Revues étrangères - La Correspondance d’un préraphaélite allemand

Revues étrangères - La Correspondance d’un préraphaélite allemand
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 460-469).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

LA CORRESPONDACE
D’UN PRÉRAPHAËLITE ALLEMAND

Edward von Steinle’s Briefwechsel mit seinen Freunden, 2 vol. in-8o, publiés par A. M. von Steinle. Fribourg-en-Brisgau, librairie Herder.

Vers le même temps où paraissait à Londres l’important recueil de lettres du peintre préraphaélite anglais Dante Gabriel Rossetti, dont j’ai rendu compte le mois passé, une librairie catholique de Fribourg-en-Brisgau publiait, en deux gros volumes, la Correspondance d’un autre préraphaélite, le peintre allemand Edward Steinle, qui fut, comme l’on sait, avec Overbeck, Führich, et le juif converti Philippe Veit, l’un des chefs de la célèbre école des Nazaréens. Préraphaélites, ces maîtres allemands l’étaient davantage encore, au nom près, que les Millais, les Hunt et les Rossetti ; ils l’étaient vraiment autant qu’on peut l’être quand on a le malheur d’être venu au monde après Raphaël ; et si leur préraphaélisme n’égalait pas en authenticité celui des peintres d’avant la Renaissance, je serais tenté de dire qu’il était en revanche plus conscient, plus décidé, et, jusqu’à un certain point, plus typique. C’est ce que prouve, avec une évidence absolue, le recueil des lettres d’Edward Steinle. Mieux que tous les travaux de l’histoire et de la critique, il nous introduit dans l’intimité de ces étranges Allemands qui, au seuil du XIXe siècle, se sont efforcés de faire renaître en eux l’âme, et de mener la vie, des artisans italiens du Quattrocento.

Il nous les montre d’abord prenant au sérieux, de tout leur cœur, le fameux paradoxe de Frédéric Schlegel, qui, dès 1803, dans son journal l’Europe, accusait Raphaël, Titien, le Corrège et Michel-Ange d’avoir inauguré la décadence de l’art italien. Et leur admiration ne va point, comme celle des préraphaélites anglais, aux Botticelli, aux Ghirlandajo, aux Filippino, aux Piero di Cosimo, ces prédécesseurs immédiats ou ces contemporains de Raphaël, qu’il serait temps, en vérité, de ne plus confondre avec les « primitifs ». Steinle, pour ne parler que de lui, ne reconnaît, sa vie durant, qu’un seul maître : Fra Angelico. C’est de lui qu’à Vienne, dans son enfance, il apprend le dessin : « Mon maître Kupelwieser, nous raconte-il dans son Autobiographie, avait rapporté de Rome des copies des fresques du Fiesole, au Vatican : j’employais tous mes instans de loisir à dessiner d’après elles. » A dix-huit ans, quand il passe par Florence, se rendant à Rome auprès d’Overbeck, sa première visite est pour le couvent de Saint-Marc. « J’y ai vu, écrit-il à son père, de magnifiques et sublimes peintures du Fiesole. » C’est à la chapelle de Fra Angelico, au Vatican, qu’il court, dès son arrivée à Rome : « Sublime, sublime, sublime ! J’ai ouvert des yeux énormes et suis resté en extase. C’est plus grand et plus beau que tout ce qu’on peut rêver. » Et, cinquante après, le 25 mars 1877, il répond à un ami qui lui a fait part de ses impressions d’art à Florence : « Combien je vous remercie et combien je vous félicite de votre jugement sur l’art italien ! Oui, je me rappelle encore, comme si je l’avais devant les yeux, cette Salutation angélique de Fra Angelico, peinte sur le mur au premier étage du couvent de Saint-Marc, en face de l’escalier. C’est une œuvre miraculeuse, une des rares œuvres d’art qui expriment vraiment le caractère immaculé de la conception de Notre-Seigneur. Vasari raconte que Michel-Ange, l’ayant vue, lui a dit qu’il était impossible à un homme de peindre une si pure image de la Vierge, et que le maître, pour la peindre, avait dû contempler la Vierge elle-même vivante devant lui. Je ne sais rien qui fasse plus d’honneur à Michel-Ange que ce jugement. Un temps viendra où des yeux des hommes les écailles tomberont, qu’y a mises depuis trois siècles la soi-disant Renaissance. Cette fameuse Renaissance n’a rien été qu’une déchéance de la piété chrétienne, et un abandon de l’ancienne tradition sacrée. Fâcheuse, maudite révolution, qui a eu son point de départ dans le prestige exercé sur l’imagination des jeunes gens par la beauté antique, mais dont je ne puis oublier que des papes eux-mêmes s’en sont rendus les complices ! »

Voilà bien du préraphaélisme, et tel qu’aujourd’hui encore, chez nos jeunes Rose-Croix, on aurait peine à en trouver de plus radical. Quand il ne s’exalte pas sur Fra Angelico, Steinle admire les vieux maîtres florentins et viennois, Giotto, Buffalmaco, Simone et Lippo Memmi. L’église de Saint-François, à Assise, lui paraît le monument idéal de l’art de tous les temps. Et il admire fort, aussi, son compagnon Overbeck : mais son œuvre lui plaît surtout parce qu’elle n’est pas « moderne », et il s’empresse d’ajouter que ce n’est là de bon art que d’une façon toute relative, « le meilleur que puisse permettre notre époque. » En sculpture, il place Jean de Pise au-dessus de Michel-Ange : en musique, peu s’en faut qu’il ne préfère Palestrina à Beethoven, leur préférant d’ailleurs à tous deux le vieux plain-chant grégorien.

Mais ce qu’il y a en lui de plus frappant, et par où il se distingue le plus des préraphaélites anglais, c’est que son admiration pour l’art des primitifs s’accompagne d’une foi religieuse au moins aussi profonde, aussi naïve, aussi passionnée que la leur. C’est le plus sincèrement du monde, sans trace d’affectation ni de parti pris, que, dès l’enfance et jusqu’au terme de sa longue vie, il donne pour unique but à sa peinture la plus grande gloire du Christ. Non qu’il soit mystique, ou que sa piété le rende étranger aux choses de la terre : il est simplement pieux, mais avec tant de ferveur et une soumission si parfaite, que la prière semble chez lui une fonction naturelle, et qu’on ne s’étonne pas de le voir mêler Dieu à toutes ses pensées.

La même piété se retrouve chez ses amis, Overbeck, Philippe et Johannès Veit ; mais ceux-là sont des convertis, qui sans doute ont été séduits d’abord par la beauté artistique du catholicisme : et l’on peut toujours supposer que si leur âme a fini par devenir pareille à celles des vieux maîtres, c’est à force d’avoir cherché à leur ressembler. Rien de tel chez Steinle. Celui-là était catholique de naissance et d’éducation. A Vienne, sa ville natale, il avait appris le catéchisme et fait sa première communion, comme tous les enfans de son âge. Puis sa mère était morte et il était resté seul avec son père, un ouvrier graveur, excellent catholique, mais nullement dévot, et aussi éloigné que possible des problèmes de la religion. Ce n’est pas non plus à l’école, ni dans l’atelier de son maître Kupelwieser, qu’il a pu prendre les germes de son piétisme. On se demande, en vérité, où il a pu les prendre : et cependant on le voit, à seize ans, exactement le même qu’il va être jusqu’à sa mort. De Rome, où il arrive à dix-huit ans, il écrit à son père des lettres toutes débordantes de foi : « Que puis-je faire pour le remercier de ta tendresse, mon cher père, sinon de prier Dieu qu’il te conserve à moi, et qu’il me donne la force et les moyens de devenir un bon peintre, pour sa plus grande gloire ? Et de mon avenir ne t’inquiète pas, car Dieu n’abandonne jamais ceux qui lui restent fidèles. » A quoi son père lui répond en l’engageant à aller un peu moins dans les églises, « car le travail est aussi une prière ». Il lui conseille de laisser là ses sujets religieux, et de peindre plutôt quelques belles Romaines. « Ne manque pas, lui dit-il, de m’en envoyer des portraits ! » Il le gronde affectueusement, et plaisante comme un jeune homme. « De grâce, lui écrit-il, ne perds pas ton temps à des lectures pieuses, tu te gâterais la vue. Le travail est, à beaucoup près, moins fatigant pour les yeux. » Et son fils réplique avec componction : « Comment peux-tu me reprocher mes lectures pieuses ? Ne sais-tu donc pas que nous sommes tous, oui, tous appelés ! Et sans compter que ces lectures nous sont recommandées par l’Église, et qu’elles nous sont aussi nécessaires que la nourriture du corps, j’y trouve en outre un extrême profit pour mon art, attendu que l’art véritable ne consiste qu’à revêtir d’une forme belle les vérités religieuses. Tu sais pourtant, mon cher père, que le corps sans l’âme est un vil cadavre ! Mon père bien-aimé, cherche, cherche ! Le Seigneur l’a dit : Cherchez et vous trouverez ! Mais cherche dans le bon chemin. Je pleure devant Dieu des larmes brûlantes, afin qu’il daigne nous réunir dans l’amour divin. Ah ! mon cher père, la grâce du Très-Haut m’a appris à croire ; puis de nombreuses lectures ont fortifié ma croyance ; et maintenant il n’y a pas une des vérités sacrées dont je ne sois profondément convaincu. La foi ne doit pas être aveugle. N’est-il pas écrit : Essayez tout, et gardez ce qu’il y a de meilleur ! Commence donc, toi aussi, à essayer tout, et tu verras ce qu’il y a de meilleur ! »

Voici comment il décrit à son père l’emploi de ses journées, durant un séjour à Assise en compagnie d’Overbeck : « De très bonne heure le matin je me lève de mon lit, qui pourrait contenir quatre personnes outre moi. Ma première visite est pour l’église Saint-François, où j’entends la sainte messe. Après l’office divin je regarde, dans l’église, une ou deux peintures : cela me donne, ensuite, plus d’entrain à l’ouvrage. Quand je rentre, tout le monde dort encore, dans la maison. Puis je déjeune, je te laisse à penser avec quel appétit ! Puis je vais, par le jardin, à mon atelier où le frère de mon propriétaire, un vieil ecclésiastique, me tient compagnie. A midi on m’appelle pour le dîner. Après le diner, une sieste, car la chaleur, ici, est terrible dans l’après-midi. Et vers le soir je vais me promener sur le chemin de Saint-Ange, où maître Overbeck vient au-devant de moi. En un mot je suis ravi. Dieu me donne là un bonheur parfait : et je tremble à la pensée d’en être si indigne, car l’homme n’est que faiblesse, et je me sais le plus faible des hommes. »

C’est avec ces sentimens que Steinle a traversé notre siècle. A Vienne, où il est retourné en 1833 et où il s’est marié, à Munich où il est allé peindre à fresque auprès de Cornélius, à Francfort-sur-le-Mein, où il a tranquillement vécu les quarante-sept dernières années de sa vie, sa Correspondance nous le fait voir menant de front la peinture et les pratiques pieuses, aussi inébranlable dans sa foi que dans son ardeur au travail. Ses correspondans sont ou des peintres, ou des prêtres et des théologiens : et aux uns comme aux autres il écrit du même ton simple et recueilli, fidèle reflet de la pureté de son cœur. On ne saurait imaginer un plus parfait modèle de l’artiste chrétien : doux, modeste, charitable, sans ombre de jalousie ou de malveillance, multipliant les œuvres et adorant Dieu. Tels ont été jadis, tels du moins il nous semble aujourd’hui qu’ont dû être les vieux peintres italiens, les Giottino, les Lorenzo Monaco, les Sano di Pietro, ces maîtres préraphaélites que Steinle avait raison d’aimer, car de toute son âme il leur était pareil.


Le seul malheur est qu’avec une âme très belle il manquait de talent, ce qui ne laisse pas d’ôter à ses lettres une part, sinon de leur intérêt, du moins de leur portée et de leur efficacité morales. Ou plutôt on ne peut pas dire qu’il ait manqué de talent : il avait au contraire tout le talent que sauraient donner une application infatigable, un constant désir de bien faire, une exemplaire probité artistique, beaucoup de bon sens, et une dextérité manuelle plus que suffisante. Ses peintures sont incontestablement les mieux peintes de toutes celles des Nazaréens : le dessin y est à la fois élégant et ferme, la composition harmonieuse, la couleur même assez agréable. A une autre école, où il eût eu l’occasion d’apprendre plus à fond son métier, et où il eût trouvé un idéal plus en rapport avec ses moyens naturels, peut-être serait-il devenu un excellent peintre. Mais dans l’école dont il faisait partie, il n’y avait pas d’emploi pour son talent, ni même pour aucune espèce de talent. Le génie seul pouvait y sauver de la médiocrité : et Steinle, cela est trop certain, n’avait pas de génie. Il n’était pas de taille à traduire, dans notre temps, les naïves visions de jadis, d’une façon qui fût tout ensemble conforme au goût de notre temps et naïve et pure comme celles des anciens. Les préraphaélites qu’il s’était donnés pour maîtres, et dont l’aine en effet était parente de la sienne, les Giottino et les Lorenzo Monaco, ne lui étaient peut-être pas grandement supérieurs en originalité de pensée et en habileté technique : mais ces saintes gens pouvaient borner leur ambition à continuer ingénument l’œuvre de leurs devanciers, ayant derrière eux tout un courant d’exemples et de traditions, tandis que Steinle et ses compagnons n’avaient derrière eux, autour d’eux, qu’un chaos de formules diverses et contraires. Pour se frayer une voie bien à eux, avec le haut idéal qu’ils avaient au cœur, il leur eût fallu des dons infiniment plus forts que ceux qui suffisaient aux vieux maîtres italiens pour célébrer Dieu en des fresques touchantes. C’est de quoi, au reste, Steinle ne manquait pas de se rendre compte : il déplorait de toute son âme l’état d’anarchie où l’art était tombé depuis la Renaissance, et la difficulté qu’il y avait désormais pour les peintres à faire de bonne peinture vraiment religieuse. Mais il s’obstinait à cette tâche difficile, et son sens naturel d’observation peu à peu faiblissait, faute d’usage, sa main s’alourdissait, ses souvenirs même d’Italie devenaient moins nets, de telle sorte qu’en gardant tout son culte pour les préraphaélites, il en arrivait à imiter gauchement les vulgaires faiseurs de la décadence, les del Vaga et les Carlo Dolce, ainsi que ses contemporains de l’école de Dusseldorff. Sans cesser de s’inspirer à la même source idéale, son art tournait de plus en plus à l’imagerie pieuse. Aujourd’hui, c’est à peine si ses compatriotes se rappellent son nom ; et son probe travail de plus de soixante ans se trouve, en fin de compte, à peu près sans fruit.


Ses lettres n’en restent pas moins un précieux témoignage de la noblesse de ses intentions, et de l’admirable loyauté de sa vie. Elles abondent aussi en détails curieux sur le mouvement catholique allemand de la première moitié de notre siècle : et j’ai dit déjà leur extrême importance pour l’étude des idées et des sentimens de l’école des Nazaréens. Mais les deux gros volumes où elles sont recueillies nous offrent d’autres lettres d’un intérêt bien plus vif encore, de longues et nombreuses lettres adressées à Steinle par les deux amis qui lui étaient le plus chers, les deux seuls qu’il admirait à l’égal des anciens : le poète Clément Brentano et le peintre Overbeck. Les unes et les autres sont assurément parmi les plus belles lettres qui aient été écrites jamais. Deux âmes s’y reflètent qui n’ont entre elles rien de commun, sauf peut-être l’ardeur de leur foi catholique, mais dont l’une paraît infiniment étrange et charmante, et dont l’autre est d’une pureté, d’une douceur, d’une élévation merveilleuses. Heureux Steinle, d’avoir inspiré à de tels hommes une aussi confiante et profonde amitié !

Je ne puis, malheureusement, m’arrêter aujourd’hui aux lettres de Clément Brentano. Elles traitent de trop de sujets divers, et ce sont trop de vraies lettres, des demandes et des réponses, pour qu’une rapide analyse ait quelque chance de les faire apprécier. Qu’on me permette donc seulement de les signaler à tous ceux qu’intéresse l’histoire de la littérature et de la pensée allemandes, et de leur recommander, par la même occasion, la lecture des autres écrits de Brentano, un des hommes dont l’Allemagne devrait être le plus fière. Henri Heine, qui ne s’est point privé de l’imiter, voire de le copier, n’a rien négligé non plus pour le rendre ridicule : le chapitre qu’il lui a consacré, dans son Allemagne, est peut-être d’une perfidie plus subtile encore que celui où il s’est ingénié à discréditer Novalis. Il haïssait à la fois, en lui, son adversaire et son maître, l’ami de Gœrres et le poète romantique. Et comme la ferveur même de la piété de Brentano l’avait, durant les dernières années de sa vie, presque entièrement éloigné du monde des lettres, personne ne s’est trouvé pour tenter sa défense. Il n’a eu d’autres biographes que deux jésuites, les PP. Diel et Kreiten, qui, naturellement, lui ont su gré surtout de son catholicisme. Mais il y avait, sous ce catholique exalté, un délicieux lettré, plein de raison et de fantaisie, érudit, spirituel, profond, aussi à l’aise dans l’ironie que dans l’émotion. On comprend que Steinle, dès qu’il l’a connu, se soit pris pour lui d’une tendresse doublée d’étonnement. Jamais il n’avait rencontré un mystique de cette sorte, qui mêlait aux élans de sa foi les plus libres moqueries, et lui écrivait, par exemple, au sujet du fameux Triomphe de la Religion, exposé par Overbeck au Musée de Francfort : « Overbeck étant un parfait catholique, et n’ayant probablement point commis de péché pendant qu’il exécutait son tableau (qui eût peut-être, sans cela, été moins ennuyeux), peu importe, ensuite, que l’œuvre soit d’une facture qui nous plaise ou non. A l’exposition suprême du jugement dernier, on lui tiendra compte de la conscience avec laquelle il y a gagné son pain à la sueur de son front : et tout au plus sera-t-il condamné à une légère amende pour avoir accordé si peu d’égard au besoin de beauté de notre espèce déchue. La beauté, d’ailleurs, n’est nullement le fait des artistes, mais vient directement de Dieu, qui la met dans leurs œuvres où et quand il le veut. Que si donc Dieu en a refusé le don à ce tableau, et qu’Overbeck voie dans ce refus un rappel à l’humilité chrétienne, son travail se trouve ainsi servir, finalement, ad majorera Dei gloriam. Ainsi soit-il ! » Après quoi Brentano démontre à son ami que l’allégorie convient mieux à l’art que les sujets historiques, que la recherche de la beauté plastique n’est pas incompatible avec l’émotion religieuse, et que, du reste, en peinture comme en littérature, « tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux ». Une autre fois l’entretien des deux amis porte sur la vie des saints, et Brentano décrit à Steinle, avec une abondance extraordinaire de détails pittoresques, d’après les visions de la bienheureuse Catherine Emmerich, le martyre de sainte Ursule et de ses compagnes. Une autre fois, il lui parle de métaphysique, ou de politique, ou d’histoire, et il n’y a pas un de ces sujets qui ne lui soit une occasion de montrer sous quelque aspect imprévu la variété, la hardiesse, la vigueur souriante de son noble esprit.


Mais, pour intéressantes que soient ses lettres, combien celles d’Overbeck nous touchent plus encore ! Celui-là est, lui aussi, un méconnu. On a pris l’habitude, depuis cinquante ans, de rire de lui ; et le fait est que peu de peintres prêtent davantage à la moquerie. Son Triomphe de la Religion dans les Arts, en particulier, est vraiment d’un symbolisme par trop enfantin, sans compter l’extraordinaire placard explicatif qu’il a cru devoir y adjoindre. C’est d’ailleurs une détestable peinture, et la plupart des grandes compositions d’Overbeck ne valent guère mieux. Non seulement la couleur y déplaît aux yeux, mais on y sent toujours le manque complet de métier, l’inexpérience, la gaucherie de l’homme qui s’est refusé toute sa vie à étudier la nature. « Rien au monde, écrivait-il à son père, ne me contraindra à travailler d’après le modèle vivant. J’aime mieux connaître un peu moins mon art, et garder intacte la pureté de cœur qui convient au chrétien. » Et l’on comprend que cette ignorance de son art l’ait exposé au dédain de ses confrères et de la critique, dans un temps où la maîtrise du « métier » était tenue pour une des conditions de toute beauté. Mais aujourd’hui, où le métier, hélas ! a beaucoup perdu de son importance, aujourd’hui où les peintres n’ont plus le temps de l’apprendre, ni le public le temps de l’apprécier, peut-être quelqu’un devrait-il réviser le procès du maître nazaréen. Il découvrirait, je crois, et nous ferait voir, sous ce mauvais peintre, un très noble et très délicat poète, incomparable pour traduire, en groupes harmonieux de lignes, des sentimens religieux d’une douceur infinie. Il retrouverait ce poète jusque dans les grandes peintures d’Overbeck, jusque dans le Triomphe de la Religion : mais c’est surtout dans ses dessins qu’il l’aurait tout entier, dans les cartons du musée de Francfort, dans les charmantes esquisses des musées de Berlin et de Bâle. La piété s’y relève même d’une certaine beauté formelle, et ni le Pérugin, ni le Pinturicchio, ni les premiers peintres de Cologne n’ont mis dans les yeux de leurs jeunes femmes une grâce plus tendre et plus mélancolique.

Le génie qui a manqué à Steinle, et qui seul aurait pu animer d’un souffle vivant l’héroïque et vain effort des Nazaréens, Overbeck, assurément, ne l’a pas eu, lui non plus. Mais celui-là n’aurait pas ressemblé aux Giottino et aux Lorenzo Monaco, s’il avait eu le bonheur de naître dans l’âge de ses chers primitifs. Il aurait pris son rang parmi les maîtres, égal aux meilleurs d’entre eux pour l’ardeur de la foi et la profondeur des pensées. C’était un homme ; et c’était aussi un saint. Je m’étonne que l’Église n’ait pas songé encore à le béatifier, afin qu’avec le bienheureux frère de Fiesole il signifiât le type parfait de l’artiste selon Dieu. Steinle disait de lui, au lendemain de sa mort, qu’il était « la plus noble chose qu’il eût rencontrée en ce monde ». — « Mon bien cher, mon bien vénéré maître, lui écrivait-il en 1839, l’art que tu nous enseignes est le plus haut de tous ; car tu nous apprends à aimer. » Et, de fait, un véritable parfum de sainteté se dégage des lettres d’Overbeck, si profond et si pur qu’on ne se lasse point de le respirer. On ne saurait imaginer des lettres moins variées, plus constamment remplies des mêmes sujets. Pendant les cinquante ans que dure sa correspondance avec Steinle, il ne parle guère de rien que de Dieu et de son ami : tantôt encourageant celui-ci, le conseillant, s’informant des moyens de lui rendre service, et tantôt le prenant pour confident de ses méditations pieuses, ou des craintes que lui inspire l’avenir de l’Église. Mais il n’y a pas une de ses lettres qui ne porte la marque d’un esprit supérieur, volontairement affranchi des passions terrestres. Je voudrais qu’on les traduisît toutes, en s’efforçant de conserver au style sa mélodieuse pureté ; elles montreraient quelles fleurs, de nos jours encore, la foi peut faire éclore dans l’âme d’un poète.

Voici, par exemple, comment Overbeck consolait son ami de la perte d’une petite fille. Après lui avoir rappelé qu’il avait lui-même, peu de temps auparavant, perdu son unique enfant, l’espoir et la joie de sa vie : « Mon frère, lui disait-il, ne cessons jamais de pleurer nos morts, car le Seigneur lui-même a pleuré au tombeau de son ami. Mais n’oublions pas non plus la parole qu’a prononcée, en pleurant, notre divin maître : Je suis la résurrection et la vie, et celui qui croit en moi vivra, même dans la mort. Ton enfant bien-aimée vit : elle est plus vivante que nous. Ne la vois-tu pas, là-haut, parmi la troupe bienheureuse qui suit l’Agneau, chantant cet hymne de louanges mystérieux que seules les âmes sans péché sont admises à chanter ? »

Dans une autre lettre, il s’excuse de ne pouvoir pas aider de ses conseils un jeune peintre anglais, Frédéric Leighton, que Steinle lui a recommandé : « Bien que, malgré mon âge de soixante-quatre ans, je garde toujours encore l’espoir de faire quelques progrès dans notre art bien-aimé, je me rends cependant compte, très clairement, du peu de valeur de mes œuvres, et je vois combien elles manquent des qualités que de trop complaisans amis se sont ingéniés à leur attribuer. Mais je n’en continue pas moins à faire comme l’oiseau, et je poursuis doucement ma petite chanson, telle que Dieu me l’a apprise, et je loue et remercie Dieu de toute mon âme pour la bonté qu’il a de faire en sorte que mon œuvre misérable puisse cependant contribuer, çà et là, à raviver dans une âme Son amour et la foi en Lui. »

Et voici quelques lignes de la dernière lettre, écrite par le vieillard le 28 juin 1869, quelques jours avant sa mort : « Comme je te remercie de m’avoir rappelé, une fois encore, l’image de notre passé, et d’avoir évoqué devant mes yeux l’art des vieux maîtres, cette étoile bénie qui a jadis illuminé ma voie, et dont je me suis efforcé, durant toute ma longue vie, — hélas ! si vainement, — de transmettre un reflet à mes contemporains ! Mais toi, matelot intrépide, ne cesse point de t’orienter sur elle, ne la quitte pas des yeux, laisse-toi conduire par elle vers l’unique but digne d’être atteint ! Le monde, en vérité, continuera à ne chercher, à n’aimer, et à ne louer dans l’art que ce qui vient du monde : mais l’œuvre que tu auras produite en dehors de lui sera comme une semence jetée dans un terrain fertile, et d’elle naîtra, un jour, pour les enfans de Dieu, une riche moisson de fleurs et de fruits. Des signes certains nous prouvent, tous les jours, que puissance a été donnée à Satan de nuire sur la terre. Mais nous, avec l’aide de Dieu, nous n’avons pas à craindre Satan. La croix du Christ est sur notre front : qui pourrait nous nuire ? Ceci, mon bien-aimé, j’ai tenu à te le dire comme ton frère en Christ, car le mal grandit, autour de nous, et ceux qui aiment le Seigneur doivent se prêter assistance. Nous avons à léguer à nos descendans un précieux héritage, celui de la crainte et de l’amour de Dieu. Il faut que sans répit nous disions à nos enfans et aux enfans de nos enfans, pour qu’à leur tour ils le redisent à ceux qui naîtront après eux, que de craindre Dieu et de l’aimer est l’unique sagesse, l’unique bonheur véritable dans la vie et la mort. »


T. DE WYZEWA.