Revues étrangères - La Médecine jugée par un médecin

Revues étrangères - La Médecine jugée par un médecin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 937-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA MÉDECINE JUGÉE PAR UN MÉDECIN


Zapiski Vratcha, par le Dr Veressaief, 1 vol., Saint-Pétersbourg.


Depuis les Récits d’un Chasseur, d’Ivan Tourguenef, peu de livres ont aussi vivement ému la société russe tout entière que les Mémoires d’un Médecin, publiés, il y a quelques mois, sous un pseudonyme, par un des plus savans médecins de Saint-Pétersbourg. Et, bien que, au point de vue littéraire, aucune comparaison ne soit possible entre les deux ouvrages, l’extraordinaire succès de ces Mémoires d’un Médecin n’est pas dû seulement à l’importance, à la nouveauté, à la hardiesse imprévue des idées qui s’y trouvent exprimées. L’auteur, qui est évidemment un lettré, n’a rien négligé des artifices capables de donner à ses idées un relief plus net et plus vigoureux. Mais surtout il a dû étudier de fort près les derniers écrits du comte Tolstoï : de telle sorte que son livre rappelle, tout ensemble, Ma Religion, Qu’est-ce que l’Art ? et Résurrection, avec un art infiniment moins haut et moins personnel, mais, peut-être, avec une portée plus précise et plus immédiate. Chez lui, comme chez le comte Tolstoï, sous une apparence de rude simplicité, sans cesse on découvre l’adresse d’un écrivain s’ingéniant, pour mieux nous toucher, à transformer sa pensée en de vivantes images : sans cesse une anecdote, une citation, un petit exemple, introduit au milieu d’un raisonnement, prend à nos yeux la valeur d’un symbole, et vient, pour ainsi dire, entraîner de force notre conviction.

Seule, la composition générale du livre laisse à désirer. Chacun des chapitres se suffit à soi-même, et parfois on a peine à distinguer le lien qui le rattache aux autres chapitres : défaut malheureusement trop fréquent dans la littérature russe, depuis les Âmes mortes de Gogol jusqu’aux derniers écrits du comte Tolstoï. Encore ce défaut ne se fait-il sentir que dans la seconde moitié des Mémoires d’un Médecin, tandis que la première moitié du livre, au contraire, nous offre une manière de roman autobiographique très suffisamment suivi, et d’une qualité littéraire tout à fait remarquable. Cette première moitié du livre pourrait s’appeler, à elle seule, Les Mémoires d’un Médecin ; la seconde moitié, avec son désordre, est plutôt quelque chose comme une « confession, » et non point la confession de certain médecin en particulier, mais celle de toute la médecine moderne, procédant devant nous à son examen de conscience, avec un mélange bien tolstoïen, — ou, si l’on préfère, bien slave, — d’orgueilleuse franchise et d’humilité.


Le héros du livre nous raconte d’abord ses études médicales à l’Université de Saint-Pétersbourg, avec les mille émotions diverses et souvent contraires qu’elles ont fait naître, tour à tour, dans sa jeune âme enthousiaste et inexpérimentée. Au sortir du collège, où il s’est fastidieusement nourri de grec et de latin, voici que s’ouvre à lui le monde merveilleux des sciences naturelles. Il se sent ébloui, enivré ; il frémit de joie à la pensée qu’enfin il va acquérir des connaissances certaines, sérieuses, et utiles. Il s’étonne et s’indigne de l’ignorance du commun des hommes, qui savent en quel siècle a vécu Louis XIV, mais ne savent point que la viande qu’ils mangent est faite de muscles, ni pourquoi le phosphore luit dans les ténèbres. L’anatomie, en particulier, attire et passionne le jeune étudiant. Il en vient à considérer l’humanité tout entière comme une immense collection d’organes anatomiques. Chaque mouvement qu’il fait, ou qu’on fait près de lui, se décompose aussitôt pour lui en une série d’opérations musculaires ; et il se répète fièrement les noms des muscles qui y prennent part. Mais bien plus profonde encore est l’action qu’exerce sur lui la méthode générale des sciences naturelles. Pas d’hypothèses ; l’observation directe, unique fondement de toute connaissance : voilà ce qui se grave, tout de suite, dans son cerveau. Et il a beau, ensuite, sauter fiévreusement d’une hypothèse à l’autre, il a beau constituer toute sa science d’affirmations dont pas une seule ne repose sur son observation personnelle : toujours, désormais, il sera invinciblement porté, en théorie, à ne concevoir la vérité que sous la forme d’un fait matériel, matériellement démontré. Dès le début, pour ainsi dire, l’étude de la médecine lui donne « un état d’esprit médical. »

Après deux ans d’études purement théoriques, il entre enfin en contact avec l’être vivant. La dissection des cadavres, à l’amphithéâtre, ne l’a jamais ému comme elle émouvait quelques-uns de ses camarades ; mais le spectacle de la douleur, tout d’abord, l’épouvante. Il entend hurler un vieux jardinier pris de tétanos ; il assiste aux cruelles péripéties d’un accouchement ; il lit, dans ses livres, la description de toutes les maladies ; et bientôt la vie des hommes lui apparaît un enfer, le royaume sinistre du mal et de la souffrance. Maintenant, il voit des malades partout. Pas de jour où, chez lui-même, il ne découvre les symptômes évidens d’une affection incurable. Mais, un matin, comme il s’est décidé à consulter son professeur sur l’une des maladies dont il se croit atteint, le professeur se moque de lui, le gronde : et le voilà guéri.

Désormais, il ne s’inquiète plus de maladies imaginaires. Il s’inquiète des maladies, trop réelles, qui défilent sous ses yeux : et, de jour en jour, il est plus profondément frappé de l’impuissance de la médecine à y remédier. Son professeur oblige une centaine d’étudians à venir écouter, tour à tour, la respiration d’un phtisique, que cette épreuve fatigue et énerve affreusement : après quoi, le professeur ajoute que l’état de ce phtisique est tout à fait sans remède. Un jour, à l’amphithéâtre, le professeur dissèque une jeune femme, morte d’une péritonite. Sa péritonite a été le résultat d’une opération : et le chirurgien qui a fait l’opération est là, avouant presque. Sans cesse, après l’examen d’un malade, le professeur dit à ses élèves : « Le diagnostic de cette maladie ne pourra être établi qu’au moment de la dissection. » Sans cesse les manuels, après avoir déclaré qu’une maladie est incurable, donnent une longue liste de remèdes « à essayer » pour cette maladie. Le jeune étudiant voit se dresser devant lui deux médecines : « l’une toute de parade, celle qui guérit et qui ressuscite ; l’autre, la vraie, impuissante, stérile, mensongère, se faisant fort de guérir des maladies qu’elle ne connaît point, ou s’ingéniant à décrire des maladies qu’elle ne peut guérir. » Il en arrive à considérer les médecins comme des augures incapables de se regarder sans rire, et qui, devant les profanes, le plus sérieusement du monde, écrivent des ordonnances et font des opérations, ut aliquid fiat, afin que l’on croie qu’ils savent quelque chose. Et le jeune homme se rappelle, amèrement, les paroles du Méphistophélès de Gœthe : « L’essence de la médecine est facile à concevoir. C’est une science qui approfondit le microcosme et le macrocosme, pour, enfin, laisser aller toutes choses comme il plaît à Dieu. »

Et puis, un jour, de nouveau, le point de vue change. Chargé d’établir un diagnostic, le jeune homme observe, compare, réfléchit, et, après tout cela, déclare audacieusement à son professeur que le diagnostic lui paraît impossible, les symptômes pouvant se rapporter également à quatre ou cinq maladies. Le professeur examine le malade, à son tour ; et quelques minutes lui suffisent pour découvrir, au moyen de petits faits en apparence insignifians, le caractère véritable de la maladie. Le malade meurt ; on le dissèque : et le diagnostic du professeur se trouve entièrement confirmé. Encore deux ou trois expériences du même genre, et rien ne subsiste plus des dispositions sceptiques du jeune étudiant. Jusqu’à la fin de ses études, maintenant, tout ce qu’il verra et tout ce qu’il lira ne va plus servir qu’à fortifier en lui la foi dans le présent, mais surtout dans l’avenir, de la médecine. Il se dit bien qu’autrefois il avait tort d’attendre tout de la médecine, tandis que désormais il n’attendra plus d’elle que le beaucoup dont elle est capable. En réalité, et sans se l’avouer, il est tout prêt à croire que ce « beaucoup » est très proche de » tout. » Et lorsque, après six ans d’études, il obtient le diplôme de docteur en médecine, il se tient pour absolument digne d’user, suivant les termes mêmes du diplôme, « de tous les droits et privilèges que, de par la loi, ce titre lui confère. »


Il quitte Saint-Pétersbourg et va pratiquer la médecine dans une petite ville de province. Mais là, tout de suite, il s’aperçoit que ses études ne lui ont rien appris. Il a vu soigner des maladies étranges et exceptionnelles ; mais les cliens qui le consultent ont des maladies toutes simples, toutes banales, et contre lesquelles il ne sait que faire, ayant toujours négligé de les étudier. Il ne sait, non plus, ni placer des ventouses, ni ouvrir un abcès, bien qu’il ait assisté à des opérations désormais fameuses. Il se trompe dans ses diagnostics, il se trompe dans ses ordonnances : surtout il se trouve désemparé devant la personnalité de ses cliens, n’ayant appris ni à tenir compte de la différence des caractères moraux, ni même à tenir compte de cette différence des tempéramens physiques qui fait que, en réalité, chaque malade représente une maladie spéciale. Un jour, six mois environ après les débuts dans la médecine, une aventure lui arrive, qui achève de lui ouvrir les yeux sur sa situation.


À l’extrémité de la ville, dans une misérable masure, vivait une veuve, une blanchisseuse. Des trois enfans qu’elle avait eus, deux étaient morts de la scarlatine, à l’hôpital ; et, peu de temps après leur mort, le troisième enfant était devenu malade à son tour. C’était un petit garçon de huit ans, chétif, et de pauvre mine. La mère s’était absolument refusée à le conduire à l’hôpital, et m’avait prié de venir le voir. Le petit avait la scarlatine sous une forme assez grave : il délirait, s’agitait sans cesse ; une température de 41°, un pouls extrêmement précipité. Ayant examiné le malade, je dis à la mère que, suivant toute apparence, il ne survivrait pas. La blanchisseuse tomba à genoux devant moi.

— Petit père, sauvez-le !… C’est le dernier qui me reste ! Tout ce que j’ai d’argent, je vous le donnerai, je vous laverai votre linge pour rien toute ma vie !

Pendant une semaine, la vie de l’enfant resta en danger. Enfin la température, peu à peu, s’abaissa, l’éruption pâlit ; le malade commença à revenir à lui. L’espoir d’une guérison redevenait possible, à ma grande joie, car je m’étais fort attaché à ce petit être malingre, avec son visage couvert d’écailles et son regard apathique. La mère, folle de bonheur, ne trouvait pas assez de mots pour me remercier.

Quelques jours après, la fièvre reparut, et les glandes sous-maxillaires droites se mirent à enfler. Puis l’enflure grandit, tous les jours plus douloureuse. En soi, la chose ne présentait pas un grand danger : tout au plus pouvait-on craindre une infection des glandes, amenant un abcès. Mais, pour moi, cette complication était des plus désagréables. Si un abcès survenait, il y aurait à l’ouvrir ; et le mal résidait dans la gorge, où se trouve une telle masse d’artères, de veines ! « Veuille le malheur que je touche à quelque gros vaisseau, — saurai-je avoir raison de l’hémorragie ? » Pas une seule fois, jusqu’alors, je n’avais eu l’occasion d’opérer sur un corps vivant. J’avais vu faire des milliers d’opérations ; mais, à présent, l’idée d’avoir à ouvrir un simple abcès m’épouvantait.

Je lus, dans mes livres, qu’au début d’une inflammation des glandes, une forte application d’onguent mercuriel pouvait produire de bons effets. Renouvelée régulièrement, cette application réduit souvent l’endure, et prévient l’abcès. Je résolus donc de frictionner la gorge de l’enfant avec l’onguent mercuriel. L’enflure était très douloureuse, de telle sorte que, la première fois, je dus me borner à une friction très légère. Le lendemain, le regard du petit était devenu plus vif, la douleur s’était calmée : il souriait et demandait à manger. Évidemment la friction avait agi. Je me hâtai de la renouveler, et, cette fois, avec plus de force. La mère m’accablait de remerciemens ; elle se désolait de ne pas m’avoir appelé auprès de ses deux autres enfans, qui, traités par moi, sûrement ne seraient pas morts.

Le lendemain, quand je revins auprès du malade, je trouvai dans son état un grave changement. Le petit était couché sur le dos, la tête tournée vers le mur, et gémissait sans discontinuer. Au-dessous de la première endure, dans le creux de la clavicule droite, une nouvelle enflure s’était formée, plus grande, et déjà toute rouge. Je blêmis, en l’apercevant ; et tout mon cœur tremblait, tandis que je procédais à l’examen du malade. La température s’était élevée à 39°,5 ; l’articulation du coude droit avait enflé, et tout le bras était devenu si sensible qu’on pouvait à peine y toucher. La mère, malgré sa vive inquiétude, suivait tous mes mouvemens avec des yeux pleins de confiance et d’espoir…

Je me hâtai de sortir, atterré. La chose était claire : en frottant, j’avais répandu l’infection dans les organes voisins, et un empoisonnement général du sang s’était déclaré. Le petit garçon était perdu.

Toute la journée, toute la nuit suivante, j’errai au hasard dans les rues. Je ne pensais à rien, et je me sentais écrasé d’horreur. Par instans, seulement, surgissait devant ma conscience cette idée : « Voilà que j’ai tué une créature humaine ! »

L’enfant vécut encore une dizaine de jours. Chaque jour se montraient chez lui de nouveaux abcès, aux articulations, au foie, aux reins… Il souffrait affreusement, et tout ce que je pouvais faire était de le calmer par des injections de morphine. Je venais le voir plusieurs fois par jour. Dès le seuil, je rencontrais, fixé sur moi, son regard plein de souffrance, dans un visage qui sans cesse se tirait, s’assombrissait davantage. Les dents serrées, le pauvre petit ne cessait point de gémir sourdement. La mère savait déjà que toute espérance était impossible.

Un jour enfin, — c’était le soir, à la nuit tombante, — lorsque j’entrai chez la blanchisseuse, je vis mon petit malade étendu sur la table. Tout était fini… Poussé par une curiosité aiguë et angoissante, je m’approchai du cadavre. Les derniers rayons du soleil éclairaient le visage de cire de l’enfant. Il gisait là, les sourcils froncés, et moi, son meurtrier, je le regardais. La mère, désormais seule au monde, sanglotait dans un coin. M’armant de courage, je m’approchai d’elle, et essayai de la consoler.

Un quart d’heure après, comme je me préparais à sortir, la blanchisseuse se redressa, tira de sa poche un billet de trois roubles et me le tendit.

— Prenez, petit père,… pour vos peines… dit-elle. Je sais tout ce que vous avez fait ; puisse la Reine des Cieux vous en récompenser !

Je refusai de prendre le billet. Nous étions debout sur le seuil, dans la pénombre.

— Dieu, sans doute, aura eu ses raisons pour agir ainsi ! murmurai-je, m’efforçant de ne point rencontrer le regard de la pauvre femme.

— Bénie soit sa volonté sainte ! .. Il sait tout mieux que nous ! — répondit la blanchisseuse ; et de nouveau un sanglot lui secoua la bouche. — Et vous, petit père, merci à vous, pour avoir eu pitié de l’enfant !

Et, tombant à genoux devant moi, toute pleurante, elle s’efforçait de me baiser les mains…

Non ! tout quitter, renoncer à tout ! Je résolus de partir, le lendemain même, de retourner à Saint-Pétersbourg, pour apprendre, dussé-je y mourir de faim !

Le médecin nous raconte ensuite son retour à Saint-Pétersbourg, les longues et pénibles années de son nouvel apprentissage, et comment vingt fois encore il a été sur le point de se décourager, devant les difficultés, les incertitudes, les mauvais hasards de sa profession. Puis, comme je l’ai dit, le roman s’arrête ; la seconde partie du livre n’est plus qu’un recueil, assez désordonné, d’études sur divers problèmes de philosophie, de morale, ou de casuistique médicales. Et je dois ajouter que ces études sont loin d’offrir toutes le même intérêt, du moins pour le grand public, à qui ce livre s’adresse. Quelques-unes traitent de questions exclusivement professionnelles, tandis crue d’autres, au contraire, me paraissent avoir une portée générale des plus considérables. Dans l’une d’elles, l’auteur nous révèle l’extrême danger des opérations même les plus simples, lorsque le médecin qui les pratique ne possède point, de naissance, le don, le génie spécial de la chirurgie. Un autre chapitre a pour objet de nous mettre en garde contre les remèdes nouveaux, dont la plupart se trouvent être, en fin de compte, plus nuisibles qu’utiles. Ailleurs, en des pages qui sont peut-être les plus pathétiques de l’ouvrage entier, nous apprenons quel rôle énorme a joué, depuis un siècle, et joue encore, dans les progrès de la médecine moderne, l’expérimentation directe sur les malades des hôpitaux : l’expérimentation non seulement de l’effet des remèdes, mais aussi de la marche des maladies, soit que les médecins aggravent celles-ci chez leurs sujets, ou qu’ils les leur inoculent artificiellement. L’auteur nous cite, à ce propos, une centaine d’extraits de rapports envoyés à des journaux médicaux, ou lus dans des congrès. Et la sécheresse toute documentaire de ce chapitre de son livre prête un surcroît de saveur au chapitre suivant, où il célèbre les avantages scientifiques de la pauvreté, qui seule, en remplissant les hôpitaux, fournit à la médecine une aussi ample matière d’investigation.

Au reste, je ne saurais mieux définir l’esprit et le caractère de toute cette partie du livre qu’en la comparant, une fois de plus, aux réquisitoires sociaux du comte Tolstoï. De même que l’auteur de Ma Religion, l’auteur des Mémoires d’un Médecin apporte à l’étude de son sujet une constante préoccupation de l’idéal moral : avec cette différence, toutefois, que, traitant d’une réalité plus précise, il est souvent empêché d’aboutir à une conclusion. Car on se tromperait à croire, par exemple, qu’il désapprouve absolument l’expérimentation pratiquée sur l’être vivant : il ne peut oublier ni ce qu’elle a, en soi, d’immoral, ni les heureuses conséquences que, à plusieurs reprises, on en a tirées pour le bien des hommes. Un examen de conscience, une recherche, — également impartiale, — du pour et du contre : voilà l’entreprise qu’il semble s’être proposée, bien plutôt que la défense systématique d’une thèse préconçue.

Mais il y a, dans son livre, un chapitre d’une portée tout à fait exceptionnelle : celui où il se demande, à notre intention, quelles sont actuellement les ressources de la médecine. Que sait-elle de l’origine des maladies, de leur marche, et des moyens de leur guérison ? D’une façon générale, au dire de l’auteur des Mémoires d’un Médecin, elle n’en sait rien, ou presque rien.


Voici devant moi cet organisme vivant, chose pour moi mystérieuse et impénétrable ! Quelles forces le régissent, quelles actions s’accomplissent en lui ? En quoi consiste l’effet des remèdes que j’y introduis’ ? De quelle manière y naissent et s’y développent les maladies ? Le bacille de Koch y provoque la phtisie ; un autre bacille, presque tout pareil à celui-là, y provoque la diphtérie : pourquoi cela ? J’injecte sous la peau d’un malade une solution chimique ; elle circule indifféremment par tout le corps, à l’exception d’un seul centre, qu’elle excite aussitôt : je sais cela, mais je n’ai aucune idée des conditions chimiques qui rendent possible un tel phénomène. Une migraine est produite par une irritation du grand sympathique, produite elle-même par un état général d’anémie. La belle explication ! Mais comment et pourquoi, dans ce cas particulier, l’anémie a-t-elle irrité le grand sympathique ?

Et où résident, dans l’organisme, les forces préservatrices qui luttent contre la désorganisation, et à qui j’ai le devoir de venir en aide ? Et comment vont agir, sur le spasme du grand sympathique, ce mélange de phénacétine et de caféine, sur l’anémie ce fer, que je vais prescrire à mon malade ? Et le malade est là, devant moi, et j’entreprends de le guérir, et peut-être parviens-je en effet à le guérir : mais en même temps je découvre que je ne comprends rien ni à ce qui le fait souffrir, ni à la façon dont je l’en guéris.

Je n’ai point la moindre idée des grandes fonctions communes à tous les organismes humains ; et, cependant, chaque malade me présente un ensemble de fonctions absolument spécial, et différent de la règle commune. Que puis-je savoir d’elles ? Deux hommes également sains en apparence se mouillent les pieds, au menu ; moment : l’un d’eux prend un rhume, l’autre, un rhumatisme articulaire aigu. D’où vient cette différence ? La dose maximum de morphine est de trois centigrammes ; or, tout récemment, un médecin a injecté sous la peau d’une adulte, dont l’état général était parfaitement sain, trois milligrammes de morphine, et elle en est morte. Pour expliquer ce genre de faits, la médecine a un mot, les idiosyncrasies ; mais de quel usage peut m’être ce mot, pour m’apprendre à reconnaître les faits de ce genre, et à en tenir compte ?


Pour certaines maladies, en vérité, la médecine permet un diagnostic à peu près positif : ainsi la présence de bacilles particuliers révèle la tuberculose, la fièvre typhoïde. Mais ces maladies ne sont malheureusement qu’une infime minorité, comparées à celles dont le diagnostic doit se fonder, tout entier, sur des signes fortuits et toujours douteux. Puis, le diagnostic établi, restent à trouver les remèdes.

Il y en a une dizaine, pour chaque maladie : des remèdes dont chacun se recommande d’autorités sérieuses, et qui, cependant, se contredisent l’un l’autre. Lequel choisir ? A quoi se fier ? Se fier à l’expérience des maîtres ? Jamais les maîtres n’ont pu s’accorder sur rien. Se lier a son expérience personnelle ? On voit trop ce qu’une telle entreprise a d’irréalisable.

Ainsi résumée en quelques lignes, la pensée de l’auteur risque de paraître un peu superficielle. Et je ne prétends pas qu’elle ne le soit pas un peu, même dans le texte : mais elle y a l’avantage d’être vivante, avec un douloureux accent de sincérité. On sent, à chaque ligne, que l’auteur s’est adressé à lui-même, en présence des réalités de la vie quotidienne, les tristes réflexions dont il nous fait part. On sent que les émouvans récits dont il entremêle son argumentation ne sont pas, simplement, des exemples inventés à plaisir. Dans des circonstances peut-être différentes, il a dû, lui-même, éprouver des angoisses, des doutes, des remords, pareils à ceux qu’éprouve le héros de son livre. Et l’on devine sans peine que lui aussi, comme son héros, il a eu besoin d’un effort prolongé pour ne pas succomber au découragement.


Le fait est, pourtant, qu’il n’y a point succombé. Et si quelques-unes de ses autres études manquent de conclusion, celle-là, au contraire, en a une, très claire, très éloquente, et probablement très vraie. Pour l’auteur des Mémoires d’un Médecin, la médecine d’à présent, en tant que science, reste encore très incomplète et très incertaine ; mais c’est que la médecine, bien plus qu’une science, est un art. Elle est un art indéfinissable, constitué de mille élémens divers : un art qui varie d’après chaque médecin, de même qu’il doit varier d’après chaque malade ; un art qui, tout en s’appuyant sur l’expérience acquise, laisse une part prépondérante à l’inspiration personnelle ; un art dans le développement duquel l’observation morale tient au moins autant de place que l’observation matérielle ; un art qui a d’autant plus de chances d’être efficace qu’il s’accompagne de plus de compassion et de charité.

Aussi le docteur Veressaïef, après nous avoir avoué les misères de la médecine, n’est-il ensuite que plus à l’aise pour nous en vanter la grandeur. Il nous dit tout ce qu’elle exige de patience, de résignation, souvent d’héroïsme, mais, en revanche, tout le bien qu’elle peut faire aux hommes, pourvu seulement que ceux-ci ne se méprennent pas sur sa véritable portée. Car c’est là une seconde conclusion, qui ressort de presque tous les chapitres des Mémoires d’un Médecin : bien loin de vouloir, comme on l’a prétendu, nous mettre en défiance contre la médecine, l’auteur s’est évidemment proposé de nous réconcilier à jamais avec elle, en nous apprenant à la connaître pour ce qu’elle est, et à n’attendre d’elle que ce qu’elle peut nous offrir. Il nous affirme que c’est nous-mêmes qui, par notre attitude à l’égard des médecins, leur imposons la plupart des défauts que nous avons coutume de leur reprocher. « Que les hommes cessent de croire à l’infaillibilité de la médecine ; et la médecine, dépouillant toute prétention à l’infaillibilité s’occupera plus sérieusement de soulager leurs maux ! » Voilà ce qu’il semble nous dire, à toutes les pages de son livre. Et, certes, un aussi sage conseil ne manquerait pas de produire son effet, si les hommes étaient une espèce raisonnable, pouvant s’accommoder de vivre en tête à tête avec la vérité. Mais je crains que, comme ils attendent trop de la médecine, le docteur Veressaïef n’attende trop d’eux, à son tour. Ce sont eux qui, par nature, ont besoin d’être trompés. Ils ont besoin que l’homme qui les soigne ait, sur la tête, un bonnet pointu, que, même quand il ne sait rien, il prétende tout savoir, et que, même quand sa science lui conseille de ne rien faire, « il écrive des ordonnances et fasse des opérations, ut aliquid fiat. » Et tout porte à croire qu’ils auront ce besoin sans cesse davantage, à mesure que, en leur ôtant l’espoir d’une vie future, on les déshabituera de considérer leur vie terrestre comme la chose passagère, fragile et médiocre qu’elle est.


T. DE WYZEWA.