Revues étrangères - L’Autobiographie d’un sans-culotte allemand

Revues étrangères - L’Autobiographie d’un sans-culotte allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 371-392).
L’AUTOBIOGRAPHIE
D’UN
SANS-CULOTTE ALLEMAND


Magister F. Ch. Laukhards Leben und Schicksale, von ihm selbst beschrieben, nouvelle édition, publiée avec une introduction, un épilogue, et un portrait de Laukhard, par le Dr Victor Petersen, 2 vol. in-18, Stuttgart, 1908.


Parmi les innombrables « types » humains que la Révolution française a brusquement fait sortir de terre, sauf à prendre sur soi d’en supprimer une bonne part presque au lendemain de leur apparition ; parmi cette foule pittoresque d’excentriques et d’aventuriers de tout âge, de tout pays, et de toute condition sociale, qui ont été appelés à jouer un rôle, essentiel ou simplement épisodique, dans le plus merveilleux mélodrame que le cours entier de l’histoire ait à nous offrir, je ne crois pas avoir jamais rencontré une figure à la fois aussi imprévue et aussi « représentative » que celle de ce Frédéric-Christian Laukhard, professeur d’université devenu soldat, dont un érudit allemand vient de nous restituer les singuliers Souvenirs. Et jamais non plus, aucun de ces comparses de la Révolution ne s’est révélé à nous avec autant de franchise ingénue et cynique, — encouragé par l’exemple de Rousseau à ne nous rien cachet de ses pensées ni de ses actions : sans compter qu’à la sincérité absolue du récit s’ajoute encore, chez celui-là, un remarquable talent de conteur et de portraitiste, qui fait pour nous, de son autobiographie, le plus savoureux des romans d’aventures, en même temps qu’un très sûr et très précieux témoignage historique.

C’est en 1792 et en 1795, à deux reprises successives, que Laukhard a publié d’abord, chez un éditeur de Halle, la relation détaillée des faits les plus notables de son extravagante carrière. La première partie de ses Souvenirs, toute consacrée à la description de son enfance et de ses longs séjours dans une demi-douzaine d’universités allemandes, a obtenu un certain succès de curiosité, justifié non seulement par le mérite propre du livre, mais aussi par le renom qu’avait momentanément procuré, à l’auteur, le bizarre coup de tête qui, un beau jour, quelques années auparavant, avait transformé ce savant professeur en un simple soldat de l’armée prussienne ; tandis que la seconde partie, — traitant des campagnes où l’ex-professeur avait pris part, tour à tour, dans l’armée de la coalition allemande contre la France, dans l’armée française des Sans-Culottes, et puis encore dans l’armée, également française, des émigrés royalistes, — a passé presque inaperçue, au milieu de l’indifférence du public allemand de 1795 pour toute autre chose que ses soucis et ses craintes de l’heure présente. Après quoi ces volumes sont restés ignorés pendant plus d’un siècle, sans que, toutefois, les principaux Dictionnaires de la Conversation aient cessé d’accorder une brève mention à l’étrange personnage qui les avait écrits. Et l’on ne saurait trop remercier M. Victor Petersen de les avoir enfin tirés de l’oubli, en une édition abrégée et parfaitement mise au point, avec une intéressantes notice biographique, et, plus intéressant encore, un portrait gravé de l’auteur, où le grand front fuyant, la courbe aiguë du nez, l’expression ironique et sensuelle des lèvres, et tout l’ensemble saisissant de la physionomie, confirment à souhait l’image que les « confessions » de Laukhard nous fournissent de l’esprit et du caractère de ce savant, spirituel, et amusant coquin. C’est d’après cette réédition que je vais essayer d’analyser rapidement l’autobiographie de Laukhard, en m’arrêtant surtout aux passages qui concernent de plus près l’histoire de la Révolution : mais au reste il n’y a pas, d’un bout à l’autre des deux volumes que vient de nous donner M. Petersen, un seul chapitre qui n’abonde en anecdotes piquantes, en réflexions originales et souvent ingénieuses, en révélations « suggestives » sur l’une des âmes les plus complexes et les plus disparates qui, jamais, se soient étalées devant nous dans leur nudité.


I

Frédéric-Christian Laukhard est né, en 1758, dans une petite ville du Bas-Palatinat, Wendelsheim, où son père était pasteur luthérien. Mais cette profession, que le père de notre héros a d’ailleurs poursuivie jusqu’à sa mort au grand contentement de ses paroissiens, ne l’empêchait point de ne pas croire en Dieu, ni d’instruire ses fils à ne pas y croire, — tout en les destinant au sacerdoce, et en n’admettant pas même qu’ils pussent se choisir un autre métier que le sien.


Mon cher et excellent père, — nous raconte Laukhard, — différait sensiblement, sans chercher à en tirer gloire, de la plupart de messieurs les pasteurs protestans du Palatinat. Dans sa jeunesse, il s’était activement livré à l’étude, et avait surtout pratiqué avec enthousiasme les écrits de Wolff. Il m’a souvent avoué que les principes de la métaphysique de ce maître l’avaient amené, de bonne heure, à perdre toute foi dans les dogmes principaux de la théologie luthérienne. Plus tard, continuant à étudier et à réfléchir, contrairement à l’habitude du plus grand nombre de ses confrères, il avait soumis à l’examen tous les articles de son catéchisme, et les avait tous rejetés, comme inconciliables avec ses croyances philosophiques. Et enfin il était tombé sur les ouvrages du très hérétique Spinoza, qui avaient fait de lui un zélé panthéiste.


Cet « excellent » prêtre, à qui son fils reproche seulement d’avoir montré toujours beaucoup trop de tolérance à l’égard des catholiques, joignait à son incrédulité religieuse la passion de l’alchimie : si bien que, n’ayant pas le loisir de s’occuper avec suite de l’éducation de ses enfans, il s’était remis de ce soin à l’une de ses sœurs, bonne vieille demoiselle un peu sotte, qui, ayant elle-même un goût immodéré pour la boisson, a accoutumé son neveu, dès l’âge de dix ans, à s’enivrer de vin et d’eau-de-vie, — cependant qu’un garçon meunier et une jeune servante entreprenaient de l’initier à d’autres plaisirs, plus déplacés encore dans l’apprentissage moral d’un futur pasteur. Mais cette dépravation précoce, qui allait faire de Laukhard, pour tout le reste de sa vie, un mélange d’ivrogne et de coureur de filles, s’était, depuis l’enfance, accompagnée chez lui d’un très ardent désir de savoir, le poussant à dévorer tous les livres que le hasard lui jetait sous la main. Aussi ne tarda-t-il pas à profiter des leçons que, de temps à autre, il recevait de son père : leçons qui portaient sur les sujets les plus variés, à l’unique exception du catéchisme, que le pasteur Laukhard non seulement s’interdisait d’enseigner, pour son compte, à son jeune élève, mais qu’il lui défendait d’étudier au collège voisin où il l’avait envoyé.

Frédéric Laukhard avait environ dix-huit ans lorsque, ayant achevé brillamment ses « humanités, » il est entré à cette université de Giessen qui a été la première des grandes écoles où devait s’écouler toute sa jeunesse. Malgré son ignorance du catéchisme, et une incrédulité beaucoup plus radicale, comme aussi plus bruyante et plus intolérante que celle même de son digne père, c’est dans la section de théologie qu’il s’est fait inscrire à Giessen, ainsi que, plus tard, à Heidelberg, à Iéna et à Halle : toujours estimé de ses maîtres pour son intelligence et la remarquable qualité de ses « dissertations, » tandis que ses camarades s’accordaient à admirer son expérience consommée de buveur, de joueur, d’organisateur de farces méchantes contre les bourgeois. Parfois, en vérité, il essayait d’abandonner cette vie universitaire pour aller remplir un emploi de pasteur, que les démarches assidues de son père avaient réussi à lui procurer ; mais bientôt son ivrognerie, ses exploits galans, et l’intempérance trop ouverte de son « voltairianisme w le chassaient de la place péniblement acquise ; sur quoi le jeune théologien s’empressait de retourner à sa chère existence d’étudiant, qu’il finit même, un jour, par échanger contre celle de professeur d’université, après avoir subi, avec un éclat mémorable, les épreuves de la « maîtrise en philosophie. »


À l’université de Halle, qui était alors l’une des plus peuplées et des plus renommées de toute l’Allemagne, le « maître » Laukhard occupait, dans les premiers mois de l’année 1783, une situation que maints de ses condisciples de naguère pouvaient justement lui envier. Ses cours d’hébreu, de grec, et d’histoire de l’Ecole lui attiraient un bon nombre d’élèves payans ; ses travaux littéraires commençaient à répandre son nom dans le grand public ; et l’un des personnages les plus en vue de la vieille cité universitaire, le docteur Semler, l’honorait expressément de son amitié. Ce docteur, — et pasteur, — Semler était lui-même, du reste, un exemple curieux de l’état d’anarchie où se trouvait plongée la théologie protestante de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’influence de notre mouvement encyclopédiste : infiniment érudit, plus versé que personne de son temps dans toutes les matières de la philologie orientale et de l’exégèse, il enseignait une espèce de déisme chrétien, qui, tout en exaltant les principes moraux de l’Evangile, faisait profession de n’admettre, dans la religion, aucun élément de surnaturel ; avec cela un fort brave homme, modèle de désintéressement et de charité, et toujours prêt à excuser les « frasques » de son jeune ami en considération des sarcasmes, plus ou moins spirituels, dont celui-ci ne se lassait point d’accabler le catéchisme luthérien et ses défenseurs.

Mais ni ses conseils, ni le spectacle de ses propres vertus ne parvenaient, décidément, à prévaloir contre les habitudes, très peu « magistrales, » que Laukhard avait rapportées de ses longues années de séjour dans les cabarets, tripots, et autres mauvais lieux de Giessen et d’Heidelberg, — et puis aussi de Francfort, de Mayence, et de Strasbourg, oil j’ai oublié d’ajouter que l’apprenti-théologien, en compagnie d’un gentilhomme bavarois et d’un jésuite défroqué, avait jadis promené sa double soif de vin et de « libre pensée. » Tantôt les graves professeurs de l’université de Halle avaient le chagrin d’apprendre que leur nouveau collègue venait d’être ramassé, ivre-mort, dans une rue d’Iéna ; ou bien le bruit courait que « maître » Laukhard s’était vu refuser, par le censeur de l’université, la permission de publier un roman où étaient outrageusement diffamés de notables et respectables habitans de la ville. Pour échapper aux remontrances paternelles du docteur Semler, Laukhard, que ce savant homme avait d’abord recueilli dans sa maison, était allé se loger dans une auberge des plus mal famées ; et les parens de plusieurs de ses élèves avaient, tout de suite, interdit à leurs enfans de continuer à prendre des leçons chez lui, ou même de continuer à suivre les cours publics d’un professeur qui semblait avoir pris à tâche de les scandaliser. Enfin c’était comme si son ancienne adresse même à éviter le remboursement de ses dettes se fût, à la longue, fatiguée et usée : car, de jour en jour, ses supérieurs hiérarchiques et son brave homme de père recevaient, en plus grande abondance, les réclamations irritées de ses créanciers. De telle façon que sa carrière professorale non seulement lui devenait sans cesse plus pénible, mais menaçait d’aboutir, très vite, à une catastrophe ; par où nous pouvons nous expliquer, au moins en partie, l’étrange et soudaine idée qui lui vint, sur la fin de l’année 1783, de renoncer pour toujours à cette carrière, et, moyennant une modeste prime de huit louis d’or, de s’engager, comme soldat, dans l’armée prussienne.


En vain ses collègues d’hier, ses parens, et même ses nouveaux chefs tâchèrent à le dissuader d’une résolution aussi singulière : le bruit de cette nouvelle équipée du joyeux « maître » Laukhard avait procuré à celui-ci un regain de popularité qui, sans doute, plus encore que tous les autres motifs, le décida à persister dans sa folle entreprise. Et peut-être, en somme, l’ex-professeur n’eut-il pas trop à regretter son changement de vie : car ses officiers le laissaient libre de la plus grande partie de son temps, ses créanciers n’avaient plus, désormais, aucune prise sur lui, et le jeune soldat, délivré de toutes ses préoccupations de la veille, pouvait maintenant tout à son aise, comme autrefois, partager ses loisirs entre la boisson et l’étude. En échange de ses cours de l’université, d’autres leçons lui apportaient de quoi suppléer à l’insuffisance de sa solde quotidienne ; les éditeurs lui commandaient de petits travaux qui continuaient à étendre sa réputation d’écrivain ; et, de toutes parts, lui arrivaient de précieux témoignages de curiosité et de sympathie. Quelquefois, seulement, il avait à s’éloigner de Halle, pour prendre part à des manœuvres : mais ces rares « corvées » ne lui déplaisaient point, étant pour lui une occasion d’approcher toute sorte de grands personnages à qui il ne manquait jamais de soutirer un thaler ou deux, en même temps qu’il s’amusait à observer leurs vices ou leurs ridicules. En 1790, une querelle ayant éclaté entre la Prusse et l’Autriche, son régiment reçut l’ordre de se rendre en Silésie : mais la paix se trouva conclue presque immédiatement, et le principal résultat de cette première campagne fut, pour Laukhard, de lui permettre d’explorer, longuement et complaisamment, tous les lieux de plaisir de Berlin, sur lesquels ses Souvenirs nous offrent une foule de descriptions et d’anecdotes des plus divertissantes, dans la naïve effronterie de leur réalisme. C’est aussi à Berlin que notre aventurier fit la connaissance du duc Frédéric de Brunswick, qui, ayant été informé de son histoire, lui demanda de lui communiquer quelques passages de son Journal intime : sur quoi Laukhard écrivit, en français, un Extrait du Journal d’un mousquetaire prussien pendant la campagne de 1790, en y joignant une belle ode latine composée tout exprès à la gloire du jeune prince ; et peut-être le « pourboire » que lui valut ce savant hommage ne fut-il pas sans contribuer à une « maladie assez grave » qui, quelques jours après, faillit empêcher Laukhard de repartir de Berlin avec son régiment.

Revenu à Halle, il réussit à se lier d’une étroite amitié avec un ancien moine franciscain nommé Bispink, qui, ayant été chargé naguère d’enseigner la philosophie dans un des couvens de son ordre, avait cru s’apercevoir de la fausseté des notions qu’il exposait à ses élèves, et, du même coup, s’était transformé en un féroce ennemi de tout dogme chrétien. Echappé de son couvent, il était venu ouvrir, à Halle, un commerce de librairie dont la spécialité était, surtout, la publication et la vente d’ouvrages anti-religieux : mais probablement la pornographie n’était pas, non plus, pour déplaire à l’ex-franciscain, car ce fut lui qui, en 1791, commanda à son ami Laukhard la première série de ses Souvenirs, employée principalement au récit de ses exploits amoureux aussi bien dans sa bourgade natale que dans les diverses cités universitaires où il avait vécu. L’ouvrage, comme je l’ai dit déjà, parut, avec un succès remarquable, en 1792, — vers le même temps où l’auteur se voyait obligé de quitter définitivement sa tranquille et commode garnison de Halle, pour commencer, sur le champ de bataille de Valmy et devant la place forte de Landau, la seconde série de ses aventures.


II

Parti de Halle le 15 juin, le régiment de Laukhard arriva, le 9 juillet, à Coblence, où s’était amassée la foule bruyante et oisive des émigrés français. Le général prussien avait défendu à ses hommes de fréquenter ces étrangers, par crainte que ceux-ci ne les décidassent à déserter pour passer dans leurs troupes, comme y avaient passé, déjà, nombre de soldats d’autres régimens : mais Laukhard, dès le premier jour, se fit un devoir de ne point tenir compte de cette prescription, trop heureux de pouvoir étaler tout ensemble, dans les cafés élégans que remplissaient les émigrés, sa connaissance de la langue française et sa lucrative maîtrise à tous les jeux de cartes. Sous les descriptions qu’il nous fait de la pourriture morale produite, à Coblence et dans les environs, par le séjour des émigrés, nous devinons qu’il n’a pas manqué de retirer lui-même, de ce séjour, un très vif plaisir et quelque profit. Aussi bien ne nous cache-t-il pas que c’est expressément de la bouche des « demoiselles » de Coblence qu’il a appris ce qu’il nous révèle de leur dépravation. Et son accent de vertueuse amertume ne nous empêche pas de comprendre qu’il aurait, bien volontiers, prolongé indéfiniment son étude de la vantardise, de la prodigalité, et de l’infatigable « galanterie » des émigrés, au lieu de se remettre en marche, avec l’armée coalisée, vers Trêves, le Luxembourg, et la frontière de France.


Jamais, dit-il, je n’oublierai le jour où, pour la première fois, nous avons posé le pied sur le sol français. Le matin, au sortir du campement, le temps était doux et bon ; mais, après une marche de deux milles, nous dûmes faire halte, pour laisser passer la cavalerie et l’artillerie ; et, pendant cet arrêt, une pluie effroyable s’abattit sur nous, froide et pénétrante, qui nous permettait à peine d’avancer. Enfin, nous rompîmes les rangs, de nouveau, et nous postâmes auprès d’un village appelé Brehain-la-Ville, à un bon mille déjà de la frontière allemande.

La pluie continuait de tomber, sans un moment d’interruption ; et comme le mauvais état de la route avait contraint les fourgons de bagages à ralentir leur marche, nous nous trouvâmes condamnés à une longue station en plein air, sous l’averse qui nous mouillait jusqu’aux os. C’est là qu’il aurait fallu entendre les jurons des officiers et soldats !

Au bout d’une heure environ, on nous commanda d’aller chercher du bois et de la paille au village voisin, pendant que d’autres s’occuperaient de rapporter du fourrage pour les chevaux. Ce dernier travail s’accomplit naturellement, comme il se pratique toujours en pays ennemi : nos hommes coupèrent, arrachèrent tout le blé des champs ; quelques instans leur suffirent pour transformer en un désert une plaine dont huit ou dix villages s’étaient attendus à tirer leur nourriture durant toute une année. Et plus horribles encore furent les scènes qui se passèrent dans les villages. Le plus proche de notre campement était le susdit Brehain, un beau grand bourg où avait, naguère, résidé un « bailli du Roi. » C’est là que je me rendis en courant, pour me réchauffer, avec beaucoup d’autres soldats, sous prétexte de nous approvisionner de bois et de paille. Mais, avant de s’occuper de cet approvisionnement, la plupart de mes compagnons explorèrent les maisons, et en emportèrent tout ce qu’ils pouvaient y découvrir de facile à prendre : du linge, des vêtemens, des vivres, et bien d’autres choses, soit pour s’en servir eux-mêmes ou pour les revendre.

Les hommes de ces villages s’étaient tous éloignés, en ne laissant que leurs femmes, peut-être parce qu’ils croyaient que celles-ci auraient plus de chances d’émouvoir la compassion des envahisseurs. Mais le rude soldat n’a pas beaucoup d’égards pour le beau sexe, d’une façon générale, et surtout en pays ennemi...

Enfin, à la nuit tombante, nous vîmes arriver nos bagages. Précipitamment nous dressâmes nos tentes, et nous étendîmes sur des lits de paille, affreusement trempés et tout couverts de boue. La nuit, les soldats désignés pour monter la garde autour du camp abandonnèrent leurs postes pour aller, de nouveau, piller les villages voisins.


Le 20 août, le duc de Brunswick, qui commandait l’armée d’invasion avec le roi de Prusse, s’approcha des remparts de la place de Longwy, en compagnie d’une petite escorte, et somma la garnison de se rendre sans combat. Le commandant de la place hésitait d’abord à lui obéir, connaissant la solidité des vieux murs de Vauban, et croyant pouvoir compter sur des secours prochains. Mais les bourgeois de Longwy, au premier coup de feu qu’ils entendirent, l’obligèrent à capituler, dans leur désir de conserver leurs maisons intactes : et ainsi le premier fait d’armes de Laukhard fut son entrée victorieuse dans cette petite cité lorraine. Cependant notre conteur-philosophe estime que la prise de Longwy et celle de Verdun « ont eu les conséquences les plus désastreuses pour l’armée allemande : car si les Français s’étaient montrés plus résistans, et avaient donné plus de travail à leurs adversaires, ceux-ci n’auraient point avancé sur le sol ennemi aussi loin qu’ils l’ont fait, ou bien, en tout cas, auraient pris plus de précautions pour assurer leur défense. »

A Longwy, du moins, Laukhard eut l’occasion de s’assurer lui-même contre les privations à venir. Le duc de Brunswick, en effet, « ayant trouvé les magasins de la place parfaitement approvisionnés, » fit distribuer à ses hommes de solides rations « de tabac, d’eau-de-vie, de lard, de viande salée, etc. » Mais les rations auraient été beaucoup plus abondantes si les officiers chargés de les répartir ne s’étaient pas avisés de garder pour eux toute sorte d’objets, ou de les revendre à des brocanteurs ; et Laukhard se plaint fort, en particulier, de n’avoir pas reçu une seule des nombreuses paires de bas que « l’excellent duc » avait ordonné de distribuer aux soldats.

Après un repos d’une dizaine de jours à Longwy, l’armée allemande vint assiéger Verdun, où les habitans, de même que ceux de Longwy, ne tardèrent pas à capituler, malgré l’héroïque opposition du commandant Beaurepaire. Là encore, les magasins étaient largement pourvus ; et Laukhard, instruit par son expérience de Longwy, où des scrupules de probité et de discipline l’avaient retenu de s’attribuer, soi-même, toute sa part de butin, ne se fit pas faute d’emporter tout ce qui lui tombait sous les doigts. « Souvent, nous dit-il, j’ai régalé de vin et d’eau-de-vie mes compagnons de tente ; et, un jour, je me suis emparé d’un magnifique manteau d’officier, tout neuf, que j’ai vendu à un lieutenant pour quatorze thalers, bien que les galons d’or, à eux seuls, valussent davantage. Si je ne prends pas l’objet, un autre le prendra : ce raisonnement était, désormais, devenu pour moi une règle de conduite à peu près constante. »

Sous une pluie lugubre, les troupes prussiennes sortirent de Verdun, pour marcher à la rencontre de l’ennemi. On avait dû laisser derrière soi une partie des vivres, faute de chevaux et de fourgons pour les transporter ; et la marche était si lente sur les routes boueuses, que Laukhard, avec sa franchise ordinaire, reconnaît que c’est seulement sa fatigue et son manque de forces qui l’ont empêché de « passer du côté des Français, » dès ce moment-là. Le tableau qu’il nous fait de cette marche de son armée, jusqu’au jour de la bataille de Valmy, ne ressemble guère à celui que nous en a laissé l’auteur de Werther et de Faust, qui prenait part à la même campagne dans l’entourage immédiat du roi de Prusse et d’autres princes allemands : mais tous deux ont un accent de vérité qui nous force à tenir également compte de leur témoignage ; et tandis que Gœthe, avec une élégance et une justesse d’expression merveilleuses, nous décrit les apprêts du combat tels qu’il les voyait de la tente des chefs, il ne nous déplaît pas que Laukhard vienne nous révéler le point de vue des soldats, nous les représentant affamés et fourbus, toujours prompts à s’irriter des ordres de leurs officiers, et ne sachant pas trop s’ils doivent détester ou admirer les « patriotes » qu’ils vont avoir à combattre, mais conservant, sous tout cela, une vénération superstitieuse à l’égard de ce roi et de ces princes que quelques-uns d’entre eux croient, très sérieusement, être invulnérables, — ce qui est, au reste, l’une des croyances que leur compagnon et historien Laukhard a le plus de peine à leur pardonner, en sa double qualité d’ancien professeur et de « philosophe. »

Quant au détail des opérations militaires de Valmy, Laukhard ne nous en apprend presque rien, son régiment n’ayant eu, pour ainsi dire, qu’à recevoir, de très loin, quelques coups de canon égarés. Lui-même, cependant, malgré son mépris pour les folles idées des autres soldats, ne nous cache pas qu’il s’est « grandement réjoui » de voir avec quel courage le roi de Prusse, escorté de cinq ou six généraux, s’est placé dans un endroit des plus exposés, où les boulets ennemis s’abattaient sans cesse. Mais il est tout prêt à affirmer, d’autre part, que Dumouriez, « s’il avait voulu, aurait pu causer bien plus de dommages à l’armée allemande ; » et il ajoute que telle était, aussi, l’opinion du roi de Prusse et du duc de Brunswick. Le fait est que, après « une canonnade réciproque d’environ quatre heures, » les vaincus commencèrent tranquillement leur retraite, pour la poursuivre durant de mortelles journées sous le vent et la pluie, affamés, épuisés, découragés, et avec la crainte constante d’être rejoints par ces terribles « Patriotes qu’ils n’étaient pas du tout impatiens de revoir. »


Je ne puis malheureusement songer à raconter ici, d’après les Souvenirs de Laukhard, les circonstances de cette retraite, non plus qu’à résumer les chapitres où notre personnage nous décrit son nouveau séjour à Longwy, son entrée dans Francfort repris aux Français, et toute la série de ses aventures pendant les mémorables hiver et printemps de 1793. Tout au plus vais-je tâcher d’extraire rapidement, de ces chapitres, deux ou trois petits traits caractéristiques,

A Francfort, le premier soin des habitans, après le départ de l’armée républicaine, avait été d’affirmer leur joie en effaçant toute trace de la récente domination française. « Dans les cafés, les marqueurs de billards, qui toujours jusqu’alors s’étaient servis de termes français, se mirent tout à coup à marquer en allemand ; les mamselles résolurent de s’intituler jeunes dames ; les mots toilette, pique, cœur, carreau, furent remplacés par des mots allemands, souvent improvisés,.. Les journalistes s’accordèrent unanimement à déclarer que c’était, seule, la peur de la guillotine qui les avait forcés à étouffer l’expression de leur patriotisme, en traitant de héros Custine et ses hommes, » Dans les villages des environs de Mayence, d’autre part, les paysans avouaient qu’ils avaient accueilli les envahisseurs avec enthousiasme : mais c’est parce qu’ils s’imaginaient que les Français, étant catholiques comme eux, venaient, sur l’ordre du Pape, pour contraindre les protestans à se convertir.

Lorsque arriva la nouvelle de l’exécution de Louis XVI, Laukhard, dans un cabaret de Hœchst, crut devoir en profiter pour adresser à ses compagnons un long et pompeux discours où il comparait les procès des trois souverains qui avaient été mis à mort par leurs sujets, Agis de Lacédémone, Charles Ier d’Angleterre, et Louis Capet, en concluant à l’entière légitimité de la condamnation de ce dernier ; et son discours était si savant, avec une éloquence si imprévue chez un soldat ivre, que l’orateur eut à le répéter, le lendemain, devant un groupe d’officiers, — ce qui lui procura un nouveau « pourboire, » accompagné, simplement, d’une exhortation à tempérer la ferveur expansive de son « libéralisme. »

Le 14 avril, le régiment vint collaborer au siège de Mayence. De l’endroit où ils étaient postés, Laukhard et ses camarades avaient souvent l’occasion de causer avec des soldats français, à travers un canal qui les séparait ; et ses Souvenirs nous fournissent un échantillon des étonnans dialogues qui s’engageaient là. « Ecoute un peu, patriote du diable, — commençait, par exemple, un soldat prussien, — est-ce que tu vas bientôt monter à la guillotine ? — Et toi, maudit valet des tyrans, dis, est-ce que ton caporal va bientôt te rendre boiteux, à force de schlague ? — Chiens que vous êtes, vous avez assassiné votre roi ; et il faudra que, pour votre peine, vous alliez tous en enfer ! — C’est-à-dire que, si vous n’étiez pas des idiots, vous infligeriez le même sort à tous les tyrans ! Et cette conduite ferait de vous des hommes, tandis que vous n’êtes que des animaux en servage, et méritez bien tous les coups de fouet que vous recevez ! »


Mais, ainsi que Laukhard nous le dit lui-même, les événemens, durant toute cette première partie de la campagne contre la France, l’ont condamné à ne jouer qu’un rôle de témoin ou de figurant ; et ce n’est que vers la fin de septembre 1793 que sa situation a brusquement changé, rendant désormais son rôle personnel assez considérable pour lui permettre de modifier le ton de son récit, où il va pouvoir, nous annonce-t-il, « recommencer à parler surtout de ses propres actions. »


III

Le régiment dont il faisait partie était en train, depuis le 18 septembre, d’assiéger l’importante place forte de Landau, en Alsace. On savait que cette ville, au contraire de Longwy et de Verdun, serait très difficile à prendre d’assaut : mais on espérait que le manque de vivres, tôt ou tard, obligerait les habitans à capituler. Et comme Laukhard, dans ses bavardages de cabaret, s’était vanté d’avoir eu jadis pour condisciple le représentant du peuple Dentzel, qui défendait Landau avec le général Laubadère, et d’être même un peu son parent, ses chefs résolurent de l’envoyer dans la place, sous prétexte de désertion, pour essayer de persuader, — ou, au besoin, de corrompre, — son cousin et ami. Tour à tour le colonel prince de Hohenlohe et le prince Louis de Prusse en personne entamèrent, avec notre homme, de longues et habiles conversations, le prenant à la fois par sa vanité, par son « pacifisme » philosophique, et par son amour des « pourboires : » si bien que l’ex-professeur, qui, du reste, était fatigué de sa vie de soldat, finit par accepter cette singulière et dangereuse mission.

Une nuit, trois dragons français en patrouille le recueillirent devant l’une des portes de Landau, et le conduisirent en présence du général Laubadère, à qui il déclara que ses principes républicains et son horreur de la tyrannie l’avaient contraint à abandonner l’armée prussienne. Le général le régala d’un verre de vin, lui demanda, sur la situation des troupes assiégeantes, divers renseignemens que Laukhard s’empressa de lui fournir avec sa franchise ordinaire, — déjà prêt à oublier les « pourboires » prussiens qui gonflaient ses poches ; — puis, après avoir vidé encore une bouteille de vin en l’honneur (et aux frais) de la République, le soi-disant déserteur fut amené au représentant, qu’il trouva attablé en compagnie d’une jeune et gentille demoiselle.


Cette aimable personne eut d’abord à me servir un verre de liqueur. Après quoi notre entretien roula sur les Prussiens, les universités de Halle, Iéna, et Giessen, le théologien « libre penseur » Bahrdt, dont Dentzel avait été, comme moi, l’admirateur passionné, la Révolution française, le siège, et cent autres sujets sérieux ou plaisans. Sur ces entrefaites, le général Laubadère vint nous rejoindre ; et Dentzel lui cria, dès qu’il l’aperçut : « Tenez, général, voici mon compatriote Laukhard, un sacré gaillard que je suis ravi d’avoir retrouvé ! Nous allons faire de lui un parfait citoyen ! »

Ce bon accueil du représentant eut, tout de suite, pour effet de me remettre en train, et le vin que j’avais bu me rendit si bavard que mes nouveaux compagnons se montrèrent enchantés de moi... Je restai à dîner chez Dentzel, où j’eus le plaisir de faire connaissance avec le général Delmas, un jeune homme plein de feu. La citoyenne Lutz, qui mangeait avec nous, était la fille d’un riche boucher de Landau. Elle demeurait chez Dentzel, et l’aidait à passer le temps durant l’absence de sa femme, qu’il avait laissée à Paris ; mais je dois dire qu’elle n’était ni dure, ni d’un accès difficile, pour d’autres encore que son amant attitré. Celui-ci échangeait avec elle des plaisanteries très lestes, accompagnées de gros mots, à la façon du Palatinat. Nous parlions, naturellement, en français, car les deux généraux ne comprenaient pas un mot d’allemand. Et comme j’émettais souvent les anciennes expressions de « monsieur » et de « mademoiselle, » mes hôtes m’en réprimandèrent amicalement, m’avertissant que j’eusse désormais à appeler tout le monde « citoyen » et « citoyenne, » ainsi qu’à tutoyer tout le monde, y compris la Lutz, qui, de son côté, s’était mise aussitôt à me tutoyer.

Jamais je n’ai eu plus vivement conscience de ma dignité d’homme libre qu’à cette table où, humble soldat prussien, je me voyais assis entre un représentant de la puissante nation française et deux généraux de division... Dentzel m’invita à revenir bientôt, et, au moment où je prenais congé de lui, me promit de s’occuper de moi de toute manière. Je ne me doutais pas que cette réception amicale allait me conduire jusque sur les degrés de la guillotine.


Le fait est que les dispositions de Dentzel à l’égard du nouveau « citoyen » s’altérèrent absolument dès que celui-ci, deux ou trois jours plus tard, s’enhardit à lui avouer le véritable objet de sa désertion, et poussa même l’imprudence jusqu’à lui remettre un écrit du prince royal de Prusse, autorisant le soldat Laukhard à traiter et à négocier en son nom. Dentzel, qui, décidément, prenait au sérieux ses fonctions de représentant du peuple, ne parut pas tenté un seul instant par la perspective des avantages qu’on lui proposait : et ce ne fut qu’en souvenir de son ancienne amitié qu’il consentit à ne parler à personne des révélations de Laukhard, tout en menaçant le faux déserteur de divulguer l’écrit du prince de Prusse si jamais il risquait la moindre démarche pour servir, en quoi que ce fût, les intérêts de l’ennemi. Depuis lors, le pauvre Laukhard vécut dans une angoisse et une terreur perpétuelles ; et l’on imagine sans peine l’émotion qu’il dut ressentir lorsque, certain soir après, il reçut l’ordre de comparaître devant le général Laubadère, qui, le même jour, venait de décréter l’arrestation du représentant.

Par miracle, ce dernier se faisait, de l’honneur et du devoir « civiques, » une notion infiniment plus haute que celle qu’en avait son ancien condisciple en théologie. Emprisonné comme suspect d’avoir entretenu des relations avec les assiégeans, il s’interdit, jusqu’au bout, de mentionner son aventure avec Laukhard, dont le récit, tout en perdant ce dernier, aurait amplement suffi à le justifier lui-même. Et non seulement Laukhard n’eut pas à souffrir de cette arrestation de Dentzel : il a l’inconscience de nous rapporter que, pendant que son bienfaiteur attendait de passer en jugement, il réussit même, pour son compte, à s’insinuer dans les bonnes grâces du général Laubadère, — sans doute en continuant à le renseigner sur ce qu’il pouvait avoir connu des secrets de l’armée allemande.

Il y a d’ailleurs un passage de ses souvenirs qui nous fait voir, de la manière la plus significative, le bizarre mélange de sentimens contradictoires qu’avaient créé, dans cette âme de « drôle, » une sympathie instinctive pour les idées républicaines, une peur affolée d’être pris en faute, et la persistance d’un certain respect pour la discipline militaire, sinon pour une forme plus élevée de l’obligation morale. Un jour, pendant les dernières semaines du siège de Landau, les officiers français, aussi confians dans son « civisme » que l’avaient été naguère ses chefs allemands dans son loyalisme, lui ont demandé s’il n’accepterait pas de sortir de la place, pour tâcher d’informer de leur situation le commandant d’une armée de renfort. Le projet n’a pas abouti : mais Laukhard reconnaît qu’il a consenti très volontiers à se charger de cette nouvelle mission. Voici en quels termes il nous explique la conduite qu’il comptait tenir, si la chance lui avait permis d’échapper au voisinage, de plus en plus angoissant pour lui, de son trop honnête cousin le conventionnel :


Je puis affirmer solennellement au lecteur que j’avais, dans l’esprit, un double plan. En vérité, j’aurais tout essayé pour nie glisser, sans être surpris, à travers les lignes prussiennes. Mais, au cas où ce bonheur ne m’aurait pas été donné, je me serais fait amener devant le général de Knobelsdorf, et lui aurais exposé l’insuccès de mes efforts pour obtenir la reddition de Landau. Et que si, au contraire, j’avais pu arriver librement jusqu’auprès des généraux français, je les aurais obligés envers moi en leur rendant compte, bien au juste, de l’état de la ville assiégée : ce qui m’aurait aidé à détruire d’avance tout soupçon pouvant être, ensuite, formé contre moi.


Cet « état de la ville assiégée, » dont Laukhard était prêt à rendre compte, suivant le cas, au général prussien ou au général français, il nous l’a décrit, dans son livre, avec une foule de détails instructifs qui font peut-être, des chapitres qu’ils remplissent, la partie la plus précieuse de l’ouvrage entier, au point de vue proprement historique. Les péripéties de la rivalité haineuse du représentant Dentzel et du général Laubadère la vie au jour le jour des assiégés, avec leur enthousiasme civique coupé parfois de brusques accès de découragement, l’état d’esprit des officiers et des soldats, leurs travaux et leurs plaisirs, la condition misérable de la nombreuse troupe des déserteurs, entassement hétéroclite des rebuts de toutes les nations, la décroissance continue des vivres et les scènes tragiques qui en résultaient : tout cela est évoqué sous nos yeux sans l’ombre d’exagération, ni, non plus, de réticence ; et nous assistons d’heure en heure aux menus incidens d’un grand drame dont nous nous rappelons, d’autre part, que le dénouement va être d’une importance décisive pour le triomphe ou la défaite de l’idée révolutionnaire.


On sait ce qu’a été le dénouement du drame : le 28 décembre, la place de Landau s’est rouverte, débloquée par l’approche d’une armée de renfort ; et l’armée allemande, après avoir vainement dépensé plus de trois mois à ce siège, a dû se retirer au-delà du Rhin. Quant à « maître » Laukhard, la levée du siège lui a valu d’être transporté, en compagnie d’autres déserteurs, à Strasbourg, où notre homme s’est occupé aussitôt d’aller faire montre de ses opinions républicaines et anti-religieuses devant l’ex-capucin allemand Euloge Schneider, qui régnait alors sur toute l’Alsace. « Que désires-tu ? — lui demanda ce personnage, attablé, lui aussi, en compagnie d’une « aimable mamselle. » — Je désire apprendre à connaître l’homme illustre qui, par le moyen de la philosophie, a écrasé la superstition ; qui a renoncé à une profession inutile pour se mettre au service de l’humanité ; et que l’Allemagne honore comme l’un de ses meilleurs poètes, et lu France comme l’un de ses plus ardens républicains ! — Ami, ce sont là des complimens. Je ne suis fier que d’une chose : de pouvoir servir la République ! » Mais comme Laukhard lui déclarait, ensuite, qu’il venait de Halle, le capucin défroqué, oubliant sa modestie de la minute précédente, se fit longuement rapporter ce que disaient de lui les professeurs de cette ville, et de toutes les autres universités allemandes. Sa protection, d’ailleurs, ne procura pas d’autre avantage à son compatriote que de lui permettre de circuler librement par les rues de Strasbourg : mais Laukhard n’en a pas moins conservé de lui un souvenir si excellent que, deux ans plus tard, revenu en Allemagne, il s’est obstinément refusé à tenir pour vraie aucune des accusations portées contre lui, — tout de même qu’il continuait à soupçonner une simple calomnie de la « réaction » dans le bruit public qui reprochait au « vaillant » Collot d’Herbois d’avoir été acteur.


C’est à Lyon, ou plutôt à « Commune-Affranchie, » qu’il eut l’occasion d’approcher ce dernier personnage, et même de travailler, quelque temps, sous ses ordres : car la tentation lui était venue, au sortir d’Alsace, de troquer la profession, trop peu lucrative, de déserteur allemand contre celle de soldat dans un bataillon de « l’Armée révolutionnaire. » L’échange avait été décidé dans un cabaret de Mâcon, où l’un des futurs compagnons d’armes de Laukhard l’avait enrôlé en lui faisant boire une bouteille de bourgogne « à la santé de la République. » Ce simple et rude héros lui avait dit : « Ainsi, tu te proposes d’aller à Lyon ? Eh bien ! si tu veux, nous partirons ensemble après-demain ! Car un gaillard comme toi, f..., est fait tout exprès pour servir dans notre corps ! Et maintenant, avale-moi ça ! » L’ancien professeur avait « avalé ; » et, dès le lendemain, il avait revêtu le pittoresque uniforme des « sans-culottes. » Il nous raconte que, « sur le chemin entre Mâcon et Lyon, la petite troupe s’est arrêtée, au moins une demi-heure, dans tous les cabarets, où elle a bu sec, et n’a payé que très rarement. » Et il ajoute : « Ayant encore une bonne provision d’assignats, j’étais toujours enclin à payer ; mais les autres m’engageaient à n’en rien faire, attendu que tout le pays d’alentour était infesté d’aristocrates et d’amis des curés, qui devaient être déjà trop heureux qu’un brave sans-culotte se contentât de boire leur vin, sans leur tordre le cou par-dessus le marché. »

A Commune-Affranchie, la charge principale du bataillon où servait Laukhard consistait à former une escorte d’honneur autour de la guillotine. En vain l’ex-professeur de l’université de Halle, « maître en philosophie » et écrivain estimé, avait-il fait mine de vouloir se soustraire à cette tâche imprévue. « Un véritable ami des hommes doit prendre plaisir à voir couler le sang des aristocrates ! » lui avaient répondu ses chefs aussi bien que ses camarades ; et, en effet, lui-même avait fini par prendre, à ce spectacle, un certain plaisir. « Tout le monde, d’ailleurs, à Lyon, parlait de couper des têtes comme s’il s’agissait d’abattre des noix. Sans se donner la peine de faire aucune enquête, on estimait qu’il suffisait d’avoir été noble ou prêtre pour mériter d’être mis à mort. La guillotine ne pouvant pas opérer assez vite, on expédiait les condamnés à coups de fusil ; et ceux qui ne mouraient pas sur-le-champ étaient achevés par les Sans-Culottes, au moyen du sabre et de la baïonnette. Mais toutes les exécutions accomplies à Lyon par la guillotine et la fusillade ne parvenaient pas, — il s’en fallait de beaucoup, — à satisfaire la fureur et le désir de vengeance de mes compagnons. Car ceux-ci avaient cru pouvoir compter sur le décret de la Convention aux termes duquel toute la ville devait être brûlée et livrée au pillage ; et comme cet événement attendu ne se produisait pas, sans cesse leur indignation s’exprimait en murmures plus hauts. »

On conçoit aisément ce que dut être, et de quelle manière dut se traduire, la colère patriotique de ces justiciers lorsque, un mois environ après l’arrivée de Laukhard à Commune-Affranchie, ils apprirent que la Convention, bien loin de les autoriser à compléter l’anéantissement de la ville « aristocrate, » venait de décréter leur envoi à la frontière, pour y servir régulièrement. Du moins un très grand nombre d’entre eux se promirent-ils de rentrer « dans le civil, » le jour où aurait lieu cette incorporation ; et, en attendant, ils s’offrirent encore un voyage tout semé de parties de plaisir. A Vienne, d’abord, les habitans de la ville, qui n’avaient point pris part à la révolte de Lyon, montrèrent peu de chaleur à les recevoir. « Les Sans-Culottes, campés dans une vaste prairie, sur la rive du Rhône, pestaient et juraient de toutes leurs forces, assurant qu’ils allaient massacrer tous ces maudits muscadins qui hésitaient à accueillir les braves vengeurs de la République. Leurs protestations étaient si bruyantes que le général Laporte fut forcé de se rendre auprès des bourgeois de Vienne, et de leur garantir que ses troupes, si on consentait à les loger, ne procéderaient à aucune exécution. Sur quoi les habitans se résignèrent à nous laisser entrer, et mirent à notre disposition un grand couvent vide. Mais leur retard avait exaspéré mes camarades, qui furent unanimes à déclarer qu’il était de leur devoir, f..., de procéder à une enquête sur les opinions de ces b...-là ! À cette fin, ils se répandirent aussitôt dans la ville, et explorèrent toutes les maisons, où, d’ailleurs, on les régala si largement de vin et d’eau-de-vie que la troupe entière était passablement dans les nuages quand elle se réunit au couvent, après cette active journée. Aussi entendis-je proclamer, depuis lors, que les habitans de la bonne ville de Vienne étaient d’honorables citoyens, d’excellens patriotes, et des b... de première qualité. »

Je regrette de ne pouvoir suivre notre sans-culotte dans les étapes successives de cette marche extraordinaire. A Grenoble, à Valence, à Montélimar, à Carpentras, partout les habitans épouvantés tâchaient à se conquérir une réputation de civisme, comme à Vienne, en gorgeant de boisson les « braves vengeurs de la République. » Et il en fut de même encore à Avignon, où Laukhard et sa troupe, logés au Palais des Papes, s’employèrent de leur mieux à détruire le peu qui restait des « merveilleuses peintures et des inscriptions célèbres que tous les récits de voyages avaient célébrées : » s’encourageant à cette tâche, qui paraît avoir un peu choqué l’ancien « humaniste, » par la pensée que « la suppression même des plus grands chefs-d’œuvre était un sacrifice nécessaire, si l’on voulait guérir radicalement les hommes des maux qu’avaient engendrés les tyrannies politique et religieuse. »

C’est à Avignon que Laukhard, sur le conseil d’un forgeron de ses amis, se retira de l’armée révolutionnaire pour s’inscrire, une fois de plus, sur la liste des déserteurs. A Lyon, dans un cabaret, une querelle qu’il eut avec le futur général Lassalle aboutit à un duel, qui valut à notre homme d’être grièvement blessé, mais lui permit ensuite, à Mâcon et à Dijon, de faire de longs et charmans séjours dans les hôpitaux, en qualité non seulement de malade, mais aussi d’« infirmier subalterne. » Il reconnaît que, parmi les diverses occupations que lui imposait ce métier nouveau, « l’administration des clystères et le transport des cadavres » lui déplaisaient à un très haut point ; mais il était bien payé, bien logé et nourri, et avait le droit de prendre, « à la pharmacie de l’hôpital de Dijon, l’espèce et la quantité de tisane qu’il voulait, » — sans que j’aie besoin d’ajouter que le vieux vin de Bourgogne était, presque toujours, « l’espèce de tisane » dont il faisait choix. Il s’était lié avec les médecins, et avait même réussi à redevenir professeur : car des officiers allemands, prisonniers de guerre à Dijon, lui avaient demandé de leur apprendre le français. Tout son récit de ces mois passés à Mâcon et à Dijon est rempli d’observations des plus précieuses pour l’histoire du régime de la Terreur en province. Mais lui-même allait avoir, bientôt, à découvrir les inconvéniens d’un régime dont la pratique, jusqu’alors, ne lui avait pas été moins agréable que les théories.


Pendant qu’il se régalait de « tisane, » à Dijon, l’idée extraordinaire lui avait passé en tête d’écrire au représentant Dentzel, pour lui demander un emploi à Paris. Dentzel se trouvait, à ce moment, en prison ; la lettre de son correspondant dijonnais, interceptée par le Comité de sûreté générale, eut pour résultat l’ordre d’emprisonner immédiatement le pauvre « infirmier subalterne. » Il y eut là, pour lui, de bien dures journées, et qui auraient sans doute été suivies d’un quart d’heure plus dur encore, — malgré l’indifférence acquise naguère, à Lyon, pour le spectacle de la guillotine, — si Dentzel n’avait pas héroïquement persisté à passer sous silence un certain détail de ses relations avec son ce-accusé. Toujours est-il que, la crise de Thermidor ayant tout à coup relâché la rigueur de ses juges, Laukhard eut enfin l’immense satisfaction de se voir acquitté, sans autre dommage matériel que la perte simultanée de son emploi d’infirmier et de ses leçons.

Dans les derniers jours de décembre 1794, un décret de la Convention autorisa le renvoi de tous les déserteurs non-allemands ; et Laukhard, s’étant aussitôt fabriqué un faux acte de baptême qui le représentait comme né dans la ville libre d’Altona, sortit de France avec plus d’empressement encore qu’il en avait mis à y pénétrer. Inutile de dire que les aventures ne lui manquèrent pas, sur tout son chemin jusqu’à la frontière, et puis dans les villes et villages de Suisse où il eut à passer ; mais la plus étonnante de toutes ces aventures est, bien certainement, celle qui lui échut à Fribourg-en-Brisgau, où dans une auberge, la rencontre fortuite d’un « ci-devant, » le marquis d’Aulnoy, le décida à s’engager dans l’« armée des princes ! » — « Ce gentilhomme, qui racolait des recrues, avec l’argent anglais, pour le prince de Rohan, me promit dix louis d’or de prime, et, tout de suite, un rang de sous-officier, avec une solde de 24 kreutzers. La chose me plut fort ; et, comme l’on peut toujours faire de moi ce qu’on veut, ainsi que d’un enfant, je serrai la main du marquis, et me voilà devenu caporal chez les émigrés ! »

Quelques jours après, un sergent conduisit le nouveau caporal à Ettenheim, où il fut présenté au prince et au vieux cardinal de Rohan. « Le prince était un type parfait de l’émigré banal : il sautait, chantonnait, et bavardait à tort et à travers. Son oncle le cardinal m’intéressa beaucoup plus. Il avait la figure d’un vieux viveur fatigué, avec une dignité de tenue et une voix élégamment modulée qui n’étaient pas sans m’inspirer un certain respect... »

Laukhard ne fit, au reste, qu’un très court passage dans cette armée extraordinaire, composée de plus d’officiers que de soldats, et où les hommes, « ramassis d’aventuriers allemands, hollandais, italiens, espagnols, polonais, et français, » n’avaient reçu de leurs chefs que « des pantalons de toile et des capotes, » en attendant que l’on décidât quel uniforme on allait leur donner. Un beau jour, après avoir obtenu de ses officiers le plus de « kreutzers » possible, — s’étant fait donner un thaler, par exemple, pour arracher de son habit une garniture de « boutons républicains, » — il profita d’une mission qu’on lui avait confiée pour décamper d’Ettenheim, avec le projet de ne plus s’arrêter nulle part jusqu’à son arrivée à Halle. Mais, à peine arrivé à la ville voisine, la vue d’une nouvelle troupe de soldats, et la perspective d’une nouvelle prime, eurent aussitôt raison de ses résolutions ; et c’est ainsi que, avant de terminer la seconde série de ses Souvenirs, il nous apparaît encore, momentanément, sous un uniforme de caporal de « l’armée de l’Empire, » discutant les plus hauts problèmes philosophiques avec son colonel, sans négliger de supputer le « pourboire » probable que lui rapportera cette discussion.


IV

De retour à Halle, vers le milieu de 179S, Laukhard s’est hâté de publier cette seconde partie de son autobiographie ; et j’ai déjà dit combien l’accueil qu’elle a reçu a été différent du succès obtenu par la série précédente, trois ans auparavant. Mais M. Petersen a eu l’excellente idée de joindre, à sa réédition abrégée des « confessions » de l’aventurier allemand, un résumé des événemens ultérieurs de sa vie, ou plutôt de ceux de ces événemens que Laukhard a racontés lui-même dans d’autres ouvrages, — car les journaux et mémoires du temps sont muets sur son compte. De ces événemens, le plus mémorable à la fois et le plus désastreux est le mariage de Laukhard, en septembre 1798, avec la fille d’un soldat : personne « accorte, laborieuse, et spirituelle, » mais trop imprégnée des « préjugés bourgeois » pour pouvoir s’accoutumer au caractère et aux procédés de son compagnon. Bientôt celui-ci se vit forcé de se séparer d’elle ; et bientôt aussi il eut, définitivement, à s’enfuir de Halle, sous les persécutions de ses créanciers, pour aller traîner, pendant plus de vingt ans encore, jusqu’au mois d’avril 1822, une existence douloureuse de pasteur suppléant, de professeur sans élèves, mais surtout d’ivrogne et de va-nu-pieds.


Cet amour de la boisson, que jadis sa bonne tante lui avait transmis, a dû être, — nous le devinons à chaque page, dans ses Souvenirs, — la cause principale de toutes ses misères, l’empêchant de s’élever au-dessus du rang de simple soldat, comme il l’avait obligé à se démettre de ses fonctions de professeur d’université. A son ivrognerie s’est mêlée, de très bonne heure, chez lui, une fâcheuse absence de scrupules moraux qui nous gêne souvent pour lui accorder autant de sympathie que sembleraient lui en mériter son intelligence, son infatigable franchise, et le spectacle navrant de sa destinée : mais je ne crains pas d’affirmer qu’au demeurant, par-dessous tout cela, ce « drôle » a toujours été « le meilleur fils du monde, » prodigue, charitable, toujours prêt à partager l’argent qu’il a réussi à se procurer. Sa « libre pensée » même, pour choquante qu’elle soit, et son « jacobinisme » de sans-culotte reposent sur une confiance très généreuse, sinon très sagace, dans le pouvoir salutaire de la raison et de la liberté. En nous assurant que, « toujours, le premier venu a pu faire de lui ce qui lui plaisait, comme d’un enfant, » Laukhard nous révèle, d’un mot, le fond véritable de sa nature ; et nous ne devons pas oublier non plus, pour l’apprécier justement, que ce perpétuel « enfant » se trouve avoir été, dans ses Souvenirs, l’un des plus amusans et vivans conteurs de toute la littérature de son pays.


T. DE WYZEWA,