Revues étrangères - La « Germanisation » d'une grande cité belge

Revues étrangères - La « Germanisation » d'une grande cité belge
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA « GERMANISATION » D’UNE GRANDE CITÉ BELGE


The German Mole, a Study of the Art of « Peaceful Penetration, » par J. Claes, un vol. in-18, Londres, librairie G. Bell, 1915. — A Woman’s Experiences in the great War, par Mme Louise Creed, un vol. 8°, Londres, librairie Fisher Unwin, 1915.


Une femme de lettres australienne, Mme Louise Creed, vient de nous raconter, parmi d’autres souvenirs des premiers mois de la guerre, l’émouvante visite qu’elle a eu l’occasion de faire, l’automne dernier, à la petite ville belge d’Aerschot, pendant les quelques jours qui ont suivi l’évacuation momentanée de cette ville par les troupes allemandes. « J’avais toujours conservé jusque là, nous dit-elle, la pensée que les Allemands n’étaient pas aussi noirs qu’on me les représentait. Je m’étais accoutumée à concevoir leur race comme enveloppée d’une atmosphère de beauté morale et de poésie, parce que c’était la race de Beethoven et de Goethe. Mais après ce que j’ai vu à Aerschot, le respect même que je continue d’éprouver pour l’immortel génie de ces grands hommes ne saurait plus m’empêcher de reconnaître et de proclamer la vérité au sujet des Allemands. J’ai pu m’obstiner à douter des témoignages les plus dignes de foi : mais le moyen de ne pas croire à ce que m’ont révélé mes propres yeux ? »

Sous une pluie battante, tout l’après-midi de ce jour de septembre, Mme Creed s’est promenée à travers le squelette d’une ville qui « n’existait absolument plus, » d’une ville qu’elle aurait été tentée de prendre pour « une sœur d’infortune d’Herculanum et de Pompéi. » De rue en rue, à l’infini, une dévastation lamentable et tragique, au milieu de laquelle, immanquablement, des centaines de bouteilles vides, surmontant les gravats, attestaient que « les incendiaires s’étaient fait une fête d’assister jusqu’au bout aux lugubres progrès de leur œuvre. » Mais rien de tout cela n’égalait encore l’horreur du spectacle offert à Mme Creed par la profanation sacrilège de la vénérable église d’Aerschot :


Autour de moi s’étendait un grand espace sombre qu’éclairaient faiblement, çà et là, les lueurs jaunes de deux ou trois petits groupes de chandelles. Cela était, manifestement, une église : mais qu’est-ce donc qui lui était arrivé ? Quelle catastrophe s’était abattue sur elle, pour la changer en cette hideuse parodie d’une église ? Sur le maître-autel je voyais s’empiler des bouteilles de Champagne vides, des bouteilles de rhum vides, une bouteille de genièvre cassée, et cinq bouteilles de bière. D’autres bouteilles emplissaient les confessionnaux, les bénitiers, la cuve baptismale ; d’autres se découvraient sous les bancs, et jusque sur les stalles du chœur. Partout, de quelque côté de l’église que se dirigeât le regard, ce n’étaient que des centaines, des milliers de bouteilles vides.

— Mais, madame, — murmure la voix frémissante du vieux sacristain, — voyez un peu ceci !

Le vieillard me conduit devant une statue en pierre de la Vierge avec l’Enfant. Les têtes de Marie et de son Enfant ont été enlevées ! Et puis, pendant que je me tiens immobile, tâchant à me persuader de la réalité de ce cauchemar, de nouveau les petits doigts tremblans du sacristain s’appuient sur mon bras, pour me forcer à me tourner vers un autre spectacle. Après avoir décapité la Vierge, les Allemands ont mis le feu à une magnifique image ancienne du Christ, en bois sculpté et peint ; le visage, la poitrine, ils se sont divertis à brûler, à mutiler de la manière la plus affreuse l’un des côtés de la figure sainte !

Nous voici maintenant devant la porte fermée d’une petite chapelle latérale, sur laquelle est encore épinglée une feuille de papier blanc où l’on a écrit, en langue allemande : « Chambre privée. Défense d’entrer. » Le sacristain nous ouvre la porte, et nous pénétrons à l’intérieur de la chapelle. Le plancher est tout semé de vêtemens féminins, des corsages, des jupes, tout cela probablement arraché par force du corps de malheureuses créatures dont on venait de tuer les maris ou les pères. Un amas désordonné de vêtemens et de linge de femmes, sur le sol de cette chapelle dont on a fait une « chambre privée ! »


Quelques semaines plus tard, Mme Louise Creed a été témoin de l’entrée des Allemands dans la ville d’Anvers. Assise dans la grande salle du restaurant de son hôtel, elle a eu la surprise de voir s’attabler bruyamment auprès d’elle, en compagnie de somptueux officiers bavarois ou saxons, des « civils » qui, tous les jours précédons, avaient pareillement bu et mangé à ces mêmes tables, mais en compagnie d’amis belges ou anglais, avec lesquels ils s’étaient entretenus en langue française. « Quelques-uns de ces habitués que je reconnaissais étaient de respectables vieillards à la barbe blanche, d’autres m’avaient frappée par l’élégance raffinée de leur mise et de leurs allures. Et j’observais qu’ils buvaient désormais plus abondamment et plus librement, n’ayant plus à faire effort pour bannir de leurs yeux ce regard furtif qui, jusqu’alors, risquait de dénoncer leur qualité d’espions. » Sans compter que, dès la minute suivante, une autre découverte allait compliquer d’une nuance d’alarme personnelle la stupeur de la courageuse femme de lettres australienne, — obligée maintenant de cacher, à son tour, sa nationalité :


Au centre du restaurant de plus en plus encombré, j’aperçus, debout, trois marins de notre flotte anglaise. Je pensai d’abord qu’ils étaient prisonniers, et un frisson de pitié me traversa le cœur. Car je reconnaissais les trois marins anglais ; c’étaient eux qui plusieurs fois déjà, précédemment, étaient venus dîner au restaurant de l’hôtel ; et je me rappelais qu’un soir, tout heureuse de la vue de leur uniforme, je les avais priés de faire sortir de la salle un gros chien qui terrifiait de ses grognemens un cacatoès que m’avaient naguère légué des soldats belges de Lierre. Les trois hommes m’avaient dit qu’ils étaient occupés à la défense des forts, avec le reste du corps expéditionnaire anglais. Ils m’avaient dit cela en un anglais irréprochable, si bien que, pour rien au monde, je ne me serais avisée de les soupçonner. Et voici qu’ils étaient encore là, ce soir de l’arrivée des Allemands à Anvers, — toujours vêtus de leurs uniformes anglais, toujours coiffés de leurs petites calottes pointues de marins anglais, mais parlant allemand avec des Allemands, et puis s’asseyant à une des grandes tables et buvant et riant de cet air vaniteux qui appartient en propre à leur race teutonne ! Sûrement ils avaient volé quelque part les trois uniformes, et Dieu sait combien déjà ils avaient dû sacrifier de vies, et trahir de secrets ! C’est ainsi que, dès ce premier soir, j’ai été amenée à découvrir que la malheureuse cité d’Anvers n’avait été qu’un grand nid d’espions allemands.


« Un grand nid d’espions allemands, » ou plutôt encore une véritable colonie allemande, voilà, en effet, ce qu’était devenue la patrie de Rubens, et depuis bien avant la présente guerre ! La prise de possession allemande y avait été inaugurée, de la manière la plus solennelle, à la fois, et la plus étrange, un certain jour de mars de l’année 1898. Un navire-école de Kiel, le Stein, était venu s’arrêter dans le port d’Anvers, au retour d’un voyage à Haïti, où on l’avait envoyé pour le règlement d’un litige, en compagnie du fameux Gneisenau. Le Stein était arrivé durant la soirée, et s’était posté en face de son vénérable homonyme, le Stein anversois, qui dresse au bord de l’Escaut sa lourde masse de pierres, fortement restaurée. Et voilà que, le lendemain matin, les paisibles bourgeois d’Anvers avaient constaté avec effarement la présence d’une sentinelle allemande qui, en grand uniforme et le fusil au bras, allait et venait sur le quai, vis-à-vis de l’endroit où stationnait le navire-école ! Sans l’ombre d’un scrupule, le commandant du navire avait placé là cette sentinelle, pour signifier que tout lieu où daignait apparaître le pouvoir militaire allemand devait être, du même coup, publiquement regardé comme propriété allemande.

Il y avait eu aussitôt, cela va de soi, protestation scandalisée des autorités belges, et la sentinelle allemande s’était vue forcée de remonter précipitamment à bord du navire. Mais, selon toute apparence, le capitaine Œlrich, qui commandait le Stein, avait reçu mission de tâcher par n’importe quel moyen à profiter de son passage pour faire entendre aux Belges quelque chose comme un premier son de cloche symbolique, leur prédisant l’imminente « germanisation » de leur libre royaume : car voilà que, le dimanche suivant, dans la grande salle des fêtes du Jardin zoologique d’Anvers, au cours d’un banquet offert en l’honneur du navire-école, et où assistaient officiellement le bourgmestre de la ville et ses échevins, voilà que ce même capitaine Œlrich a formellement exprimé le vœu « d’une prochaine annexion de la Belgique entière à l’empire d’Allemagne ! » D’où, comme l’on peut penser, un nouveau scandale. Le bourgmestre et ses échevins se sont hâtés de sortir ; le Stein allemand a été invité à prendre congé, aussitôt, de son antique homonyme flamand ; et la presse officieuse de Berlin a poussé la condescendance jusqu’à mettre les terribles paroles du capitaine Œlrich sur le compte de l’excès de chaleur du climat haïtien, — accusé d’avoir momentanément brouillé l’une des plus vigoureuses et lucides cervelles de toute la marine de guerre impériale. Mais n’importe : il n’en restait pas moins qu’un geste avait été fait et des paroles dites qui, dorénavant, justifieraient l’Allemagne de poursuivre à loisir en Belgique l’œuvre d’ « annexion » ainsi annoncée.


Ce qu’a été cette œuvre mémorable, et par quelles voies ténébreuses elle s’est accomplie, nous l’apprenons aujourd’hui de l’un de ses témoins les plus clairvoyans, M. Jules Claes, qui pendant de longues années a courageusement essayé d’éclairer ses compatriotes belges sur le danger que constituait, pour eux, l’incessante « pénétration pacifique » d’une race trop évidemment résolue à se les « annexer. » Directeur du plus important journal français d’Anvers, la Métropole, M. Claes a été l’un des premiers à deviner l’existence d’un vaste plan d’ensemble, — et tout à fait « hostile, » — sous les dehors éminemment « pacifiques » de cette lente et continuelle invasion de sa ville natale et des autres cités belges par ce qu’il appelle la « taupe » allemande. Parmi l’indifférence, décidément incurable, de son entourage, il ne s’est point lassé de signaler et de dénoncer, au fur et à mesure, chacun des nouveaux progrès d’un puissant travail souterrain qui risquait de miner irréparablement, si l’on n’y prenait garde, l’ancien sol des libertés nationales de sa patrie. Et lorsque ensuite la tempête qu’il avait prévue s’est déchaînée sur la Belgique avec la soudaineté apparente et l’implacable rigueur que l’on sait, M. Claes a voulu que, du moins, l’Europe fût instruite des procédés au moyen desquels l’Allemagne avait longuement, patiemment préparé le succès de son agression. Le volume qu’il vient de publier en Angleterre, — et qui sans doute ne tardera pas à paraître aussi dans les autres pays, — est tout rempli de documens significatifs, établissant avec une certitude absolue la réalité d’une préméditation du « coup » allemand de l’été de 1914, — et d’une préméditation qui, bien loin de n’avoir commencé qu’à la veille du « coup, » remonterait plutôt à la date lointaine du passage à Anvers du navire école du capitaine Œlrich. Jamais encore, peut-être, il ne nous a été donné d’assister d’aussi près au déploiement quasi quotidien d’une ténacité politique appuyée sur des ressources inépuisables d’hypocrisie et de mauvaise foi. Et il n’est personne à coup sûr qui, après avoir pris connaissance de l’imposant appareil de preuves dressé devant nous par l’écrivain belge, ne se sente disposé à admettre avec M. Claes la profonde, — et terrible, — justesse de cette conclusion qu’il en tire : « Aucun pays ne saurait, sans de graves périls, accorder aux Allemands les mêmes avantages qu’il accorde aux autres étrangers ; car le fait est que les Allemands ont pour principe d’employer les avantages de l’hospitalité d’autrui à des fins hostiles pour le pays qui les leur accorde. »


Mais, avant d’analyser brièvement les chapitres où M. Claes nous fait voir à l’œuvre cette singulière conception allemande de l’hospitalité, je ne puis m’empêcher de signaler une autre catégorie de ses « preuves, » celles-là ayant plus expressément pour objet de nous montrer les préparatifs immédiats de l’invasion armée d’août 1914. Voici, par exemple, des libraires d’outre-Rhin achetant à Bruxelles, pendant les six premiers mois de la même année 1914, environ 38 000 cartes militaires de la Belgique ! Voici les chemins de fer prussiens s’empressant, pendant ces mêmes mois, à créer de nouvelles lignes stratégiques sur toute l’étendue de la frontière belge ! Ou bien encore c’est la lettre d’un habitant de Visé, qui raconte à M. Claes l’histoire d’un pont de bois jeté par les Allemands sur la Meuse, entre Visé et Lixhe. Deux ans déjà avant le début de la guerre, toutes les pièces de ce pont, dûment numérotées, se trouvaient en dépôt dans un magasin de la gare-frontière de Dalheim, sur une petite ligne très peu fréquentée qui allait d’Anvers à Aix-la-Chapelle. Aussi bien n’était-ce pas seulement des ponts que tenait en réserve le futur agresseur de la Belgique. Peut-être n’a-t-on pas oublié l’étonnement des Liégeois lorsque, pendant le siège de leur ville, trois officiers prussiens en grand uniforme, sortis l’on ne savait d’où, avaient soudain attaqué le général Léman dans son bureau, en plein cœur de Liège. Or, on a fini par découvrir que ces officiers étaient sortis, tout bonnement, d’une maison voisine où, déguisés en honnêtes « civils, » ils attendaient depuis des semaines. Autres faits, rappelés en passant par l’écrivain belge :


Depuis le 15 juin 1914, les wagons allemands ont à peu près cessé de circuler en Belgique, où l’on avait coutume de les voir chaque jour jusque-là. — Tous les magasins allemands de Belgique, qui d’ordinaire ne clôturaient leur « saison » qu’au début de juillet, ont procédé à cette opération un mois plus tôt en 1914. — A la fin de juin de cette année, un bon nombre des plus « solides » maisons de Belgique ont trouvé des excuses pour ne pas régler leurs comptes du mois échu. — La Deutsche Bank et la Dresdner Bank ont envoyé, dès le mois de juillet, des circulaires engageant leurs cliens allemands à vendre les fonds belges qu’ils pouvaient avoir.


Enfin, M. Claes assure que, dans une foule de bourgades et villages de son pays, les habitans ont reconnu d’anciens hôtes « civils » sous l’uniforme des officiers et sous-officiers envahisseurs. Ici, un lieutenant de hulans empoigne le petit garçon d’une cabaretière, le fait monter en croupe près de soi, et lui offre de lui faire faire une galopade, en l’appelant par son nom. « — Comment ? dit-il à la mère, vous ne vous souvenez pas de moi ? » Il relève son casque, et la mère aperçoit les traits familiers d’un commis voyageur en instrumens agricoles qui vingt fois, les mois passés, est venu prendre son repas chez elle. Ailleurs, au contraire, un sergent d’infanterie fait saccager e< détruire, par ses camarades, les diverses maisons où il a naguère laissé des dettes, pendant qu’il logeait dans le bourg en se donnant les allures d’un marchand de faucilles. Mais ceci nous ramène déjà à cette « pénétration pacifique » dont l’étude forme, proprement, le sujet du livre de M. Claes.


« Certains pays, — nous dit le sagace directeur de la Métropole, — ont eu à subir plus que d’autres ce que l’on peut bien appeler le péril allemand : soit qu’ils parussent moins capables de résister, ou que l’Allemagne trouvât plus d’intérêt à les imprégner de son influence. Parmi ces victimes favorites de l’invasion allemande figurent incontestablement, — pour nous en tenir à la seule Europe, — l’Angle : terre, l’Italie, la Turquie, et la Belgique. L’Angleterre, en raison de ses traditions de libre-échange, comme aussi de sa maîtrise des marchés du monde ; l’Italie, à cause de ses ports sur la Méditerranée ; la Turquie, pour une foule de motifs connus de chacun ; et enfin la Belgique, parce que, suivant l’expression de M. Waxweiler, l’Allemagne l’a toujours regardée comme une nation trop loyale et trop respectueuse de sa neutralité pour être en état de s’opposer efficacement à l’introduction d’élémens étrangers. »

La noble et belle cité maritime d’Anvers, en particulier, présentait dans ces dernières années le spectacle d’une germanisation à peine croyable. Plus de 10 000 Allemands s’y étaient installés, et qui avaient même fini par se substituer presque entièrement aux Belges dans plusieurs des principaux domaines de l’industrie et du commerce locaux. L’exportation, la commission, les douanes, tout cela avait passé entre leurs mains. A la veille de la guerre, dans une adjudication ouverte pour la construction d’un dock, une compagnie belge des plus honorables avait fait des offres si avantageuses pour les intérêts de la ville qu’on avait dû les accepter : mais la colonie allemande, ne pouvant se résigner à perdre l’affaire, avait réussi à faire rompre le traité et à faire ouvrir une adjudication nouvelle, qui avait tourné au profit d’entrepreneurs allemands. Il existait à Anvers une centaine au moins de « Sociétés » allemandes, dont beaucoup ne se cachaient pas de recevoir des subventions, officielles ou privées, d’outre-Rhin. On y voyait deux Sociétés d’anciens officiers ou soldats, six Sociétés chorales, et jusqu’à un Verein expressément destiné à « favoriser le maintien de l’humour germanique ! » Avec cela plusieurs grandes écoles allemandes de garçons et de filles, où l’on chantait, chaque jour, des hymnes en l’honneur du Kaiser, ce qui n’empêchait pas maintes familles belges d’y envoyer aussi leurs enfans. Mieux encore : la colonie allemande d’Anvers avait réussi à réaliser d’une façon durable le rêve patriotique conçu jadis par le commandant du navire-école le Stein, le jour où celui-ci avait campé une sentinelle prussienne sur le quai de l’Escaut. Avec l’approbation du Conseil communal, une « Société de Vigilance » s’était constituée sous le nom flamand de Waak en Sluit. C’était une sorte de police privée, prétendant aider ou suppléer dans sa tâche l’autorité régulière, et dont les membres avaient droit de porter des armes. Or, l’immense majorité de ces membres était composée d’Allemands, et un « prospectus » reproduit par M. Claes prouve clairement que le Waak en Sluit d’Anvers se rattachait en droite ligne à un groupe de sociétés allemandes analogues ayant leur centre à Cologne !

Une vingtaine d’années avaient suffi pour opérer cette transformation de la vénérable cité flamande en ce que Mme Louise Creed allait définir bientôt : « un véritable nid d’espions allemands. » Transformation que prévoyait et dénonçait déjà, au début de l’année 1897, notre compatriote M. Carteron, consul général de France à Anvers, dans un admirable rapport publié par le Moniteur officiel du Commerce du 27 mars de la même année. « Par degrés, écrivait M. Carteron, l’ancienne physionomie d’Anvers est en train de changer. Bon nombre d’anciennes et solides maisons belges risquent d’avoir à disparaître, faute pour elles d’avoir su se protéger en temps utile contre les menées souterraines de concurrens venus d’Allemagne. Et celles de ces maisons qui ont chance de survivre se trouvent dès maintenant forcées de compter avec ces immigrans allemands, affranchis de tout préjugé tant soit peu gênant, et dont les patiens efforts formeront à coup sûr l’un des chapitres les plus suggestifs de cette curieuse histoire d’une « lutte pour la vie. »


Dans sa clairvoyance prophétique, M. Carteron allait même jusqu’à signaler le rôle capital d’un personnage que M. Claes nous montre aujourd’hui comme ayant été, à beaucoup près, l’agent le plus actif et le plus constant de cette « germanisation » de la ville d’Anvers. J’entends par-là l’humble et modeste « commis » allemand, ce « jeune homme au teint pâle, des lunettes sur le nez, sobre, patient, travaillant volontiers sans aucun salaire, » et qui, toujours suivant le rapport de notre éminent compatriote, « à Anvers de même qu’en beaucoup d’autres villes, a puissamment contribué aux progrès de la suprématie allemande. » C’est lui, ce « jeune homme au teint pâle, » qui sans l’ombre d’un doute, à Anvers comme ailleurs, a commencé le « travail de taupe » éloquemment décrit par M. Claes. Qu’on le voie se présenter d’abord dans les riches bureaux d’un négociant belge ! Impossible d’imaginer apparence plus innocente. Ayant achevé ses études commerciales dans son pays, et souvent même dans la propre maison de son père, — qui est, là-bas, l’un des représentans les plus considérables de la même « branche » de commerce, — il a résolu de venir passer quelques années en Belgique, afin d’apprendre plus à fond la langue française. C’est donc une faveur qu’il sollicite, malgré les nombreuses et élogieuses recommandations dont il est muni ; et aussi ne demande-t-il pas à être payé. Au contraire, pour peu que le négociant belge y consente, son père se fera un plaisir de « s’intéresser » directement aux opérations d’une maison qu’il a depuis longtemps coutume d’apprécier. — Et malheur au négociant belge, — ajoute en passant M. Claes, — s’il consent à cette « participation » du père de son nouveau commis ! Nul moyen pour lui, dorénavant, de se dépêtrer de cette double « emprise, » qui non seulement l’empêchera de congédier le fils, s’il n’en est point satisfait, mais l’obligera encore * ne rien cacher, devant le commis étranger, de ses plus intimes secrets professionnels.

Au surplus, le négociant n’aura guère l’occasion de vouloir congédier un « employé modèle » tel que celui-là. Un garçon si laborieux et si complaisant, toujours le premier à venir au bureau et le dernier à quitter son pupitre ! Tout au plus sera-t-il tenté, peut-être, de regretter que l’excès de zèle pousse parfois le commis à « mettre son nez » dans des affaires dont il vaudrait mieux qu’il ne se mêlât point. Voici, par exemple, qu’un matin du printemps de 1914, l’un des plus notables commerçans belges qui eussent encore « survécu » à la « germanisation » d’Anvers reçoit, dans son cabinet, la visite de l’un de ses commis allemands !


— Monsieur, — dit le commis, avec un air tout ravi de soi-même, — j’ai grand plaisir à vous restituer ce billet de banque qui allait être perdu, et que j’ai trouvé dans une enveloppe ouverte !

— Et où avez-vous trouvé cette enveloppe ?

— Dans la corbeille où vous jetez vos papiers inutiles.

— Je vous remercie bien de ce précieux service que vous m’avez rendu. Mais comme je ne me soucie pas d’avoir chez moi des employés qui s’amusent à explorer le contenu de ma corbeille à papiers, auriez-vous l’obligeance de vous faire payer ce qui vous est dû, et de ne plus jamais remettre le pied dans ma maison ?


Ce commerçant se trouvait instruit déjà par l’exemple de ses confrères, et vingt années de « lutte pour la vie » l’avaient mis en défiance des façons d’agir des commis allemands. Mais que l’on imagine la même aventure se produisant, il y a un quart de siècle ! Combien alors le négociant belge, — tout en reconnaissant avec ennui mainte lacune fâcheuse dans l’éducation « mondaine » de son nouveau commis, — combien il aurait aisément excusé ces lacunes, en comparaison de l’admirable ensemble de qualités de tout ordre qui leur faisait contrepoids ! Si bien que, de mois en mois, le jeune Allemand se serait acquis plus d’autorité, et que bientôt, sur sa requête, d’autres commis allemands seraient venus s’asseoir près de lui, remplaçant des commis « indigènes, » décidément trop coûteux : tandis que ces remplaçans venus d’outre-Rhin, poussant à un degré « héroïque » leur légitime désir d’apprendre la langue française, s’accommodaient de n’être point payés lors même qu’on les savait dénués de toutes ressources personnelles ! — (On ignorait seulement qu’ils recevaient une pension régulière de l’une ou l’autre des deux grandes sociétés instituées en Allemagne, avec des capitaux de toute provenance, pour permettre ainsi à des employés pauvres d’aller « coloniser » des villes étrangères.)

Et que si les hasards du voyage nous avaient ramenés à Anvers cinq ou six ans après la première arrivée du doux et timide jeune garçon en lunettes, voici, d’après M. Claes, l’inquiétant tableau que nous aurions découvert : « Dans les bureaux du négociant, vainement vous auriez cherché un seul employé belge, à l’exception du menu fretin ; toutes les places tant soit peu importantes ayant été, L’une après l’autre, accaparées par des Allemands. Bien plus, les capitaux allemands auraient fini par jouer un si grand rôle dans les affaires du négociant que celui-ci s’étonnerait parfois de n’avoir pas encore été, lui-même, contraint de céder sa propre place à un confrère allemand. En fait, il y a longtemps que cette substitution dernière se serait accomplie, si les Allemands n’avaient pas estimé que le nom du négociant belge possédait une certaine valeur commerciale, la valeur d’une espèce d’enseigne, qu’il convenait de ne point sacrifier. »


Ainsi se propageait à Anvers le « microbe » allemand. A l’intérieur des bureaux où ils avaient réussi à se faire accueillir, les nouveaux venus examinaient soigneusement les registres et la correspondance, voire le contenu de la corbeille aux papiers du « patron. » Au dehors, ils se hâtaient de fonder les innombrables « sociétés » que j’ai dites, en même temps qu’ils resserraient leurs liens avec les grandes sociétés d’Allemagne qui les avaient envoyés à l’étranger et les y faisaient vivre. Insensiblement, sous leur impulsion habilement déguisée, l’ancienne cité flamande perdait son caractère distinctif, s’imprégnait d’une atmosphère essentiellement germanique. Il n’y avait pas jusqu’à ses dehors qui, chaque fois qu’on les revoyait, ne revêtissent plus manifestement la couleur et l’odeur d’une ville allemande. Je me souviens d’en avoir été très frappé, pour ma part, quelques semaines avant la déclaration de guerre : j’avais peine à reconnaître non seulement les quartiers nouveaux des alentours de la gare, mais aussi les vénérables ruelles voisines de l’Hôtel de Ville et de la Cathédrale. Tout cela, sans que l’on sût comment, s’était soudain « germanisé : » les mêmes maisons qui m’avaient naguère diverti et touché par leur flegmatique bonhomie flamande me faisaient à présent l’effet d’avoir été transportées là de quelqu’une des plus récentes « artères » de Berlin ou de Cologne. Et pas une boutique où l’on ne fût servi désormais par des commis allemands, obséquieux et pressés, au lieu de l’ancienne apathie somnolente de blondes demoiselles toutes pareilles aux martyres ou aux nymphes d’un Gaspard de Crayer.

Inutile d’ajouter que ces « taupes » allemandes avaient aussi leurs journaux, le Brusseler Zeitung, le Deutscher Anzeiger für Antwerpen, comme aussi leurs églises, où pasteurs et curés, — fort appréciés de la population belge dans leur rôle de professeurs gratuits de langue allemande, — ne se fatiguaient pas de tonner contre l’effroyable corruption religieuse et morale de la France. Mais surtout, c’était dans les journaux, et les églises, dans tous les milieux « indigènes, » que ces hôtes dangereux s’efforçaient patiemment d’insinuer l’influence allemande. A peu près invariablement, dans chacune des familles immigrées d’outre-Rhin, l’un des frères se faisait naturaliser belge, tandis que l’autre frère conservait avec soin sa nationalité allemande : par où l’on comprendra aisément combien leur race était arrivée à se sentir forte jusque dans les conseils de la cité et de la province ! A Anvers comme un peu plus tard à New-York et à Chicago, il fallait voir (et entendre) l’exubérant « loyalisme » de ces Flamands improvisés, — sans que d’ailleurs leur nouvel amour de la Belgique les empêchât, notamment, de souscrire des sommes énormes, en 1913, pour « l’augmentation des armemens de l’empire d’Allemagne. »

Et de la même façon que les Allemands d’Anvers exploitaient à leur profit la naïve piété des foules flamandes, en leur représentant l’esprit français comme purement diabolique, de même encore ils se servaient sans vergogne de l’attachement enraciné de ces foules pour leur langue nationale. M. Claes ne va pas jusqu’à oser admettre que la résurrection récente de la vieille querelle des « flamingans » et des « wallons » ait été, tout entière, d’inspiration allemande ; mais, certes, les documens qu’il nous cite nous prouvent assez la grande part qu’y ont prise des mains allemandes. Une campagne, à la fois sournoise et tenace, a été menée dans les villes et villages du pays flamand, pour accoutumer les habitans de ce pays à considérer les Allemands comme leurs frères de langue, et de tradition, et de cœur, ardemment désireux de les défendre contre l’hostilité et la persécution séculaires de leurs rivaux wallons, soutenus par le reste des nations latines. Après quoi, lorsqu’ils ont cru avoir suffisamment préparé le terrain, les instigateurs des rancunes « flamingantes » ont voulu recueillir le fruit de leur travail. Mais il s’est trouvé qu’une fois de plus leur sottise foncière, — je veux dire ce manque absolu d’observation vivante que je signalais ici l’autre jour, — leur a valu d’échouer dans leur entreprise. Se figurant que leur prédication anti-latine avait suffi pour engourdir les consciences des Belges suivant la manière d’un de leurs gaz stupéfians, ils ont adressé à leurs auditeurs de la veille une série d’appels et de proclamations où ils les engageaient à réaliser l’immortelle destination de leur race, en se laissant « annexer » par leurs frères d’outre-Rhin. « Vos aspirations vont être satisfaites. Le rêve de vos pères va enfin prendre corps. Les Flandres aux Flamands, telle est la volonté de Dieu !… Accueillez parmi vous les braves troupes prussiennes qui sont venues vous délivrer de l’ancien joug romain ! Et rappelez-vous ce cri de guerre de vos ancêtres : Tout ce qui est wallon (walsch) est faux (valsch). Il faut tuer tout cela ! »

Heureusement, les Belges de langue flamande n’étaient pas encore assez « drogués » pour oublier l’invasion allemande en Belgique, et la-destruction de quelques-unes de leurs plus belles villes, et le massacre de milliers de leurs frères, flamands ou wallons. Si bien qu’à ces appels de Flamingans en casque pointu ils ont répondu par un éclat de rire, parfaitement résolus désormais à persévérer dans l’émouvante fraternité de corps et d’âme qui, depuis le début de la guerre, a inspiré toute leur conduite à l’égard des Wallons. Puissent-ils seulement, au sortir de la terrible épreuve qui s’achève pour eux, puissent-ils se souvenir aussi de la leçon qu’a été pour eux le bouleversement prolongé de leur sol par la « taupe » allemande !


T. DE WYZEWA.