Revues étrangères - La Jeunesse de Spinoza

LA JEUNESSE DE SPINOZA



Der junge Spinoza, Leben und Werdegang im Lichte der Weltphilosophie, par Stanislas von Dunin Borkowski, 1 vol. in-8, illustré, Munster-en-Westphalie, librairie Aschendorff, 1911.

Un certain samedi d’avril de l’année 1640, toute la communauté des juifs portugais d’Amsterdam se trouva réunie dans sa synagogue pour assister et prendre part à une cérémonie d’un intérêt exceptionnel : c’était ce jour-là que le fameux Uriel da Costa devait faire publiquement l’aveu de ses erreurs et obtenir à nouveau son admission dans la communauté, après avoir subi la pénitence prescrite par la Loi. Né et élevé dans la religion catholique, da Costa exerçait les fonctions de trésorier de la cathédrale d’Oporto lorsqu’en 1618, vers l’âge de vingt-cinq ans, un regret lui était venu des anciennes croyances naguère abjurées par ses parens. Il avait alors quitté le Portugal, en compagnie de sa mère, s’était fixé à Amsterdam, et y avait solennellement renié le christianisme. Mais bientôt la, publication d’écrits où il allait jusqu’à mettre en doute l’autorité révélée de la loi de Moïse avait commencé à scandaliser ses coreligionnaires ; et, à plusieurs reprises déjà, des tentatives de réconciliation avaient eu lieu entre lui et la synagogue : mais on l’avait vu, le lendemain, s’enfoncer plus profondément encore dans son hérésie. Cette fois enfin, accablé par la souffrance et par la misère, force lui avait été de s’avouer vaincu.

Debout sur une estrade, au milieu du temple, il lut d’abord à très haute voix la rétractation de toutes ses doctrines, en reconnaissant qu’elles auraient eu de quoi lui mériter mille morts. La confession terminée, le malheureux fut dépouillé de tout vêtement jusqu’à la ceinture, attaché à une colonne, et violemment frappé de trente-neuf coups de corde, tandis qu’autour de lui l’assistance chantait des psaumes pour appeler sur la tête du frère repentant l’indulgence divine. Mais à cela ne se bornait pas le, châtiment prononcé contre lui. Après avoir entendu, de la bouche de l’un des rabbins, la sentence qui daignait lever définitivement son excommunication, il reçut l’ordre d’aller s’étendre encore, de tout son long, en travers du seuil de la synagogue, et de rester dans cette position jusqu’à ce que chacun des fidèles, hommes et femmes, vieillards et enfans, fût sorti du temple en mettant le pied sur son corps.

Uriel da Costa, comme l’on sait, n’eut pas le courage de survivre à l’humiliation d’un pardon tel que celui-là. Remonté dans sa chambre, ce même soir, il se hâta d’écrire le récit de la scène tragique, essaya vainement de tuer d’un coup de pistolet, par la fenêtre, un neveu qu’il soupçonnait de l’avoir dénoncé, et puis, avec plus de succès, retourna son arme contre son propre cœur. Mais peut-être son désespoir se serait-il mêlé d’une ombre d’orgueil, s’il avait pu deviner que, parmi ces « enfans » dont il nous apprend lui-même qu’ils ont eu à passer sur son corps avec tout le reste de la communauté, se trouvait un petit garçon de huit ans qui, plus tard, reprendrait et consacrerait à la face du monde quelques-unes des « erreurs » qu’on venait de lui faire expier ? Et peut-être l’enfant, d’autre part, tout en s’efforçant à détester docilement des doctrines que son âge ne lui permettait pas de comprendre, se sera-t-il pénétré, dès ce soir-là, — devant ce spectacle du traitement infligé à l’audacieux et trop confiant novateur, — de la précieuse leçon morale que devait symboliser, un jour, l’adverbe latin cautè, « avec prudence, » gravé par lui sur son cachet comme il l’était depuis longtemps déjà au fond de son cœur ?


Cet enfant s’appelait Baruch Despinoza. Il descendait d’une vieille famille de juifs portugais, ou plutôt espagnols, car tout porte à supposer que les Despinoza (appelés aussi d’Espinoza) provenaient de la petite ville d’Espino, dans le royaume de Galice, et étaient apparentés à l’illustre famille espagnole des Espinosa, également issue de souche israélite. Mais les ancêtres du petit garçon, eux, n’avaient jamais voulu renoncer à la foi de leur race ; et c’était afin de pouvoir lui demeurer fidèles qu’ils avaient successivement émigré en Portugal, puis à Nantes, et enfin à Amsterdam. Le père de Baruch, Michel Despinoza, était un marchand, de fortune assez modeste, mais hautement considéré parmi son peuple à la fois pour son zèle religieux et l’exemplaire austérité de ses mœurs. L’enfant avait perdu sa mère de bonne heure, et avait eu le chagrin de la voir remplacée, presque sur-le-champ, par une belle-mère dont l’attitude à son égard aura probablement contribué à le rendre pour toujours ignorant des simples et bienfaisantes émotions familiales. Mais du moins a-t-il pu apprendre dès le début, dans la maison de son père, cette exquise politesse mondaine qui allait être par la suite l’un des traits les plus frappans de son caractère. Les juifs portugais et espagnols d’Amsterdam avaient, en effet, rapporté de leur long séjour au-delà des Pyrénées des sentimens et des manières d’un ordre infiniment plus relevé que ce qu’en montraient leurs coreligionnaires débarqués de Pologne ou d’Allemagne sur les bords de l’Amstel. « Les Portugais, — écrivait un voyageur du temps, — sont ici des juifs aristocratiques, qui toujours à la synagogue siègent noblement avec leur tabatière en main. Les juifs allemands sont comme des paysans, tandis que ceux-là font vraiment figure de gentilshommes. »

Au moment de la naissance de Baruch, en 1632, Michel Despinoza demeurait dans l’île de Vlooienburg, ou Cité des Puces, ainsi nommée à cause de l’énorme quantité de haillons que l’on y rencontrait le long des quais et dans les ruelles. Mais la maison qu’habitaient les parens du petit garçon était, à beaucoup près, la plus élégante et spacieuse de l’Ile tout entière ; et c’est là qu’il avait eu à vivre ses premières années, s’amusant du mouvement pittoresque des nombreux marchés qui avaient lieu aux environs, de semaine en semaine, ou bien jouant au jeu espagnol du castillo avec des camarades, — dont aucun, d’ailleurs, ne semble être devenu pour lui un véritable ami, — ou encore se glissant dans la maison de son vénérable voisin, le vieux Jehuda Templo, pour y admirer une merveilleuse reconstitution en bois de l’antique Temple de Salomon, chef-d’œuvre de science et de patience dont Baruch devait conserver jusqu’à sa mort, parmi ses livres, une très intéressante description illustrée.

Ainsi il avait grandi, assez tristement selon toute apparence ; et sans doute sa petite âme réfléchie et avide de savoir avait attendu impatiemment le jour où il lui serait permis de prendre sa part des leçons que recevaient, autour de lui, des camarades un peu plus âgés. Aussi bien une grande et magnifique école nouvelle allait-elle s’ouvrir pour les enfans juifs d’Amsterdam, dans le courant de l’année 1639, — tout contre cette Nouvelle Synagogue portugaise où le petit garçon devait assister, l’année suivante, à la tragique amende honorable d’Uriel da Costa ; — et il est presque certain que Baruch, ayant alors dépassé la limite traditionnelle de la septième année, aura figuré parmi les premiers élèves de l’institution. De l’enseignement qu’il avait pu recevoir jusque-là, aucune trace positive ne nous est parvenue. Sans doute un maître du voisinage lui avait appris l’alphabet hébreu, d’après l’ingénieuse méthode qui consistait à enduire de miel chacune des lettres, sur une feuille de carton, et à les faire lécher par les petits élèves, au fur et à mesure qu’ils réussissaient à les reconnaître. Mais une anecdote rapportée par le médecin Lucas nous révèle que, dès avant son entrée à l’école ou fort peu de temps après, le futur auteur du Traité théologico-politique a eu déjà l’occasion, sinon de prendre tout à fait en méfiance la ferveur religieuse, du moins de la concevoir comme n’étant pas forcément associée avec la probité :


Voulant éprouver son fils, le père de Spinoza lui donna l’ordre d’aller toucher une somme d’argent que lui devait une certaine vieille femme juive d’Amsterdam. L’enfant l’ayant trouvée occupée à lire la Bible, la vieille lui fit signe d’attendre qu’elle eût achevé sa prière. Après quoi Baruch lui dit sa commission, et cette bonne vieille, lui ayant compté son argent : « Voilà, dit-elle en lui désignant sa table, ce que je dois à ton père ! Puisses-tu être un jour aussi honnête homme que lui ! Jamais il ne s’est écarté de la loi de Moïse, et le ciel ne te bénira qu’autant que tu lui deviendras pareil. » En achevant ces paroles, elle prit l’argent pour le mettre dans le sac de l’enfant : mais le petit Baruch voulut d’abord, malgré la résistance de la vieille, compter à son tour la somme qu’elle lui remettait ; et il découvrit qu’il y manquait deux ducatons, que la pieuse vieille avait fait tomber dans un tiroir par une fente pratiquée dans le couvercle de la table. Enflé du succès de cette aventure, et de voir que son père y eût applaudi, il s’attacha désormais à observer ces sortes de gens avec plus de soin qu’auparavant.


Beaucoup plus profonde et durable encore, toutefois, fut l’impression qui résulta chez lui des leçons de ses professeurs. L’école où il venait d’entrer comprenait sept classes, dont chacune avait sa salle distincte et son maître particulier. « Le matin, au coup de huit heures, nous dit un contemporain, élèves et maîtres arrivent de la ville, chacun se dirigeant vers sa classe ; et la séance dure trois heures, après quoi tout le monde s’en retourne chez soi. L’après-midi, tous reviennent au coup de deux heures et travaillent jusqu’à celui de cinq, ou bien encore, l’hiver, jusqu’au moment où commencent les prières à la synagogue. » La première classe était surtout consacrée à l’étude des rudimens de la grammaire hébraïque et du calcul ; mais dès la seconde les petits élèves étaient initiés à l’analyse du Pentateuque, et désormais le principal effort des professeurs, depuis Joseph de Faro, chargé de l’enseignement élémentaire, jusqu’aux fameux Manassé ben Israël et Saül Morteira, se concentrait sur l’étude philologique, historique, et symbolique de l’Ancien Testament, telle que l’éclairaient les innombrables commentaires des anciens écrivains talmudistes.

C’est donc, par-dessus tout, des doctrines du Talmud que s’est nourri, pendant sept ans, le jeune Despinoza ; et comme nous savons par ses biographes que, malgré l’estime singulière qu’il avait su inspirer à tous ses maîtres, et notamment à Saül Morteira, cette première phase de son éducation ne s’est pas achevée sans qu’il en fût arrivé déjà à douter grandement de la valeur surnaturelle de la religion où il était né, nous ne pouvons nous empêcher de vouloir rechercher, dans les divers ouvrages qu’il a certainement étudiés, les sources directes ou indirectes d’une crise religieuse qui était destinée à avoir les conséquences les plus graves à la fois pour le futur auteur lui-même du Traité théologico-politique et pour la pensée européenne tout entière depuis plus de deux siècles.


Directes ou indirectes, ces sources du doute religieux de Baruch doivent effectivement avoir été de deux sortes. Il y avait d’une part, dans les écrits talmudiques dont il s’imprégnait, une foule de conjectures ou de discussions qui l’accoutumaient expressément à attribuer une origine tout humaine à telle ou telle partie de la Bible. Le cycle désigné sous le nom de l’Agada, notamment, avait de quoi lui suggérer toute sorte de questions indiscrètes sur l’autorité des Livres Saints. Il y découvrait que, suivant certains rabbins des plus illustres, la reine de Saba ni le vénérable Job n’avaient jamais existé, que plusieurs des psaumes attribués à David avaient été composés avant la naissance de celui-ci, et que le témoignage personnel de Salomon ne s’accordait pas toujours avec celui des auteurs sacrés à son sujet. Mais tout cela n’était rien en comparaison du danger que devaient constituer, pour la foi d’un esprit éminemment critique et raisonnable comme celui du jeune garçon, les folles divagations « anthropomorphiques » des écrivains agadistes, prêtant de page en page à Dieu et aux anges un rôle ingénument fabuleux et quelque peu comique. L’un des thèmes favoris de ces écrivains n’était-il pas, — pour m’en tenir à ce seul exemple, — le long et minutieux récit de la manière dont Dieu avait sollicité et obtenu l’avis des anges, au moment de procéder à la création du monde ? Pas un des chapitres du texte sacré qui ne fût ainsi enveloppé de légendes fantastiques ; et l’on comprend sans peine que l’invraisemblance trop manifeste de ces additions des commentateurs ait amené peu à peu Baruch à se demander si le fond même de l’histoire biblique n’était pas né, lui aussi, de l’ardente imagination d’hommes de sa race. « Dans cette tradition religieuse que ses maîtres lui présentaient comme intangible, — observe très justement M. de Dunin-Borkowski, — l’élève de l’école juive d’Amsterdam s’est trouvé fatalement contraint à apercevoir des fissures et des lacunes qui lui ont paru irrémédiables. Et aussitôt que lui a manqué sous les pieds le terrain stable de la tradition, pour apprécier la canonicité des livres de l’Ancienne Alliance, aussitôt les flots du doute l’ont inondé de toutes parts, lui rendant impossible désormais la croyance à la divinité des Saintes Écritures. Pour un cerveau assoiffé de logique, et avec cela complètement ignorant de la doctrine chrétienne de l’autorité, il n’y avait plus, depuis lors, aucun moyen de s’arrêter. La déception du jeune garçon à l’endroit de la tradition juive allait inévitablement l’entraîner jusqu’à la négation du caractère inspiré de la Bible. »

Mais en même temps que la pratique familière du Talmud habituait le jeune garçon à se détacher des croyances religieuses qui avaient autrefois consolé et soutenu les générations de ses ancêtres, elle semait en lui ou plutôt y développait et y faisait fructifier des principes moraux qui, au contraire de ces dogmes théologiques, ne devaient plus cesser de diriger tous ses actes, jusqu’au jour où son génie de philosophe-poète allait réussir à les animer d’une vie et d’une beauté immortelles. « Si l’on excepte les prescriptions relatives à la prière et à la foi dans la Providence, — nous affirme encore le nouveau biographe de Spinoza, — l’idéal de vertu recommandé par le Talmud concorde trait pour trait avec la morale privée et publique du philosophe. Circonspection dans les actes et amour de la paix, douce résignation et effort continu à vaincre les passions, méfiance à l’égard des flatteurs, estime infinie de l’étude et du savoir, choix d’un travail manuel considéré comme gagne-pain, soumission parfaite aux lois éternelles de la nature, tout cela est venu en droite ligne au jeune homme de l’enseignement de ses premiers maîtres. » Les règles de conduite que Spinoza a cru plus tard, de très bonne foi, tirer par déduction géométrique de ses définitions et théorèmes métaphysiques, depuis vingt ans déjà il les avait puisées dans les traités talmudiques d’Akiba le Martyr, de son élève Meir, et d’Eléazar Hakkapar. Au point de vue proprement « classique, » d’autre part, ces années, de collège ne semblent pas avoir été d’un très grand profit pour la formation intellectuelle du brillant élève de Saül Morteira. C’est seulement après sa sortie de l’école, vers 1650, qu’a commencé sa, véritable éducation d’humaniste et de savant. Mais peut-être les leçons de langue espagnole qu’il recevait de ses professeurs lui ont-elles permis de s’initier déjà, dès son enfance, au goût et aux aspirations littéraires du temps ; et. la présence parmi ses livres, au moment de sa mort, d’œuvres diverses de Cervantes, de Quevedo, et de Montalvan semble même nous prouver que la langue de ces écrivains est toujours restée pour lui, depuis lors, le mode préféré de l’expression poétique, tandis que le latin, le hollandais et le français ne lui servaient en quelque sorte qu’à traduire la « prose, » positive et discursive, de sa pensée. Sans compter qu’il y a encore un autre ordre de connaissances qui, selon toute probabilité, a dû se révéler à lui dès cette période initiale de sa vie, pour ne plus cesser de l’intéresser désormais avec une passion singulière. Dans la maison de son père tout de même qu’à l’école juive du Burgwall, l’enfant n’a pu manquer de subir la contagion de la curiosité que provoquaient alors, chez ses coreligionnaires, les derniers événemens de la politique européenne. A grands frais, les parens de Baruch et de ses condisciples entretenaient dans tous les pays des correspondans qui leur envoyaient, de jour en jour, jusqu’aux moindres nouvelles ; et l’on ne peut s’empêcher d’imaginer le petit collégien, entre sa classe du matin et celle du soir, tâchant de toute son âme à ne pas perdre un seul mot d’une longue et bruyante discussion provoquée, autour de la table de famille, par l’annonce d’une récente victoire de Cromwell ou de Condé.


Michel Despinoza avait naturellement espéré que son unique fils survivant, après l’achèvement de ses classes, consentirait à venir l’aider dans son commerce, en attendant d’être un jour admis à lui succéder. Mais Baruch avait, dès ce moment, puisé dans le Talmud la notion idéale d’une existence étrangère et supérieure au vain souci de l’argent ; et bien que ce même Talmud eût déjà très profondément ébranlé sa confiance dans les dogmes que ses écrivains avaient eu pour objet de lui expliquer, ce fut sans doute de son plein gré que le jeune garçon, afin de pouvoir poursuivre librement la série de ses études, résolut de se préparer aux fonctions de rabbin, — peut-être avec l’arrière-pensée de « se laïciser » avant peu, s’il se sentait décidément incapable de réaliser les hautes espérances fondées sur lui par sa famille et ses professeurs. Sous la direction de maîtres infiniment érudits et zélés, il se plongea durant plusieurs années encore dans la lecture des innombrables commentateurs religieux de sa race, achevant ainsi, tout ensemble, de rompre les liens qui le rattachaient à l’antique tradition juive et d’emprunter à celle-ci tous les éléments qui allaient bientôt lui permettre de se constituer une foi nouvelle. Maintenant, le Talmud était remplacé pour lui par la Cabbale, tenue en grand honneur parmi les théologiens de la communauté portugaise. Dans le livre du Zohar, en particulier, il découvrait les germes d’une conception de la divinité aussi différente que possible du fâcheux anthropomorphisme de l’Agada talmudique. « Entre le Tout et le Très-Haut, y lisait-il, aucune différence n’existe. Tout est un et tout est Lui, tout forme un ensemble unique, sans distinction ni séparation de parties. » Ou bien encore : « Dieu est supérieur au monde, mais il ne lui est pas extérieur. » Et le même panthéisme se retrouvait, plus développé et exprimé en des formules plus saisissantes, dans un autre ouvrage cabbaliste qu’admiraient et recommandaient expressément à leur jeune élève Manassé ben Israël et Saül Morteira. Non seulement la Porte du Ciel d’Abraham de Herrera identifiait Dieu avec l’univers : elle proclamait qu’il ne pouvait exister qu’une seule substance, et douée d’un nombre infini d’attributs. « Si l’on voulait, — nous dit M. de Dunin-Borkowski, — résumer les principes élémentaires de la doctrine de Spinoza, on n’aurait qu’à transcrire mot pour mot ces théories du vieil Herrera. »

Et puis c’étaient, à côté de ces cabbalistes mystiques, d’autres auteurs qui, comme le célèbre Ibn Esra, fournissaient à Spinoza tous les principes de sa future exégèse, telle que nous la voyons énoncée dans le Traité théologico-politique. L’apprenti-rabbin y faisait notamment connaissance de la doctrine des Karaïtes, pour lesquels « la tradition n’avait aucune valeur, et la Bible ne pouvait être expliquée et interprétée que par son propre texte. » Et comme nous savons, par le témoignage autorisé du médecin Lucas, que le jeune homme, au cours de ces années, n’a rien négligé de ce qui pouvait l’amener à « pénétrer les secrets » du problème religieux, nous pouvons être sûrs aussi qu’il n’y a pas un des livres de la riche bibliothèque de son « séminaire » dont il n’ait extrait tout le secours qu’ils avaient à lui offrir pour le succès d’une telle entreprise. M. de Dunin-Borkowski nous fait passer sous les yeux une vingtaine d’ouvrages juifs de tous les temps, depuis ceux de Philon et d’Averroès jusqu’à des écrits de la première moitié du XVIIe siècle, dont chacun a dû certainement contribuer à préparer aussi bien la critique et l’exégèse du philosophe que la partie positive de sa doctrine. Qu’il me suffise de signaler ici la traduction hollandaise d’un curieux roman du XIIe siècle, traduction dont un exemplaire, dans une bibliothèque d’Amsterdam, se trouve précisément avoir été relié, vers la fin du XVIIe siècle, avec la première édition hollandaise de l’Éthique. Le héros du roman est un « homme de la nature » que la contemplation du monde conduit par degrés à apercevoir l’identité intime des créatures et du Créateur. Ce personnage affirme l’unité de « l’esprit » qui nous apparaît réparti entre les divers animaux. Tous les animaux et toutes les plantes, « tous les corps, vivans et sans vie, inertes et doués de mouvement, » ne forment qu’un seul tout, et se confondent avec l’éternelle substance divine. Cette fois, nous reconnaissons clairement, en plus des « principes élémentaires » de la philosophie spinoziste, jusqu’à certaines des images qui lui seront chères, jusqu’à des tours de déduction employés par lui dans son Éthique. Et nous n’avons pas de peine à nous expliquer qu’un contemporain ait eu l’idée d’adjoindre à ce dernier livre, sous une même couverture, un ancien écrit qui vraiment lui aura semblé avoir eu de quoi inspirer le philosophe hollandais presque à l’égal du Discours de la Méthode et des Méditations de Descartes.

En réalité, cependant, il s’en faut que ce panthéisme mystique des métaphysiciens ou poètes juifs du moyen âge ait exercé sur le jeune Baruch une action aussi prompte et décisive que celle qu’avait auparavant exercée sur lui la morale talmudique. Ses propres confidences ultérieures nous apprennent que la découverte de son système a été précédée, dans sa vie, d’une période de scepticisme radical, où le spectacle des erreurs et des contradictions amoncelées autour de lui l’a poussé à désespérer de toute certitude. Le premier effet de ses études théologiques a été ainsi d’éteindre, dans son cœur, les dernières étincelles qui pouvaient encore s’y être conservées de la foi religieuse de ses pères ; et peut-être avait-il également déjà commencé, depuis lors, à subir l’influence de ces sceptiques chrétiens de France, d’Angleterre, et d’Espagne, dont les idées avaient rencontré en Hollande un accueil tout particulièrement empressé ? Car c’est vers ce même temps que le jeune homme, se rendant compte de l’intérêt qu’il y avait pour lui à ne pas rester emmuré dans les limites trop étroites de la pensée et de la science juives, s’était mis à apprendre le latin et le français, bien avant que les leçons du célèbre van den Ende achevassent de le familiariser avec l’esprit et la pratique de ces langues[1]. Dans les écrits de l’école de Montaigne et de celle de Sanchez, il avait cru trouver une réponse suffisante aux problèmes que n’avaient pu résoudre en lui les vaines spéculations de la Cabbale ; et bientôt, sans doute, à ce pyrrhonisme total avait succédé chez lui une conception « naturaliste, » suivant laquelle toute réalité se réduisait aux seules lois de l’univers matériel, — ce qui impliquait pour l’intelligence humaine la possibilité et l’obligation de s’employer tout entière à la recherche de ces lois scientifiques. Mais rien de tout cela n’avait de quoi satisfaire pleinement et durablement l’ardente curiosité philosophique, — ou plutôt religieuse, — qui toujours avait survécu dans le cœur du jeune homme aux plus cruelles déceptions de son esprit, faisant de lui le digne descendant et continuateur de la longue génération de ces mystiques juifs qu’il croyait dédaigner. Sceptique ou naturaliste, l’élève du « séminaire » rabbinique d’Amsterdam s’étonnait et se désolait de l’étrange inquiétude que maintenait en lui l’exploration de ces doctrines nouvelles où il avait d’abord espéré pouvoir se fixer. Il avait beau se nourrir à présent de géométrie et de sciences physiques : les lumières qu’elles lui révélaient l’éclairaient sans parvenir à le réchauffer ; et de mois en mois l’agitation qui l’avait envahi lui devenait plus pénible, lorsque, vers l’année 1651, la lecture de l’œuvre de Descartes lui ouvrit enfin l’issue que depuis longtemps il s’épuisait à chercher, l’issue par laquelle il réussirait désormais à s’évader de l’étouffante atmosphère d’ignorance et de doute où il était resté enfermé depuis plus de dix ans.


Ce qu’a été pour lui, désormais, cette révélation de la méthode et des théories cartésiennes, M. de Dunin-Borkowski nous le dit à son tour, en des pages d’une érudition, d’une mesure, d’une pénétration psychologique vraiment admirables. Il nous montre le jeune savant amené d’abord à l’étude de Descartes par sa seule curiosité scientifique, et n’arrivant que peu à peu à découvrir, dans l’œuvre du philosophe français, un ensemble de principes et de procédés les mieux faits du monde pour lui permettre de fonder sur eux la certitude absolue dont il avait toujours eu besoin, comme aussi d’employer à la création d’un système nouveau toutes les notions positives qu’avait laissées en lui l’enseignement du Talmud et de la Cabbale. Mais peut-être la portée purement historique de ce tableau de la formation intellectuelle de Spinoza se trouve-t-elle encore dépassée pour nous par son intérêt biographique, par la vivante et tragique beauté du grand drame intérieur qu’il évêque devant nos yeux.

De chapitre en chapitre, à mesure que l’auteur nous décrit en détail les diverses étapes successives du mémorable voyage de Spinoza à la recherche d’une certitude religieuse nouvelle, notre imagination nous représente la figure singulière de l’étudiant juif d’Amsterdam, s’élançant à cette audacieuse exploration du monde de la pensée européenne sans sortir de la petite chambre qu’il habite sous les combles de la froide et triste maison paternelle. Ses anciens maîtres eux-mêmes lui sont maintenant devenus étrangers ; nul ami, entre ces coreligionnaires qu’il continue à fréquenter exclusivement, personne pour recevoir la confidence des luttes douloureuses qui se livrent en lui. C’est seulement après la mort de son père, en 1654, qu’il osera enfin se mêler à la société chrétienne de sa ville natale, où d’ailleurs l’originalité de son esprit et l’agrément de ses manières ne tarderont pas à lui valoir de fidèles amitiés. Jusque-là il est seul, entièrement à l’écart du commerce des hommes. Il continue à fréquenter la synagogue, ainsi que nous le prouve encore la mention de son nom sur un registre, à la date du 5 décembre 1654 : mais déjà il sent peser cruellement sur lui une méfiance et une hostilité générales, trop heureux d’avoir su éviter, à force de « prudence, » les épreuves imposées autrefois à son devancier Uriel da Costa. Et dans cette solitude le jeune homme vit une existence merveilleusement active et passionnée, s’exaltant à poursuivre la réalisation de l’unique rêve qui l’ait jamais occupé ; et il n’y a pas un des problèmes de son temps ni de tous les temps qui ne parvienne jusqu’à lui, pour être soumis à la même critique infiniment sagace avec laquelle il a, naguère, examiné et rejeté l’enseignement religieux de ses professeurs. Quatre ou cinq années sa passent ainsi, vides en apparence de toute aventure, mais en réalité plus riches de péripéties émouvantes que toute la carrière d’un héros de roman ; et lorsque, vers la fin de 1654, celui qui s’appellera désormais Benoît de Spinoza prend enfin le parti de sortir à la fois de sa chambre et du milieu juif où il est resté emprisonné depuis sa naissance, déjà tout le plan de sa vie ultérieure est nettement arrêté dans son cerveau. Déjà le jeune philosophe projette impatiemment de communiquer à tous les hommes le secret de l’incomparable certitude religieuse qu’il a réussi à conquérir pour son propre compte ; déjà l’emploi rigoureux de la méthode et des définitions de Descartes lui a permis de combiner, en un grand ensemble homogène, tout l’héritage spirituel des vénérables penseurs et poètes anciens de sa race.

Que lui importent désormais les menaces et les malédictions de ces rabbins qu’il s’est promis de ne plus connaître ? Le 26 juillet 1656, de nouveau toute la communauté se rassemble à la synagogue, comme elle l’a fait il y a seize ans, pour juger les « erreurs » d’un frère égaré. Solennellement, le plus âgé des officians donne lecture d’un décret où il flétrit « les opinions et actions perverses de Baruch Despinoza, les effroyables hérésies qu’il soutient, et la manière affreuse dont il se conduit. »


En conséquence de quoi le dit Despinoza est déclaré banni et exclu du peuple d’Israël, et l’anathème suivant est prononcé contre lui : « D’après le jugement des anges et d’après la parole des saints, nous bannissons, chassons, et maudissons Baruch Despinoza, avec l’assentiment du Dieu éternel, ainsi que de toute notre communauté, en présence des Livres de la Loi. Nous lui appliquons les six cent treize malédictions prescrites par ces Livres… Que maudit soit-il pendant le jour et maudit pendant la nuit, maudit quand il se couche et maudit quand il se lève, maudit quand il sort et maudit quand il rentre ! Que le Seigneur ne lui pardonne point ! Que la colère du Seigneur ne cesse pas de brûler sur lui ! » Et nous ordonnons que personne n’ait de rapports avec lui, oralement ou par écrit, que personne jamais ne lui témoigne la moindre faveur, que personne ne demeure sous le même toit que lui, ou ne s’approche de lui à plus de quatre coudées, que personne ne lise un écrit qu’il aura conçu ou copié !


Mais « ledit Baruch Despinoza, » plus « prudent » et plus heureux que son devancier d’il y a seize ans, n’assiste pas à la lecture de cette sentence. Tranquillement installé dans la maison de son nouveau maître Van der Ende, il ne pense plus qu’à tirer de leurs propres « erreurs » ces frères aveuglés qui perdent leur temps à l’excommunier. Et peut-être l’ancien mépris qu’il avait pour eux commence-t-il, dès lors, à être remplacé dans son cœur par un sentiment d’indifférence un peu mêlée de pitié, en attendant qu’un jour l’auteur de l’Éthique reconnaisse en eux les initiateurs secrets de sa pensée, ses véritables ancêtres selon l’esprit comme selon la chair !


T. DE WYZEWA.

  1. J’ai eu autrefois l’occasion d’étudier ici les relations du jeune Spinoza avec ce curieux Van der Ende, — type parfait du « libertin » d’alors, — comme aussi dé raconter brièvement la période de la vie du philosophe qui a suivi sa rupture avec la synagogue. (Voyez la Revue du 1er août 1896.)