Revues étrangères - L’Éducation du roi de Rome

REVUES ÉTRANGÈRES

L'ÉDUCATION DU ROI DE ROME


Der Herzog von Reichstadt, ein Lebensbild, par Ed. Wertheimer, 1 vol. in-8o, Stuttgart, 1902.


Le 23 mars 1811, vers onze heures du matin, une chaise de poste entra dans Vienne, par la barrière de Mariahilf, et, après avoir parcouru au galop les rues de la ville, s’arrêta devant le palais de l’ambassade de France. Un jeune officier français en descendit, qui, avec la réserve hautaine d’un homme chargé d’une grave mission, se fit aussitôt conduire auprès de l’ambassadeur. Mais le soldat qui l’accompagnait, et qu’il avait laissé dans la loge du portier, ne se crut point tenu à la même discrétion. Il révéla tout de suite à la femme du portier que lui et son maître, — le chef d’escadron Robeleau, — étaient venus annoncer au comte Otto la naissance d’un fils de l’empereur Napoléon. Ce qu’apprenant, la digne femme, dans l’élan de son bonheur, ouvrit la fenêtre de sa loge et s’écria, le plus haut qu’elle put : « Un petit prince ! » Bientôt la nouvelle se répandit dans la rue, dans les rues voisines. « Quelle joie pour notre bon empereur ! » criait-on. Ce fut, en tout cas, une vraie joie pour tout le peuple de Vienne : car les Viennois, lorsqu’ils avaient vu l’empereur Napoléon, s’étaient bien aperçus qu’il n’était pas l’ogre sans-culotte qu’on leur avait dit ; et ils s’étaient même mis à l’aimer presque autant qu’un de leurs archiducs, lorsqu’il était devenu le mari d’une archiduchesse. Seuls, certains salons de l’aristocratie persévéraient dans leur hostilité. Les bruits les plus fantaisistes ne cessaient pas d’y courir, sur la conduite de Napoléon à l’égard de sa jeune femme : tout récemment encore, n’avait-on pas raconté, en s’appuyant de l’autorité d’un secrétaire de l’ambassade de France, que Napoléon, non content de rudoyer Marie-Louise de mille façons, la trompait, au grand jour ? Aussi la nouvelle de la naissance du petit prince fut-elle, dans ces salons, fort mal accueillie. Et, au grand cercle tenu à la cour le 26 mars, on se répétait volontiers la boutade d’une femme d’esprit qui avait dit, en entendant la nouvelle : « Bah ! ce petit roi de Rome, dans quelques années il viendra peut-être ici se faire élever par charité[1] ! »

Cette boutade se trouvait être une prophétie. Trois ans plus tard, le 21 mai 1814, à sept heures du soir, deux calèches, se suivant à dix minutes d’intervalle, pénétrèrent dans la grande allée du parc de Schœnbrunn. De la première sortit l’ex-impératrice Marie-Louise, qui n’était plus maintenant que la princesse de Parme. Quand la seconde calèche s’arrêta devant le perron du château, le prince Trauttmansdorff y prit un paquet blanc, le remit au comte Kinsky, et celui-ci le porta dans ses bras jusqu’au salon d’honneur, où toute la cour était réunie. Ce paquet contenait l’ex-roi de Rome, qui venait à Vienne « se faire élever par charité. » Et je dois ajouter que les Viennois l’accueillirent, lui-même, avec autant de faveur qu’ils avaient naguère accueilli la nouvelle de sa naissance. Les rapports de police du 21 mai constatent que, « à la vue du beau petit prince, tout le monde manifesta un ravissement enthousiaste. » La foule criait : « Vive le prince de Parme ! » et les nobles dames, debout aux deux côtés de l’escalier, « mettaient tant d’empressement à baiser les mains de l’enfant que le comte Kinsky avait eu grand’peine à parvenir jusqu’au haut des marches. » Dans un rapport du 22 mai, Hudelist écrivait à Metternich que « l’on avait été enchanté du jeune prince de Parme, dont on ne se fatiguait pas de louer l’affabilité et la belle apparence. » On en avait été d’autant plus enchanté que, « sans qu’on sût pourquoi, l’opinion contraire s’était, jusque-là, répandue dans le public, de telle sorte qu’on avait été aussi surpris que ravi. » Metternich, cependant, ne parait pas s’être beaucoup ému de cet enthousiasme.

Tout au plus prit-il soin, dès le lendemain, d’interdire à la foule l’accès du parc de Schœnbrunn. Et aussitôt il se mit en quête de tous les moyens possibles pour réaliser le projet qu’il avait formé, et quiétait, comme l’on sait, d’effacer, de déraciner, d’anéantir à la fois chez l’ex-impératrice et chez l’ex-roi de Rome, jusqu’à la moindre trace de leur séjour en France. Marie-Louise dut renoncer à son titre de souveraine : elle dut consentir à ne plus s’appeler désormais que « l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche, duchesse de Parme, Plaisance, et Guastalla. » On lui défendit même d’emporter à Parme son portrait par Gérard, où elle était représentée en impératrice : son père lui promit de lui envoyer bientôt, en échange, une copie de ce portrait, faite par le plus habile artiste de Vienne, mais la représentant avec une autre toilette que l’original. Et quant au petit « prince de Parme, » qui, d’ailleurs, allait bientôt être dépossédé de ce second titre, comme il l’avait été de celui de « roi de Rome, » les intentions de Metternich à son sujet furent, dès le début, celles que le ministre exposait, trois ans plus tard, à Vincent, dans une dépêche française du 26 juillet 1817 : « C’est à nous que doit être réservé le soin de diriger son éducation dans des voies éclairées, et de lâcher de lui faire éviter à lui-même, dans la suite, des écueils auxquels, ce qui est indépendant de nous, de lui et de sa volonté, sa naissance ne peut que trop l’exposer. »

Il y avait, avant tout, à trouver pour le petit prince un gouverneur capable de diriger son éducation « dans les voies éclairées » dont parle Metternich. Après plusieurs mois de recherches, on finit par le trouver. Le 26 juin 1815, sur la recommandation du baron de Hager, Metternich fit nommer gouverneur du « prince François » le comte Maurice Dietrichstein, qui, pendant le congrès de Vienne, avait été attaché à la personne du roi de Danemark. Dietrichstein avait alors quarante ans. Il s’était battu contre les Français sous les ordres de Lacy, puis de Mack, avait été fait prisonnier en 1800, et avait ensuite quitté l’armée pour se marier. Il était assez lettré, homme de goût, et son salon était le rendez-vous des artistes de Vienne : Beethoven, notamment, y venait volontiers. Montbel, et après lui tous les biographes du roi de Rome, affirment que Dietrichstein avait été choisi par Marie-Louise pour diriger l’éducation du petit prince. En réalité, Marie-Louise ne semble pas même avoir été consultée. « J’ai vu hier mon fils, écrit-elle à l’empereur François le 7 juillet 1815 : il vous baise les mains, se trouve fort bien, et a déjà fait connaissance avec le comte Maurice Dietrichstein. A moi, celui-ci me plaît assez, surtout à la condition que vous ne le donniez à mon fils que provisoirement, jusqu’à ce que l’enfant vienne avec moi en Italie ou que j’aie fait un autre choix pour son éducation : car, pour cela, le comte ne me convient point, bien qu’il soit d’ailleurs un excellent homme. » Et quant à la façon dont le petit prince avait « fait connaissance » avec son gouverneur, nous possédons là-dessus un document caractéristique. Dietrichstein raconte lui-même que, la première fois qu’il vint à Schœnbrunn, son élève se refusa obstinément à comparaître devant lui. « Je ne veux pas aller au salon, criait l’enfant, parce que le gouverneur y est ! » On finit cependant par l’y traîner ; mais il se borna à toiser Dietrichstein du haut en bas, avec ses grands yeux pleins de mépris. « J’ai eu à supporter bien des impressions désagréables, — écrivait Dietrichstein dans son journal, au sortir de cette entrevue, — d’autant plus je me suis convaincu que je ne parviendrais à rien aussi longtemps que le prince ne serait pas entièrement livré entre mes mains. »

Aussi ne tarda-t-il pas à obtenir que le prince fût « entièrement livré entre ses mains. » Et ce fut lui-même qui, — cette fois sur la recommandation de Marie-Louise, — se choisit pour assistant, en qualité de précepteur de l’enfant, un officier tyrolien, le capitaine Foresti, homme de cœur et d’esprit, excellent humaniste, catholique fervent, et qui, en 1809, était sorti de l’armée pour ne point avoir à combattre ses compatriotes, devenus sujets du royaume d’Italie.

En 1816, le petit prince eut encore un troisième maître : Mathieu Collin, professeur d’histoire à l’université de Vienne, fut chargé devenir lui donner des leçons. Collin mourut en 1821, et fut aussitôt remplacé auprès du duc de Reichstadt par un ancien précepteur de l’archiduc Ferdinand, Joseph Obenaus, toujours sur la recommandation du comte Dietrichstein.

Or, un érudit allemand, M. Wertheimer, a eu la bonne fortune de pouvoir compulser à son aise tous les papiers laissés, après leur mort, par le comte Dietrichstein et par Joseph Obenaus : notes prises par eux au jour le jour, copies de leurs rapports quotidiens, lettres écrites à Dietrichstein par Foresti et par Collin, etc. Et, de ces papiers, dont on devine sans peine l’extrême intérêt qu’ils ne peuvent manquer d’avoir pour la connaissance du caractère du malheureux fils de Napoléon, M. Wertheimer nous offre aujourd’hui de nombreux extraits, — trop peu nombreux encore, à notre gré, — dans un livre où il a en outre utilisé une foule de rapports de police de lettres et de mémoires inédits. Son livre est un véritable répertoire de documens, petits et grands, se rapportant de près ou de loin à la vie et à la personne du duc de Reichstadt. Il complète sur bien des points, et corrige même ça et là, l’excellente biographie publiée, il y a quelques années, par M. Welschinger[2]. Mais, entre ses différens chapitres, le plus précieux pour nous est assurément celui qui, à l’aide des papiers de Dietrichstein et d’Obenaus, nous introduit dans l’intimité du jeune prince, et nous permet d’assister aux progrès de son éducation.


M. Wertheimer nous dit, à la fin de ce chapitre, qu’il croit avoir suffisamment prouvé la fausseté de toutes les légendes suivant lesquelles l’éducation donnée au fils de Napoléon aurait eu pour effet d’abrutir ou de dénaturer l’esprit et le cœur de l’enfant. Il s’élève en particulier contre cette affirmation « aussi gratuite que possible » du célèbre historien Treitschke : que l’éducation du duc de Reichstadt fut le digne « pendant du traitement infligé par le paternel empereur François aux prisonniers du Spielberg. » Mais, hélas ! pourquoi faut-il que tous les documens publiés par M. Wertheimer s’accordent pour donner raison à Treitschke, contre lui ! Avant de connaître le Journal de Dietrichstein et celui d’Obenaus, on pouvait croire, comme l’a cru encore M. Welschinger, que, « contrairement à une légende trop accréditée, les maîtres du jeune prince n’avaient jamais songé ni à étouffer son intelligence, ni à lui cacher ses origines. » On pouvait croire qu’ils s’étaient conformés au vœu de l’empereur François, qui, — d’après des autorités d’ailleurs extrêmement suspectes, — aurait dit à Metternich, touchant l’éducation de son petit-fils : « Je désire que le duc honore le souvenir de son père. Ne lui cachez aucune vérité : mais, avant tout, apprenez-lui à admirer son père et à l’estimer ! » Hélas ! à supposer que l’empereur François ait jamais dit cela, les hommes chargés de l’éducation de son petit-fils n’ont certainement tenu aucun compte de ses augustes désirs. Et c’est la publication même de leurs propres papiers qui vient nous prouver, une fois de plus, le danger que l’on court à se montrer trop dédaigneux à l’endroit des « légendes. » Car, si l’on peut tirer une conclusion certaine et incontestable des quarante-cinq pages où M. Wertheimer a recueilli les principaux passages des Journaux, rapports et lettres de Dietrichstein et d’Obenaus, c’est bien que ces deux hommes, à l’instigation de Metternich, n’ont point cessé de vouloir « cacher » à leur élève « ses origines, » ni, — peut-être sans le vouloir, — d’employer une méthode d’éducation la mieux faite du monde pour « étouffer son intelligence. »

Ces deux hommes-là précisément, et beaucoup plus que leurs deux collaborateurs. Car Collin ne parait s’être occupé que de remplir en conscience sa charge de professeur, travaillant à orner l’esprit de son élève et à former son goût, sans se mêler de la partie purement « politique » de son éducation. Et pour ce qui est de Foresti, tout ce que nous apprenons de lui dans le livre de M. Wertheimer nous inspire l’admiration la plus respectueuse pour la façon dont il s’est constamment efforcé de concilier, avec la cruelle consigne qui lui était imposée, la délicatesse généreuse de ses sentimens personnels.

Un exemple, choisi au hasard, suffira pour expliquer le caractère particulier de ses relations avec son élève. Un matin de juillet 1816, l’enfant, au cours d’une de ses promenades avec Foresti, voulut absolument savoir qui régnait alors sur la France. — « Un roi’, répondit Foresti. — Mais je sais, dit l’enfant, qu’avant ce roi, il y a eu en France un empereur : qui était-ce ? — C’était votre père ! répondit Foresti. Mais un amour immodéré de la guerre a fini par lui faire perdre sa couronne. » Le petit prince avoua alors en grand secret que, dans un livre dont on lui interdisait à présent la lecture, les Fastes de la France, il avait lu le récit de toutes les batailles de Napoléon. Puis il dit : « Mais, si mon cher père a causé autant de maux qu’on m’affirme qu’il en a causé, il est donc un criminel ? — Ce n’est pas à nous qu’il sied de le juger ! répondit Foresti. Continuez toujours à aimer votre père et à prier pour lui ! » Réponse dont on comprendra mieux la portée quand on saura que ce n’est qu’après de nombreuses hésitations, et avec la conscience d’accomplir un acte d’une générosité presque héroïque, que Dietrichstein avait autorisé l’enfant à mentionner le nom de son père dans ses prières du matin et du soir. Aussi le pauvre petit, au sortir de son entretien avec Foresti, eut-il visiblement « le cœur plus léger. » Durant tout le reste de la promenade, il sauta et rit comme il n’avait jamais fait ; et, de retour au château, il dit à Collin, en se jetant dans ses bras : « Oh ! si vous saviez ! M. Foresti et moi, nous avons longuement parlé de la France ! » Il ne cessa point, d’ailleurs, d’éprouver pour Foresti une reconnaissance tendre et passionnée. Et Foresti, de son côté, ne cessa point de l’aimer et de le plaindre avec tout son cœur. « Je ne puis vous exprimer le désespoir que j’ai de sa mort ! » écrivait-il à Dietrichstein, le 22 juillet 1832. Le même jour, Obenaus, devenu maintenant le baron Obenaus, écrivait dans son Journal ces quelques lignes, en guise d’oraison funèbre de son élève : « Aujourd’hui, à quatre heures et demie du matin, le prince est mort, à Schœnbrunn, de la phtisie, suite du… mainte fois prophétisé par Obenaus. » Que voulait-il dire, par ce mot laissé en blanc ? On l’ignorera sans doute toujours. Mais voilà toutes les réflexions qu’a provoquées en lui la mort du jeune prince dont il a eu la garde !

Non pas qu’Obenaus ne fût, lui aussi, un fort honnête homme, assidu à remplir consciencieusement ses devoirs : mais je croirais sans peine qu’ayant eu beaucoup d’enfans à élever en sa qualité de précepteur, il avait pris en aversion l’espèce tout entière, et que le duc de Reichstadt lui apparaissait simplement comme une dernière, — et d’autant plus fâcheuse, — incarnation de l’ « élève. » M. Wertheimer, qui a eu entre les mains son Journal intime, avoue que, « à chaque page y reviennent, appliquées au duc de Reichstadt, les mêmes épithètes : entêté, sournois, réfractaire, violent, » etc. Et, jugeant ainsi son élève, il le traitait en conséquence. C’était évidemment un de ces pédagogues qui considèrent comme mutile, pour ne pas dire dangereux, de perdre leur temps à essayer de comprendre l’âme des jeunes adversaires qu’ils ont à dompter.

Tout autre est le cas du comte Dietrichstein, qui, du reste, doit porter seul devant nous, de même qu’il la portait devant Metternich, la responsabilité de l’éducation donnée au fils de Napoléon. Celui-là n’était pas seulement un fonctionnaire irréprochable : il souhaitait sincèrement le bien de son élève, et peut-être même éprouvait-il pour lui une certaine affection personnelle. Mais il l’aimait un peu à la façon dont Torquemada aime les hérétiques, dans le drame de Victor Hugo. C’était pour le bonheur du duc de Reichstadt qu’il s’ingéniait infatigablement à le torturer, afin d’extirper de son cœur, par ce moyen, l’élément démoniaque que le malencontreux hasard de sa naissance ne pouvait manquer d’y avoir déposé. Toute son attitude à l’égard de son élève, durant les quinze ans de leurs relations, est exactement celle d’un exorciste travaillant à délivrer un petit possédé, ou encore celle d’un « psychiatre » qui s’est juré d’avoir raison d’une « tare héréditaire. » En vain le petit prince ouvrait sur Dietrichstein ses beaux yeux bleus, pleins de tendresse et d’ingénuité : le gouverneur n’en était que plus ardent à vouloir le sauver de la damnation. Tandis que Metternich, en dirigeant l’éducation de l’enfant « dans des voies éclairées, » ne voyait que le danger qui pourrait résulter pour l’Europe d’un second Napoléon, Dietrichstein, plus humain, s’effrayait du danger qui en résulterait sûrement pour l’enfant lui-même. A tout prix, celui-ci devait cesser d’être ce qu’il était ! Le petit loup devait être transformé en un petit mouton !

Les transformations de ce genre sont malheureusement difficiles ; mais Dietrichstein y mit tant de zèle qu’il put presque se flatter d’avoir réussi. L’élément diabolique ne fut pas aussi complètement extirpé du cœur de l’enfant que l’aurait souhaité l’honnête gouverneur ; mais il finit par être si profondément refoulé que, à moins de circonstances exceptionnelles, on n’avait plus à craindre d’en sentir les effets. Faute de pouvoir devenir un véritable mouton, le petit loup en avait revêtu la peau.

C’est ainsi que, d’abord, Dietrichstein avait été particulièrement scandalisé de l’insistance de l’enfant à vouloir parler, penser en français. « Je ne veux pas être Allemand ! s’écriait le petit possédé… j’aimerais mieux… je n’ose pas dire quoi !… Je veux rester Français ! » Et le gouverneur, désolé, écrivait dans son Journal : « Cela ne saurait durer ! Le prince doit devenir Allemand, et jusque dans les moindres détails. » Aussi devinera-t-on sans peine la joie de Dietrichstein lorsque, le 17 septembre 1816, il peut annoncer que, « depuis trois semaines, le prince s’est habitué à parler surtout en allemand, et parvient déjà à se faire très suffisamment comprendre dans cette langue. » « Rien au monde ne saurait être plus consolant ! » ajoute le gouverneur. Un an après, le 18 novembre 1817, le prince « parle déjà plus couramment l’allemand que le français », résultat magnifique, et « dû tout entier à l’impossibilité presque absolue où se trouve le prince de parler sa langue natale. » Et, dix ans après, Dietrichstein note que le prince « fait peu de progrès dans l’étude du français. » Il parle assez bien le français, surtout pour ce qui est de l’accord ; mais sa syntaxe est très défectueuse ; on sent trop qu’il pense en allemand, et non plus en français. Ses traductions de l’allemand en français fourmillent de germanismes. Et il est « tout à fait incapable d’écrire correctement une lettre en français. » Comme le souhaitait son gouverneur, il est bien « devenu Allemand, jusque dans les moindres détails. » J’ai cité cet exemple : j’aurais pu en citer vingt autres. Les méthodes d’éducation de Dietrichstein ont, en somme, réussi au-delà même de ce que l’on pouvait espérer.

Mais c’est que, aussi, c’étaient des méthodes « héroïques, » et appliquées avec une persévérance extraordinaire. On peut bien affirmer que, pendant quinze ans, Dietrichstein ne s’est pas relâché un seul jour de contrarier les désirs de son élève, de détourner ses penchans, de réprimer les élans de son cœur. Dès que l’enfant est « livré aux mains » de son gouverneur, celui-ci éloigne de lui tout ce qui peut lui rappeler son passé. Il fait enlever tous les objets, livres, effets de toilette, etc., où se trouvent gravées les aigles impériales : puis, cette première épuration ayant été jugée insuffisante, il ordonne qu’on enlève, d’une façon générale, tout ce que l’enfant a rapporté de France.

Quand le petit prince fait la moindre allusion au luxe de son enfance, on a ordre de lui répondre « qu’il ne sait tout cela que par ouï-dire, étant trop jeune pour pouvoir se le rappeler. » Mais bientôt Dietrichstein s’aperçoit que tous ses plans sont condamnés à rester inutiles aussi longtemps que l’enfant aura près de lui des personnes pouvant lui parler de la France et de son passé. Alors le gouverneur commence une lente série de manœuvres pour contraindre Marie-Louise à autoriser l’expulsion des gouvernantes françaises du prince, de l’excellente Mme Marchand, du petit Emile Gobereau, fils du valet de chambre de l’ex-impératrice. Et, quand enfin ce dangereux Emile (un gamin de six ou sept ans) quitte Vienne pour suivre Marie-Louise à Parme, Dietrichstein « ne se sent plus de joie. »

Désormais, le petit prince n’a plus, autour de lui que des Allemands. Il ignore ce qu’est devenu son père, et comme, un jour, Foresti n’a pu s’empêcher de lui parler de Napoléon, (dans le court entretien qu’on a lu plus haut), Dietrichstein, effaré, décide qu’à l’avenir on mettra plus de réserve encore à répondre à ses questions. Le pauvre enfant est obligé d’inventer des ruses vraiment incroyables pour parvenir à se faire répéter que son père a été empereur, et a gagné des batailles. Veut-il jouer au soldat ? On reconnaît là, avec épouvante, un réveil du sanguinaire démon napoléonien. Il ne peut jouer, ni causer, ni même rêver librement. Il est gardé avec tant de rigueur que, de 1815 à 1830, pas un seul étranger ne parvient à le voir autrement que de très loin, dans une loge de théâtre ou dans une allée du parc de Schœnbrunn. L’ambassadeur de Louis-Philippe, le général Belliard, lui aussi, ne parvient à le voir que de très loin. C’est seulement en 1828 que Dietrichstein se résigne à permettre que ses professeurs lui racontent, en quelques mots, l’histoire de son père, « victime d’une soif immodérée de conquêtes. » Le gouverneur écrit à Obenaus, que « entre autres choses, on fera bien de ne plus beaucoup tarder à exposer au prince l’histoire de son père. » Et il ajoute, tristement : « Quel dommage que je ne connaisse là-dessus aucun livre qu’il puisse lire sans danger, et qui ne risque point d’appeler trop de commentaires ! » Le duc de Reichstadt avait alors dix-sept ans, et venait d’être nommé capitaine aux chasseurs impériaux.

Certes, Silvio Pellico et les prisonniers du Spielberg étaient plus mal nourris, et traités avec moins d’égards, que le fils de Napoléon au château de Schœnbrunn. Et cependant je ne crois pas que le récit de leur captivité ait rien à nous offrir de plus pathétique que l’image de l’éducation du roi de Rome, telle que nous la font entrevoir les papiers de Dietrichstein cités par M. Wertheimer. Sous leurs chaînes, les prisonniers du Spielberg gardaient du moins leur liberté intérieure : tandis que c’est précisément celle-là (sans compter l’autre, d’ailleurs) que, pendant dix-huit ans, avec une ténacité effrayante, les gardiens du petit prince se sont ingéniés à lui refuser. Et si les prisonniers du Spielberg résistaient à l’oppression de leurs geôliers, combien la résistance du prisonnier de Schœnbrunn fut plus vive encore, plus acharnée, et plus douloureuse ! Au début de chaque leçon, l’enfant se disait à lui-même : « Allons, aujourd’hui je vais être bien docile et bien sage ! » Mais, quelques minutes après, il détournait la tête et se mettait à pleurer. Parfois, au milieu d’une leçon, il saisissait une règle, et tout à coup, la lançait à la tête de son professeur. Infiniment curieux et avide d’apprendre, il lisait en cachette, s’instruisait seul : mais, ce que ses maîtres lui enseignaient, il s’efforçait de ne pas l’écouter. Il faisait les choses les plus pénibles et les plus dangereuses, simplement parce qu’il se rappelait qu’on les lui avait défendues. Et toujours, en dépit des remontrances et des punitions, toujours il continuait de penser à son père. Lorsque Dietrichstein causait avec les domestiques, ou avec des étrangers, l’enfant se glissait derrière une porte, se cachait sous un meuble, et écoutait, espérant qu’il allait entendre parler de Napoléon. Au mois de janvier 1818, pendant une des leçons de Collin, il interrompit tout à coup le professeur pour lui demander : « Dites-moi, s’il vous plaît, dites-moi vraiment pourquoi on m’a appelé le roi de Rome ? — Cela se passait encore au temps où votre père avait un grand royaume. — Est-ce que Rome a appartenu à mon père ? — Non, Rome appartenait au pape. — Et où est à présent celui-ci ? — Le pape ! Toujours à Rome. — Et mon père, il est aux Indes, je crois ? — Mais non, pas du tout ! — Est-ce qu’il est en Amérique ? — Pourquoi serait-il en Amérique ? — Mais, enfin, où est-il, vraiment ? — Je ne puis pas vous le dire ! — Les dames (les gouvernantes françaises, qui avaient quitté Schœnbrunn depuis deux ans) ont dit un jour qu’il avait été en Angleterre, et qu’on l’en avait chassé. — C’est là une erreur ! Vous savez bien, mon prince, combien souvent il vous arrive de mal comprendre ce que vous entendez dire ! — Oui, c’est vrai, excusez-moi ! — Je puis vous assurer que monsieur votre père n’a jamais été en Angleterre. — J’ai entendu dire aussi qu’il était dans la misère ! — Comment, dans la misère ? — Oui. — Comment cela serait-il possible, ou même vraisemblable ? » À ces mots, le visage de l’enfant s’illumina de bonheur. « C’est vrai, dit-il, c’est bien ce que je pensais aussi ! » Et il passa aussitôt à un autre sujet. Qu’on imagine ce genre d’entretiens se renouvelant tous les jours, pendant dix-huit ans, et sans cesse sous quelque forme nouvelle, car la curiosité de l’enfant n’était pas moins inventive que la méfiante discrétion de son gouverneur !

Telle fut, d’après des documens d’une authenticité absolument incontestable, l’éducation du duc de Reichstadt. Elle se trouva justifiée, en fin de compte, par le succès de ses résultats. Si même la mort n’était pas venue, le plus à propos du monde, rassurer Metternich sur le danger que constituait pour l’Europe l’existence d’un second Napoléon, celui-ci, grâce à l’infatigable zèle de Dietrichstein, n’aurait jamais été qu’un Napoléon assez inoffensif. Le fils du loup eût-il vécu cinquante ans, ses efforts pour aboyer n’auraient jamais produit que des bêlemens. Faute de pouvoir lui ôter son âme, on l’avait, en tout cas, mis lui-même pour toujours hors d’état d’en user. Mais l’opération avait été si vive et si prolongée qu’il n’avait pas fallu moins que son heureuse issue pour compenser maints accidens fâcheux qu’elle avait amenés. C’est ainsi que, entre autres effets, elle avait complètement transformé le caractère du petit prince. Ce caractère était, par nature, si bon, si tendre, si ouvert, si gai, que tous les maîtres de l’enfant, sauf peut-être Obenaus, sont unanimes à en faire l’éloge. Dietrichstein raconte qu’il a vu le prince pleurer, parce qu’il avait trouvé un ver de terre à demi mangé par une alouette. Les jouets qu’il aimait le mieux, on avait peine à l’empêcher de s’en priver pour les donner à des enfans pauvres. Il donnait tout son argent, il se désolait à la pensée que d’autres enfans mangeaient du pain noir pendant qu’il avait à manger des gâteaux. De tout son cœur, il aspirait à aimer. Jamais Dietrichstein ni Foresti ne le surprirent à leur garder rancune des paroles sévères qu’ils lui adressaient. « Bien que le comte Dietrichstein l’ait traité très durement, nous dit M. Wertheimer, bien qu’il l’ail souvent blâmé et puni avec une rigueur excessive jusqu’à l’injustice, le duc de Reichstadt n’a point cessé, jusqu’au bout, de témoigner à son gouverneur la reconnaissance la plus affectueuse. » « Rien n’effacera de mon cœur la gratitude que j’ai pour vous ! » écrivait-il lui-même à Dietrichstein, le 23 septembre 1831, quelques mois avant sa mort. Et l’on éprouve une véritable angoisse, quand on assiste, dans le livre de M. Wertheimer, à la lente et incessante perversion de cette délicieuse nature d’enfant. Peu à peu, la gaité s’en va, les chants se taisent, le rire devient plus rare. Peu à peu, le petit prince, lorsque ses maîtres lui parlent, détourne la tête et baisse les yeux. Il apprend à se méfier, à craindre, à haïr. Au lieu de l’enfant expansif et doux qu’avait trouvé Foresti, quand il avait été appelé auprès de lui, Obenaus, en 1824, trouve un élève « sournois, entêté, méchant. » Et Dietrichstein, vers le même temps, note dans son Journal que le manque de franchise du prince à son égard lui ulcère le cœur. L’excellent homme avait évidemment trop présumé des possibilités de la pédagogie. Il avait voulu extraire de la poitrine de l’enfant le cœur qui s’y trouvait, pour lui substituer un autre cœur, un modeste petit cœur de fonctionnaire autrichien : et il s’étonnait, il se désolait de n’avoir réussi qu’à gâter le cœur qu’il rêvait de changer.


Lorsque l’empereur voulut donner à son petit-fils tout au moins un semblant de liberté, en l’autorisant à remplir sa charge d’officier, Dietrichstein s’opposa à ce projet avec une insistance passionnée. Requêtes à l’empereur, à Marie-Louise, aux ministres, il multipliait les démarches pour que le prince continuât à être tenu en cage. « Ma conscience est en repos, écrivait-il, le 26 août 1828, à Obenaus, j’ai fait tout ce que je pouvais. Mais je ne puis m’empêcher de plaindre le sort réservé au pauvre garçon, si, malgré vos avis, on s’obstine à vouloir le traiter comme un enfant ordinaire, oubliant tout ce qui fait de lui un cas absolument exceptionnel. » Ces lignes, mieux que tous les commentaires, expliquent dans quelles « voies, » et d’après quels principes, fut dirigée l’éducation du pauvre garçon, au sujet duquel Napoléon avait autrefois écrit : « J’aimerais mieux voir mon fils écorché vif que de le voir élevé à Vienne en prince autrichien. »


T. DE WYZEWA.

  1. In ein paar Jahren kœnnen wir diesen Kœnig von Rom als Bettelstudenten hier haben !
  2. Le roi de Rome, par Henri Welschinger, 1 vol. in-8o, Plon, 1897.