Revues étrangères - La Religion du « Dieu allemand »

Revues étrangères - La Religion du « Dieu allemand »
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA RELIGION DU « DIEU ALLEMAND »


Hourrah et Alléluia ! par le professeur J.-P. Bang, un vol., Copenhague, 1916.


Certes, mes frères, depuis les jours de l’affaire du Maroc, une épreuve bien cruelle nous a été infligée, à nous qui regardons la grandeur et la force de l’Allemagne comme un élément nécessaire du bonheur de l’humanité ! Ne nous a-t-il pas fallu, en ces jours et durant les années suivantes, souffrir que des nations étrangères soupçonnassent notre Kaiser de timidité ? Guillaume le Timide ! Rappelez-vous de quelle façon, après le trop fameux Congrès d’Algésiras, les Français raillaient, les Anglais sifflaient, et les brutes moscovites se frottaient les mains ! Et tout cela parce que, en fait, les circonstances d’alors nous imposaient provisoirement une politique de faiblesse apparente ; tout cela parce que notre flotte n’était pas encore prête, parce que le canal de l’Empereur-Guillaume n’était pas encore achevé, parce que notre Héligoland ne se trouvait pas encore suffisamment fortifié, et puis aussi parce que l’on craignait que toute l’affaire du Maroc ne fut pas une question capable d’émouvoir assez à fond la conscience de notre peuple pour que celui-ci se montrât unanime à approuver le projet d’une guerre !


Mais pour « cruelle » qu’ait été l’ « épreuve » ainsi infligée naguère à l’orgueil du peuple allemand, on peut voir aujourd’hui que cette épreuve n’en avait pas moins une portée providentielle. Elle a contraint l’Allemagne a subir pendant deux ans le dédain des autres nations : mais elle « n’en a pas moins été pour le peuple allemand un acte évident de la grâce divine » en lui permettant d’achever sa préparation de la guerre présente. Ici comme toujours, la faveur expresse du Très-Haut a coïncidé avec la libre expansion de la « puissance allemande : »

Car cette puissance foncière de notre peuple manifeste le caractère propre de sa nature précisément en ceci : qu’elle peut attendre patiemment l’heure où notre Dieu, s’adressant à nous par l’entremise de notre conscience, nous déclare : « Le temps est venu pour vous, frappez, et ne craignez pas qu’il vous arrive aucun mal ! » Et c’est ainsi, mes frères, que le temps n’était pas venu encore pour nous au moment de l’épisode du Maroc. Mais à présent ce temps est venu ; et la puissance allemande, calme et résolue, n’hésite plus à affronter un monde d’ennemis. Notre conscience nous ordonne de le faire ; et, dès qu’elle a parlé, il n’y a plus pour nous ni hésitation, ni discussion, ni rien autre que les coups allemands et la puissance allemande ! Et quant à ce qui est de la crainte, les Allemands sont, sous ce rapport, en proche parenté naturelle avec l’esprit de Jésus, qui ne manquait jamais de déposer son : « Ne craignez point ! » sur les têtes des disciples appelés à le suivre.


Cette révélation imprévue des véritables motifs de la « politique de faiblesse apparente » pratiquée par l’Allemagne après « l’épisode du Maroc » est extraite du dernier des Six Sermons de Guerre prêches dans sa paroisse berlinoise par un pasteur luthérien, M. Karl Kœnig. Rédigeant et débitant son sixième sermon pendant les premiers jours de septembre 1914, le pasteur Kœnig en était encore à tenir pour imminentes la défaite absolue des Alliés et l’entrée triomphale de « Guillaume le Non-Timide » à Paris, — à tel point que, dans un naïf élan de gratitude envers son fidèle Dieu national, il allait jusqu’à le remercier du beau temps, chaud et ensoleillé, qu’il avait daigné accorder à l’Allemagne pour toute la durée de cette courte guerre ! C’est en s’appuyant sur cette certitude joyeuse d’une victoire toute proche qu’il se risquait à reconnaître et à proclamer ouvertement, — de la même manière que le faisait, vers le même temps, M. Maximilien Harden, — l’origine purement « allemande » d’une guerre entamée dès que l’heure était enfin venue pour les « coups allemands. » Aujourd’hui, sans doute, et en vérité depuis déjà très longtemps, le pasteur Kœnig doit avoir complètement changé d’opinion touchant l’initiative et les débuts de la guerre : ne l’entendons-nous point, le pauvre homme, déplorer pitoyablement, du haut de sa chaire, le mélange sacrilège de rancune et d’envie avec lequel la méchante troupe des Alliés a entrepris d’attaquer par traîtrise, en 1914, un souverain dont le nom légitime se trouve n’être plus désormais ni « Guillaume le Timide » ni « Guillaume l’Intrépide, » mais bien « Guillaume le Doux et le Pacifique ? »

Mais il n’en reste pas moins que, en dehors même de l’impulsion des circonstances, il y a chez le pasteur Kœnig un penchant naturel à entretenir ses ouailles beaucoup plus volontiers de politique au jour le jour que de théologie. « En avant sur Paris, — lisons-nous dans le premier de ses Sermons de Guerre, — et toi, lâche et frivole France, prends garde à toi ! Voici que nos plus glorieux ancêtres sont sortis du tombeau et ont repris leur place parmi nous : Blücher, Gneisenau, Moltke et le Grand Frédéric ! Et vous, Russes à demi sauvages, et autres brutes slaves, avez-vous donc oublié qu’il n’y a rien à tirer pour vous de l’Allemagne que des coups allemands ? » Le sermon du 30 août n’est vraiment, d’un bout à l’autre, qu’un farouche cri de haine contre l’Angleterre. « Voici donc que l’Anglais, lui aussi, a enfin commencé à sentir les coups allemands ! (Et comment ne pas noter, ici encore, l’étrange prédilection de cet apôtre de l’Évangile pour l’image, éminemment « temporelle, » de ces coups allemands ? )… Oui, notre gorge se soulève d’indignation contre ce peuple qui, au milieu de l’effroyable conflit des nations, ne pense toujours encore qu’à son business ! Mais bientôt un jeune géant invincible, le peuple allemand, aura raison de lui. Voilà déjà que nous tenons la Belgique, et que l’instant approche où nous disposerons, pareillement, de l’immense Russie ! Qui de nous n’éprouve le pressentiment d’assister à un tournant décisif de l’histoire moderne, au sortir duquel ce sera nous, les Allemands, qui deviendrons la force motrice du monde ? »

Aussi bien M. Karl Kœnig n’est-il pas le seul « politicien » parmi la douzaine de pasteurs, professeurs de théologie, et autres dignitaires de l’Église Évangélique d’Allemagne dont les « sermons de guerre » viennent d’être soigneusement analysés et en partie reproduits par un écrivain danois, M. J. P. Bang, chargé lui-même d’enseigner la théologie luthérienne à l’université de Copenhague. C’est chose certaine, par exemple, que les préoccupations d’ordre « spirituel » ne tiennent qu’une place accessoire dans les Dévotions de Guerre' d’un autre pasteur berlinois, le « licencié » et « docteur » : Johann Rump, prêchées et publiées en 1915 avec un succès merveilleux. Tantôt, dans ces Dévotions, le pasteur Rump offre à ses compatriotes un ample et fastueux portrait de leur Empereur : « Nous tous croyions le connaître avant la guerre, en ces années d’attente où, seul sincère au milieu d’une génération menteuse, comme un véritable Israélite sans péché, il se montrait librement aux regards respectueux de son peuple et du monde. En réalité, cependant, nous ne l’avions connu que d’une manière incomplète. Il a fallu cette guerre pour nous montrer que les plus grands des Hohenzollern sont ressuscités en sa personne… Oui, c’est ainsi que l’Allemagne et le monde entier voient dorénavant notre Kaiser : comme une haute figure de héros, un véritable chevalier par la grâce de Dieu, à la fois souverain et prophète, prince et serviteur, à la fois le général victorieux et le prêtre chargé des prières de son peuple. » Ou bien le « licencié-docteur » raconte en abrégé à son auditoire l’origine et les débuts de la guerre :


Un petit peuple qui a toujours placé le régicide au nombre de ses méthodes favorites d’action politique s’avise de priver l’Autriche de son espoir et de son avenir dynastiques, en faisant assassiner l’héritier présomptif de sa couronne, — et cela avec l’appui, la complicité, et l’encouragement secrets d’autres nations. L’Autriche exige une expiation, ainsi qu’elle est bien forcée de le faire sous peine de renoncer à sa dignité. Elle déclare à plusieurs reprises : « Ce n’est pas une conquête que j’ai en vue, mais seulement une expiation, avec des garanties pour mon avenir ! » Hélas ! elle a beau faire : les séducteurs occultes de la Serbie l’excitent à résister. Après quoi la Russie, la France, et l’Angleterre trahissent odieusement le germanisme, — pour ne rien dire du péché mortel commis par l’Angleterre contre les races blanches, en soulevant contre nous le jaune Japonais… Et d’abord quelques-uns d’entre nous ont pu penser que nous avions dévié du sentier étroit des conventions internationales en faisant passer nos troupes par la Belgique, et en violant ainsi sa neutralité ; mais, là encore, il a été prouvé qu’une évidente faveur divine nous avait préservés de rien faire de mal. Car c’est chose prouvée aujourd’hui que les Français, deux jours avant la mobilisation allemande, avaient envoyé un régiment à Namur, afin d’y renforcer la garnison belge. Oui, mes frères, les Allemands sont tout à fait innocens du commencement de cette guerre ; et, depuis lors, de tous côtés, les témoignages affluent quant à la manière toute noble et chevaleresque dont nos troupes se conduisent dans leurs moindres actions !


Tout au plus le théologien reparaît-il sous l’historien et le portraitiste lorsque le pasteur Rump se trouve amené à étudier le véritable objet de la guerre présente. Cet objet, selon lui, mérite pleinement de justifier l’enthousiasme patriotique du peuple allemand « Car comment les fils de la France, par exemple, se passionneraient-ils pour une guerre comme celle-là ? Pas un d’eux ne sait pourquoi il se bat. Tandis que nous, les Allemands, nous le savons bien. Nous savons que nous combattons pour la culture et le culte ( ? ), pour le droit et la morale, pour la vie et le bien-être. » Ailleurs, l’orateur sacré affirme que les Allemands « combattent pour la cause de Jésus dans l’humanité. » Et c’est encore ce qu’il explique en disant : « L’objet de cette guerre est de nous mettre à même de porter l’Évangile aux nations qui le connaissent déjà, mais ne savent point s’en servir pour leur salut, et à celles qui n’ont pas encore entendu le message de l’Éternel Amour ! » Et voici enfin un passage où l’apôtre de « l’Éternel Amour » se place résolument au point de vue religieux pour apprécier l’une des formes les plus récentes du généreux combat de son peuple pour « la cause de Jésus dans l’humanité : »


Lorsque l’un de nos sous-marins, durant l’espace de quelques minutes, envoie au fond de l’Océan trois vaisseaux anglais, sans avoir lui-même à souffrir le moindre dommage, cette action héroïque, sans parallèle dans toute l’histoire navale, est pour notre peuple chrétien un témoignage de son Seigneur d’en-haut, qui lui dit ainsi de la façon la plus manifeste : « Je suis avec toi ! Ne le vois-tu pas ? »


Telles sont donc les Dévotions de Guerre du « licencié-docteur » Johann Rump ; et je serais également tenté de ranger au nombre des pasteurs « politiciens » le conseiller de consistoire Dietrich Vorwerk, qui s’est diverti à mettre en vers une version nouvelle du Pater, et le « licencié-docteur » Preuss, d’Erlangen, qui a publié dans la plus grave des revues de théologie allemandes, et avec l’entière approbation « d’hommes éminens dans le monde ecclésiastique, » une longue étude où il comparait de proche en proche à la Passion du Christ la situation de l’Allemagne depuis le mois d’août 1914. Le Pater du conseiller Vorwerk se termine ainsi : « Daigne nous pardonner chacune de nos balles et chacun de nos coups qui manquent leur but ! Ne nous induis pas dans la tentation de laisser s’atténuer notre juste colère ! Et délivre-nous de ces ennemis qui sont, ici-bas, les serviteurs du Malin de l’enfer ! » Et ceci me fait songer à la manière dont un autre de ces théologiens allemands, le surintendant général J. Lahnsen, dans un sermon imprimé et propagé ensuite à plus de 50 000 exemplaires, explique à ses compatriotes la vraie signification du « pardon » recommandé par le Christ à la fois dans son Pater et dans tout l’Évangile. « Assurément, dit-il, l’Allemand est tenu de pardonner à ses ennemis : mais il est tenu aussi de punir le péché sous toutes ses formes ; de telle sorte que, tout en employant les moyens de destruction les plus terribles contre nos ennemis, regardés comme les exécuteurs des plus affreux péchés, il convient que le soldat allemand soucieux de perfection chrétienne se promette de pardonner à ces mêmes ennemis lorsqu’ils auront reconnu leurs péchés et s’en seront repentis ! »

Quant à l’étude du pasteur Preuss sur la Passion de l’Allemagne comparée, trait pour trait, à celle du Christ, je me bornerai à y signaler deux ou trois détails plus effarans encore, s’il se peut, que les autres. Ainsi le reniement de saint Pierre trouve son équivalent absolu, d’après le docteur Preuss, dans l’attitude d’un bon nombre d’écrivains et d’artistes des nations envahies ou des pays neutres qui, « afin de pouvoir se chauffer commodément au foyer de nos ennemis, renient tous les bienfaits spirituels dont ils sont redevables à notre Allemagne. » Le bon larron qui expie toute une vie de péché par son repentir à la dernière heure, c’est le prototype de ce peuple turc dont la noble conduite est en train de faire honte à la Chrétienté. » Mais le passage le plus incroyable de cet incroyable parallèle est celui qui traite des faux témoignages dans les deux « Passions. » On sait, en effet, que les Juifs ont été longtemps embarrassés par la contradiction trop évidente des témoignages apportés devant eux contre Jésus. Cette contradiction, au dire du pasteur Preuss, ne l’a-t-on pas retrouvée dans les accusations émises contre la conduite de l’Allemagne, au cours de la guerre ? Et l’impossibilité d’établir le moindre accord entre les divers élémens de la « campagne de mensonges » bassement organisée par les Alliés contre les troupes allemandes ne suffirait-elle pas à prouver combien celles-ci se sont toujours montrées exemptes de reproche, dignes vraiment de ce Christ dont elles reprenaient, après dix-neuf siècles, la mission rédemptrice et ordonnée d’En-Haut ?

Enfin je me bornerai à noter au passage un écrit plus récent du pasteur W. Herrmann, professeur de théologie à l’Université de Marbourg. Pendant les premiers mois de la guerre, les prédicateurs allemands avaient été unanimes à dénoncer, comme l’un des « péchés » les plus « diaboliques » des Alliés, la manière dont ceux-ci avaient opposé aux légions chrétiennes des deux empires germaniques des troupes d’Arabes, d’Indiens, ou de Japonais, appartenant à des nations expressément païennes ; et voilà que, soudain, l’Allemagne et l’Autriche ont accepté pour allié le Turc infidèle ! C’est pour justifier cette alliance imprévue que le professeur Herrmann a composé son écrit sur Les Turcs, les Anglais, et les Chrétiens allemands. Son objet principal est, naturellement, de prouver que l’Angleterre, à elle seule, dépasse en « paganisme » les plus ignorantes des peuplades africaines. Mais le savant professeur de Marbourg a tenu aussi à calmer les scrupules religieux de ses compatriotes en leur faisant « directement » l’éloge de leurs nouveaux alliés ; et je ne résiste pas au désir de traduire encore quelques fragmens de cet éloge, qui auront de quoi révéler au lecteur français le peu d’importance attaché désormais par les plus célèbres des professeurs de théologie luthérienne d’outre-Rhin aux dogmes et à la qualité surnaturelle d’une religion qu’ils sont officiellement chargés d’enseigner :

« L’on ne saurait imaginer un malentendu plus complet que celui sur lequel s’est fondée la haine séculaire entre les Chrétiens et les Turcs. Il est bien vrai que les Mahométans ne connaissent pas nos deux Testamens, et que Mahomet n’a point compris Jésus. Mais il n’en reste pas moins que, sous maints rapports, la religion des Mahométans est supérieure à la nôtre. Et déjà n’est-ce pas une chose prodigieuse que cette religion ait pu, en si peu de temps, se répandre depuis l’Inde jusqu’à l’Espagne ? Autre point à noter : c’est que les Turcs ont dû à leur religion une parfaite unité de croyances, tandis que nos croyances, à nous, ne nous ont point donné cette unité de foi. Mais le trait dominant de la supériorité de la religion des Turcs est que celle-ci leur affirme que c’est Dieu qui ordonne et règle toutes choses. Le mot Islam signifie exactement ce que notre Bible entend par le mot foi, c’est-à-dire une soumission complète de l’homme à la volonté divine. Si bien que nous répétons avec Goethe que, « en réalité, tout homme sage se trouve être un croyant à l’Islam ! » — Et comment ne pas profiter encore de cette occasion pour indiquer la place considérable accordée au panthéiste Goethe dans tous les sermons et écrits de ces théologiens allemands ? L’un d’eux exulte à la pensée que les trois livres qui ont trouvé le plus détecteurs dans les tranchées allemandes sont la Bible, le Faust de Gœthe, et le Zarathustra de Nietzsche. Ou bien c’en est un autre déclarant que « les ingrédiens dont est formée aujourd’hui l’âme allemande sont : l’or de Luther, l’argent de Gœthe, et le fer de Bismarck. »


Voilà certes des conceptions bien singulières de l’idéal chrétien ! Mais les unes comme les autres de toutes celles que j’ai mentionnées jusqu’ici nous apparaissent revêtues d’un caractère si « temporel » que nous avons peine à les regarder comme énoncées par des « pasteurs de cour » ou par des professeurs de théologie. La présente guerre a eu, évidemment, pour effet de transformer là-bas un bon nombre de prédicateurs attitrés de l’Évangile en autant de simples orateurs ou pamphétaires politiques, — sauf même à leur faire peut-être oublier trop complètement les convenances que leur imposaient leurs fonctions habituelles. Tandis que l’intérêt capital du très précieux recueil danois du professeur Bang est de nous présenter, à côté de ces théologiens « laïcisés » (ou, si l’on veut, « mobilisés »), d’autres pasteurs allemands qui ne perdent jamais de vue leur rôle « spirituel, » et ne cessent pas de donner à leurs sermons l’allure et la portée de discours foncièrement religieux. Ceux-là sont, en vérité, pour nous infiniment plus curieux à connaître de près que les autres, et non seulement parce que nous sentons que leur action sur le peuple qui les écoutait a été plus profonde, — comme celle d’authentiques interprètes de la parole divine, — mais aussi parce que- nous les découvrons imprégnés d’une commune doctrine, approuvée de toutes les autorités ecclésiastiques et civiles au point de constituer, en quelque sorte, le credo officiel de la nouvelle Allemagne. Chacun à sa manière, ces théologiens prêchent devant leur peuple le dogme, dorénavant immuable, du « Dieu Allemand. »

Dans un chapitre préliminaire de son livre, M. Bang nous expose brièvement les origines historiques de ce dogme. Il nous cite, en particulier, des paroles de deux hommes qui en ont été les initiateurs dès la seconde moitié du XIXe siècle : le philosophe Paul de Lagarde, qui demandait la création d’une religion « purement allemande, » et le poète Emmanuel Geibel qui proclamait expressément la mission divine de sa race, — s’écriant, par exemple, dans un distique que des milliers de plumes ont répété depuis le début de la guerre : « Il se peut que notre nature allemande soit appelée, une fois encore, à guérir le monde ! » Pareillement Geibel chantait, dès l’année 1859 : « Un jour arrivera où le Seigneur mettra fin à la honte de son peuple. De même que naguère, dans la plaine de Leipzig, il a marché devant nous au milieu d’une colonne de feu, de même encore il nous parlera parmi l’éclat du tonnerre. Et écoute bien quel sera le premier signe de sa collaboration avec toi, ô ma chère Allemagne : c’est lorsque l’Ouest et l’Est s’allieront contre toi. Alors on te verra trônant au-dessus des nations, tandis qu’à tes pieds brillera la flamme de l’incendie allumé pour le châtiment de tes ennemis ! »

Paul de Lagarde et Emmanuel Geibel ont été les grands « prophètes » du « Dieu Allemand. » C’est de leur doctrine que s’inspirent, notamment, les Prières de Guerre publiées par le Conseiller de Consistoire Dietrich Vorwerk dans un volume dont le titre : Hurrah und Hallelujah, a été repris par le professeur Bang pour servir de titre à l’ensemble de son recueil. On a lu déjà quelques versets du Pater « germanisé » par ce pieux poète. Mais comment ne pas citer encore ce passage d’une autre Prière :

O Toi qui demeures là-haut dans ton ciel, par-dessus les Chérubins, les Séraphins, et les Zeppelins, envoie le tonnerre et l’éclair, la grêle et la tempête sur notre ennemi, et précipite-le au plus profond des trous creusés par nos obus ! Aide-nous à punir avec ta sainte haine tous ceux qui s’efforcent insolemment de s’approprier ta couronne !


Mais le dogme religieux du « Dieu Allemand, » déjà pressenti et annoncé, depuis un demi-siècle, par une foule de continuateurs des deux « prophètes » susdits, n’a vraiment commencé à se formuler avec netteté, comme aussi à être investi parmi les pasteurs allemands d’une autorité « officielle, » que depuis le début de la guerre présente. Tout au plus peut-on s’émerveiller, depuis lors, d’une diffusion plus rapide encore que celle que nous signalait, tout à l’heure, le professeur Herrmann comme attestant la valeur surnaturelle de la religion mahométane : car voici ce qu’enregistrait, dès le 13 novembre 19U, dans le Lokalanzeiger de Berlin, le compte rendu d’une réunion de professeurs de théologie :


Cependant le résultat le plus profond et le plus admirable de la guerre aura été la découverte du « Dieu allemand ! » Non pas d’un Dieu national comme celui qu’adorent les races inférieures, mais bien d’un Dieu qui n’appartient qu’à nous, et qui n’a nulle honte de n’appartenir qu’à nous. Déjà Max Lenz a porté témoignage de cette révélation d’un « Dieu allemand, » — sans compter que Luther lui-même a jadis exprimé une idée analogue dans son hymne célèbre : C’est un solide rempart qu’est pour nous NOTRE DIEU !


Ce dogme nouveau du « Dieu Allemand » a rencontré, comme je l’ai dit, de nombreux apôtres parmi les théologiens qui défilent devant nous tout au long du recueil du professeur Bang. Mais au lieu d’importuner le lecteur français en lui citant, par exemple, des passages du pasteur Francke, et du doyen Tolzien, et du pasteur Herrnann, et du docteur « en théologie » Konrad, qui s’accordent à proclamer quasiment dans les même termes l’existence d’un Dieu « n’appartenant qu’aux seuls Allemands, » et collaborant avec ceux-ci « pour permettre à la nature allemande d’opérer, une fois de plus, la guérison du monde, » je préfère me borner simplement à étudier une série de sermons prêches et publiés, en 1915, par un pasteur du Holstein, M. Walter Lehmann, sous centre significatif : Du Dieu Allemand. Nulle part, à coup sûr, les principes du dogme nouveau n’ont été exposés plus librement, ni mieux définis dans toute leur ampleur. Le pasteur Lehmann va même jusqu’à rechercher les circonstances « surnaturelles » qui ont amené la récente création du « Dieu Allemand. » Il raconte de quelle manière le Dieu de la Rible, après avoir d’abord choisi pour son peuple favori la race d’Israël, s’est ensuite flatté de l’espoir de régner sur toutes les nations, en les convertissant à la foi de son divin Fils. Mais l’entreprise a échoué, à son tour, et la plupart des nations soi-disant chrétiennes se sont refusées à devenir sujettes du vrai Dieu. De telle sorte qu’à présent Dieu se trouve forcé de choisir, de nouveau, un peuple particulier, par le moyen duquel il recommencera sa tentative de « conquérir le monde. » C’est ainsi que, depuis ces temps derniers, « le Dieu des Allemands est devenu vivant. » Renonçant à régner sur un monde qui, décidément, ne lui apparaît pas encore « assez mûr » pour lui appartenir, Il a revêtu, si je puis dire, la nationalité allemande, de façon que « le christianisme, afin de remplir son rôle final de religion universelle, soit contraint de passer par la nature allemande, et de se mêler étroitement avec elle. » Voilà, en quelques mots, quelle a été la curieuse genèse du « Dieu Allemand ! » Et le pasteur Lehmann, s’adressant éloquemment à ses compatriotes, leur demande s’il n’est pas vrai que chacun d’eux, « dans ce temps où le mensonge, la passion, et l’égoïsme dominent de tous côtés autour de leur peuple, n’éprouve pas au fond de son cœur la conviction que c’est ce même peuple que Dieu a maintenant élu pour être ses héritiers, l’instrument favori de ses bienfaits et de ses châtimens. »

D’où résulte que la présente guerre est avant tout, — de la part des Allemands, — une tâche de salutaire « conversion » religieuse. « Le motif qui nous pousse à combattre n’est nullement le désir d’accroître notre puissance, ni d’étendre nos frontières, ni de servir aucun intérêt égoïste : nous combattons simplement et expressément en tant que chrétiens, au sens où notre race allemande comprend le christianisme ! Et croyez-vous que les Russes, les Français, les Serbes, les Anglais en puissent dire autant ? Non certes, pas un d’entre eux ; il n’y a que nous seuls, Allemands, qui puissions le dire ! »

Mais encore faut-il qu’avant de « convertir » les Alliés, le « Dieu Allemand » les punisse de la longue série de leurs péchés contre Lui. De la même manière que le Surintendant Général Lahnsen, le pasteur Lehmann n’admet pas que les Allemands haïssent les personnes particulières de leurs ennemis. La « bassesse » et l’« infamie » qui se sont révélées chez ces derniers, voilà ce que Jésus-Christ leur ordonne de haïr ! Et comment pourraient-ils, en vérité, songer à pénétrer leurs ennemis de leur religion nouvelle, « mêlée de christianisme et de germanisme, » s’ils ne les obligeaient d’abord à expier leur refus obstiné d’accepter, à la fois, la lumière divine et la lumière allemande ?


Et donc, mes frères, croyez bien que l’âme allemande est, en même temps, l’âme du monde et celle de Dieu, et qu’ainsi elle ne peut manquer d’établir son empire sur l’humanité ! Remplissez-vous de cette certitude, que l’essence du germanisme ne fait qu’un avec l’essence du christianisme ! Oh ! puisse seulement notre Dieu allemand parvenir bientôt à conquérir le monde ! Puisse une victoire éternelle s’épanouir bientôt devant le Dieu de l’âme allemande !


Oserai-je l’avouer, après toutes ces citations que j’ai faites des sermons du pasteur Lehmann ? Si complet que nous semble son exposé de la religion du « Dieu Allemand, » il y a cependant un point sur lequel le prédicateur holsteinois est loin d’insister autant que le font presque tous ses confrères. Et ce point capital, c’est le droit et le devoir qu’ont les Allemands d’employer tous les moyens possibles pour exécuter la vengeance de leur Dieu. « Travaillez de toutes vos forces à châtier les ennemis de votre Dieu national ! Travaillez-y, à la rigueur, sans haïr vos victimes ; mais n’oubliez pas que vous êtes le peuple élu de Dieu, et que ce titre vous confère non seulement la faculté, mais l’obligation de ne reculer devant aucune violence pour assouvir la haine sacrée de votre divin Maître ! » Telle a été la doctrine morale dont des centaines d’aumôniers ont nourri, depuis bientôt trois ans, le soldat allemand, en même temps que, d’autre part, des théories et des préceptes analogues lui étaient suggérés, sur un ton plus « laïque, » par ses officiers et par les innombrables auteurs de brochures, sérieuses ou « plaisantes, » qui ne cessaient point de lui être données pour ses heures de loisir. Mais le rôle de ces brochures nous est assez connu : tandis que nous voici redevables au professeur Bang de connaître, également, la part énorme qui revient à l’élément « religieux » dans l’effroyable transformation du type à peu près ordinaire de « chrétien » qu’avait été, jadis, le Michel allemand, en un être de carnage et de fureur bestiale, dépouillé de son vernis séculaire d’humanité par sa conversion au dogme monstrueux d’un « Dieu Allemand ! »


Sans compter que l’on ne saurait imaginer un réquisitoire plus modéré, de forme et de fond, que celui de l’éminent professeur de théologie danois contre les étranges et funestes innovations religieuses de ses confrères teutons. Nous sentons que chacune de celles-ci, avec tout ce qu’elle a d’impudemment blasphématoire, atteint et blesse M. Bang au plus vif de son cœur ; et aussi faut-il voir la consolation qu’il éprouve lorsqu’il a l’occasion de rencontrer, par miracle, un théologien ou n’importe quel écrivain allemand qui proteste contre l’audace sacrilège du dogme nouveau. Mais, hélas ! combien ces véritables « protestans » sont rares, et combien timides leurs « protestations ! » En voici un qui regrette que le pasteur Preuss ait semblé mettre la « Passion » de l’Allemagne au-dessus de celle du Christ, et un second qui, tout en reconnaissant les titres exceptionnels de l’Allemagne à la faveur de Dieu, n’ose pas admettre, cependant, que Dieu soit désormais devenu Allemand ! Encore ces voix discordantes, selon toute probabilité, n’auront-elles pas tardé à être étouffées, comme l’a été celle du professeur de philosophie bavarois F. W, Fœrster, dont le petit livre intitulé : La Jeunesse de l’Allemagne et la Guerre présente, constitue à mes yeux, avec certains discours du député Liebknecht, les seuls actes d’indépendance accomplis en Allemagne depuis l’agression de 1914. A moins que l’on veuille joindre à l’attitude courageuse de ces deux hommes des aveux ingénus comme ceux que le professeur Hang a eu la joie de découvrir dans une lettre écrite, du « front, » par un soldat hessois : « Si vous saviez quels sermons scandaleux nous avons à entendre ! Quand un pasteur nous représente l’Allemagne comme étant Dieu, et la vie éternelle comme n’étant que le prolongement de notre vie actuelle dans la mémoire des générations futures, quand il nous ordonne de ne voir l’enfer que dans la personne des ennemis contre lesquels nous avons à combattre, ah ! combien tout cela est peu fait pour renforcer l’étincelle de foi allumée, dans bien des cœurs, par le spectacle des terribles choses qu’il nous faut traverser ! »


T. DE WYZEWA.


M. de Wyzewa venait de terminer cette chronique lorsqu’il a été atteint par le mal qui devait l’emporter si rapidement. Nous dirons une autre fois ce que la Revue doit à l’écrivain pour sa brillante collaboration, ininterrompue pendant près de trente ans. ; Aujourd’hui, dans la douleur de cette brusque disparition, nous ne pouvons qu’adresser à l’ami qui nous est trop tôt enlevé un adieu profondément ému.