Revues étrangères - La Conversion de H.G. Wells

REVUES ÉTRANGÈRES

LA CONVERSION DE M. H. G WELLS


M. Britling sees it through, par H. G. Wells, un vol. in-18, Londres, librairie Cassell, 1910.


M. Wells est peut-être, parmi tous les conteurs étrangers d’à présent, celui dont le nom nous est le plus familier, et réveille en nous les meilleurs souvenirs : mais il faut bien avouer que sa production nouvelle, depuis déjà une quinzaine d’années, avait beaucoup perdu de son attrait pour nous, — à tel point que les traducteurs ordinaires de l’éminent écrivain anglais semblaient même s’être un peu lassés de nous la soumettre. Pour dire la chose d’un seul mot, cet homme dont l’invention, plus ou moins « scientifique, » nous avait autrefois frappés et divertis merveilleusement, nous était devenu tout à fait ennuyeux. Affilié au socialisme le plus « orthodoxe, » il s’était avisé de prendre terriblement au sérieux des sujets qui, naguère, lui avaient surtout servi de prétextes ou de points de départ pour la libre expansion de sa fantaisie : sans compter qu’à ces sujets il en avait ajouté ou substitué maints autres, qui, ceux-là, se trouvaient fatalement hors d’état de nous intéresser. Anticipations, — Une Utopie moderne, — Que va-t-il arriver ? c’est ainsi que s’étaient appelés maintenant quelques-uns des massifs et copieux « traités » lancés à notre tête, avec une gravité imperturbable, par l’ancien créateur des charmantes figures du cycliste-amateur M. Hopdriver ou de l’Ange forcé, par accident, à prendre pension chez un humble pasteur de village anglais. Ou bien lorsque, parfois, l’austère prophète communiste avait encore daigné s’employer à nous offrir des romans, — en d’épais volumes trop manifestement improvisés, et presque toujours dépourvus d’émotion vivante aussi bien que d’action, — toujours il y avait eu pour unique objet d’opposer à la peinture des mœurs anglaises de son temps le développement dogmatique de quelqu’une des « utopies » sociales apprises par lui à l’école de Karl Marx. De manière qu’il nous avait fallu, comme je l’ai dit, renoncer à le suivre, et qu’il n’y avait pas jusqu’à ses compatriotes eux-mêmes qui, tout en respectant l’évidente ferveur de ses convictions, n’eussent commencé à lui préférer, pour leur agrément personnel, le socialisme plus folâtre de son confrère et rival M. Bernard Shaw, — autant du moins qu’on peut revêtir du nom de « socialisme » une doctrine ne consistant qu’à soutenir d’emblée, sur tous les sujets, le contre-pied absolu de toute notion admise unanimement, d’âge en âge, par la raison ou l’expérience humaines.

Voilà donc où en était M. Wells lorsque, sous le choc imprévu et violent de la guerre, une espèce de « conversion » s’est opérée en lui, dont aussitôt les effets se sont traduits à nous dans une nombreuse série d’articles et de livres. Dès l’abord, l’ex-apôtre socialiste du Monde affranchi nous a fait voir une attitude entièrement différente de celle que venait d’adopter le « compagnon » Bernard Shaw ; et de jour en jour, ensuite, tandis que son coreligionnaire de la veille continuait assez lourdement à railler l’élan patriotique de la nation anglaise, — raffermi sans doute encore dans son goût naturel de contradiction par le souvenir du succès enthousiaste de ses plaisanteries dramatiques sur les scènes allemandes, et de leur échec obstiné à Paris, — nous avons entendu s’élever la voix éloquente de M. Wells à la louange de l’admirable effort guerrier de son peuple, comme aussi à la louange de notre héroïque résistance française et de celle même de ces soldats de Broussiloff et d’Alexeïef en présence desquels l’auteur de l’Utopie moderne ne s’est pas fait scrupule de reconnaître, généreusement, combien il se repentait de s’être jadis laissé aveugler (par une propagande d’origine « tudesque ») au point de tenir leur race tout entière pour une immense horde d’Asiatiques barbares, foncièrement incapables de la moindre « culture. » Nulle trace dorénavant, dans ces pages enflammées de patriotisme, des faciles paradoxes pacifistes, internationalistes, ou républicains, dont la répétition trop constante avait fini par nous agacer sous la plume d’un écrivain accoutumé, naguère, à concevoir les choses d’une façon à la fois plus aimable et plus originale. Nous sentions avec plaisir que, de nouveau, le cœur et l’esprit de M. Wells se trouvaient d’accord avec les nôtres, au lieu de tâcher vainement à nous corriger de prétendues « erreurs » enracinées chez nous par des siècles de traditions publiques ou privées. Et voici, à présent, que l’heureuse « conversion » dont nous étions ainsi témoins depuis plus de deux ans, voici qu’elle nous est racontée et expliquée dans une sorte de « confession » autobiographique destinée, selon toute apparence, à prendre place parmi les œuvres les plus durables de son auteur, — avec un caractère d’intimité personnelle qui suffirait déjà, à lui seul, pour nous la rendre plus précieuse et plus proche que toute une longue suite de récits antérieurs où la trame ténue de l’intrigue romanesque risquait, à chaque instant, de se perdre sous le déploiement fastidieux d’un plaidoyer ou d’un réquisitoire « sociologiques ! »

Non pas, cependant, que l’émouvante « confession » nouvelle de M. Wells ait encore réussi à se délivrer de certains défauts littéraires qui nous avaient pour ainsi dire complètement fermé l’accès de cette douzaine, au moins, de gros « romans à thèse » de l’écrivain anglais ! Elle garde, en particulier, le défaut d’être constamment encombrée d’une foule de menus incidens inutiles, ou plutôt qui contribuent peut-être à nous faire mieux connaître la physionomie corporelle ou morale des personnages du roman, mais en procédant à cette espèce de « synthèse » pittoresque ou psychologique d’une allure beaucoup trop lente pour notre goût français. Aussi bien ai-je l’idée que cette lenteur même de la marche du récit a pour cause principale la hâte excessive du narrateur, qui, suivant le mot célèbre, n’a pas trouvé « le temps de faire court, » — tandis qu’un peu plus de réflexion et de soin lui aurait permis de condenser en quelques traits essentiels l’image non seulement de « comparses, » mais jusqu’à celle de l’unique héros de son livre. Et pareillement il est fâcheux que, dans ce livre comme dans les précédens, M. Wells ait trop volontiers transporté ses habitudes de journaliste et de « pamphlétaire, » sans se méfier du dommage qui ne pouvait manquer de résulter, par exemple, pour nous, ses lecteurs étrangers, ou même pour ses lecteurs anglais à venir, de l’emploi incessant d’allusions à des « actualités » promptement oubliées. Je n’ignore pas qu’un « roman de guerre » est bien forcé de mentionner maints événemens militaires ou politiques de ces années passées, sauf pour nous à devoir nous réenquérir de ceux d’entre eux dont le souvenir nous aurait échappé. Mais, au-dessous de ces événemens importans, il y on a des milliers d’autres, moins considérables, qu’il siérait de laisser aux journaux de leur date, sous peine de restreindre irréparablement la portée de l’œuvre romanesque où l’on s’aviserait de les introduire. C’est ainsi que dès maintenant, j’en suis sûr, un bon nombre de compatriotes de M. Wells seront embarrassés de saisir pleinement l’intérêt de plus d’un chapitre de son dernier livre où ils verront les personnages occupés à discuter telle petite crise intérieure du ministère anglais, tel projet de loi voté par les Communes à la veille ou au lendemain du début de la guerre. Et que l’on pense à l’effort de mémoire qu’exigeront des chapitres comme ceux-là lorsque, l’année prochaine, d’autres lecteurs anglais désireront connaître l’histoire du retour décisif de M. H. G. Wells aux sentimens profonds, immortels, de sa race !


Mais il faut que je me hâte d’arriver moi-même à l’histoire de ce retour, — telle que nous l’a présentée M. Wells sous le voile transparent d’une fiction d’ailleurs infiniment simple. Car, pour simple et « ordinaire » que soit, en effet, l’aventure qui constitue la « fable » du roman, encore dois-je avant tout déclarer que ni cette aventure, ni sans doute l’homme de lettres anglais qui en est le héros ne peuvent être regardés expressément comme « autobiographiques. » Le portrait de M. Britling, — autant du moins que j’en puis juger, — est loin de répondre exactement à la personne de son peintre ; et je ne crois pas non plus que la « conversion » de ce dernier ait eu pour motif principal, comme celle du modèle qu’il vient de nous peindre, la mort d’un jeune fils tombé vaillamment dans les plaines de Flandre. Mais, avec tout cela, rien ne nous empêche d’admettre que M. Wells ait redit pour son compte la touchante parole prêtée par lui à son M. Britling, dans l’épilogue de son roman : « Ce sont nos fils qui nous ont appris Dieu ! » Et qu’importent, en vérité, les différences extérieures qui se font voir à nous entre les deux figures du modèle et du peintre, lorsque à chacune des pages nous les sentons, toutes deux, frémissantes de la même fièvre d’angoisse et d’orgueil et de noble espérance patriotiques, lorsque de proche en proche nous assistons, dans l’âme délicieusement subtile et naïve de M. Britling, aux étapes quotidiennes de la même « conversion » que nous ont révélée par ailleurs, depuis deux ans, les articles, les brochures, ou les livres de M. Wells !


Encore cette ressemblance même ne va-t-elle pas sans quelques réserves ; et l’on ne saurait douter, par exemple, de l’intention tout « objective » de M. Wells lorsqu’il nous fait assister à la première de ces étapes de la « conversion » de son M. Britling. Car celui-ci a beau être marié, et aimer beaucoup sa femme, et adorer ses enfans : il ne s’en croit pas moins tenu, au moment où va commencer la guerre, d’avoir, en vrai « artiste, » son petit « roman. » Il s’est créé un commerce familier de visites et de lettres avec une jeune veuve demeurante quelques « milles » de son village, à lui ; et depuis déjà plusieurs semaines son amie l’a profondément ému et troublé en lui parlant de l’ardeur passionnée avec laquelle un riche fonctionnaire, appelé Olivier, la presse de lui réserver l’entière possession de son cœur. Mais voici que, le matin du 1er août, M. Britling, qui s’était mis en route pour aller voir Mme Harrowdean, lit dans son journal l’imminence dorénavant inévitable d’un conflit européen où, probablement, l’Angleterre devra prendre part ! Il persiste, quelques instans encore, à diriger vivement son automobile vers le village qu’habite son amie, et puis, par degrés, il ralentit sa course, et soudain il s’arrête, comme saisi d’un scrupule.


— Olivier…, murmura-t-il, tout en s’efforçant d’imposer demi-tour à sa machine.

Après quoi il se tut, pour n’achever sa phrase qu’après avoir heureusement franchi un tournant un peu raide.

— Olivier n’a qu’à l’épouser !

Et puis encore, à une cinquantaine de mètres plus loin, et cette fois d’un ton presque scandalisé :

— Au fait, il y a longtemps qu’elle aurait dû se marier avec lui !


Désormais Mme Harrowdean cessera d’exister pour M. Britling ; et tout au plus l’ex-amoureux s’étonnera-t-il de constater le peu d’empressement de M. Olivier à profiter de la liberté qui vient ainsi d’être rendue à la jeune veuve. Quant à lui, M. Britling, « son cœur n’aura plus guère de place, tout ce jour-là, que pour un tendre et fervent amour de l’Angleterre. » Peu s’en faut même qu’il en vienne à désirer expressément la participation de son pays à cette guerre qui, jusqu’alors, lui a paru tout ensemble un crime monstrueux et le pire des maux. « Nous combattrons, et la victoire nous sera difficile. Mais comme ce sera bon pour nous, avec notre nature trop confiante en soi-même, que nous n’obtenions pas une victoire trop facile ! Et, en tout cas, cette victoire, il faut que nous l’ayons, — ou que nous périssions ! »

Le lendemain, les journaux annoncent la fermeture provisoire des banques, et l’épicier du village prévoit la possibilité d’une prochaine interruption dans l’arrivage des vivres. Mais M. Britling découvre avec surprise que ni la perspective du manque de bien-être, ni même celle de la perte plus ou moins complète de ses revenus n’ont plus désormais de quoi l’effrayer ; et le voilà qui, selon sa coutume, se met à ratiociner sur ce thème nouveau ! « Avec toutes mes écritures, jamais jusqu’ici je n’ai eu l’impression de vivre. Tandis que maintenant je sens tout d’un coup que, moi-même et les autres, nous avons commencé une vie très intense… L’échelle des choses s’est brusquement renversée. Il ne nous importe plus aucunement que nous soyons ruinés, ni qu’il nous faille nous réduire à ne manger que des pommes de terre, et nous endetter pour payer notre terme. Tout cela, qui aurait été d’une importance capitale la semaine passée, est devenu aujourd’hui tout à fait insignifiant. Ce qui importe et qui est réel, c’est, pour nous, la conscience de nous trouver en face de la plus grande catastrophe et des plus grands espoirs de l’histoire entière de notre nation ! »

Et aussi M. Britling est-il prêt à se fâcher de la tendance générale de ses compatriotes à ne voir d’abord, dans la guerre, « qu’une énorme farce, » — sans vouloir s’avouer que lui-même ne parvient pas à la prendre tout à fait au sérieux.

« L’esprit anglais se refusait obstinément à rien reconnaître de puissant ni d’effrayant dans l’agression allemande, ou bien encore à considérer l’Empereur allemand et son fils aîné comme autre chose que des figures simplement comiques. Du premier au dernier, tous les compatriotes de M. Britling s’accordaient à ne concevoir l’ennemi que comme un personnage stupide et grotesque, avec de gros yeux saillans et l’allure empruntée d’un croquemitaine… Et, pendant toutes les premières journées de la guerre, cette tendance unanime du peuple anglais se manifestait, dans la maison de M. Britling, tantôt sous la forme d’une allusion accidentelle, ou tantôt sous la forme d’une plaisanterie longuement prolongée. Les deux petits garçons avaient découvert le « pas de parade, » et cet exercice remplissait leurs âmes enfantines d’un étonnement mêlé de plaisir. Que des êtres humains se pliassent à la pratique de ce pas ridicule, cela leur semblait d’une drôlerie à peine croyable. Et bientôt la maison entière s’était laissé entraîner à l’imitation du « pas de parade. » Tour à tour la jeune femme du secrétaire et sa sœur, le secrétaire lui-même et le fils aîné de M. Britling avaient été enrôlés par les deux gamins. Tous les six marchaient de long en large, sur la pelouse, en se tordant de rire à chaque enjambée.

« — Par file à gauche ! criait Hugues Britling. « — Les orteils plus en dehors ! commandait M. Britling.

« — Attention aux Zeppelins, et bombez la poitrine ! — reprenait le jeune Hugues, — N’oublions pas que la consigne est d’être raides comme des soldats de bois !

« Mme Britling trouvait le spectacle si amusant qu’elle courut chercher son appareil photographique, et prit un « instantané » du bataillon improvisé. L’épreuve qu’elle obtint fut des mieux réussies ; M. Britling la retrouva, une année plus tard, parmi ses papiers, encore tout imprégnée de gaîté printanière… »

Mais à la différence d’un très grand nombre de ses compatriotes, dont il nous apprend lui-même qu’ils allaient rester encore pendant de longs mois dans cette disposition étrangement « détachée, » M. Britling n’a point tardé à saisir tout ce que comportait de sérieux et de grave une immense guerre d’un genre aussi nouveau. La retraite des armées alliées jusque la Marne et à l’Oise, l’arrivée soudaine des Allemands aux portes de Paris, l’alarme trop visible des pouvoirs publics, comment tout cela ne l’aurait-il pas réveillé, — au moins pour quelque temps, — de son rêve optimiste des premières semaines ? « C’est notre nation tout entière qui dormait, s’écrie-t-il, avec ses habitudes invétérées d’indolence matérielle et morale ! Au fond de nos esprits, jusqu’à ces terribles révélations d’aujourd’hui, nous comptions que la France se chargerait de faire, toute seule, le gros de l’ouvrage sur le Continent, tandis que nous n’aurions qu’à nous occuper de la mer. Oui, voilà ce que nous pensions, dans la faible mesure où nous prenions la peine de penser quelque chose ! Et maintenant, voici que, peut-être, nous devrons combattre pour sauver la France elle-même, sur les ruines de Paris ! Ah ! nous aurons à payer bien cher la façon dont nous nous sommes complu, les uns dans la recherche d’un misérable profit personnel, et d’autres, comme moi, dans de vaines abstractions, alors qu’il n’y a pas un d’entre nous qui n’aurait dû s’occuper uniquement de travailler à l’œuvre nationale ! »

Sur quoi voici désormais M. Britling et tout son entourage s’efforçant de travailler à « l’œuvre nationale ! » Trop âgé pour y participer d’une manière plus active, M. Britling lui-même, fièrement pourvu d’un large « brassard, » se prodigue en articles et en conférences « de guerre ; » et l’on entend bien que Mme Britling, de son côté, ne cesse pas de combler de cadeaux et de bonnes paroles, — faute de pouvoir les servir plus efficacement, — les blessés recueillis dans les châteaux voisins.

Puis c’est le secrétaire de M. Britling qui lui annonce son projet de devenir soldat ; et son « patron » l’approuve, tout heureux de le voir se dévouer pour « l’œuvre nationale, » et accepte volontiers la perspective du léger surcroît de besogne qui va naître pour lui de ce départ du jeune héros. Mais quand, en suite, à l’exemple du secrétaire, le fils aîné de M. Britling, — son cher Hugues, qu’il a eu d’une première femme tendrement aimée, — lui déclare qu’il va revêtir l’uniforme khaki, un éclair de révolte douloureuse traverse le cœur du zélé patriote. Certes, M. Britling est décidément « réveillé, » et convaincu de l’obligation pour tous les Anglais de collaborer à « l’œuvre nationale ; » mais, tout de même, il ne s’était pas imaginé que le « sérieux » de la situation s’étendrait jusque-là ! Tout au plus se rassure-t-il en songeant que, sans faute, la guerre finira avant que son Hugues soit prêt pour la tranchée.

Et des semaines s’écoulent, pendant lesquelles une vague « somnolence » se répand, de nouveau, sur la maison de M. Britling. Cette fois, le réveil se produit sous le coup de la stupeur apportée à l’ex-apologiste de la « culture » allemande par la révélation d’une affreuse série d’ « atrocités. » Appuyées sur un appareil imposant de témoignages, ce sont d’effrayantes histoires « de vieillards, de femmes, et d’enfans fusillés au bord des routes, de blessés que l’ennemi a férocement achevés à la baïonnette ou qu’il a brûlés vifs, d’habitans inoffensifs qu’il a massacrés. »


M. Britling tâchait de toutes ses forces à tenir ces histoires pour autant de fables. Elles contredisaient son habitude de concevoir le monde. Elles amenaient un trouble fatigant dans son esprit… Et ce fut seulement plusieurs mois après le début de la guerre qu’il se trouva enfin tout à fait obligé d’admettre, comme une réalité sinistre, mais certaine, cet emploi systématique du meurtre et du viol, de la destruction et de vingt autres formes de l’ignominie, qui avait accompagné l’invasion allemande en Belgique et en France.

La première chose qui le pénétra de la conviction d’une différence profonde entre l’attitude des Anglais et celle des Allemands vis-à-vis de la guerre, ce fut la vue d’une collection de journaux comiques allemands, dans l’atelier d’un peintre de ses amis. Ces journaux étaient remplis de caricatures des Alliés, et tout particulièrement des Anglais ; ils révélaient une force et une qualité de passion également prodigieuses. L’excès de leur haine et l’excès de leur ignominie effaraient M. Britling. Nulle trace, là-dedans, d’orgueil national ou de dignité nationale, mais rien qu’un désir illimité de blesser et d’humilier ! M. Britling restait assis, avec ces feuillets furieux dans ses mains, le cœur envahi d’une espèce de honte.

— Mais, dit-il enfin, il n’est pas possible que ces images reflètent l’état d’esprit général en Allemagne !

— Si fait, absolument ! répondit son ami. L’Allemagne entière se trouve animée de cette rage aveugle. Pendant que nous continuons à nous étonner de cette guerre, à ne pas y croire tout à fait, et à nous en amuser, voilà quel est l’état d’esprit de chaque Allemand ! Et j’ajoute que cet état d’esprit est, quasiment, voulu. Les Allemands estiment qu’il leur donne plus de force. Connaissez-vous leur Hymne de Haine ?

Et l’ami traduisit à M. Britling le poème de Lissauer.

— Eh ! bien, demanda-t-il ensuite, qu’en pensez-vous ?

— J’éprouve un besoin irrésistible de casser la tête à ces gens-là !

— N’est-ce pas que c’est énorme ? Et qu’adviendra-t-il du monde, si ce sont ces gens-là qui l’emportent ?

— Tout cela est incroyable, même avec ces preuves devant moi !… Oh ! quel désir j’éprouve de leur casser la tête !


Chaque jour, désormais, le pauvre M. Britling verra ainsi s’écrouler l’une ou l’autre de ses illusions d’avant la guerre ; et l’on comprend sans peine ce qu’il lui en coûtera par exemple, tout de même qu’à son biographe M. Wells, d’avoir à s’avouer que ces Allemands qui dépassent en férocité sanguinaire les plus « încivilisables » des Barbares anciens se trouvent être, avec cela, une nation « scientifique » et, en même temps, « socialiste » au « suprême degré ! » Mais peut-être mon lecteur a-t-il eu déjà l’occasion de deviner tout ce qu’il y a de complexe et d’instable dans l’âme, d’ailleurs parfaitement ingénue, de l’éminent « utopiste » inventé, pour notre ravissement, par l’auteur de la Machine à mesurer le temps : de telle sorte que la « conversion » de M. Britling ne cesse pas de procéder par de soudaines oscillations d’un extrême à l’autre, et que, cette fois encore, notamment, sa découverte de la « différence » entre les conceptions guerrières de l’Angleterre et de l’Allemagne nous apparaît bientôt remplacée par de nouveaux efforts à regarder les « atrocités » allemandes comme des conséquences à peu près fatales d’un fond caché de sauvagerie inhérent à toutes les variétés de notre espèce humaine. Ou bien, le lendemain, c’est seulement chez ses compatriotes que M. Britling s’avise de soupçonner des « possibilités » d’instincts sauvages équivalens à ceux qui se sont ranimés et s’étalent librement chez les destructeurs de Louvain et de Reims. Car le fait est que, à travers tout le flux et reflux de ses sentimens, le héros de M. Wells affirme sans arrêt son admiration la plus respectueuse pour le rôle de la France dans la guerre présente. « Il n’y aura eu que bien peu de splendeur, dans cette guerre, — écrira-t-il par exemple, — pour l’Allemagne ou pour la Grande-Bretagne. Avec la Russie, nous aurons été les plus gros des combattans : mais toute la gloire de la guerre sera réservée pour l’invincible France. »

Toujours est-il qu’après avoir éprouvé, tout à l’heure, « un terrible besoin de casser la tête aux Allemands, » M. Britling est bientôt presque tenté de les excuser. Et ceci même, — pour nous sembler d’autant plus étrange que nous l’entendons énoncé par notre personnage auprès des restes mutilés d’une vieille parente qui vient d’être tuée par un zeppelin, — ceci même n’en constitue pas moins l’une des étapes décisives de sa « conversion. » Guéri précédemment de son « pacifisme, » et de maints autres « ismes » dont il était imbu, M. Britling s’affranchit, maintenant, des fâcheuses tendances que risquait d’avoir provoquées en lui la contagion « nietzschéenne. »


« Même ce lâche et abominable vaisseau aérien n’était, au demeurant, qu’un vaisseau d’insensés ! Nous tous, avec notre civilisation, nous ne sommes encore que de pauvres sots. Des singes s’agitant à vide, et prompts à nous irriter follement de notre agitation ! »

M. Britling en était là de sa rêverie, lorsqu’un courant de suggestion subconsciente lui amena brusquement dans l’esprit une très vieille parole depuis longtemps oubliée, une parole tout imprégnée de cette lumière qui cherche toujours mystérieusement à pénétrer les épaisses ténèbres de la pensée humaine.

Et le voici qui se mit à murmurer ces mots de jadis ; et certes, il fallait que ces mots lui fussent demeurés secrètement familiers, pour avoir de quoi lui causer un tel effet de réconfort, à la fois, et de conviction !

Il les murmura en songeant à ces hommes qu’il se figurait encore en train de voler rapidement vers l’Est, en songeant à ces navigateurs et ingénieurs allemands qui venaient de laisser derrière soi tant de souffrance et de mort, dans la petite ville.

Mon père, — murmura-t-il. — pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font !


Et c’est enfin la grande catastrophe du roman, — et de la vie tout entière de M. Britling, — la catastrophe qui conduit le héros de M. Wells à s’écrier, comme je l’ai dit déjà : « Nos jeunes fils, ce sont eux qui nous ont appris Dieu ! » Je regrette seulement que le romancier n’ait pas essayé de nous montrer de plus près et avec un peu plus de relief la charmante figure de ce Hugues Britling dont la mort héroïque allait être d’une influence décisive sur la « conversion » finale de son père. Tout au plus nous permet-il de comprendre que l’enrôlement volontaire du jeune homme n’avait rien eu d’un élan spontané et joyeux. Hugues Britling, au moment de la déclaration de guerre, hésitait entre l’étude des sciences et celle du dessin ; et lorsque son père ; en le voyant habillé en khaki, l’avait complimenté de son généreux « désir » d’être soldat :

— Oh ! quant à en avoir le désir, non pas ! avait-il répondu. Au contraire, j’avais résolu de lâcher définitivement le dessin pour suivre les cours de physique du professeur Cardinal ; et mon seul désir était de m’installer à Cambridge le plus vite possible. Mais il s’agit là d’un travail que tous les Anglais de mon âge sont tenus de faire. C’est comme si l’on avait à se débarrasser d’un cambrioleur, ou d’un chien enragé ! La tâche n’est pas du tout à mon goût : mais il faut bien l’accepter !

Après quoi le jeune volontaire avait accompli de son mieux cette « tâche » nouvelle, mais toujours sans y mettre l’ombre d’enthousiasme. Longtemps il était resté à s’instruire, dans une garnison voisine du village où demeuraient les Britling, de sorte que ceux-ci l’avaient vu, chaque semaine, se mêler à leur vie comme par le passé. Et puis l’heure était venue, pour lui, de s’en aller « au front, » d’où il avait écrit des lettres pleines d’entrain et de belle humeur, mais qui, elles non plus, ne donnaient guère l’idée d’une âme de « héros. » Évidemment le jeune homme continuait à regarder surtout son métier de soldat comme une « tâche » acceptée par devoir, — ou plutôt imposée fatalement, par le danger commun, à tout Anglais valide, sans égard à son rang social ni à ses opinions ou préférences individuelles. Dans la dernière de ces lettres, pourtant, certains passages avaient une chaleur juvénile inaccoutumée.


Figurez-vous, écrivait Hugues Britling, que j’ai quelque chose à vous raconter ! Je viens de prendre part à un combat, un combat pour de bon, et dont je suis sorti sans la moindre égratignure. J’ai même ramené deux prisonniers, capturés de ma main. Des hommes sont tombés tout près de moi ; et je les ai vus tomber presque sans y faire attention. Toute la chose m’a laissé le souvenir d’une « partie » infiniment animée et « excitante, » dans le genre de celles que nous jouions jadis, dans le jardin de notre maison. Sans compter tels détails de ce souvenir qui me font plutôt l’effet de récits lus dans un livre ou dans un journal illustré que d’impressions directement éprouvées.

Depuis l’aube, nous attendions l’ordre de l’assaut, avec une espèce d’émoi pareil celui du candidat qui attend sa comparution devant l’examinateur. Et puis nous voilà sortis de la tranchée ! Cette sortie, voyez-vous, c’est le moment capital. On a comme l’impression d’être tout frais couvé, et lancé tout d’un coup dans un monde immense ! « En avant ! En avant ! » crient les officiers. Et chacun pousse un grognement, et s’élance en avant. Quand on voit des hommes tomber, on n’en court que plus vite. Le seul ennui, ce sont ces fils de fer où les jambes s’empêtrent. Et puis aussi, tout de même, il y a l’espèce de gêne qu’on éprouve d’être à découvert, après s’être si longtemps terré dans les tranchées. Et c’est pourquoi l’on court de toutes ses forces, pour retrouver un abri devant soi, dans la tranchée allemande. Et puis, à mesure que l’on en approche, la baïonnette en main, l’on a comme une sensation de soif. Mais nos Allemands de tout à l’heure ne nous ont pas donné l’occasion de nous servir de nos baïonnettes. Ils ont jeté leurs fusils et se sont enfuis ; mais nous les avons poursuivis si vite que nous en avons rejoint et pris une poignée dans la seconde tranchée. C’est là que, en y arrivant, j’ai entendu une voix derrière mon dos, et que j’ai trouvé mes deux prisonniers couchés à terre, les bras levés, et murmurant : « Camarades ! »


M. Britling vient à peine de lire cette lettre, lorsqu’un télégramme lui annonce la mort du jeune homme, tué par un obus allemand dans sa tranchée ; et, tout de suite, l’impression que ressent l’ancien ami et disciple d’Herbert Spencer se trouve être une certitude, — ou plutôt une perception immédiate et concrète, — de la survivance de l’enfant bien-aimé.

— Je reprendrai mon travail demain ! murmura M. Britling : mais cette soirée d’aujourd’hui, je veux te la réserver tout entière. Tu peux bien m’entendre, n’est-ce pas, mon cher Hugues ! Tu entends bien ton père,… qui a tant compté sur toi !…

Et depuis lors commence, dans la vie intérieure du héros de M. Wells, un grand travail de relèvement « religieux » et d’édification, pour aboutir à la phrase mémorable que j’ai eu deux fois déjà l’occasion de citer. Le souvenir des dernières semaines de l’existence terrestre de son fils, et le spectacle de l’attitude de son secrétaire Teddy en face des épreuves qu’il est contraint de subir, et la vue directe ou le récit des actes, à la fois simples et sublimes, de milliers d’autres soldats sacrifiant de plein gré ce qu’ils avaient de plus précieux au monde pour faire leur devoir et sauver leur pays, c’est tout cela qui, dorénavant, se charge d’« apprendre Dieu » à M. Britling, — un « Dieu » dont les véritables fonctions ne nous sont pas bien claires, non plus qu’elles ne semblent l’être à M. Britling lui-même ni à son biographe, mais dont la découverte ainsi opérée n’en représente pas moins, à nos yeux, une très touchante et heureuse « conversion » de l’auteur des Anticipations et du Monde affranchi.


T. DE WYZEWA.