Revues étrangères - Deux nouveaux drames allemands

Revues étrangères - Deux nouveaux drames allemands
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 1 (p. 935-946).
REVUES ETRANGERES




DEUX NOUVEAUX DRAMES ALLEMANDS




Der junge Medardus, par Arthur Schnitzler, un vol. in-18, Berlin, librairie S. Fischer, 1911 ; Die Ratten, par Gerhart Hauptmann, un vol. in-18, ibid.


Pour comprendre et apprécier le sujet du drame nouveau de M. Schnitzler, le lecteur est tout d’abord tenu de supposer qu’il y avait à Vienne, en 1809, un prince français exilé, le duc de Valois, dont les titres à la possession de la couronne de France égalaient ou même surpassaient ceux de l’aîné des frères survivans de Louis XVI. Et qu’une pièce fondée sur une hypothèse d’une fausseté historique aussi manifeste ait pu devenir le plus grand succès du théâtre viennois durant toute une saison, c’est là une preuve bien frappante de cette ignorance réciproque dont j’ai eu souvent déjà l’occasion de signaler l’incessant progrès entre les diverses nations européennes. Si les spectateurs autrichiens savaient, de façon certaine, que jamais un personnage comme ce duc de Valois n’a pu sérieusement prétendre à la succession légitime de Louis XVI, l’impossibilité du point du départ de l’œuvre de M. Schnitzler les aurait empêchés de suivre avec émotion les péripéties d’un drame où l’auteur s’est efforcé surtout de leur offrir une reconstitution minutieuse et fidèle de l’une des crises les plus mémorables de leur histoire nationale : mais évidemment ces spectateurs ne savent plus rien de tout cela, ni ne se soucient plus d’en rien savoir. A mesure que les moyens de communication se développent et se multiplient, d’un pays à l’autre, il semble que chaque pays se désintéresse plus profondément de toute la vie présente ou passée du reste du monde ; et nous-mêmes, sans doute, serions aujourd’hui tout prêts à applaudir une pièce qui nous montrerait le grand Frédéric s’alliant avec le tsar Ivan le Terrible pour abattre la puissance de Napoléon.

Nous voici donc à Vienne, au début de la campagne de 1809 ; et le premier tableau du prologue nous introduit dans l’appartement d’une veuve, Mme Klahr, qui dirige un petit commerce de librairie, en attendant de pouvoir le transmettre à son fils Médard lorsque celui-ci aura fini de remplir ses devoirs de soldat. L’excellente femme a aussi une fille, Agathe, dont nous apprenons bientôt qu’elle s’est gagné le cœur de l’unique fils du duc de Valois, mais que sa mère lui a défendu de revoir ce prince jusqu’au jour où celui-ci, suivant sa promesse, aura décidé ses nobles parens à venir officiellement demander pour lui la main de la jeune fille. Nous entendons Agathe s’entretenir de ses rêves et de son chagrin avec une amie, Anna Berger, qui de son côté est passionnément éprise du beau Médard ; et nous faisons aussi connaissance avec Mme Klahr elle-même ainsi qu’avec son frère, le maître-sellier Eschenbacher, dont la froide et méfiante sagesse bourgeoise contraste avec l’enthousiasme patriotique des autres membres de la famille, convaincus de l’inévitable défaite de Napoléon. Puis c’est Médard, le futur héros du drame, qui, avant de joindre le corps de volontaires où il s’est enrôlé, a voulu dire adieu à sa mère et à sa sœur. D’autres figures encore entrent et sortent, des voisins, des employés de la librairie, chacun commentant à sa manière les graves événemens politiques du jour ; et tout ce premier tableau de la pièce nous apparaît vraiment un modèle d’exposition théâtrale à la fois claire, rapide, colorée et vivante, où à la peinture des caractères particuliers de ses personnages l’auteur a très habilement entremêlé celle des sentimens généraux de la population viennoise pendant l’émouvante période qu’il a entrepris de ressusciter. Soudain la conversation des hôtes de Mme Klahr est interrompue par l’arrivée du comte de Valois, qui annonce à la mère d’Agathe que ses parens ont enfin consenti à autoriser sa mésalliance ; mais quelques mots échangés à mi-voix entre Agathe et lui nous révèlent qu’il a simplement imaginé ce mensonge pour avoir accès auprès de son amie, avec laquelle il a résolu de s’enfuir dès ce même soir, — sans que, d’ailleurs, les paroles des deux jeunes gens nous permettent de deviner l’usage qu’ils comptent faire ensuite de leur liberté.

Second tableau. Ce même soir, Médard est attablé avec ses nouveaux compagnons dans un cabaret de faubourg, au bord du Danube. Les volontaires vont avoir à se mettre en route, tout à l’heure, pour se réunir à l’armée de l’archiduc Charles ; et nous assistons à une suite de rencontres, d’adieux, de discussions politiques et sentimentales, qui achèvent de donner à tout ce prologue de la pièce de M. Schnitzler la portée d’une évocation historique infiniment attrayante. Mais pendant que Médard recommande à l’un de ses amis, boiteux et forcément retenu à Vienne, de veiller sur les relations de sa sœur avec François de Valois, on amène dans le cabaret les cadavres d’un jeune couple qui vient de se noyer : et Médard reconnaît sa chère Agathe et le prince français. Un autre de ses amis, précisément, s’est plaint de ne pouvoir pas être admis dans leur troupe, déjà trop nombreuse : Médard obtient de lui qu’il parte à sa place, tandis que lui-même restera à Vienne et se consacrera avant tout à venger la mort de sa sœur, victime de l’orgueil impitoyable du vieux duc de Valois et de toute sa maison.


Ainsi se termine un « prologue » dont la représentation ne doit pas durer moins de trois quarts d’heure, et qui, malgré cette longueur démesurée, forme à peine la sixième partie du grand drame nouveau de-M. Schnitzler. Jamais peut-être, depuis le temps lointain du drame et de l’opéra romantiques, pareil effort de patience n’a été exigé d’un public allemand ; et il n’y a pas jusqu’au Cromwell de Victor Hugo, ou encore à la version primitive du Vieil Homme de M. de Porto-Riche, qui ne nous fassent l’effet d’être des œuvres de dimensions moyennes en comparaison des 300 pages tassées de cette « histoire dramatique en cinq actes précédés d’un prologue. » C’est dire qu’il a fallu à l’auteur du Jeune Médard une remarquable possession de tous les artifices du métier dramatique pour assurer à une telle entreprise le succès qu’elle obtient, chaque soir, sur la scène viennoise. Variété des situations et mouvement de l’action, alternatives incessantes de conversations familières, d’élans poétiques, et d’amples et bruyans déploiemens de foules, tout cela est ménagé avec infiniment d’intelligence et d’adresse : sans compter que, dans chacun des tableaux, l’intérêt documentaire des graves événemens qui se déroulent sous nos yeux se renforce pour nous d’une émotion plus directe, produite au moyen de l’un de ces « coups de théâtre » qui nous révèlent, en M. Schnitzler, un digne élève de notre grande école de mélodrame française. L’influence de Victorien Sardou, notamment, se trahit dans l’habileté avec laquelle le dramaturge allemand réussit à animer et à colorer ce qu’on pourrait appeler la « figuration » de sa pièce, entourant ses héros d’innombrables personnages épisodiques dont le rôle consiste, tout ensemble, à nous divertir par leur propre vérité, — ou vraisemblance, — historique et à nous rendre moins invraisemblable l’intrigue romanesque où nous les voyons intervenir. Mais pour ce qui est de cette intrigue elle-même, et de la vérité « purement humaine » des héros de la pièce de M. Schnitzler, force m’est de reconnaître que la suite de l’œuvre ne répond pas aux belles espérances que nous avaient inspirées les deux tableaux du prologue. Ni le « jeune Médard » ni l’énigmatique et ténébreuse créature dont il va s’éprendre dès le début du premier acte n’ont de quoi justifier les allures quelque peu « shakspeariennes » qu’il semble que l’auteur ait voulu leur prêter : ce sont de vaines ombres, absolument dépourvues de toute réalité vivante aussi bien que de tout relief tragique, et s’apparentant bien moins aux immortelles figures du poète anglais qu’aux protagonistes des mélodrames anecdotiques de M. Sardou. Voici d’ailleurs, en deux mots, le résumé de l’aventure autour de laquelle M. Schnitzler a très heureusement tâché à nous offrir une exacte peinture de la société viennoise avant et pendant l’occupation de la capitale autrichienne par les troupes françaises.

La sœur de Médard et son amant, le comte de Valois, ont demandé que leurs corps fussent déposés dans le même tombeau, ce qui a fourni au jeune homme l’occasion de rencontrer, au bord de la fosse, tous les membres de la noble famille française dont il s’est juré d’obtenir vengeance. Or, le comte François a laissé une sœur, Hélène, dont la fière beauté a tout de suite ému très profondément le cœur passionné du jeune libraire. Cependant celui-ci se croit tenu d’outrager la belle princesse en lui interdisant de jeter des fleurs sur la tombe commune de François et d’Agathe. Un certain marquis de Valois, cousin d’Hélène et fort épris d’elle, s’empresse de provoquer l’impertinent ; et la jeune fille lui promet de devenir sa femme s’il parvient à le tuer. Mais le marquis de Valois ne parvient qu’à blesser son adversaire ; sur quoi Hélène se décide tout de même à épouser son cousin, et puis, d’autre part, fait porter à Médard les fleurs qui ont été l’origine du duel. Et Médard, grièvement atteint d’un coup d’épée dans la poitrine, n’en trouve pas moins la force de se traîner aussitôt jusqu’au palais du duc de Valois, d’escalader le mur du jardin, et de venir tomber aux pieds de l’orgueilleuse Hélène, qui consent à le cacher dans sa chambre durant toute la nuit. Bientôt nous apprenons qu’elle est devenue sa maîtresse, et nous voyons bien que l’amour enflammé qu’il éprouve pour elle transforme l’obscur boutiquier en une sorte d’Hamlet, qui s’en va promenant ses rêves parmi les alarmes, les angoisses, les vaines résistances patriotiques de ses anciens amis. Mais elle, la mystérieuse Hélène qui tantôt le repousse et tantôt recommence à l’attirer près de soi, nous avons beaucoup de peine à deviner les motifs de l’étrange affection qu’elle lui témoigne. Tout au plus pouvons-nous supposer que, l’ayant d’abord accueilli par un simple caprice de sa perversité native, — ou peut-être nationale, car peu s’en faut que l’auteur ne nous montre en elle une incarnation symbolique de la grande dame française, — elle imagine ensuite de se servir de lui comme d’un instrument pour la réalisation d’une autre fantaisie qui s’est emparée d’elle.

Le fait est que, dans l’intervalle, Napoléon est entré à Vienne ; et bien que la jeune marquise de Valois soit obligée d’avouer à sa confidente qu’elle s’est prise d’amour pour l’empereur victorieux, nous ne l’entendons pas moins promettre à Médard la continuation de ses faveurs s’il réussit à lui aplanir l’accès du trône de France, en tuant Napoléon d’un coup de poignard. Le jeune homme, il est vrai, se refuse avec indignation à lui rendre un service tel que celui-là. Mais voici que, dès l’acte suivant, nous le trouvons à Schœnbrunn, guettant le passage de l’empereur avec un poignard caché sous son manteau ; et si, en fin de compte, son poignard frappe Hélène elle-même au lieu de Napoléon, c’est seulement parce qu’il a découvert que sa bien-aimée est devenue la maîtresse du tyran. Impossible de savoir, avec cela, si ce projet de tuer Napoléon lui a été inspiré par l’amour d’Hélène ou par celui de sa patrie : car encore qu’il ait, lui aussi, un « confident, » à la manière des tragédies classiques, il néglige tout à fait de nous renseigner par cette voie sur ses intentions véritables. Condamné à mort, il apprend du général Rapp que l’empereur lui accorde sa grâce, la police ayant constaté qu’Hélène, sa victime, avait formé le dessein de tuer de sa propre main l’usurpateur qu’elle aimait : mais non, Médard ne veut pas avoir d’obligation à un homme qui a causé le malheur de l’Autriche ! Et le voilà qui force les soldats français à l’exécuter, et le général Rapp, aux dernières lignes du drame, console sa mère en le proclamant un « héros : » mais toujours nous ignorons ce que ce singulier héros avait dans le cœur. Le mystère qui, de tout temps, enveloppait pour nous la figure d’Hélène de Valois s’est communiqué peu à peu à la figure de ce pauvre petit Hamlet d’arrière-boutique, détourné de sa destination naturelle par le déplorable hasard qui lui a permis de tenir dans ses bras une princesse authentiquement issue du sang des rois de France ! A Berlin, la principale nouveauté de la saison a été une « tragi-comédie berlinoise » de M. Gérard Hauptmann, intitulée Les Rats. C’est une œuvre aussi différente que possible du mélodrame historique viennois de M. Schnitzler : désordonnée, confuse, souvent maladroite, mais tout imprégnée de cette profonde vérité humaine qui manquait à l’action comme aux caractères du Jeune Médard. Aussi bien le lecteur français n’est-il pas sans savoir que l’auteur des Tisserands et de l’Assomption d’Hannele Matern occupe aujourd’hui la première place parmi les maîtres les plus applaudis de la scène allemande : à Paris même, d’excellentes traductions de ces deux pièces par M. Jean Thorel nous ont accoutumés à admirer un talent qui rachetait à nos yeux, par son originalité et l’intensité de son émotion poétique, l’apparente gaucherie « théâtrale » de ses procédés. Mais peut-être cette originalité foncière du talent de M. Hauptmann l’a-t-elle conduit, pendant de longues années, à négliger ou à dédaigner trop complètement des principes d’esthétique professionnelle où il ne voulait voir que de simples routines indignes de lui, tandis qu’en réalité nulle vie dramatique n’est possible sans eux ? Toujours est-il que, après l’éclatant succès de ses premières pièces, chacune de ses tentatives suivantes a déconcerté le public allemand. Ni sa « tragi-comédie » du Coq Rouge, ni son Pauvre Henri, ni le singulier « conte de fées » qu’il a fait représenter naguère sous ce titre non moins imprévu : Et Pippa danse ! n’ont obtenu l’accueil qu’avaient reçu précédemment des ouvrages d’une invention déjà bien étrange, tels que la Cloche engloutie ou la susdite Assomption d’Hannele Matern. Tout le monde, pourtant, s’accordait à reconnaître qu’il y avait, dans ces pièces de plus en plus « ratées, » une qualité littéraire plus personnelle et plus haute que dans les anciennes productions de l’auteur. L’observateur et le poète, chez lui, n’avaient point cessé de grandir, mais au détriment de l’écrivain de théâtre ; et le bruit commençait à se répandre que M. Hauptmann, découragé de cette série ininterrompue de « succès d’estime » ou de véritables échecs, allait dorénavant se consacrer tout entier aux genres du roman et de la nouvelle.

Il avait en effet publié, il y a quelques mois, un grand roman où des discussions philosophiques et sociales assez fastidieuses s’entrecoupaient de descriptions, d’analyses, d’effusions lyriques pour le moins égales à ce que ses drames d’autrefois avaient contenu de plus excellent. Mais sans doute ce travail ne lui était apparu que comme une diversion, et sa nouvelle « tragi-comédie berlinoise » est venue, ces jours-ci, prouver éloquemment à ses compatriotes que le plus célèbre de leurs auteurs dramatiques n’avait rien perdu de l’ardeur passionnée avec laquelle, depuis plus de vingt ans, il s’était efforcé de leur imposer le triomphe de son rêve ambitieux de liberté et de beauté dramatiques. Tout au plus M. Hauptmann semble-t-il avoir désormais renoncé à introduire, au milieu des sujets les plus « réalistes, » ces vagues symboles vaguement « ibséniens » dont l’obscurité ne laissait point de rendre parfois très difficile aux spectateurs l’intelligence de l’intrigue et des caractères, dans des œuvres comme le Pauvre Henri ou Et Pippa danse ! Ou plutôt, ne pouvant se résigner encore à abandonner tout à fait ce fâcheux symbolisme, il s’est borné maintenant à le faire intervenir dans le titre de sa pièce : car celle-ci ne nous montre, en vérité, de « rats » d’aucune sorte, mais bien des personnages directement empruntés à la vie berlinoise de notre temps, sans l’ombre d’une signification qui dépasse la parfaite justesse individuelle de leurs actes et de leurs paroles. Pourquoi il a plu à l’auteur de les comparer à des rats, je doute qu’un seul de ses admirateurs soit en état de nous l’expliquer ; mais aussi ces créatures humaines ont-elles assez à faire d’être ce qu’elles sont, avec le perpétuel conflit de sentimens et d’idées qui se livre dans leurs cœurs, et sous le poids de la douloureuse fatalité tragique dont nous les voyons accablés. Bien loin de constituer un « symbole, » la « tragi-comédie » de M. Hauptmann pourrait être appelée un simple « fait-divers, » un épisode passager de l’existence quotidienne de l’un des faubourgs d’une capitale, et n’ayant d’intérêt pour nous qu’en raison du relief prêté par le dramaturge à toutes les nuances des humbles petites âmes qui y prennent part. Jamais encore jusqu’ici M. Hauptmann n’avait consenti à traiter un thème aussi concret, aussi incapable de donner lieu à l’évocation de l’un de ces problèmes qu’aimait à nous proposer le poète de Rosmersholm et du Canard sauvage ; mais jamais non plus la délicate vigueur de son talent, sa maîtrise de psychologue, son entente des secrets de la vie scénique ne se sont traduites à nous avec plus d’aisance et de naturel.

Le premier acte de la pièce n’est, lui aussi, qu’une façon de pro logue, et beaucoup moins destiné à engager l’action qu’à nous en exposer les figures principales. Nous y apprenons seulement qu’une certaine Mme John, femme d’un ouvrier maçon, et s’occupant elle-même à « faire le ménage » d’un vieil acteur et professeur de déclamation, est en train de s’entendre avec une autre servante » Pauline Piperkarska, afin que celle-ci lui vende l’enfant qu’elle doit mettre au monde. Mais en plus de la présentation de ces deux personnages, dont les caractères nous sont d’abord indiqués très sommairement, nous avons l’agréable surprise d’assister à une série de scènes où le vieil acteur, Harro Hassenreuter, déploie devant nous toute la diversité de son répertoire de savoureuses images et de citations imprévues. Nous le voyons, par exemple, se quereller avec un de ses collègues qui ne lui a point témoigné les égards qu’il mérite. Puis c’est une jeune actrice qui, pour obtenir de lui un engagement, l’écoute avec un mélange amusant de moquerie et de vénération ; et l’éminent « père noble, » qui se plaît fort à recevoir ses hommages, ne se fait pas faute de rudoyer le professeur de sa fille, un fils de pasteur appelé Erich Spitta, lorsque celui-ci l’interrompt dans son tête-à-tête pour lui demander des leçons de déclamation.

Ce Harro Hassenreuter représente d’ailleurs, presque à lui seul, tout l’élément « comique » de la « tragi-comédie ; » mais je croirais volontiers que tout le talent employé par M. Hauptmann à développer sous nos yeux l’intrigue de sa pièce aura moins contribué au très vif succès de celle-ci que l’invention de ce personnage tout épisodique. Chacune des paroles du vieil acteur est pénétrée d’un mélange délicieux d’emphase bouffonne et de profonde sagesse. Le « cabotin, » chez lui, a beau être poussé au plus haut degré : sans cesse nous découvrons sous lui un philosophe profondément versé dans la connaissance des hommes et des choses, et amené par cette connaissance même à tempérer son mépris d’une indulgente pitié. C’est lui qui, à la façon du chœur antique, se charge de commenter pour nous les péripéties successives de la tragédie où nous assistons ; et parfois aussi M. Hauptmann se laisse aller au plaisir de nous admettre plus directement dans l’intimité de son héros en nous le montrant occupé à régler les menus incidens de son propre ménage, ou encore à instruire ses jeunes élèves des nobles secrets de son art. Le voici, par exemple, — dans l’une des scènes les plus curieuses des Rats, et la seule où l’auteur semble avoir un peu tâché à justifier le titre de son œuvre, — gravement assis au fond de son immense « atelier, » en compagnie de trois de ses élèves, et leur faisant étudier une tragédie de Schiller :


LE DOCTEUR KEGEL ET KAFERSTEIN (debout, déclamant avec une violence pathétique). — « Je te salue avec respect, — salle somptueuse, — ô toi, de mes maîtres — le princier berceau ! — Dans son fourreau… »

HASSENREUTER (furieux et vociférant). — Halte ! Un point ! Halte ! Vous n’êtes pourtant pas chargés de tourner un orgue de Barbarie ! Le chœur de la Fiancée de Messine n’est pourtant pas une pièce pour orgue de Barbarie ! « Je te salue avec respect ! » Recommencez tout le morceau, messieurs, s’il vous plaît ! « Je te salue avec respect, salle somptueuse ! » Voilà comment il faut dire, messieurs ! « Dans son fourreau. » Un point ! Non, je me trompe : « Le princier berceau ! » Il y a un point, messieurs ! Ignorez-vous donc ce que signifie un point ? N’avez-vous donc aucune notion de votre rudiment ? Au fait, veuillez continuer la phrase suivante !

LE DOCTEUR KEGEL ET KAFERSTEIN. — « Dans le fourreau — repose l’épée, — Car de l’hospitalière maison — le seuil intangible — est gardé par le serment, fils des Erinnyes… »

HASSENREUTER (qui s’est levé en sursaut, et court de long en large, tout en criant). — Halte ! Vous ignorez donc aussi ce que c’est qu’un serment, Kaferstein ? « Est gardé parle serment, fils des Erinnyes. » C’est le serment qui est le fils des Erinnyes, Kegel, comprenez-vous ? Il faut que votre voix frémisse, il faut que l’auditoire ait la chair de poule, jusqu’à la plus somnolente des ouvreuses ! Tout de même, vous n’êtes pas sans comprendre, j’imagine, qu’un serment et une chope de bière de Munich sont deux choses différentes ? A votre tour, Spitta !

SPITTA (récitant). — « Mon cœur se soulève de colère dans mon sein… »

HASSENREUTER. — Un moment ! (Il court vers Spitta, et lui plie les jambes et les bras, afin de lui donner une pose tragique.) L’attitude sculpturale, en premier lieu, vous fait défaut, mon cher Spitta ! Le fait est quo la dignité d’un personnage tragique ne se reconnaît guère dans votre figure !… Et puis j’aperçois notre excellent portier, que j’avais prié de venir me parler : si Vous le voulez bien, nous allons interrompre la leçon pour un instant ! (Se tournant vers le portier.) Me voici tout à votre service, monsieur le vice-propriétaire ! Ou, plus exactement, c’est moi qui vous ai prié de m’honorer de votre visite parce que, à mon grand chagrin, il se trouve" que plusieurs caisses remplies de costumes ont disparu de mon grenier, ou, en d’autres termes, m’ont été volées…

LE PORTIER. — Monsieur le directeur, je vais aller voir un peu là-haut !

HASSENREUTER. — C’est cela, veuillez avoir cette bonté ! Vous trouverez là-haut Mme John, que cette découverte paraît avoir inquiétée plus encore que moi…

KAFERSTEIN. — Chez ma défunte mère, lorsqu’un objet venait à manquer, dans la boutique, toujours on disait que les rats l’avaient mangé. Et vraiment, ce qu’il y a de rats et de souris ici, dans cette maison ! J’ai failli écraser une de ces bêtes, tout à l’heure, en montant l’escalier.


Quelque temps encore, la conversation se poursuit entre Hassenreuter et ses hôtes sur ce vol, qui se rattache plus expressément au sujet de la pièce. Et puis le portier va rejoindre Mme John à l’étage supérieur, et Erich Spitta, l’ex-étudiant en théologie, est de nouveau invité par le professeur à déclamer sa strophe de la Fiancée de Messine :


SPITTA (récitant d’une voix toute simple et sans aucun accent). — « Mon cœur se soulève de colère dans ma poitrine, — et mon poing se serre pour le combat, — car je vois la tête de la Méduse, — le visage abhorré de mon ennemi… — Mais je redoute l’Euménide, — protectrice de ce lieu, — et la défense d’y troubler la paix ! »

HASSENREUTER (qui s’est rassis, et a écouté d’une mine résignée, la tête appuyée sur sa main). — Vous avez fini, Spilta ? Bon, merci ! Eh bien ! voyez-vous, mon cher Spitta, je me trouve vis-à-vis de vous dans une situation des plus embarrassées : car ou bien je vous déclare en pleine figure que votre manière de réciter me paraît belle, — et, ce faisant, je me rends coupable du plus vil mensonge, — ou bien je vous dis que je la trouve affreuse, et alors me voilà condamné à une nouvelle discussion !

SPITTA (devenu tout pâle). — Moi, tout ce qui est phrases, rhétorique, cela ne me va point ! C’est pour ce motif que j’ai abandonné la théologie — parce que le ton de la prédication m’était odieux.

HASSENREUTER. — Et ainsi vous voudriez débiter les chœurs tragiques à peu près de la même façon qu’un greffier de tribunal bredouille des attendus ou qu’un garçon de restaurant énumère les plats du jour ?

SPITTA. — En général, tout le fracas sonore et creux de la Fiancée de Messine me dégoûte !

HASSENREUTER. — Redites donc un peu cela, mon bon Spitta !

SPITTA. — Il faut bien le reconnaître, monsieur le directeur, nos deux conceptions de l’art dramatique sont irrémédiablement divergentes.

HASSENREUTER. — Apprenez, mon pauvre garçon, que votre visage, en ce moment constitue un monogramme parfait de l’impertinence alliée à la folie des grandeurs ! Pardon, mais vous oubliez qu’à présent vous êtes mon élève, et non plus le précepteur de ma fille ! Moi, et vous ! ou plutôt non : vous et Schiller ! Frédéric Schiller ! Je vous ai déjà répété dix fois que votre puéril embryon d’esthétique n’est rien de plus qu’une paraphrase de la volonté de déraisonner !

SPITTA. — Oui, mais encore faudrait-il que cela me fût démontré !

HASSENREUTER. — Hé ! malheureux, vous le démontrez suffisamment vous-même rien qu’en ouvrant la bouche ! Vous contestez l’art de la parole et vous prétendez lui substituer l’art du coassement inarticulé !… Vous n’avez pas la moindre idée de ce qui est élevé dans l’homme ! Ne vous ai-je pas entendu affirmer, l’autre jour, qu’un barbier ou une blanchisseuse du coin de la rue pouvait aussi bien devenir l’objet d’une tragédie que lady Macbeth et que le roi Lear ?

SPITTA (toujours très pâle, et s’occupant à nettoyer ses lunettes). — Devant l’art comme devant la loi, monsieur le directeur, tous les hommes sont égaux !

HASSENREUTER. — Vraiment ? Et d’où avez-vous tiré ce stupide lieu commun ?

SPITTA (imperturbable). — Ce principe est devenu pour moi une seconde nature. Peut-être ne suis-je point d’accord là-dessus avec Schiller et Gustave Freytag, mais je le suis à coup sûr avec Diderot et Lessing !…

HASSENREUTER. — Et moi, monsieur, je n’ai pas seulement derrière moi deux semestres entiers passés jadis à la Bibliothèque royale, mais je suis en outre un homme dont les cheveux ont blanchi dans la pratique de mon art ; et je vous déclare que le catéchisme théâtral de Goethe est l’alpha et l’oméga Je mes convictions artistiques ! Que si cela ne vous convient pas, libre à vous de vous chercher un autre professeur !

SPITTA (toujours du même ton assuré). — Je suis d’avis que Goethe, en écrivant ses règles séniles de l’art du comédien, s’est pitoyablement mis en contradiction avec son œuvre ancienne et sa propre nature !…

HASSENREUTER. — C’est cela, mon bon Spitta, prenez votre carnet et inscrivez-y que le directeur Hassenreuter est un âne ! Un âne, Schiller, et un âne, Goethe, comme naturellement aussi Aristote, n’est-ce pas ? (Éclatant tout à coup d’un rire bruyant.) Et puis, ha ! ha, ha ! et puis aussi qu’un certain Spitta est un homme de génie !

SPITTA. — Je suis heureux de voir, monsieur le directeur, que mes réflexions ont au moins la propriété de vous égayer !

HASSENREUTER. — Non, certes, par tous les diables, je ne suis pas gai ! Vous êtes pour moi un symptôme ! Gardez-vous bien de vous figurer que vous ayez la moindre importance personnelle ! Vous êtes un rat ! Mais les rats de votre espèce sont en train de ronger le champ de notre politique, et le jardin de notre art allemand ! Ils mangent les racines de l’arbre de l’idéal ! Ils veulent traîner dans la boue la couronne sacrée ! Vous écraser du pied ; du pied, toute votre engeance ! (Kaferstein et Kegel, après avoir essayé de garder leur sérieux, se mettent à rire, et Hassenreuter lui-même finit par rire avec eux. Seul, Spitta continue à montrer une gravité immuable. Mme John descend lentement l’escalier du fond, suivie du portier.)

HASSENREUTER (le bras solennellement étendu vers la femme de ménage). — Tenez, Spitta, voici venir votre muse tragique !


L’excellent homme ne se doutait pas que son ironie serait prise au mot, et qu’en effet l’humble Mme John, sa femme de ménage, aurait un jour l’honneur de « devenir l’objet d’une tragédie, de la même façon que le roi Lear ou lady Macbeth. » C’est, en effet, l’aventure de cette pauvre femme qui remplit toute la partie « tragique » de la pièce nouvelle de M. Hauptmann, — l’aventure timidement annoncée déjà au premier acte des Rats. Mme John a décidément acheté à la servante Pauline l’enfant dont celle-ci allait accoucher. Elle avait eu elle-même un enfant, autrefois, dont la mort avait fort attristé son brave homme de mari ; et comme celui-ci, maintenant, prenait de plus en plus l’habitude d’aller travailler en province, et que sa femme en était venue à craindre qu’il ne s’avisât de partir pour l’Amérique, elle avait imaginé ce moyen de le retenir. Le début du second acte nous la fait voir exhibant orgueilleusement au maçon, revenu depuis la veille, le berceau où repose le nouveau-né ; et c’est avec une admiration mêlée de gratitude que le mari et la femme reçoivent ensuite les savantes instructions du « directeur » Hassenreuter, au sujet d’un certain biberon perfectionné dont il a daigné leur faire présent. Mais bientôt un souffle de fatalité tragique vient secouer, tout d’un coup, les simples et touchantes figures de ces pauvres gens. La véritable mère reparaît, sollicite la permission de revoir son enfant ; et Mme John, dès qu’elle l’aperçoit, comprend que jamais cette créature ne se résignera à la laisser en paix. Il y a là, entre les deux rivales, une scène étrangement violente et douloureuse, mais traitée avec un sens admirable de réalité dramatique. Et puis nous assistons, d’acte en acte, aux efforts désespérés de la femme du maçon pour éviter une catastrophe que nous sentons déjà toute prête à s’abattre sur elle. Elle pourrait bien, il est vrai, tout avouer à son mari, qui sûrement lui pardonnerait son mensonge, avec l’humeur indulgente et placide que nous laissent deviner toutes ses paroles ; mais toujours elle demeure comme hypnotisée sous la crainte de son abandon, ou, plus simplement encore, toujours son étroite cervelle s’obstine, sans l’ombre d’un motif réfléchi-dans le plan de conduite qu’elle a d’abord adopté. Si bien que, ne voyant plus d’autre moyen de se délivrer des instances de la mère, cette femme d’une probité jusqu’alors irréprochable en arrive à solliciter l’assistance de son frère, qui est précisément l’auteur du vol signalé par le vieil acteur au portier de la maison. Et le frère n’obtient le silence de Pauline qu’en l’assassinant, et la malheureuse Mme John, au premier reproche qu’elle croit découvrir dans le regard de son mari, renonce à lutter plus longtemps contre la destinée. Mais combien ce rapide et froid résumé est peu fait pour donner au lecteur une juste idée de la signification essentielle d’une pièce dont tout l’intérêt consiste à animer de vie poétique jusqu’aux moindres nuances des idées et des sentimens de chacune des figures, transportant celles-ci du domaine du mélodrame populaire dans celui de la tragédie la plus « gœthéenne, » de manière à concilier en un même ensemble artistique les deux idéals opposés du professeur. Hassenreuter et de son étonnant élève, l’ex-théologien Erich Spitta !


T. DE WYZEWA.