Revues étrangères - L’Aventure amoureuse du poète Novalis

Revues étrangères - L’Aventure amoureuse du poète Novalis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AVENTURE AMOUREUSE DU POÈTE NOVALIS


Novalis-Reliquien, par M. E. Heilborn, dans la Deutsche Rundschau. Berlin, 1911.


Les habitans de la petite cité de Tennstedt en Thuringe, où les distractions ne devaient pas être beaucoup plus nombreuses en 1796 qu’elles le sont aujourd’hui, avaient du moins le plaisir, maint dimanche d’été de cette année-là, d’assister à un spectacle éminemment curieux. Un groupe singulier de quatre personnes traversait lentement la principale rue de la ville, au sortir de l’église, se dirigeant vers un aimable et frais jardin de campagne au milieu duquel s’élevait un kiosque en style rococo. Les quatre personnes allaient deux par deux ; et c’étaient d’abord deux nabots se tenant tendrement par le bras, un mari et sa femme, chacun d’eux pourvu d’une bosse, mais avec cette particularité quasi providentielle que la bosse du mari se trouvait juchée sur son épaule droite, tandis que celle de la femme surgissait au-dessus de son épaule gauche. Puis, derrière cette paire de nains, en venait une autre de géans : deux longues et maigres figures, voûtées par une croissance excessive ou par la maladie, — un jeune garçon et une jeune fille d’à peine plus de vingt ans, mais déjà manifestement appelés à devenir bientôt victimes de la « consomption, » avec leur poitrine rentrée, leurs quintes de toux, et la flamme fiévreuse de leurs grands yeux trop ouverts.

Ainsi ils allaient, deux par deux, à travers Tennstedt : volontiers silencieux et recueillis, comme si chacun tâchait à conserver en soi l’essence des émotions pieuses que leur avait laissées l’office du jour. Mais, tout en se divertissant de les observer, les habitans de la petite ville ne manquaient pas de les saluer respectueusement, sur leur passage, avec un sourire où la curiosité se tempérait de chaude sympathie. Et l’aubergiste du Lion d’Or, en réponse à l’inévitable question de ses hôtes, n’avait pas assez de mots pour leur vanter les mérites publics ou privés de M. l’inspecteur de district Célestin Just et de madame son épouse, qui étaient les deux petites créatures aux bosses parallèles. Agés à présent de bien près de la cinquantaine, il y avait quelques mois qu’ils s’étaient unis en légitime mariage : lui, alors qu’on le croyait pour toujours voué au célibat, sa femme après avoir perdu depuis longtemps déjà son premier mari, illustre professeur d’anatomie à l’Université de Wittenberg. C’étaient assurément, lui comme elle, deux « fortes têtes, » pouvant en remontrer au personnel tout entier de cette université voisine. Sciences divines et humaines, belles-lettres, sans excepter la politique, rien qui ne fût familier au savant inspecteur ainsi qu’à sa compagne, fille d’un chapelain de la cour de Saxe qui, dès l’enfance de sa Dorothée, avait voulu suppléer chez elle au manque d’agrémens corporels en lui remplissant l’âme d’esprit et de savoir. Mais surtout M. Just et sa femme s’étaient acquis l’affection déférente de tout le pays par la parfaite pureté et bonté de leur cœur : incomparablement charitables, obligeans, familiers, de vrais modèles d’onction et de beauté chrétiennes.

Quant aux deux jeunes gens qui marchaient derrière eux, la demoiselle, — hélas ! de bien petite santé, — était une nièce de M. Just, orpheline recueillie naguère par son oncle et que celui-ci, tout de même que Mme la nouvelle inspectrice, continuait à traiter comme leur propre enfant. Le jeune homme, lui, tel qu’on le voyait là avec sa mine « absente » et son allure dégingandée, appartenait à l’une des plus glorieuses familles de l’Allemagne. C’était le fils aîné du vieux comte de Hardenberg, dont la race avait habité depuis des siècles le pittoresque château féodal de Wiederstedt. Mais peu à peu la misère s’était abattue sur ces Hardenberg, les forçant à abandonner le château de leurs ancêtres pour solliciter d’humbles emplois dans l’administration. Le père du jeune homme, par exemple, était maintenant directeur des salines à Weissenfels ; et son fils travaillait avec lui, après être resté deux ans en apprentissage chez l’inspecteur Just, auprès duquel il revenait d’ailleurs, le plus souvent possible, passer les dimanches. On le disait fort instruit, plus savant encore peut-être que le couple même des Just. En tout cas, un « drôle de corps, » qui avait toujours un peu l’air d’être dans la lune ; mais sans l’ombre d’orgueil ni de morgue seigneuriale, hardi buveur à l’occasion, et d’une politesse exemplaire avec l’aubergiste et ses cliens habituels, lorsque par miracle il se réveillait assez de son rêve pour s’apercevoir de leur existence.

Cependant le groupe des quatre promeneurs poursuivait lentement Sa route. De temps à autre, les Just échangeaient quelques mots sur le sermon du vénérable pasteur, ou bien se regardaient tendrement dans les yeux, ainsi qu’il sied à de nouveaux mariés. Et les deux jeunes gens, de leur côté, n’avaient point tardé à retrouver un sujet d’entretien qui, les occupant sans arrêt depuis de longs mois, avait fini par créer entre eux un lien d’intimité très profonde et très douce. Georges-Frédéric de Hardenberg, l’ancien élève de M. Just, était follement épris d’une jeune fille demeurant dans un château des environs de Tennstedt ; et la nièce de l’inspecteur, Caroline Just, se trouvait être l’amie de cette jeune fille, de telle façon que celle-ci aussi bien que son amoureux s’étaient accoutumés à la prendre pour confidente de leur petit roman. Non pas que la pauvre Caroline n’eût rêvé elle-même d’avoir également, pour son compte, un roman dont elle pût s’entretenir avec son cher compagnon et ami. Elle avait été tout près déjà, quelques mois auparavant, de se fiancer à un certain Stapf, qui était alors employé dans les bureaux de son oncle ; mais les choses, décidément, n’avaient pas voulu s’arranger. Stapf avait quitté la ville, en disant adieu pour toujours à Caroline Just ; et Hardenberg avait écrit à la pauvre fille une longue lettre où, avec l’intention la plus amicale, il n’avait trouvé à lui offrir que des consolations du genre que voici : « Vous avez maintenant derrière vous un charmant morceau de votre vie. Vos relations avec Stapf, cela forme comme un tout complet. Et dorénavant ce tout va s’arrondir, devenir transparent et homogène, vous procurer l’étoffe d’innombrables réflexions et menues jouissances intérieures. Il est vrai que le départ de votre ami constitue pour vous une perte : mais l’abandon résigné, la concentration de l’être sur soi-même, et le ferme accès à ce qu’il y a en nous d’impérissable et de divin, il faut que vous teniez compte de tout cela ! « Et sans doute l’excellente Caroline en avait « tenu compte : » car le fait est que jamais plus il n’avait été question de sa mésaventure personnelle, dans ses conversations avec Frédéric de Hardenberg. Une autre aventure amoureuse remplissait toutes ces conversations, comme aussi les lettres que s’écrivaient les deux jeunes gens depuis que l’un d’eux avait dû s’éloigner de Tennstedt, — une aventure qui avait projeté ses racines jusque dans l’abîme le plus secret du cœur prédestiné de l’ami de Caroline, et dont cette dernière avait peut-être senti dès ce moment, elle aussi, tout ce qui s’y trouvait contenu de forte, touchante, éternelle beauté.


J’ai eu autrefois l’occasion de raconter brièvement, ici même, les traits les plus mémorables de cette aventure[1], — car le lecteur a sûrement deviné que ce Georges-Frédéric de Hardenberg, qu’il vient de voir traversant la petite ville en compagnie de l’étonnante famille de son ancien maître, n’est autre que l’admirable poète Novalis, gloire et ravissement sans pareils des lettres allemandes. Et aussi m’excusera-t-on de reproduire tout d’abord quelques lignes de ce récit de naguère, par manière de préface à l’analyse de l’importante étude où M. Ernest Heilborn, le biographe attitré du poète, a dégagé pour nous, d’une liasse de feuillets jaunis ayant appartenu à Caroline Just, toute sorte de renseignemens nouveaux sur la célèbre liaison du poète avec Sophie de Kühn :


Le hasard d’une tournée administrative (avec son maître l’inspecteur Just) conduisit un jour Novalis dans un château des environs de Tennstedt, où demeurait un certain baron de Kühn, homme de mœurs équivoques, et fort mal élevé. Ce baron avait une fille toute jeune encore, nommée Sophie, que l’on présenta à Novalis avec les autres enfans ; et lui, dès qu’il la vit, se prit d’amour pour elle. Tous les soirs, depuis lors, il revint au château de Grüningen, chevauchant à travers le vent et la pluie pour passer quelques minutes auprès de sa chère Sophie. Et, cinq mois après sa première visite, en mars 1795, il se fiança secrètement avec elle…

Dans les derniers mois de la même année 1795, l’enfant s’alita, dépérit, fut en danger de mort. Et, dès cet instant, l’amour qu’avait pour elle Novalis se trouva comme transfiguré ; il devint une ardente et fiévreuse passion, alluma dans son cœur et dans son cerveau une flamme qui, désormais, ne devait plus s’éteindre… De loin comme de près, le jeune homme n’avait de pensée que pour sa Sophie. Quand elle fut transportée à Iéna, afin d’y subir une opération qui n’eut au reste d’autre effet que de hâter sa fin, il obtint un congé et accourut près d’elle. Jour et nuit, il la veillait, retenant ses larmes pour rire avec elle, la consolant, l’amusant, inventant de beaux contes dont elle était ravie. Et le premier miracle que produisit ce magnifique amour fut d’éveiller l’âme de Sophie elle-même. Au contact de l’âme brûlante de Novalis, cette enfant « profondément froide » s’échauffa, s’épanouit, devint une femme… Elle mourut le 19 mars 1797, après avoir exigé que Novalis s’éloignât d’elle pour n’avoir pas l’angoisse de la voir mourir… Longtemps ensuite le jeune homme vécut plongé dans le souvenir de sa fiancée morte. Et, quand enfin il se dégagea de ce rêve funèbre, un profond changement s’était produit en lui. L’amour et la douleur avaient fait de lui un poète.


Oui, c’est incontestablement cette tragédie de ses fiançailles avec Sophie de Kiihn qui a allumé au cœur de Novalis l’ardent et lumineux génie poétique destiné depuis lors à ne plus s’éteindre pendant les trois années qu’avait encore à vivre l’auteur d’Henri d’Ofterdingen et de m’Hymne à la Nuit. De telle sorte que la petite Sophie est devenue désormais, en Allemagne, une figure pour le moins aussi populaire que les Frédérique Brion, les Mme de Stein, et le reste des nombreuses héroïnes de la vie sentimentale de Gœthe ; et l’on comprend sans peine le vif mouvement de curiosité provoqué, ces mois derniers, par l’heureuse fortune qu’a eue M. Heilbron de découvrir notamment une série de longues lettres adressées par Novalis à Caroline Just durant la période même où celle-ci, en sa qualité d’amie des deux fiancés, se trouvait admise à recevoir la confidence des plus intimes secrets de leurs sentimens réciproques. En vérité, il n’y a pas une de ces lettres qui ne mériterait d’être traduite tout entière, avec la richesse inépuisable de leur pensée, l’extraordinaire variété des impressions qui s’y reflètent à chaque ligne, et tout ce qu’elles nous apprennent de la vie et du caractère de l’an des plus hauts poètes de tous les temps. Car je ne saurais trop le répéter : Novalis a été l’un de ces hommes d’exception, — comparable seulement à un Mozart ou à notre Pascal, — dont il semble que l’esprit et le cœur relèvent d’une humanité presque surnaturelle, apte à vivre sans effort dans une atmosphère de pure intelligence ou de pure beauté. À tout ce qu’ils touchent, ces êtres bienheureux ont le privilège de prêter une signification, une vérité, un attrait supérieurs : nous procurant à nous-mêmes l’illusion de nous sentir plongés, à leur suite, dans ce mystérieux « état de poésie » où Novalis, précisément, aspirait à vivre.


Encore n’en faudrait-il pas conclure que ces lettres du jeune Novalis à Caroline Just se maintiennent invariablement dans un ton d’éloquente exaltation lyrique ! Quelques-unes auraient même de quoi nous surprendre, par la familiarité naïve et abandonnée de leur accent, si nous ne nous souvenions qu’il s’agit là de l’innocente idylle de deux enfans : Sophie à peine âgée de quinze ans, et lui, Novalis, avec ses quelques années de plus, trop heureux de pouvoir redescendre au niveau intellectuel et moral de sa chère petite fiancée. Écoutons-le s’amuser, dans une lettre du printemps de 1705, à décrire l’existence charmante que Sophie et lui ne sauraient manquer de mener, après leur mariage :


FRAGMENT D’UNE LETTRE[2]

Et maintenant il faut que je te raconte la plus agréable aventure de mon voyage. Passant par Iéna, un hasard m’apprend que Hardenberg habite maintenant à deux heures de cette ville. Je me trouvais libre de mon temps, et étais trop curieux de connaître le ménage de notre ami. Voir celui-là « fixé, » c’est ce que je n’aurais jamais cru. J’arrive sur le seuil de sa maison, je demande à lui parler. Une jeune fille très simplement vêtue, mais d’une beauté merveilleuse, me fait entrer et me prie d’attendre. À peine avais-je eu le temps de jeter un coup d’œil autour de la chambre, que déjà Hardenberg était devant moi. Aussitôt je l’embrassai, et de tout son cœur il se réjouit de me revoir : et moi, de mon côté, j’étais muet de surprise. J’ai demeuré huit jours chez lui. Sa maison est la plus heureuse que l’on puisse rêver. J’y ai appris à connaître une foule d’êtres excellens, mais dont aucun n’est comparable à sa jeune femme. Car celle que j’avais prise, en entrant, pour une jeune fille, c’est la femme de notre ami. Tout ce qu’ont de précieux la grâce et la décence, la simplicité et la variété, le naturel et la délicatesse, le goût et l’amour, tout cela se trouve réuni dans cette maison, sous la main miraculeuse de cette jeune femme. Une très aimable créature, en particulier, qui n’est connue là-bas que sous le nom de Caroline, mérite de t’être signalée, attendu que la famille entière la proclame l’initiatrice de son bonheur. Jamais je n’oublierai la soirée délicieuse où Hardenberg et sa femme m’ont raconté l’histoire de leur découverte mutuelle, l’histoire de leur amour et de leurs amitiés. Je rêverais de pouvoir vivre toujours en leur compagnie.


Mais une âme de l’espèce de celle de Novalis ne peut pas s’être même sentie effleurée par l’aile de l’amour sans qu’un parfum subtil de fantaisie et de grâce poétiques s’insinue jusque dans ses expansions les plus familières. À chaque instant, le badinage ingénu des lettres du jeune homme à l’amie et confidente de sa Sophie s’entremêle de vivantes images, d’élans passionnés, où se laisse déjà entrevoir l’éminente richesse naturelle du terrain que va bientôt mûrir et féconder la douleur. Et puis, de temps à autre, nous avons comme l’impression que Novalis relève brusquement la tête, après l’avoir tenue penchée pour s’enivrer du regard innocent et malicieux de sa petite amie ; soudain l’horizon de sa pensée s’élargit, bien au delà de cette chambre d’enfans où il joue au « tarot » avec Sophie et ses sœurs, au delà même de la portée de vue habituelle de Caroline Just, à qui il s’adresse. Dès la première lettre, ayant à s’excuser de prolonger son séjour à Grüningen, le voici qui évoque le problème philosophique du libre arbitre, et se déclare momentanément disposé à devenir « déterministe, » pour mieux se soumettre à une « destinée qui a daigné se montrer si complaisante pour lui ! » Aussi bien son esprit est-il si instinctivement accoutumé à concevoir toutes choses « sous la catégorie de l’éternité » qu’il lui est impossible d’éprouver une sensation ou de percevoir un fait particulier sans les revêtir, tout de suite, d’une signification générale. Pour remercier Caroline de son obligeance, à la fin de cette première lettre, il lui écrit : « Donner et recevoir : chaque homme est appelé, ici-bas, à ne remplir que l’un ou l’autre de ces deux rôles. Vous appartenez à la première des deux espèces, et moi, essentiellement, à la seconde. Mais j’espère qu’un temps viendra où nous pourrons échanger nos rôles. »

Ailleurs encore, dans la lettre où Novalis s’ingénie à consoler la pauvre Caroline de l’écroulement de son rêve de bonheur conjugal, il faut voir avec quelle pénétration psychologique et quelle exquise bonté le jeune homme fait appel à l’élévation native des sentimens de son amie, à ses rêves et ambitions de grandeur morale, pour l’encourager à surmonter le chagrin qui l’a envahie. « Croyez bien que c’est une tâche difficile, de se faire à soi-même une destinée idéale ! C’est là un véritable poème, — car ce mot signifie, à l’origine, une création, — et nous sommes tenus de déployer une énergie exceptionnelle pour réussir à trouver notre pleine satisfaction en nous, pour devenir en état de nous sentir à l’aise dans ce monde des idées qui s’étend au-dessus du monde des sens. » Et plus touchant encore et d’un vol plus haut est un petit poème adressé à Caroline Just vers le même temps, toujours afin de lui rendre plus légère la renonciation aux jouissances de l’amour et de la vie familiale. Très certainement, — je l’atteste malgré l’absence de toute preuve documentaire, — la nièce de l’inspecteur bossu de Tennstedt devait être de ces créatures dont on devine aussitôt qu’elles ne trouveront jamais à se faire aimer d’un cœur digne d’elles ; et c’est par là que s’éclairent pour nous, sans aucun doute, cette lettre et ce poème de Novalis, efforts généreux pour transporter en quelque sorte l’âme de la jeune fille dans une région idéale, où l’atteindront moins cruellement les inévitables déboires de sa vie féminine.

Ainsi le futur poète bavarde librement avec son amie, l’entretenant à la fois de ses propres pensées et de celles qu’il voudrait éveiller en elle : mais surtout il l’entretient de sa petite Sophie, dont la maladie, déjà trop manifestement déclarée, étend peu à peu sur ses lettres comme un voile de tristesse et d’alarme. On a pu croire jusqu’ici, d’après des passages de son journal intime, que l’amour de Novalis pour sa fiancée s’était, un moment, fatigué et distrait, pour revêtir ensuite une intensité merveilleuse sous l’influence d’un regret mêlé de remords. Et sans doute une âme aussi mobile n’était point faite pour éprouver longtemps une même passion avec les mêmes nuances immuables de naïve tendresse ou de joie juvénile. Évidemment les trois années de fiançailles du poète ont dû être traversées de nombreux orages : et plus d’une fois Novalis, au retour de ses visites à Grüningen, se sera demandé s’il ne s’était pas trompé en confiant toute sa destinée aux mains capricieuses et folles d’une enfant qui, peut-être, ne cesserait jamais de jouer à l’amour, comme aux jeux du tarot ou du colin-maillard. Mais quel est donc l’amoureux qui ne connaisse de ces crises d’hésitation et de désespoir ? Marié avec Sophie, Novalis n’aurait sûrement pas vécu avec elle l’existence pastorale et quelque peu monotone qu’il imaginait dans le « fragment de lettre » cité tout à l’heure. Il y aurait eu dans ce ménage, comme naguère dans les relations des deux fiancés, une foule de querelles et de « raccommodemens, » de querelles de plus en plus amères, mais suivies de « raccommodemens » d’une douceur plus exquise. Point d’amour véritable sans ces agitations quotidiennes, qui d’ailleurs ne servent qu’à unir plus étroitement deux cœurs vraiment pénétrés l’un de l’autre. En fait, les passages susdits du journal intime de Novalis ne signifient pas autre chose : et ses lettres à Caroline Just, de leur côté, avec la franchise absolue de leur accent, nous apprennent combien profondément l’image de Sophie s’était, d’emblée et pour toujours, gravée dans les yeux et l’âme du poète. « Les sciences et l’amour, — écrivait-il le 10 avril 1796, — remplissent toute mon âme. J’ai tellement amalgamé mon moi avec celui de Sophie que je ne respire pas une bouffée d’air qui ne soit imprégnée d’elle. Et cela grandit de jour en jour, et jamais je n’aurais supposé qu’un sentiment pût croître aussi continûment tout en trouvant toujours de l’espace disponible. » Sous des formes différentes, chacune des lettres nous apporte l’écho d’émotions analogues : tout le cœur de Novalis appartient à la petite fille qui, là-bas, dans le somptueux château acheté et entretenu à grands frais par ses parens, s’élance avec un sourire amusé au-devant de la mort. Et puis c’est cette mort qui vient l’enlever, et, du même coup, transforme son grand enfant d’amoureux en l’extraordinaire philosophe, « voyant, » et poète que l’on sait.

Transformation dont la cause véritable doit être, naturellement, cherchée dans les qualités exceptionnelles de l’âme de Novalis ; mais je ne crois pas que l’âme la plus banale puisse s’empêcher de ressentir, tout au moins d’une façon rudimentaire et momentanée, l’avènement en soi d’une révolution du même genre, sous le choc de la mort d’un jeune être adoré. Fatalement, il se produit là, dans notre cœur et toute notre vie, une altération violente et profonde, sauf pour nous à ressaisir bientôt notre équilibre antérieur, ou bien encore à rester dorénavant écrasés et anéantis, après la première exaltation du lendemain de la catastrophe. Au contact immédiat de celle-ci, l’esprit le plus foncièrement sceptique voit se poser devant lui le problème religieux. La créature délicieuse qui, hier encore, me serrait tendrement dans ses bras, me conjurant de la garder en vie près de moi ou me promettant de guérir pour me consoler, se peut-il que rien d’elle ne subsiste plus, rien que des restes misérables de sa chair parfumée, en train de pourrir dans un cimetière ? C’est un moment où l’incrédule aspire de toutes ses forces à retrouver la foi, un moment où le croyant découvre, avec une pitié méprisante, la vanité des petites controverses théologiques ou politiques soulevées autour d’un dogme dont le seul sens et le seul objet sont simplement de détruire en nous l’illusion de la mort. Et comment aussi ne pas nous sentir plus ou moins détachés de l’illusion de la vie, pour solide que soit le lien qui nous rive à elle ? Comment ne pas attribuer à cette vie terrestre moins de réalité et un moins haut prix, lorsqu’on songe que les beaux yeux noirs qui, naguère, constituaient la plus grosse part et l’attrait dominant de cette vie se sont maintenant fermés sur elle, l’ont à jamais effacée de leur horizon ? Ainsi disparaissent irrésistiblement, en nous, les obstacles qui nous interdisaient de nous élever au-dessus de terre, comme des cordages retenant un ballon et qu’un fort coup de vent a soudain arrachés. Sans compter l’influence stimulante du désir amoureux qui survit dans notre sang, et toute la poussée de nos souvenirs, avec son tourbillon d’images voluptueuses et tragiques, tout un bouleversement précipité de nos forces intimes, ouvrant aux cœurs les plus engourdis le seuil enchanté d’un nouvel univers. Ah ! l’effort passionné à rappeler près de soi l’ombre chère qui s’enfuit, l’aspiration à la joindre quelque part ailleurs, le besoin douloureux de la tenir contre soi un instant de plus, n’est-ce point assez pour nous soulever, fût-ce malgré nous, jusqu’à cet « état de poésie, » qui, depuis la mort de Sophie de Kühn, n’a plus cessé d’être l’atmosphère habituelle de l’esprit aussi bien que du cœur de Georges-Frédéric de Hardenberg ?

Entendons-le exhaler, maintenant, son premier sanglot ! Sophie est morte le 19 mars 1797 ; cinq jours plus tard, le 24 mars, son fiancé écrit à Caroline Just une longue lettre, — trop longue pour qu’il me soit possible de la reproduire en entier, mais dont voici tout au moins quelques-uns des passages les plus saisissans :


Votre chère lettre m’est parvenue dès mercredi matin. Vous pouvez bien croire qu’elle m’a fait une impression très profonde, que j’ai intensément apprécié la possession de cœurs aussi affectueux, et que ces chères paroles m’ont été indiciblement agréables, si douloureux que me soit d’ailleurs le baume le plus doux, appliqué sur une plaie telle que la mienne. Dès la veille, mardi, un messager de mon frère m’avait apporté la nouvelle de la fin (Vollendung, l’accomplissement) de ma Sophie. Depuis si longtemps que j’aie commencé à entretenir en moi l’idée de cette mort, si sûrement que j’aie attendu d’heure en heure cette annonce désespérée, il n’en est pas moins vrai que, avec cette horrible certitude, un poids s’est abattu sur moi que seule pourra, désormais, enlever de mes épaules la Main bienheureuse qui brise tous les liens. Jusqu’alors, j’avais du moins, pour m’éclairer, la lueur lointaine d’une espérance : la voilà soudain disparue, m’abandonnant à toute l’épouvante de la solitude parmi les ténèbres !

Cependant je dois ajouter que les heures de la douleur la plus amère sont désormais passées. Déjà je me sens plus accoutumé à l’image du tombeau, à la sensation du vide, au rappel des beaux temps d’autrefois. Ma pétrification avance très vite. La douleur a paralysé ma mémoire, d’où me venait ma pire torture. Je ne revois plus aussi constamment, avec une angoisse déchirante, les aimables images de nos premières relations, ni les ombres de mes rêves, ni les scènes navrantes, mais en même temps si pleines d’espoir, de la maladie de ma bien-aimée…

C’est il y a quinze jours, tout au juste, que j’ai goûté pour la dernière fois en ce monde quelques instans d’une joie cordiale. Sophie allait vraiment bien, et maintes heures d’après-midi s’étaient écoulées pour moi en une douce légèreté d’humeur. Mais le lendemain matin, jeudi, c’est alors que, pour la première fois, elle a eu en ma présence sa première crise de l’effroyable alarme. Peu auparavant, elle m’avait encore grondé, parce que j’avais été forcé de donner un peu d’air à mon cœur en pleurant devant elle. Et dès ce moment, lorsque je me suis enfui dans le jardin, à moitié mort, dès ce moment où m’apparaissait si prochaine la catastrophe qui allait mettre fin à sa belle vie, j’étais pleinement résigné, ou du moins je me l’imaginais. C’est ainsi que j’ai trouvé le courage de m’en aller, le vendredi matin, avec la conviction de n’être pas en état de supporter les scènes affreuses que je prévoyais. Combien souvent, depuis lors, je m’en suis repenti, encore que, à vrai dire, une réflexion plus calme me justifie à mes yeux ! Cette séparation d’avec Sophie reste pour moi une énigme toujours troublante. Autant son souvenir m’accable, autant, dans la réalité, elle s’est trouvée étrangement gaie. Sitôt les chevaux attelés, et mon chapeau en main, je me suis senti délivré de mes larmes et soucis. Mon cœur battait tranquillement, — j’ai embrassé Sophie longuement et ardemment, — avec toujours la pensée que c’était pour la dernière fois, — elle m’a prié de revenir bientôt, m’a chargé de saluts pour tous, — j’ai embrassé tout le monde tranquillement, et gaîment, — avec une sérénité incompréhensible, j’ai revu une fois encore, avant de sortir, cette unique, sublime, céleste figure, — et ainsi les choses ont duré quelque temps encore, — mais d’autant plus atroce a été pour moi la suite de ce jour. Éternellement, jamais ses souffrances ne s’effaceront de mon cœur. Le martyre de cette âme céleste demeurera la couronne d’épines, du reste de ma vie. Veuille la bonté divine, — que j’en supplie instamment, — veuille-t-elle que ce reste ne soit pas trop long ! Être séparé de Sophie pendant un temps indéfini, je ne puis toujours pas me faire à cette pensée. Ah ! si ma douleur pouvait se changer en une flamme qui me consumât ! Je suis sûr que Sophie appuiera ce souhait… Je me suis perdu moi-même. Les plus précieuses années de ma vie, où je suis parvenu à moi-même, il faut maintenant que je les arrache, comme une feuille brûlée, — si seulement je le peux. Grüningen, le berceau du meilleur de moi-même, et la tombe isolée dans le petit cimetière, et les trois aunes de terre sur cette poitrine pleine de ciel, c’est cela qui remplit mon imagination, admise jusqu’alors à flotter dans le paradis. Mais surtout les yeux célestes de Sophie, ses yeux qui jamais plus ne se fixeront sur moi avec une élévation et une douceur ineffables, ce sont eux qui, pour toujours, me détournent de toute autre contemplation.

Et combien souvent je me dis, à présent, qu’une intuition plus profonde aurait dû depuis longtemps pressentir la vocation de Sophie pour la vie de là-haut ! Elle avait le visage si recueilli, elle était trop belle, trop précoce ! Ma mère a dit, en voyant pour la première fois son portrait : « Sa figure me plaît infiniment. Elle paraît si pieuse, si tranquille, que l’on dirait qu’elle n’est pas à sa place en ce monde ! » Et vous aussi, ma chère Caroline, croyez-vous aussi qu’elle était trop parfaite pour moi ?…

C’est un 15 mars qu’elle m’a dît, pour la première fois, qu’elle consentait à m’appartenir. Le 17 mars est le jour de sa naissance, le 19 mars, elle est morte ; le 21 mars, j’ai reçu la nouvelle de sa mort, N’aurais-je pas le droit de prévoir que, le 23 mars, je partirai à mon tour, pour la rejoindre où. elle est ? Oh ! combien je serais heureux si je pouvais me dire avec certitude : « Dans un an d’aujourd’hui, tu seras près d’elle ! « Déjà cette seule pensée me remplit de joie.


Ce n’est pas le 23 mars, comme il l’espérait, mais seulement deux jours plus tard, le 25, que Novalis devait aller rejoindre sa chère Sophie ; et l’attente de ce départ s’est prolongée pour lui quatre années entières, pendant lesquelles nous est née toute son œuvre poétique. Mais que toujours et sans arrêt, jusque-là, « le martyre de cette âme céleste » lui ait laissé comme une « couronne d’épines » autour du front, visible encore pour nous sous la couronne de lauriers qui allait bientôt s’entrelacer à elle, en cela tous ses biographes s’accordent à reconnaître que le pressentiment qu’il exprimait à sa confidente de Tennstedt ne l’a point déçu. Un cœur tel que le sien n’était point fait pour oublier les « yeux angéliques » qui, naguère « se fixaient sur lui avec une élévation et une douceur ineffables, » ni surtout ces « crises d’alarme effrayante » où sans doute la jeune fille se sera mise soudain à pleurer et à trembler d’épouvante, en suppliant son cher Frédéric de la protéger contre un noir fantôme entrevu sur le seuil ! Et après que, d’abord, ces souvenirs tragiques ont « détourné » le jeune poète « de toute autre contemplation, « ce sont eux, au contraire, qui ont revêtu à ses yeux l’univers d’une réalité, d’un éclat et d’une signification et d’un charme nouveaux, par un de ces miracles d’amour dont personne mieux que lui ne nous a célébré le puissant sortilège.


Et la pauvre Caroline Just ? demandera-t-on. Dans la liasse infiniment précieuse de lettres et papiers divers qu’il semble bien que la confidente du roman d’amour de Novalis ait léguée, avant de mourir, à une de ses amies, deux pièces seulement sont postérieures à la lettre du 24 mars 1797 ; une sorte de « compliment, » en vers assez médiocres, adressé par l’ancien élève de l’inspecteur Just à la famille entière de celui-ci, et une dernière lettre à Caroline, datée du 5 février 1798. Mais un document plus instructif nous est révélé par M. Heilborn sous la forme d’un fragment de lettre du poète à son père, le 1er septembre de cette même année 1798 : « J’apprends de Tennstedt que Caroline Just a eu, en quatre semaines, douze crachemens de sang. Elle va maintenant un peu mieux, mais sa convalescence est très lente, et non sans danger de récidive. » Nul doute que l’amie de Sophie de Kühn soit allée très vite, elle aussi, « rejoindre » l’immortelle fiancée du poète.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1900.
  2. C’est Novalis lui-même qui intitule ainsi sa citation prétendue d’une lettre où l’un de ses anciens camarades, trois ans plus tard, racontera une visite qu’il aura faite au jeune couple, désormais marié et installé aux environs d’Iéna.