Revues étrangères - Henri de Treitschke et le pangermanisme

Revues étrangères - Henri de Treitschke et le pangermanisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 807-818).
REVUES ÉTRANGÈRES

HENRI DE TREITSCHKE ET LE PANGERMANISME


Treitschke, his Life and Works, 1 vol. in-8o, Londres, librairie Jarrold and Sons, 1914.


L’un des thèmes les plus constans de l’ancienne imagination populaire allemande, telle que nous la révèlent notamment les précieux recueils des frères Grimm, est l’histoire d’un pauvre diable auquel une chance inespérée a permis soit d’accomplir un véritable exploit, soit plutôt, simplement, de faire semblant de l’avoir accompli. En tout cas, voici que l’humble artisan revêt dorénavant les allures d’un héros ; et ni les éloges que lui prodigue la foule, ni les titres et dignités qui s’abattent sur lui, ni les plus gracieux sourires que lui lance, du haut de son trône, la très belle fille du Roi, rien de tout cela n’étonne un heureux gaillard qui, la veille encore, dans son village, scandalisait tous ses compagnons par sa résignation apeurée et servile. Il faut voir, par exemple, dans un conte des frères Grimm, avec quel mélange prodigieux d’orgueil et d’aplomb certain apprenti tailleur s’avance d’un pas rapide à la conquête du monde, depuis le jour où, ayant tué sept mouches, il s’est avisé d’inscrire sur sa casquette la menaçante appellation : Sept-d’un-Coup ! Son front, en vérité, ne s’élèverait pas plus fièrement si, au lieu de sept mouches, il avait tué sept géans ; et le fait est que bientôt lui-même, sous l’influence des témoignages unanimes d’admiration dont il se trouvera entouré, ne saura plus au juste si c’est à des mouches ou bien à des géans que s’est, d’abord, adressée la force de son bras.

Il ne s’est guère passé une journée, depuis quatre mois, sans que me revinssent en mémoire les aventures de ce tailleur Sept-d’un-Coup et d’une vingtaine d’autres personnages analogues rencontrés naguère dans tous les recueils de traditions populaires allemandes. Sept-d’un-Coup, n’est-ce pas lui qui ressuscite aujourd’hui sous les espèces de chacun de ses compatriotes d’outre-Rhin, avec ce même mélange, à peine croyable, d’aplomb et d’orgueil, mais surtout avec cette même transition subite d’un excès de timide réserve à l’excès contraire de foi en sa valeur corporelle et morale ? Écoutons l’accent particulier des paroles proférées devant nous, depuis quatre mois, par maints représentans des diverses classes de la société allemande, l’accent du manifeste des « Intellectuels, » des déclarations du professeur Lasson et du professeur Ostwald, des interviews de généraux ou de simples soldats : ce n’est point là un accent naturel et normal, mais bien celui d’autant de Sept-d’un-Coup, — d’hommes qui étaient nés pour respecter et servir, de telle sorte qu’une trop prompte fortune leur a « tourné la tête. » Que l’on se rappelle le professeur Lasson qualifiant son présent empereur de « délices du genre humain, » et le professeur Ostwald affirmant que, par-dessus l’état de « sauvagerie » des Russes et notre état français d’ « individualisme, » l’Allemagne était parvenue désormais à l’état suprême, idéal, d’ « organisation ! » Ou bien voici qu’une revue métaphysique de là-bas, le Siècle Moniste, a demandé aux principaux savans allemands sous quelle forme ils concevaient l’avenir prochain de leur pays : je n’ai pu connaître encore que les deux premières réponses, celles du fameux naturaliste Haeckel et d’un autre penseur appelé Peus-Dessau ; mais tous les deux s’accordent à proclamer que, dès la terminaison de la guerre, l’Allemagne devra nécessairement s’approprier la Belgique et la Hollande, un tiers de la France, nos colonies ainsi que celles des Anglais, et cela parce que, étant d’une essence supérieure à celle du reste des hommes, elle a proprement pour mission de dominer le monde ! Nul moyen de mettre en doute la sincérité de ces étranges propos, tout pareils à ceux que l’on entend flotter dans les salles et couloirs des asiles d’aliénés ; et, malgré leur « mégalomanie » trop évidente, ce ne sont pas, non plus des propos d’aliénés : leur explication authentique nous est donnée dans l’histoire séculaire de l’humble tailleur allemand Sept-d’un-Coup, qui, ayant tué sept mouches, a revêtu soudain les allures et l’assurance intime d’un héros dont l’irrésistible bras aurait tué sept géans.

J’ajouterai que le tailleur Sept-d’un-Coup, dans le comte de Grimm qui porte son nom, se trouve être un « finaud, » et n’a besoin de personne pour lui suggérer de quelle manière il pourra exploiter à son profit sa victoire initiale sur les sept pauvres mouches : mais, à côté de lui, les contes populaires allemands nous présentent un bon nombre de ses proches parens qui, ceux-là, persisteraient dans leur attitude instinctive de soumission et de crainte si le hasard ne leur envoyait pas un ou plusieurs ingénieux conseillers, assidus à transformer l’artisan résigné d’hier en un « tranche-montagne. » Je me souviens notamment d’une « version » où le futur héros se laisse convaincre de sa haute valeur par trois étranges passans qu’il a croisés sur sa route, — trois passans dont le premier s’est bandé un œil, le second un bras, et le troisième le nez, parce que cet œil, et ce bras, et ce nez sont doués d’une puissance fonctionnelle si extraordinaire que force est à leurs maîtres d’en éviter l’emploi dans les conditions de la vie quotidienne. Et, semblablement, il en a été pour l’Allemand d’aujourd’hui, dont je serais tenté de dire qu’il a rencontré, lui aussi, sur son chemin, tout de suite au sortir de ses premiers exploits, trois conseillers respectivement pourvus d’une vigueur musculaire, d’une vue, et d’un flair d’exception. C’est à eux que revient, pour une bonne part, le mérite de lui avoir créé, depuis un demi-siècle, comme une âme nouvelle, — le mérite ou plutôt la responsabilité et la faute, car il n’est guère possible qu’un individu ni une nation ait chance de prospérer longtemps avec une âme par trop différente de celle qui lui est proprement naturelle.


Toujours est-il que trois hommes fameux ont contribué plus que personne autre non seulement à exalter soudain l’orgueil de l’Allemagne, mais encore à modifier sa pensée et ses sentimens au point où nous les voyons depuis un demi-siècle. Et tandis que l’un des trois, sans doute le plus grand, y contribuait « pratiquement, » par son exemple personnel, c’est d’une manière toute « théorique, » au moyen de leur doctrine écrite ou parlée, que les deux autres ont efficacement travaillé à ce qu’on pourrait appeler la « conversion » de l’ancien « Michel » germanique en cet imperturbable Sept-d’un-Coup que nous montrent à la fois, de nos jours, les ruines fumantes de la Belgique et les chaires les plus sonores des diverses universités d’outre-Rhin.

Le premier de ces trois hommes a été, naturellement, le prince de Bismarck ; et je ne m’arrêterai pas un instant à rappeler l’énorme influence politique et « morale » du spectacle que ne cesse pas d’offrir son image à la masse tout entière du peuple allemand. Sans l’exemple « colossal » de ce parfait modèle de l’Allemand « à venir, » aucune doctrine n’aurait eu sur l’âme nationale une prise assez profonde pour y prévaloir contre des habitudes millénaires d’obéissance à la double autorité des hommes et de Dieu. En vain Treitschke aurait prêché à ses compatriotes que leur qualité d’Allemands leur conférait des droits et des privilèges spéciaux ; en vain Nietzsche leur aurait insinué que, par-delà les limites 6urannées « du bien et du mal, » leur unique devoir était d’affermir leurs cœurs dans la « dureté » et le dédain des « faibles : » jamais les préceptes théoriques de ces deux autres maîtres n’auraient agi sur l’âme allemande ainsi qu’ils l’ont fait, si déjà l’exemple inoubliable du « Chancelier de fer » n’avait préparé le peuple à l’idée d’un « surhomme » allemand, n’admettant d’autre droit que celui de la force, et attestant sa force par son manque absolu de pitié pour le faible.

Mais au-dessous de ce maître par excellence, dont la vivante leçon continue, aujourd’hui encore, à dominer toutes les autres, il est sûr que l’Allemagne d’à présent doit beaucoup aussi de son âme nouvelle à l’enseignement « doctrinal » de Treitschke et de Nietzsche. On nous a bien dit que ce dernier avait trop expressément témoigné à ses compatriotes son mépris et sa haine pour qu’on puisse le soupçonner d’avoir exercé sur eux une action réelle ; et, en fait, je suis prêt à admettre que les Allemands n’ont pas saisi autant que tels lecteurs étrangers la saveur et le parfum intimes d’une œuvre où dominaient à ce point les inspirations du dehors. Mais quand donc avons-nous vu que l’œuvre d’un philosophe eût besoin d’être goûtée, ou même d’être lue, pour porter ses fruits à l’entour de soi ? De la philosophie de Nietzsche, comme de celles de Spinoza et de Kant, de Schopenhauer et de Darwin, se sont dégagés spontanément deux ou trois grands principes, — sauf pour eux à recevoir, dès lors, une signification qui n’était pas exactement celle qu’ils avaient aux yeux du philosophe lui-même. Bientôt l’Allemagne entière a su qu’un fameux écrivain de sa race, non content de proclamer à son tour la déchéance de l’esprit chrétien, s’était enhardi à condamner, du même coup, l’ancienne distinction du bien et du mal, ou plutôt que, d’après cet écrivain, la distinction [ordinaire du bien et du mal ne valait point pour certains individus, — ou certaines nations, — d’espèce supérieure. On a su, en outre, que cet illustre penseur allemand conseillait à l’homme fort d’être « dur, » et tenait la pitié pour un signe de « faiblesse. » A cela s’est borné, je crois bien, ce que la race allemande a connu et gardé de la doctrine de Nietzsche : mais comment-ne pas constater que, tout au long de la guerre présente, et depuis la conduite des Allemands à l’égard des églises et des prêtres jusqu’à leur conduite à l’égard de ces « chiffons de papier » que sont les conventions internationales, c’est vraiment cette race-là, et non point la nôtre ou celle de nos Alliés, qui s’est montrée la plus « nietzschéenne ! »

Et que si personne, sans doute, n’a plus puissamment contribué que le philosophe-poète des Paroles de Zarathoustra à transformer les anciennes notions et habitudes allemandes en matière de morale Individuelle, c’est chose incontestable que le grand éducateur « politique » de l’Allemagne d’aujourd’hui a été l’historien Henri de Treitschke. Non pas, d’ailleurs, que celui-ci ait été beaucoup plus lu, ni surtout mieux compris que son glorieux collègue, le professeur bâlois : mais lui aussi a lancé dans la circulation un certain nombre de formules caractéristiques, et l’on peut bien dire que de ces formules est sorti tout l’étonnant système assez improprement désigné, à présent, du nom prétentieux de « pangermanisme. »

On a publié, ces temps-ci, en Angleterre aussi bien que chez nous, toute sorte d’articles, brochures, et livres consacrés à l’exposé de la doctrine de Treitschke, ou, plus exactement, à l’exposé de l’influence de cette doctrine d’il y a un quart de siècle sur l’esprit nouveau de la politique allemande : mais aucune de ces publications, — autant du moins que j’ai pu en juger, — n’est aussi bien faite pour nous renseigner sur le rôle véritable du professeur « prussomane » de l’Université de Berlin qu’un tout récent volume anglais où l’on a eu l’excellente idée de rassembler et de traduire quelques-uns des principaux « essais » politiques de Treitschke, — en y joignant un peu au hasard, par manière de préface, les souvenirs personnels d’un vieux professeur allemand qui, jadis, a eu l’honneur d’être le collègue de Treitschke à l’Université d’Heidelberg. Écrits pour des lecteurs allemands, au lendemain de la mort de l’historien, ces Souvenirs de M. Adolf Hausrath n’ont naturellement pour nous aucun intérêt : tout au plus leur savons-nous gré de tenir lieu d’une préface plus expressément instructive, et de nous laisser ainsi plus à même d’explorer pour notre propre compte, sans aucun parti pris, les sentimens, les idées, et toute l’étonnante figure « spirituelle » de l’un des très rares grands hommes de l’Allemagne « post-bismarckienne. »


Voici, par exemple, un long discours sur la Législation internationale. Le traducteur a négligé de nous indiquer la date du discours : mais tout porte à croire que celui-ci aura été prononcé peu de temps après les victoires de 1870. Et, tout d’abord, il faut noter que, dans ce morceau de même que dans tout le reste du recueil, — à l’exception, hélas ! des pauvres Souvenirs préliminaires du professeur Hausrath, — le lecteur éprouve l’agréable surprise de rencontrer une composition, un mouvement, un relief littéraire excellens, fort au-dessus non seulement des productions récentes de la science d’outre-Rhin, mais encore de l’ordinaire de ses productions aux époques heureuses d’avant l’ « héritage. » Le fait est que je ne me souviens pas d’avoir lu jamais une prose dogmatique allemande qui possédât à un si haut degré les qualités classiques d’ordre et de lumière, voire cette qualité de « mesure » que j’aurais crue inaccessible à tout esprit d’Allemagne. Mais c’est que, aussi bien, — à la différence de Nietzsche, qui n’avait absolument aucun droit à se proclamer d’origine polonaise, — l’initiateur du « pangermanisme » conservait dans ses veines le sang slave de ses aïeux, les tchèques Terzky, nommés par Schiller dans son Wallenstein. « Avec ses cheveux noirs, — nous dit de lui M. Hausrath, — sa lourde moustache, et la vivacité fiévreuse de ses gestes, c’était bien le pur Slave, le type achevé du gentil homme polonais, en même temps que sa carrure seigneuriale faisait songer à quelqu’un des nobles compagnons de Jean Huss. »

D’où résulte que Treitschke, malgré tout son « pangermanisme, » avait aussi l’âme trop foncièrement « slave » pour pouvoir se satisfaire de la grossièreté allemande. Son article sur la Législation internationale, et chacun des autres morceaux qui forment le récent recueil anglais, abondent en passages qui, trente années d’avance, condamnent les procédés militaires des « vainqueurs » de Louvain. Treitschke n’entend pas qu’une armée conquérante fusille ou égorge d’infortunés paysans, sauf le cas où ceux-ci se sont fait prendre en flagrant délit d’espionnage ou d’attaque déloyale. Il établit, comme un principe fondamental, que jamais l’armée conquérante ne doit mettre la main sur « la propriété des personnes privées. » Ou bien encore il écrit : « On doit considérer comme l’un des plus précieux progrès de la législation militaire internationale le principe, désormais consacré, suivant lequel tous les trésors de la civilisation, tous les objets qui relèvent du domaine de l’art ou de la science, et qui constituent le bien commun de l’humanité, doivent être rigoureusement garantis contre tout risque de pillage ou de vol. » Et puis encore : « Chaque membre individuel de l’une des armées belligérantes, chaque personne ayant l’autorisation de participer à la défense nationale, sont en droit d’exiger un traitement honorable, lorsqu’il leur arrive d’être faits prisonniers de guerre ; et la moindre tentative pour contraindre des prisonniers à servir les intérêts de l’armés ennemie est strictement contraire à la loi internationale. »

Sans compter la manière dont l’apôtre du « pangermanisme » réfutait dès lors les objections hypocrites qu’allait provoquer chez ses compatriotes, trente ans plus tard, l’emploi sur notre « front » de troupes amenées du Sénégal ou des Indes :


Une nation en guerre peut appeler sur son front de combat la totalité de ses troupes, — celles-ci soient-elles civilisées ou barbares. C’est là un point sur lequel il faut que nous gardions tout notre sang-froid, de façon à éviter des préventions fâcheuses. Il y a eu en Allemagne de vrais hurlemens, pendant la guerre franco-prussienne, parce que les Français ont employé des turcos pour combattre l’un des peuples les plus civilisés de l’Europe. Les passions de la guerre ont toujours vite fait de donner naissance à des protestations de ce genre : mais la science est tenue de juger froidement, et de déclarer que, dans l’espèce, la conduite des Français n’avait rien de contraire à la loi internationale. Un État belligérant peut et doit tout ensemble mettre en jeu toutes ses ressources guerrières, c’est-à-dire toutes les troupes dont il dispose, quelle qu’en soit l’espèce. Car, à défaut de cette règle, comment déterminer l’endroit de démarcation précis où le « barbare » succède au « civilisé ? » Toutes les ressources guerrières d’un État peuvent et doivent être utilisées, moyennant seulement qu’elles soient soumises aux formes chevaleresques d’organisation militaire qui se sont constituées par degrés au courant des siècles.


Sur la question même du droit des pays neutres, l’opinion expressément énoncée par Treitschke semble bien désapprouver d’avance la récente conduite de l’Allemagne à l’égard de la Belgique. « Il va sans dire, — écrit le pamphlétaire allemand, — que non seulement chaque État est libre de déclarer la guerre pour son propre compte, mais aussi qu’il est libre de se proclamer neutre dans les guerres des États voisins, — à la condition, toutefois, qu’il ait le moyen de maintenir sa neutralité. » La réserve contenue dans ces derniers mots n’a, en vérité, rien d’inacceptable : Treitschke entend simplement que si, par exemple, un pays neutre ne se trouve pas assez fort pour empêcher une armée française de pénétrer sur son territoire, dorénavant sa neutralité prend fin, et l’armée allemande ne doit plus se faire scrupule de la violer à son tour. Mais il n’en dérive aucunement que l’auteur du discours soit disposé à justifier celle des deux armées belligérantes qui commet la première violation d’un territoire neutre ; et j’ai l’idée que toute sa « prussomanie, » s’il avait vécu de nos jours, n’aurait pas suffi pour étouffer dans son cœur de « gentilhomme slave » un sentiment naturel de révolte devant l’ignominie mesquine des excuses alléguées par le présent chancelier impérial à l’appui d’un acte d’inexcusable « félonie » internationale. Treitschke avait beau se représenter l’État prussien comme revêtu de privilèges exceptionnels : à défaut d’autres devoirs pour ce « sur-état, » il admettait du moins ceux que commande l’honneur ; et l’hypothèse d’une armée allemande manquant à sa parole envers un pays neutre simplement parce qu’elle jugeait « trop difficile » de pénétrer en France par des voies plus loyales, une telle hypothèse ne lui serait sûrement jamais venue à l’esprit.

Mais, avec tout cela, son discours sur la Législation internationale a déjà bien de quoi nous montrer l’étrange perversion opérée dans le cœur et la pensée de ce « gentilhomme » par l’espèce de rêve ou d’idéal « messianiste » qui, dès sa jeunesse, lui a fait concevoir son cher État prussien comme appelé à jouer un rôle « transcendant, » A chaque page du long discours, nous rencontrons des allusions plus ou moins explicites à la possibilité, pour une nation « pleinement consciente de soi, » de s’affranchir au besoin des contraintes qui risqueraient de l’entraver dans, l’accomplissement de son « œuvre. » A chaque instant, le « gentilhomme » se transforme assez fâcheusement en un subtil « casuiste, » s’ingéniant à prouver que, dans tel ou tel cas particulier, les exigences de la législation internationale peuvent être négligées, ou, tout au moins, « tournées. »


Toutes les limitations que les États s’imposent à soi-même, — nous dit-il par exemple, — sont ainsi d’ordre purement volontaire ; tous les traités sont conclus avec une restriction mentale, — rebus sic stantibus, aussi longtemps que les circonstances demeurent pareilles. Aucun État ne saurait jamais s’engager à une observation illimitée de ses traités, car une telle observation aurait pour effet de restreindre son pouvoir souverain.


On entend bien que l’intention de Treitschke est seulement de légitimer la guerre, dont il proclame ensuite, très éloquemment, à la fois la nécessité et l’excellence « humaine : » mais sa théorie de la a restriction mentale, » sous la forme qu’il lui a donnée, ne pourrait-elle pas servir aussi à légitimer d’autres modes, moins « chevaleresques, » de violation des traités internationaux, et M, de Bethmann-Hollweg n’aurait-il pas été en droit de rappeler les lignes qu’on vient de lire pour couvrir, en quelque sorte, de l’approbation formelle du célèbre historien la manière dont son maître et lui ont déchiré un « chiffon de papier » devenu gênant pour leur « pouvoir souverain ? » D’autant plus qu’ils auraient aisément découvert, dans d’autres morceaux de Treitschke, des passages où, bien plus ouvertement encore, le fameux apôtre du « pangermanisme » revendiquait, pour les États « supérieurs » en général et pour l’État prussien en particulier, la faculté de procéder à l’égard des petits pays neutres comme jadis certain loup à l’égard d’un agneau.


Voici notamment, dans le même recueil anglais, un article écrit par Treitschke le 25 octobre 1870, et intitulé : L’Allemagne et les Pays neutres. L’auteur, cette fois, ne s’occupe plus des droits présens de l’Allemagne vis-à-vis de ces pays, mais bien de son attitude future envers eux, et proprement du devoir qu’il y aurait pour elle à ne plus reconnaître, désormais, leur neutralité. Ne doutant plus de la prochaine victoire décisive des troupes allemandes, il veut que la Prusse mette à profit cette occasion merveilleuse pour se débarrasser d’un obstacle qui, depuis trop longtemps déjà, s’est dressé sur sa route. Cet obstacle consiste dans la neutralité, — ou, pour mieux dire, dans la libre existence, — d’un petit État attenant aux frontières prussiennes. Et Treitschke procède à sa requête dans les termes suivans :


Il nous répugne de revivre aujourd’hui le souvenir de l’odieuse transaction qui nous a naguère privés de ce territoire. Qu’il nous suffise de rappeler que, lorsque le gouvernement prussien a protesté contre la constitution du petit pays voisin en État indépendant, sa protestation s’est heurtée à la défaveur la plus formelle de toutes les puissances européennes.

Dans ces conditions, tous les modes possibles de corruption politique se sont répandus sur ce petit peuple. Tandis que la jeunesse allemande est en train de verser son sang pour la cause de l’Infini et de l’Éternel, les habitans du petit peuple neutre se plongent dans le plus bas matérialisme ; ils ne connaissent rien, ne veulent rien connaître, si ce n’est les affaires et l’amusement. Tandis qu’en Allemagne nous voyons s’élever lentement une conception nouvelle, plus morale, de la liberté, ayant ses racines dans l’idée du devoir, là-bas c’est une existence sans devoirs qui est regardée comme l’objet dernier de la vie…

Se peut-il que l’Allemagne continue plus longtemps à souffrir ce scandale européen, cette plante parasite accrochée au flanc de notre Empire ? Et cela lorsque nous avons un moyen de remédier au mal, à savoir : l’inclusion de l’ancien pays neutre dans l’Empire allemand. L’appui accordé jusqu’ici par la France à la neutralité de ce pays est, naturellement, en train de disparaître : il nous sera bien facile d’exiger du gouvernement français, à la conclusion de la paix, un acte formel reconnaissant d’avance l’entrée de l’ancien pays neutre dans la Confédération germanique. Et quant à l’adhésion des habitans eux-mêmes du pays, pour l’obtenir il nous suffira de quelques menaces d’ordre commercial. De telles menaces ne sauraient manquer de produire leur effet dans un pays où les considérations idéales ne trouvent plus d’écho, en dépit de la fiévreuse passion d’indépendance qui tourne aujourd’hui toutes les têtes de ce petit peuple. Je me hâte de dire que le « petit peuple » dont Treitschke réclamait ainsi la suppression était le grand-duché de Luxembourg ; et l’on sait que, faute d’avoir obtenu naguère cette suppression, l’Allemagne ne s’est pas fait scrupule, il y a quatre mois, d’agir envers la neutralité du Luxembourg exactement comme elle agissait envers celle de la Belgique. Mais est-ce que toute la teneur de l’article ne pourrait pas s’appliquer, presque pareillement, à la Belgique elle-même, ou bien encore à la Suisse ou à la Hollande, et est-ce que, — malgré toute la différence qui sépare du « gentilhomme » Treitschke les Allemands d’aujourd’hui, profondément plongés dans un « bas matérialisme » où « les considérations idéales ne trouvent plus d’écho, » — est-ce que les Ostwald et les Lasson n’ont pas le droit de regarder comme leur légitime devancier l’un des meilleurs écrivains qu’ait produits leur pays depuis un demi-siècle ?

Oui vraiment, sans l’ombre d’un doute, le descendant des Terzky a bien été, — avec le descendant prétendu des fabuleux Nietzky, — l’un des maîtres spirituels de la nouvelle génération allemande. C’est sous son influence directe, au lendemain de l’heureux « coup de chance » d’il y a quarante-quatre ans, que les Allemands ont commencé à s’enivrer de l’orgueil monstrueux qui, dorénavant, ne devait plus cesser de corrompre chez eux toutes les sources de la vie intellectuelle et morale, — pour les faire enfin aboutir à la triste déchéance dont j’ai montré ici, ces mois passés, tant d’exemples divers ! Et cependant nulle part, peut-être, la profondeur de cette déchéance ne nous apparaît plus sensible que dans la comparaison de la figure individuelle du premier apôtre du « pangermanisme » avec celles de ses élèves et continuateurs.


Car c’est chose certaine que, malgré tout ce que la doctrine de Treitschke avait déjà d’étrange, — pour ne pas dire : d’odieux, — l’âme qui l’avait conçue se distinguait dès lors de tout son entourage par des qualités d’indépendance généreuse qui n’étaient pas sans lui valoir un mélange de surprise et de quelque méfiance. Ni les professeurs d’Heidelberg et de Berlin, ni les collègues de Treitschke au Parlement impérial ne pouvaient s’habituer à reconnaître l’un des leurs dans ce « gentilhomme slave » qui procédait à l’exposé de ses théories politiques avec toute l’ardeur d’un poète récitant ses vers. Non seulement ils se sentaient gênés par ce qu’ils devinaient en lui d’une origine étrangère, mais encore ils avaient vaguement l’impression que la pensée de ce professeur et de ce député se mouvait dans une atmosphère où jamais aucun effort ne les pourrait introduire.

En quoi, d’ailleurs, leur instinctif soupçon ne les trompait point. Le fait est que, par-dessus tout le reste, Treitschke a toujours été quelque chose comme un « artiste » manqué. On connaît l’affreuse tragédie de sa vie, — ou plutôt, l’on sait simplement de quelle manière ce puissant orateur s’est trouvé, de très bonne heure, atteint d’une surdité à peu près complète : mais on ignore communément un détail que je me souviens d’avoir lu quelque part, et qui a de quoi nous rendre bien plus émouvante encore la destinée d’Henri de Treitschke. J’ai lu que celui-ci, dans sa jeunesse, s’était pris de passion pour la musique autant et plus que pour la poésie, de telle sorte que sa surdité, au lieu de l’enfermer plus à fond dans l’univers de ses rêves, avait eu pour résultat de l’en exclure à jamais. Et aussi ai-je toujours pensé que lorsque ce fils d’un général saxon s’était voué tout entier à la défense d’une cause que semblaient lui interdire d’avance ses traditions de famille, lorsqu’il a résolu de se constituer obstinément l’intrépide champion de l’hégémonie prussienne, le motif principal qui l’y a conduit a été un besoin désespéré d’échapper à la hantise de son bonheur perdu en se réfugiant dans la première forteresse qu’il rencontrerait sur sa route et en y combattant jusqu’à la mort, sans trop se soucier de la légitimité du parti qu’il aiderait ainsi de toutes ses forces.

En tout cas, la lecture de ses essais politiques nous révèle, comme je l’ai dit, un talent littéraire et un sentiment inné de l’honneur qui suffiraient, à eux seuls, pour nous faire mesurer l’abîme de platitude et d’ignominie où est tombé, après lui et peut-être surtout par sa faute, ce parti « pangermaniste » dont il lui a plu jadis de se faire le chevalier et l’initiateur. A quoi j’ajouterai que lui-même, malgré la résolution désespérée dont je parlais tout à l’heure, semble bien avoir été contraint de constater, au soir de sa vie, la faillite pitoyable de son long travail. Appelé par l’Université de Berlin, en septembre 1895, à commémorer solennellement le vingt-cinquième anniversaire de la victoire de Sedan, voici de quelles étranges et amères paroles il a refroidi l’enthousiasme d’un auditoire qu’avaient coutume d’enflammer, naguère encore, ses promesses magnifiques de grandeur et de gloire :


Il faut bien l’avouer : sous tous les rapports, nos mœurs allemandes sont tristement déchues. Le respect ; dont Goethe disait qu’il était la véritable fin de toute éducation morale, disparaît de la génération nouvelle avec une rapidité prodigieuse : 1e respect de Dieu, le respect des limites que la nature et la société ont établies entre les deux sexes, le respect de la patrie, qui chaque jour cède la place aux feux follets d’un décevant humanitarisme. Plus notre « culture » s’étend, plus elle devient insipide. Nos fils méprisent l’éminente valeur des traditions anciennes, et ne veulent plus regarder que ce qui a chance de servir leurs intérêts immédiats. Les choses de l’esprit ont cessé d’avoir aucune prise sur notre peuple allemand !


Que l’on se rappelle, en regard de ce mélancolique « testament » de Treitschke, le passage où le même écrivain, un quart de siècle auparavant, légitimait les hautes ambitions de l’Allemagne nouvelle en alléguant le dévouement passionné de celle-ci à la cause sacrée de « l’Infini et de l’Éternel ! » Et cette « conception plus morale de la liberté, ayant ses racines dans l’idée du devoir, » que célébrait également l’ardent patriote en 1870, et ces « formes chevaleresques d’organisation militaire » dont il faisait honneur à la « culture » de sa race ! Qu’est devenu tout cela, qui naguère lui avait semblé avoir de quoi conférer à l’Allemagne la « mission » providentielle de dominer le monde ? Évidemment Treitschke a désormais reconnu son erreur ; il a compris que l’effort de sa vie s’était vainement dépensé au profit d’un vain rêve ; et parmi les nombreux témoignages de la « déchéance » allemande que j’ai eu déjà l’occasion de citer ici, peut-être n’y en a-t-il pas de plus expressif que cet aveu solennel du vieux « gentilhomme-poète, » déplorant, avant de mourir, le profond changement survenu, pendant un quart de siècle, dans l’âme et la vie d’un peuple trop « heureux ! »


T. DE WYZEWA.