dépenses. Rien de plus instructif, à ce point de vue, que la lecture, dans le livre de lady Bell, des « budgets hebdomadaires » d’une dizaine de familles, dont le revenu varie entre 18 et 40 shillings : quel que soit le revenu, toujours les dépenses l’épuisent jusqu’au dernier penny, et souvent elles le dépassent, et précisément dans ceux de ces « budgets » où il est le plus haut.

Car il n’est même pas vrai de dire qu’à l’augmentation du salaire d’un ouvrier réponde, aussitôt, une augmentation égale de sa dépense : mainte fois une telle augmentation a, presque fatalement, pour effet d’accroître les dépenses domestiques dans une proportion excessive ; et lady Bell a vu des cas innombrables où la promotion d’un ouvrier à un salaire plus élevé a marqué sa banqueroute matérielle et morale, son entrée dans le système de la dette et de l’emprunt sur gages. Peut-être faut-il reconnaître ici un autre des traits distinctifs du caractère anglais : à savoir un profond respect de la hiérarchie sociale, avec les divers privilèges comme aussi avec les divers devoirs, qui y sont attachés. A chaque catégorie d’emplois doit répondre un mode particulier de « tenue » et de train de vie. L’ouvrier qui reçoit 50 shillings par semaine se trouve contraint, en honneur, à plus de frais de « représentation » que lorsqu’il ne gagnait encore que 40 shillings. Dans nombre de maisons, lady Bell a découvert un piano, qui n’avait là d’autre destination que d’être un meuble de luxe, sans qu’aucun des habitans de la maison s’avisât jamais de l’ouvrir. Qu’arrive maintenant une maladie, un accident, la dépense imprévue d’un mort à enterrer : et le piano va rejoindre, chez le prêteur sur gages, les beaux habits de la famille, en attendant qu’il y soit rejoint, à son tour, par les meubles les plus utiles, et tout le reste de la lingerie et de la garde-robe. A chaque pas de notre promenade à travers les « rues basses » de Middlesbrough, nous entrevoyons des maisons qu’un malheureux hasard vient ainsi de vider : un groupe d’enfans en haillons s’occupent à jouer ou à se battre, dans la boue de la rue ; et, sur le seuil, une jeune femme à peine moins sale et moins déguenillée, la mère de ces enfans, relève tristement les yeux du journal de courses qu’elle est en train de lire, pour voir si son mari ne va pas, enfin, sortir du cabaret où elle sait qu’il s’enivre depuis de longues heures.


L’ivrognerie et le jeu : s’ajoutant aux causes générales d’appauvrissement que j’ai essayé d’indiquer, ces deux vices sont la grande source de la misère de l’ouvrier de Middlesbrough, en même temps que les deux grands instrumens de sa dégradation. Il semble bien, en vérité, que l’habitude de s’enivrer publiquement dans les débits de boissons ait un peu décru, depuis que des lois nouvelles exposent le cabaretier à répondre de l’ivrognerie de ses cliens : encore que ces lois, suivant toute apparence, aient eu pour résultat d’accroître le chiffre des hommes et des femmes qui s’enivrent chez soi. Mais nous n’en Usons pas moins que, certain dimanche, un total de 90 414 personnes sont entrées dans les cabarets et bars de la ville : et, dans ce total, figurent 21 594 femmes et 13 775 enfans ! D’un bout à l’autre, toutes les rues ouvrières de Middlesbrough sont remplies de tavernes, dont il n’y en a pas une qui ne prospère admirablement. Du vendredi soir, surtout, qui est le moment de la paie, jusqu’au lundi matin, peu s’en faut que toute la population ouvrière ne se trouve, plus ou moins, en état d’ivresse. Vainement le père de famille s’ingénie à prendre de bonnes résolutions : les tentations de boire l’entourent, le harcèlent, ne lui laissent pas un instant de trêve. Il boit pour se donner de la force à l’ouvrage, ou pour se remettre de sa fatigue, au sortir de l’ouvrage ; il boit pour combattre l’influence malsaine de la pluie et du brouillard, ou pour digérer la pitoyable cuisine qu’on lui fait chez lui : il boit pour ne point perdre l’estime de ses camarades. Toute l’organisation de son existence journalière parait faite pour le pousser au cabaret. Au coin des rues, il est accosté par des hommes qui se tiennent là et le guettent, soudoyés par les débitans pour racoler des buveurs ; et le caissier même de son usine, ne dirait-on point qu’il favorise les intérêts de ces débitans, avec sa façon de payer toujours aux ouvriers leur salaire en pièces d’or, ce qui les contraint à entrer au cabaret pour faire de la « monnaie ? » Un ouvrier racontait à lady Bell que, un soir d’hiver, rentrant chez lui après sa tâche faite, il était parvenu à vaincre sa tentation devant les quatre premiers cabarets qu’il avait rencontrés sur sa route, mais que, au cinquième, sa belle résistance avait misérablement succombé, et qu’il était entré, « tout gelé, tout trempé, et tout épuisé, pour s’asseoir dans la salle bien chaude et gaiement éclairée. »

Lorsque l’ouvrier préfère s’enivrer chez soi, très souvent nous voyons que sa femme s’habitue, peu à peu, à s’enivrer aussi. Mais surtout les femmes des ouvriers s’associent à leurs maris pour parier aux courses ; et si, peut-être, l’ivrognerie tend à décroître parmi la population ouvrière de Middlesbrough, — parmi la population ouvrière anglaise, en général, — la passion du jeu, au contraire, s’y propage et s’y enracine avec une intensité extraordinaire. Hommes, femmes, enfans, la ville entière joue aux courses, ou rêve d’y jouer ; et ce rêve fiévreux est en train de se substituer à tous les autres, dans des milliers d’âmes, dévastant les cerveaux et les cœurs de la même façon qu’il contribue à dévaster les maisons.


Je me rappellerai toujours un soir d’hiver où l’énorme bac qui traverse la Tees, conduisant les ouvriers à l’usine ou les ramenant chez eux, glissait lentement, tout débordant de la masse des hommes qui venaient d’achever leur tâche du jour. Au moment où le bac allait atteindre le quai, je découvris, sur ce quai, parmi d’autres personnes debout à l’attendre, un homme d’une soixantaine d’années, qui tenait dans une main son sac d’outils, et, dans l’autre main, le journal du soir. Il était là, faisant face à la foule des passagers du bac, pendant que ceux-ci se pressaient sur la passerelle, tous ayant les yeux fixés sur lui, avec une même question sur leurs traits anxieux. Et l’homme, d’un seul mot, leur donnait la réponse, le nom qu’ils avaient hâte d’apprendre, — le nom d’un cheval. Et bientôt ce nom courut par toute la foule comme l’éclat d’une torche, illuminant tous les visages d’une excitation nerveuse ; et j’eus clairement l’impression qu’il n’y avait point là un seul homme pour qui ce nom de cheval n’eût point une signification grave, une importance vitale. Ce moment d’incertitude frémissante et cette tension d’âme qui précédaient la connaissance du résultat de la course, sans doute cela faisait partie, pour un bon nombre de ces hommes, du plaisir qu’ils avaient acheté en soutenant le pari, et que la plupart d’entre eux avaient payé d’un prix désastreusement disproportionné. Mais je me demandais combien des maisons où ces hommes se préparaient à rentrer allaient être, tout à l’heure, profondément bouleversées par la nouvelle ainsi révélée, et combien il y aurait de familles qui, demain, se trouveraient face à face avec la ruine, tandis qu’elles avaient pu vivre jusqu’alors relativement à leur aise et sans inquiétude.


Effrayée des progrès de cette folie du jeu, la police a défendu aux bookmakers d’exercer leur industrie en public, dans les cabarets et aux portes des usines ; et il va sans dire que les bookmakers ont, bientôt, découvert toute sorte de moyens de passer outre à une telle défense : mais, en même temps, celle-ci leur a suggéré l’idée d’aller offrir leurs « tuyaux » de maison en maison, en s’adressant de préférence aux femmes des ouvriers. En voici un qui, la bouche pleine de belles promesses, aborde une pauvre femme toute préoccupée de la manière dont elle pourra nourrir sa famille, jusqu’au vendredi suivant, avec les quelques shillings qui lui restent en poche ! Qu’elle en risque seulement deux, de ces shillings, et l’aimable visiteur lui garantit qu’elle aura les plus grandes chances de gagner, ce soir même, dix livres sterling ! Comment se refuserait-elle à l’écouter ? Elle donne les deux shillings ; et malheur à elle si elle les perd, car elle sera désormais tourmentée du désir de les regagner ; mais malheur à elle, surtout, si elle gagne, car il n’y aura plus désormais argumens ni expérience qui pourront détruire en elle le souvenir de ce premier gain ! Et ainsi toutes les familles ouvrières de Middlesbrough mettent leur espoir de fortune dans le pari aux courses ; et lady Bell nous les montre s’attachant de plus en plus passionnément à l’habitude du jeu, jusqu’au jour, plus ou moins éloigné, mais fatal, de la catastrophe. Tantôt nous voyons une rue entière précipitée à sa ruine par la chance désastreuse de l’un de ses habitans, qui naguère s’est trouvé avoir gagné, d’un seul coup, vingt livres sterling. Tantôt nous entrons dans une maison très proprement tenue, mais presque vide, dépouillée de ses meubles les plus nécessaires. Nous savons que le maître de la maison est laborieux et sobre, avec un gros salaire, et nous nous étonnons de cet appauvrissement inexplicable, comme aussi de l’expression inquiète et maladive que nous lisons sur le charmant visage de la jeune femme qui nous fait accueil. Soudain nous apercevons, maladroitement caché dans un coin de la chambre, un journal de courses ; et la jeune femme, toute confuse, se décide à avouer qu’il y a plus d’un an qu’elle joue. « Elle a commencé parce que, la première fois qu’un bookmaker s’est présenté chez elle, le hasard a voulu qu’elle fût à court d’argent ; et, depuis lors, elle a continué, à cause de l’excitation et de l’intérêt que cette habitude de jouer apportait dans sa vie. »


En vérité, un seul moyen réussirait, peut-être, à ralentir le désolant progrès de la passion du jeu : un moyen consistant à persuader les enfans de l’immoralité de cette passion, à l’âge où leur cerveau accepte encore tout ce que nous y introduisons sans avoir trop besoin que nous lui en expliquions les motifs. Mais tel n’est pas du tout le point de vue sous lequel le jeu est présenté aux enfans des ouvriers de Middlesbrough. Ces enfans, presque dès le moment où ils ont pris conscience de vivre, jouent à pile ou face, dans les rues, avec des sous qu’ils se sont procurés on ne sait comment ; lorsque les femmes les envoient à l’usine, pour porter le dîner de leurs maris, ils portent en même temps à ceux-ci des messages et des communications de la part des « marchands de tuyaux » et des bookmakers ; en échange de quoi les ouvriers les chargent du soin de placer de l’argent sur tel ou tel cheval : et ainsi ces petits, depuis qu’ils sont au monde, s’accoutument à considérer le pari aux courses comme une chose à la fois excellente et indispensable. Dans un bureau de télégraphe, je vois entrer une petite fille à peine assez haute pour atteindre le guichet. L’enfant se dresse sur le bout des pieds, et tend un papier que je ne puis m’empêcher de lire : c’est un télégramme écrit par sa mère, à l’adresse d’un agent, et contenant des instructions au sujet de la somme à risquer sur un certain cheval.

Je puis et dois le dire sans hésitation : dans notre district de Middlesbrough, tout au moins, une génération est en train de croître qui se trouve délibérément entraînée à parier et à jouer.


Comment s’étonner, après cela, du peu d’efficacité des diverses tentatives faites pour relever le niveau intellectuel et moral de la population ouvrière de Middlesbrough ? On a multiplié les écoles : mais lady Bell, qui a largement contribué à cette œuvre généreuse, est forcée de reconnaître que les résultats pratiques répondent bien peu aux espérances de ses promoteurs. Tout le monde sait lire, à Middlesbrough : mais la plupart des ouvriers ne profitent de leur instruction que pour lire des journaux de sport, ou bien encore des récits de crimes, réels ou imaginaires. Et si les générations nouvelles sont certainement plus instruites que leurs aînées, il est malheureusement trop certain, aussi, qu’elles leur sont inférieures au point de vue de la pureté et de la dignité morales. Sans cesse les naissances d’enfans naturels deviennent plus nombreuses, sans cesse la pratique de l’union libre se substitue plus communément à celle du mariage. Les parens se refusent de plus en plus à procréer des enfans ; et lady Bell nous affirme que le taux, toujours très élevé, de la mortalité infantile « est dû à ce fait que, grâce aux assurances, la mort des enfans est devenue pour les parens « ne source de profit. » Une femme dont l’unique enfant venait de mourir répondait aux condoléances des voisins « qu’elle regrettait surtout que son enfant n’eût point vécu jusqu’à la semaine suivante, où aurait commencé à courir le bénéfice de l’assurance. » Une autre femme, s’entretenant avec lady Bell, parlait « presque gaiment » de la mort successive de tous ses enfans. « Cela vaut bien mieux, qu’ils soient tous morts, — disait-elle, avec une touchante ingénuité, — car j’avais pris la précaution de les assurer tous ! »

Et le plus triste est que, tout en ne nous cachant rien de cette propagation rapide et continue de l’immoralité, lady Bell ne peut pas se défendre de la tenir non seulement pour fatale, mais pour excusable : tant le spectacle de la sombre misère des ouvriers de Middlesbrough, de l’abîme de détresse où ils sont plongés corps et âme, l’a pénétrée d’indulgence et de compassion ! Ne pouvant plus désormais concevoir qu’aucun remède ait quelque chance d’enrayer la marche du mal, du moins elle souhaiterait qu’il fût permis à l’ouvrier de jouir librement de toutes les occasions de « divertissement » qui s’offrent à lui. Le cabaret, le champ de courses, le café-concert, elle sent bien que tout cela devrait lui être fermé ; mais elle sent bien aussi qu’il serait monstrueux de vouloir lui fermer tout cela sans avoir, absolument, rien d’autre à lui ouvrir en échange. Et il n’y a point même jusqu’au goût croissant de l’ouvrier pour l’union libre qu’elle ne soit prête à lui pardonner, et jusqu’à son dégoût croissant pour la paternité, en se rappelant combien elle a vu de mariages parfaitement réguliers qui avaient abouti à des catastrophes, et combien elle a connu d’enfans pour qui, sans aucun doute, il aurait mieux valu qu’ils ne fussent point nés. Elle est pareille à ces médecins qui, s’étant décidément convaincus du caractère incurable et mortel d’une maladie, consentent enfin à affranchir le malade de toute la contrainte des précautions et des privations qu’on lui avait imposées jusque-là. Ecoutons-la nous parler du mariage et de l’union libre :

Étant allée faire visite, un jour, à une vieille femme je la trouvai tenant sur ses genoux un enfant nouveau-né. Cette femme avait deux filles, dont une mariée. « Votre petit-fils ? — lui demandai-je, en lui désignant le bébé. — Oui ! répondit-elle, toute fière. — Un enfant de Fanny, je suppose ? — repris-je (Fanny était le prénom de la fille mariée). — Non ! — répliqua la vieille femme, avec une expression de défi, — non, c’est de mon autre fille ! » A quoi elle ajouta, comme pour se mettre sur la défensive contre toute critique ou désapprobation possible : « Et une vraie chance, encore, pour ma Nelly ! Car, ainsi, elle a eu l’enfant et n’a pas eu l’homme : un vrai vaurien, et dont la voici déjà débarrassée ! » Une telle réponse représente un état d’esprit de plus en plus commun, dans la classe ouvrière. Et de plus en plus aussi, à visiter des ménages réguliers et irréguliers, l’observateur se pénètre de cette vérité, que l’habitude systématique de conseiller le mariage est bien loin d’être toujours la plus sage des manières d’agir et la plus charitable, soit dans un cas du genre de celui que je viens de citer, soit même dans le cas d’une union plus solide. Dans beaucoup de ces cas, en effet, la liberté que conserve la femme de pouvoir s’en aller quand il lui plaira lui donne une prise sur son compagnon, et empêche celui-ci de la maltraiter. Je me rappelle notamment l’histoire d’un jeune couple qu’une « visiteuse » trop bien intentionnée avait décidé à régulariser sa liaison, après plusieurs années de libre vie commune : dès le lendemain du mariage, l’attitude de l’homme avait complètement changé, et l’existence de la femme, jusqu’alors assez heureuse, était devenue un véritable enfer.


Mais est-ce donc chose tout à fait certaine, comme semble le croire l’observatrice anglaise, qu’aucun remède ne soit plus possible, aujourd’hui, à la déchéance morale de l’ouvrier de Middlesbrough ? Si nombreux et si graves que nous apparaissent les signes de cette déchéance, faut-il vraiment que ses témoins se résignent à ne plus rien essayer, désormais, pour empêcher qu’une race d’hommes dépouille jusqu’aux derniers attributs de son humanité ? Lady Bell nous apprend que, dès l’année 1901, où la population totale de Middlesbrough était de 97 000 habitans, plus de 70 000 de ceux-ci avaient cessé de fréquenter les églises, et vivaient sans l’ombre d’une pratique, — ni même d’une croyance, — religieuse quelconque : et j’avoue que, parmi les divers symptômes d’ « annualisation » qu’elle nous a décrits, je n’en ai point trouvé de plus décourageant. Je ne vois pas non plus que, tout au long de son livre, elle ait fait mention, une seule fois, de quelque chose d’équivalent à ces clubs ou à ces meetings socialistes qui souvent, pour d’autres populations ouvrières, dans d’autres pays, ont remplacé la messe, le prêche désertés. Les rêves fumeux de l’ivresse et la brutale émotion du jeu : à cela se Rome, décidément, toute la « catégorie de l’idéal, » pour les ouvriers de la grande cité anglaise, et pour leurs femmes et pour leurs enfans. Pendant que la prospérité commerciale de la cité se développe et rayonne d’un éclat merveilleux, de plus en plus les ténèbres s’étendent sur la centaine de milliers d’âmes de ses habitans.

Et cependant ces malheureuses âmes n’ont pas encore achevé de s’éteindre. Elles ont cessé de croire en Dieu, et perdu aussi cette naïve croyance au diable qui les avait longtemps maintenues dans l’attachement au devoir : mais, sous les cendres refroidies de leur foi, une étincelle a survécu, jusqu’ici, de la « bonté » chrétienne. Les plus grossières même d’entre elles continuent à s’émouvoir de pitié, au spectacle de la souffrance d’autrui ; et lorsque lady Bell nous montre des orphelins recueillis dans une famille déjà nombreuse, et fort en peine de subvenir à ses propres besoins, lorsqu’elle nous raconte l’admirable histoire d’un malade secouru, soigné, consolé et amusé par ses compagnons, nous nous demandons si un grand effort, patiemment poursuivi, ne réussirait pas, malgré toutes les apparences contraires, à sauver de la chute définitive des cœurs qui sont restés capables d’aussi beaux élans. Peut-être n’a-t-il manqué aux efforts précédens, pour y réussir, que de s’appuyer sur une connaissance assez approfondie du caractère et des sentimens de l’ouvrier, tels que vient de nous les révéler le livre excellent de la dame anglaise : ou peut-être ne leur a-t-il manqué que d’être inspirés de l’indulgente et ardente affection qui anime chaque page de ce petit livre ? Et qui sait, en vérité, si des livres du genre de celui-là ne sont point le meilleur moyen de préparer, pour un avenir plus ou moins prochain, l’avènement du bien-être et de la lumière, dans les « rues basses » de tous les Middlesbrough de l’Angleterre, et du monde entier ?


T. DE WYZEWA.