Revues étrangères - L’Aventure tragique de Jane Grey

Revues étrangères - L’Aventure tragique de Jane Grey
Revue des Deux Mondes, 5e périodetome 56 (p. 932-942).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AVENTURE TRAGIQUE DE JANE GREY


The Nine Days Queen, Lady Jane Grey and her Times, par Richard Davey, un vol. in-8o, illustré, de la collection : Romantic History, Londres, librairie Metliuen, 1910.


Un matin d’automne de l’année 1549, l’éminent humaniste anglais Roger Ascham, professeur de « calligraphie » du petit roi Édouard VI, ayant l’occasion de passer auprès du Manoir de Bradgate, résolut de s’arrêter un moment dans cette somptueuse maison dont le possesseur, Henri Grey, duc de Suffolk et marquis de Dorset, s’était constitué le patron attitré de tous les hommes de lettres et savans du royaume, à la condition qu’ils eussent adopté les nouvelles idées en matière religieuse. Sitôt entré dans l’immense parc de Bradgate, Ascham rencontra le duc et sa femme qui, accompagnés d’une nombreuse escorte, venaient de se mettre en route pour une partie de chasse ; mais il apprit d’eux que leur fille aînée, lady Jane, alors âgée de douze ans, était restée au château, et serait sûrement ravie de le voir. Il poursuivit donc son chemin à travers le parc, obtint des serviteurs la liberté d’aller surprendre lady Jane sans se faire annoncer, et, ayant ouvert doucement la porte du « cabinet » de la jeune fille, trouva celle-ci seule, assise devant la fenêtre, et « occupée à lire le Phédon de Platon, dans son texte grec, avec autant de plaisir qu’en prennent nos cavaliers à lire les joyeuses histoires de Boccace. »

Cette petite savante de douze ans était une gentille enfant toute frêle et menue, d’une taille fort au-dessous de son âge, et non pas jolie, peut-être, avec ses cheveux d’un blond vif et son maigre visage pointu entièrement semé de taches de rousseur, mais à la fois si gracieuse et si innocente que personne ne pouvait l’apercevoir sans éprouver pour elle un sentiment où la sympathie se mélangeait, déjà, d’une tendre pitié : car c’était vraiment comme si, dès lors, le visage ingénu de la future « reine de neuf jours » eût porté le signe de la fatalité tragique qui allait bientôt l’accabler sous son poids. Le regard de ses grands yeux teintés de reflets rouges, notamment, avait une étrange expression de mélancolie : un de ces regards d’enfant souffreteuse ou bal tue dont la tristesse nous est encore rendue plus poignante par le pâle sourire, naïvement résigné, qui les accompagne. Et la même désolation s’exhalait aussi des paroles de la petite Jane Grey, à en juger par l’entretien qu’elle eut, ce clair matin d’automne, avec son visiteur.

Celui-ci, très étonné, demanda tout d’abord à la jeune fille « pourquoi elle délaissait, au profit de ses études, les divertissemens où prenaient part tous les autres habitans du château ; » et ce fut précisément avec un « faible sourire » de ses lèvres rouges, découvrant la blanche et régulière rangée de ses dents, que la petite métaphysicienne répondit à cette première question :

— J’estime, quant à moi, que tout leur amusement à la chasse n’est qu’une ombre vaine, auprès de la jouissance que je goûte dans Platon. Hélas ! les pauvres gens, jamais ils n’ont compris ce que signifie le véritable plaisir !

Une telle réponse, si réellement Jane Grey l’a formulée en ces termes, était bien faite pour accroître la surprise de l’érudit professeur. Mais sans doute Ascham lui-même n’aura pas eu de peine à y reconnaître l’écho de quelque sermon que l’enfant venait d’entendre ; et, en tout cas, il lui a suffi de poser ensuite à lady Jane une nouvelle question pour qu’aussitôt cette austère contemptrice des faux plaisirs du monde se révélât devant lui la pauvre petite enfant qu’elle était, condamnée par l’indifférence et la dureté inhumaine de ses parens à se chercher un refuge dans un monde idéal d’images ou de rêves, dont les livres qu’elle lisait lui entr’ouvraient la porte. Le fait est qu’on ne saurait concevoir paroles plus touchantes que ces simples aveux de la jeune fille, en réponse à l’interrogation de Roger Ascham sur la manière dont « elle s’était élevée à une aussi exemplaire notion du plaisir véritable : »

— « Eh bien ! répondit Jane Grey, je vais vous dire, tout franchement, ce qui en est ! Sachez donc que l’un des plus grands bienfaits que Dieu m’ait jamais accordés a été de m’envoyer, — avec des parens exigeans et sévères comme les miens, — un maître aussi bon que l’est M. Aylmer ! Lorsque je suis en présence de l’un de mes deux parens, soit que je parle ou me taise, soit que je reste immobile ou que je me meuve, soit que je m’occupe à coudre, à jouer, à danser, ou à faire n’importe quoi d’autre, il faut absolument que je fasse tout cela, pour ainsi dire, avec autant de poids, de mesure, et de nombre, en un mot aussi parfaitement que Dieu a créé la terre : faute de quoi je suis si vivement réprimandée, si cruellement menacée, et parfois même battue, je suis maltraitée avec tant d’excès que je me figure être en enfer, et cela : jusqu’à ce qu’arrive le moment où je dois aller prendre mes leçons avec mon précepteur ; mais alors M. Aylmer m’instruit si doucement, si agréablement, et avec une façon si ingénieuse de m’exciter à apprendre, que je crois toujours que le temps n’est rien, pendant que je puis rester avec lui. Et quand, après cela, on me rappelle et que je le quitte, toujours je me mets à pleurer, parce que tout ce que je fais d’autre, excepté d’apprendre, est rempli pour moi de souci, d’effroi, et d’affreuse répugnance. Voilà comment il se trouve que ce livre que vous voyez m’a apporté un plaisir si vif, et chaque jour m’en apporte tellement plus encore, que, en comparaison de lui, toutes les autres sources de plaisir ne sont vraiment pour moi que corvées ou misères ! »

Mais ce n’est jamais sans péril qu’une enfant, dès l’aube de sa vie, est contrainte à remplacer l’ordinaire des « sources de plaisir » par les seules jouissances artificielles des leçons et des livres. D’un gros et excellent ouvrage que vient de consacrer M. Richard Davey à l’étude documentaire de la vie de Jane Grey, la conclusion qui me semble ressortir le plus nettement est que cette pauvre jeune femme a eu, surtout, à subir la peine de l’effrayant « surmenage » intellectuel qui lui a été infligé presque depuis sa naissance. Cet aimable M. Aylmer que la petite Jane vantait à Roger Ascham avec une reconnaissance naïve, et Roger Ascham lui-même, ainsi qu’une foule d’autres savans anglais ou étrangers, s’étaient mis en tête de préparer la fille aînée du plus zélé « protestant » parmi les nobles anglais à devenir, un jour, sur le trône royal où ils espéraient bien la voir installée, un modèle parfait de science théologique suivant l’esprit de leur maître Calvin. Rien de plus curieux, à ce point de vue, que les nombreux extraits cités par M. Davey soit des lettres adressées à lady Jane par ces apôtres calvinistes, soit de la correspondance échangée entre eux à son sujet. Nous y voyons avec quelle âpreté les précepteurs et conseillers de la jeune fille, abusant contre elle de la situation qu’elle avait naguère ingénument avouée au professeur de « calligraphie, « s’acharnaient à lui encombrer le cerveau des connaissances les plus disparates. Non seulement ils l’avaient amenée à apprendre le latin, le grec, et jusqu’aux langages « de l’Arabie et de la Chaldée : » nous avons la preuve que, en 1551, Aylmer, Ascham, et l’Allemand Bullinger se sont alliés pour forcer la malheureuse enfant à abandonner l’étude de la musique, qui aurait eu chance de lui détendre l’esprit, au sortir de ses terribles exercices d’hébreu ou de patrologie ! « Je vous prierai, — écrivait par exemple Aylmer à Bullinger, — de prescrire à lady Jane la durée du temps qu’elle peut décemment employer à l’étude de la musique ; car, sous ce rapport aussi, les gens errent sans mesure dans notre pays. » La future souveraine n’avait pas le droit de se distraire librement à chanter, ou à jouer des canzones sur son « virginal ; » elle n’avait pas le droit de danser, ni de se vêtir élégamment, de suivre en rien l’exemple de ses jeunes compagnes. Tout le groupe des théologiens allemands, suisses, et italiens, accourus en Angleterre aussitôt après la mort de leur terrible ennemi Henri VIII, les Bullinger et les Ab Ulmis, les Sturmius et les Pellikan, n’entendaient point lâcher cette jeune proie avant de l’avoir complètement saturée de toute la science divine et humaine qu’ils jugeaient indispensable à son rôle prochain de « Sémiramis calviniste. » Et personne ne pourra lire l’intéressant ouvrage de M. Davey sans avoir l’impression, qu’un pareil « surmenage » doit avoir eu pour effet d’empêcher le mûrissement naturel de l’esprit de la jeune femme, tout de même que, peut-être, c’est lui qui a empêché son corps de grandir, la condamnant à garder toujours aussi bien l’apparence extérieure que le caractère et la pensée d’un enfant.


Une pauvre enfant au cœur tout parfumé d’innocence, infiniment douce, et pure, et probablement généreuse et tendre, mais à jamais incapable de se rendre compte des réalités de la vie, c’est là ce qu’ont fait de lady Jane Grey la négligence criminelle de ses odieux parens et l’ambition ou le fanatisme irréfléchi de ses professeurs. Sa figure authentique, il est vrai, ne se manifeste à nous que très vaguement, sous l’énorme appareil des légendes amoncelées autour d’elle, depuis le lendemain de sa mort, par l’inventive piété de ses hagiographes : mais chaque fois que cette gentille figure nous apparaît avec un peu plus de lumière, au cours du récit de M. Davey, toujours nous y découvrons ce même regard, ignorant et craintif, d’enfant maltraitée qui déjà se fixait douloureusement sur Roger Ascham pendant que la petite lectrice de Platon se décidait à étaler devant son visiteur les motifs secrets de son goût pour l’étude. Et l’émouvant discours tenu alors par Jane Grey, dans son « cabinet » de Bradgate, trouve vraiment sa contre-partie dans une autre parole, non moins historique, de la jeune femme, qui, à elle seule, aurait de quoi nous éclairer jusque sur l’être le plus profond de l’infortunée « reine de neuf jours. »

On sait de quelle façon, en juillet 1553, le petit roi Edouard VI étant mort, son ministre et favori, le duc de Northumberland, a résolu d’écarter du trône la fille aînée et héritière légitime d’Henri VIII, Marie Tudor, pour lui substituer lady Jane Grey, petite-nièce du vieux roi, à qui le même Northumberland venait de faire épouser l’un de ses propres fils. Jane Grey, qui déjà avait été contrainte par force à ce mariage, s’était ensuite laissé docilement amener à Londres, y avait accepté le rôle d’usurpatrice que lui imposaient son beau-père et ses parens, avait signé des ordres pour l’arrestation de Marie Tudor, et puis, après neuf jours de règne, avait vu tous ses partisans s’éloigner d’elle, et avait appris la soumission unanime du royaume à la fille d’Henri VIII. Or, lorsque cette aventure s’est décidément achevée, le soir de ce 19 juillet où Marie Tudor, parmi les acclamations de la foule, a fait son entrée solennelle dans sa capitale, Jane Grey, restée seule à la Tour de Londres avec son père, a naïvement demandé à celui-ci, tout à fait comme un enfant qui a fini de réciter sa leçon : « Est-ce que, maintenant, je puis m’en retourner chez moi ? »

Voilà comment la rivale de Marie Tudor se représentait sa situation, en cette heure tragique de l’écroulement de son faible trône usurpé ! Aussi longtemps qu’on lui avait commandé d’être reine, elle l’avait été avec son obéissance accoutumée, exactement comme jadis, à Bradgate, elle s’attachait à exécuter en perfection les ordres qu’elle recevait de ses « exigeans et sévères parens : « et puis, ses maîtres n’ayant plus désormais rien d’autre à lui ordonner, elle sollicitait la permission de « s’en retourner chez elle, » de la même façon que nous l’avons vue s’enfuir joyeusement auprès de son précepteur, aussitôt qu’elle pouvait s’arracher à ces obligations mondaines qui lui donnaient l’illusion « d’être en enfer. » Et sans doute la pauvre enfant, cette fois encore, avait eu la sensation d’être 'en enfer, « pendant que son père et Northumberland l’obligeaient à occuper la place de Marie Tudor ; elle-même, plus tard, dans sa lettre à la Reine et dans son discours sur l’échafaud, a exprimé assez éloquemment son repentir d’avoir dû se prêter à une violation aussi coupable des droits légitimes de sa souveraine : mais sa longue habitude d’obéir passivement, son incapacité absolue de réfléchir ou de comprendre, la déformation imprimée à son cerveau puéril par dix ans de solitude morale absolue et d’incessant « surmenage, » tout cela lui avait rendu impossible la résistance aux volontés des lâches intrigans qui s’étaient emparés d’elle ; et maintenant, tandis que la mort se tenait déjà sur son seuil, prête à lui faire expier une rébellion qui ne pouvait pas être pardonnée, la pauvre petite fille promenait autour d’elle son doux regard étonné, et demandait si on ne lui permettrait point de s’en retourner, tranquillement, chez elle !


La réponse à Roger Ascham et cette question ingénue du soir de la défaite : à cela se réduit, en somme, ce que nous pouvons connaître de certain sur le caractère de la pauvre enfant. Tout le reste n’est que légendes, et souvent même directement contraires à la vérité historique, depuis le talent littéraire de Jane Grey, dont aucune trace ne s’est consacrée, jusqu’à son prétendu héroïsme de martyre protestante. A peine possédons-nous, de sa main, une ou deux lettres que l’on ne puisse pas soupçonner de lui avoir été dictées par les uns ou par les autres des personnages divers qui, tout au long de sa vie, se sont plu à user d’elle comme d’un instrument pour le service de leurs intérêts politiques ou confessionnels. Et la haute portée de l’ouvrage de M. Davey lui vient surtout de ce que, après avoir écarté ces fables que l’imagination populaire a amoncelées pendant plusieurs siècles, et sous lesquelles la personne authentique de la petite reine improvisée nous apparaît enfin, pour la première fois, dans son émouvante simplicité, l’auteur s’est attaché à évoquer devant nous les vigoureuses et sinistres figures des acteurs principaux du drame où Jane Grey n’a joué qu’un rôle purement passif. Jamais encore, je crois, aucun historien n’a reconstitué avec autant de relief et de couleur pittoresque le tableau des intrigues ourdies autour du trône du vieil Henri VIII et de son pitoyable successeur Edouard VI. Sans cesse nous voyons surgir de l’ombre, et se précipiter ardemment à l’assaut du pouvoir, des types prodigieux d’ambition effrénée ou de haineuse rancune, des êtres d’une dépravation hypocrite ou cynique, entre les mains desquels l’infortunée lady Jane passe et repasse comme une arme de combat, jusqu’au jour où le plus répugnant de ces personnages, le duc de Northumberland, finit par l’écraser sous sa propre ruine.

Il faut voir, par exemple, avec quelle cruauté Northumberland et sa femme, non contens d’avoir obligé l’enfant à épouser leur fils, tandis qu’elle a innocemment donné tout son cœur au jeune Edouard Herdford, exigent encore qu’elle partage avec ce mari détesté les honneurs et privilèges du pouvoir royal qu’ils l’ont contrainte à usurper. Chacun des neuf jours de la royauté de Jane Grey nous offre le spectacle d’une « scène » nouvelle entre la petite reine, dirigée par son père, et le couple impérieux de ses beaux-parens. Et puis, lorsque Northumberland est pris et condamné, voici en quels termes abjects ce véritable meurtrier de Jane Grey implore la pitié de son ennemi, le comte d’Arundel, dont il a jadis lâchement trahi et déshonoré la sœur :

« Très honorable lord, — Infiniment douloureuse a été la nouvelle que j’ai apprise, ce soir, de M. le Lieutenant, à savoir que je devais me préparer pour recevoir, dès demain, le coup mortel. Hélas ! mon bon seigneur, mon crime est-il donc si affreux que, seule, l’effusion de mon sang puisse en laver les traces ? Il y a un vieux proverbe, et profondément vrai, qui dit qu’un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Oh ! s’il pouvait plaire à Sa Majesté de m’accorder la vie, ne serait-ce que la vie d’un chien ! Si je pouvais seulement vivre et baiser ses pieds royaux, et dépenser à la fois ma vie et mes biens à la servir humblement ! Oh ! si sa miséricorde daignait s’élever jusque-là, et qu’Elle voulût bien considérer combien peu de profit pourra lui apporter mon corps mort et démembré, mais, au contraire, quel grand honneur ce sera pour elle, devant toute la postérité, quand on saura qu’une reine aussi puissante n’a pas refusé d’octroyer la vie à un objet aussi misérable que moi !... Et que si ma vie peut être prolongée par votre entremise, toujours c’est à vous que je la devrai, pour la passer tout entière à vos honorables pieds ! Oh ! mon bon seigneur, rappelez-vous combien douce est la vie, et combien amère sa privation ! N’épargnez ni vos discours, ni vos peines : car il est impossible que Dieu ait fermé pour moi tout espoir de consolation dans ce cœur éminemment gracieux, princier, et féminin de Sa Majesté ! »

Tel était l’homme qui, avec un mélange scandaleux de dureté et d’aveuglement, a forcé Jane Grey à abandonner sa paisible résidence au milieu de ses livres pour venir s’affubler d’un rôle dont elle-même, au fond, ne pouvait s’empêcher de sentir plus ou moins nettement l’illégalité ; à quoi il convient encore d’ajouter que ce prétendu défenseur de la cause protestante était, pour son propre compte, un dévot catholique, justement effrayé de sa comparution prochaine devant Dieu, et infatigable à réclamer, pour soi-même, les sacremens d’une Église qu’il avait persécutée autant qu’il l’avait pu. A peine moins odieux, d’ailleurs, avait été déjà, avant lui, le premier protecteur et exploiteur de la jeune fille, ce Thomas Seymour qui, naguère, avait littéralement acheté au père de Jane Grey le droit de la prendre chez soi pour la faire servir au succès de combinaisons que la mort l’avait empêché de réaliser. Mais peut-être le plus déplaisant encore de tous les personnages que nous voyons s’agiter autour de Jane Grey est-il le propre père de la jeune femme, ce duc de Suffolk qui, après avoir élevé sa fille avec une rigueur implacable et s’être toujours montré disposé à la prêter aux intrigues d’autres aventuriers plus hardis, a enfin achevé de la perdre en se soulevant contre Marie Tudor au moment où il savait que la vie de Jane Grey, prisonnière à la Tour, ne manquerait point de payer l’échec de sa rébellion. La lettre d’adieu que lui a écrite l’infortunée, à la veille de sa mort, est justement l’une de celles dont l’authenticité nous est le moins douteuse, une lettre infiniment simple et belle, que je ne puis me défendre de citer tout entière :


Mon père, bien qu’il ait plu à Dieu de hâter ma mort par votre fait, par qui ma vie aurait dû plutôt être prolongée, cependant je puis prendre la chose avec tant de résignation que je rends plus de grâces à Dieu pour le raccourcissement de mes misérables jours que si le monde entier avait été donné en ma possession, avec ma vie prolongée selon mon propre gré. Et encore que je sois bien assurée de votre douleur, qui se trouve doublée à la fois en déplorant votre propre misère et aussi, sans doute, ma malheureuse situation, cependant, mon cher père, s’il m’est permis sans offense de me réjouir de ma propre infortune, je me tiens pour heureuse en ce que mon sang innocent peut implorer compassion devant le Seigneur. Et pourtant, quoique certainement je me sois trouvée contrainte, et, comme vous le savez assez, continuellement assaillie pour m’obliger à faire ce que j’ai fait, toutefois, en prenant sur moi la couronne, j’ai eu l’air de consentir, et par là ai gravement offensé la Reine et ses lois. Mais du moins j’ai confiance que cette faute que j’ai commise apparaîtra beaucoup moins grave devant Dieu, de ce fait que, me trouvant dans cet état royal, l’honneur qu’on m’a imposé par force ne s’est jamais mêlé à mon cœur innocent. Et ainsi, mon bon père, je vous ai révélé l’état où je suis présentement, avec la mort déjà toute proche ; et bien que, à vos yeux, cet état puisse sembler douloureux, pour moi rien ne saurait être mieux venu que, du fond de cette vallée de misère, d’aspirer au trône céleste de toute joie et de tout plaisir, avec le Christ notre sauveur ; dans la foi constante duquel, — s’il est permis à une fille de parler ainsi à son père, — je souhaite que la Seigneur continue de vous garder, de telle sorte que, à la fin, nous puissions nous rencontrer dans le ciel avec le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, Amen. Je suis, mon cher père, votre bien obéissante fille jusqu’à la mort.


JANE DUDLEY.

Une seule figure, dans cette tragédie, est faite vraiment pour nous émouvoir à côté et peut-être même au-dessus de celle de l’innocente victime : la figure douloureuse de la souveraine que les historiens se sont longtemps accordés à maudire comme un monstre altéré de sang, en chargeant sa mémoire d’une nombreuse série de forfaits au premier rang desquels figurait, précisément, le martyre glorieux de l’héroïque Jane Grey. Déjà le savant M. Martin Hume, dans un ouvrage récent que j’ai eu l’occasion de signaler[1], nous a fait voir combien était peu justifiée la réputation attachée au nom de Marie Tudor par l’ignorance ou la mauvaise foi de ses anciens biographes. Bien loin de travailler expressément à se mériter son terrible surnom de « Marie la Sanglante, « la pauvre femme n’a jamais cessé de s’opposer, autant qu’elle l’a pu, aux représailles dont ses ministres et conseillers lui démontraient, chaque jour, la nécessité ; et le contraste même de son horreur invincible pour toute effusion de sang avec l’obligation où elle s’est trouvée de laisser trop souvent les mains libres à ses justiciers contribue encore à nous la faire apparaître, aujourd’hui, dans un relief pathétique, infiniment différent de l’horrible image qu’on nous avait accoutumés à concevoir de son caractère.

Lorsque la malheureuse Jane Grey, après l’arrestation de Northumberland et l’entrée à Londres de Marie Tudor, a demandé à son entourage si « elle pouvait maintenant s’en retourner chez soi, » la princesse dont elle avait voulu usurper le trône. — et que ses partisans avaient essayé ouvertement de « supprimer, » — a été l’unique personne qui fût disposée à lui permettre, en effet, de se retirer sans le moindre dommage. Vainement les ministres de la Reine, et les agens de l’empereur Charles-Quint, et l’ambassadeur français Noailles, la sommaient de décréter la mise en jugement d’une créature dont la vie constituait, pour elle, un danger et une menace de tous les instans : Marie, obstinément, se refusait à la sacrifier. Elle répondait à Noailles que, quoi qu’il pût arriver, « son intention était d’épargner lady Jane. » A l’agent impérial Renard, suivant un vieux texte français retrouvé par M. Davey, « elle disait qu’elle ne pouvait se résoudre à faire mourir Jeanne de Suffolk, attendu que celle-ci n’avait eu aucune part à l’entreprise du duc de Northumberland, et qu’elle se ferait conscience de la faire mourir, puisqu’elle était innocente. » Après quoi nous lisons, dans le même récit : « Simon Renard lui répliqua qu’il fallait au moins la retenir prisonnière, parce qu’il y aurait beaucoup d’inconvéniens à lui rendre la liberté. La Reine répondit que, à l’égard de Jeanne de Suffolk, on ne la mettrait pas en liberté sans avoir pris toutes les précautions nécessaires pour qu’il n’en put résulter aucun inconvénient. Simon Renard ayant rendu compte à l’Empereur de cette conversation, ce prince insista de nouveau, dans sa réponse, pour engager la Reine à punir sans miséricorde tous ceux qui avaient entrepris de lui enlever la couronne. » Mais ni cette « insistance » du père de son fiancé, ni toutes les autres démarches multipliées infatigablement auprès d’elle n’ont pu réussir à ébranler sa résolution « d’épargner lady Jane. » La jeune femme restait enfermée à la Tour, où tout le monde avait l’ordre de la traiter aussi honorablement et doucement que possible, en attendant que le retour du calme rendit plus facile à Marie Tudor de la relâcher. C’est à cet état de choses que Jane Grey elle-même fait allusion, dans sa lettre à son père, quand elle reproche à celui-ci d’avoir « hâté sa mort. » Car il n’a pas fallu moins que la rébellion ouverte du duc de Suffolk. presque au lendemain du jour où la Reine l’avait remis en liberté, pour vaincre enfin les dernières hésitations de Marie Tudor, sous la poussée unanime du sentiment public. Jusqu’au bout, celle que l’histoire accuse d’avoir été le bourreau de Jane Grey s’est montrée pleine de tendre indulgence pour sa petite rivale ; et celle-ci l’a compris, et est morte en rendant hommage à la souveraine qui, parmi l’abandon de tous ses amis, était seule désormais à plaindre son sort, après s’être longtemps efforcée de la laisser vivre.

« Bon peuple, s’est-elle écriée du haut de l’échafaud, je suis venue ici pour mourir, et c’est une juste loi qui me condamne à cela ! Il est vrai que mon unique offense contre Sa Majesté a été de consentir aux projets d’autres personnes, projets dont je vois bien maintenant qu’ils constituaient une trahison : je n’ai agi que sur le conseil de ceux qui auraient semblé avoir bien plus d’intelligence de ces choses que moi, qui ne savais rien de la loi, ni des titres à la couronne. Certes, le soulèvement contre Sa Majesté Royale était criminel, et de même a été mon consentement à cet acte ; mais, pour ce qui concerne ma collaboration personnelle à cet acte, ouïe désir que j’en aurais eu à mon profit, de cela je m’en lave les mains, en toute innocence, devant Dieu et en face de vous, bon peuple chrétien ! »


Oui, en vérité, la naïve enfant qui parlait ainsi avant de mourir pouvait à bon droit se proclamer innocente d’une « trahison » dont elle n’avait été que l’instrument résigné, et peut-être inconscient. Mais combien il est regrettable que, parmi la masse énorme des documens que nous a transmis sur elle la séculaire piété de ses compatriotes, aucun de ces témoignages ne soit assez sûr pour nous permettre de pénétrer un peu profondément dans l’intimité de sa petite âme, et d’aimer et admirer en elle, comme nous le voudrions, autre chose encore que son infortune ! Il n’y a pas jusqu’à ses prétendus portraits qui, malgré leur extrême abondance, ne soient hors d’état de nous révéler sa véritable figure. Des deux portraits que M. Davey serait tenté de croire authentiques, l’un est une gravure de XVIIe siècle d’après un tableau perdu d’Holbein, qui est mort lorsque Jane Grey n’avait que six ans ; l’autre, une peinture appartenant à lord Spencer, est l’œuvre d’un maître anonyme allemand ou flamand dont tous les tableaux nous font voir un type invariable de jeune femme rousse à l’ovale arrondi, ce qui nous rend presque impossible de considérer ladite peinture de la collection de lord Spencer comme représentant un modèle historique[2]. Et quant à l’esprit et au cœur de la malheureuse « reine de neuf jours, » hélas ! je crains fort que les touchans aveux qu’on vient de lire ne confirment encore ma supposition concernant l’état fâcheux de puérilité intellectuelle où les Aylmer et les Bullinger ont maintenu leur élève favorite, en lui bourrant la cervelle de leur fatras linguistique : car on ne doit pas oublier que l’ancienne lectrice du Phédon avait plus de seize ans lorsque, selon ses propres paroles, elle a « consenti aux projets criminels de son entourage, sans rien savoir de la loi ni des titres à la couronne. » Tant de soumission et tant d’ignorance, n’est-ce point la preuve d’une éducation étrangement incomplète ? et n’est-il pas vrai que la responsabilité principale, dans la tragique aventure de lady Jane Grey, doit revenir à des maîtres qui, tout en destinant la jeune femme au rôle décisif qu’elle n’allait point tarder à jouer, semblent avoir si absolument négligé de l’y préparer ?


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1908.
  2. Les seuls renseignemens que nous possédions sur l’apparence extérieure de Jane Grey se trouvent contenus dans une lettre du marchand génois J. B. Spinola, qui a eu l’occasion d’observer de très près la jeune princesse pendant que, le 10 juillet 1553, elle faisait son entrée royale à la Tour de Londres.