Revues étrangères - Cent ans de littérature allemande

Revues étrangères - Cent ans de littérature allemande
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

CENT ANS DE LITTÉRATURE ALLEMANDE

Die Deutsche Litteratur des Neunzehnten Jahrhunderts, par Richard M. Meyer, 1 vol., Berlin, 1900.

Pour célébrer le souvenir du XIXe siècle, un éditeur berlinois a entrepris de publier toute une série d’ouvrages où seront étudiées, tour à tour, les diverses manifestations de la vie et de la pensée allemandes durant ce siècle. Trois de ces ouvrages ont paru déjà, consacrés aux grands courans politiques et sociaux, à l’art, et à la littérature ; d’autres paraîtront bientôt, qui traiteront de la politique, du théâtre, des sciences abstraites, des sciences naturelles, de l’industrie, de la musique, des finances, etc. Et comme chacun des volumes de la série a en moyenne mille pages in-octavo d’un texte très serré, on ne peut s’empêcher de songer que les lecteurs allemands, s’ils veulent par ce moyen connaître, dans son ensemble, l’histoire de leur pays au XIXe siècle, devront y dépenser une bonne partie du siècle suivant.

Encore n’est-ce point du tout chose certaine que, même en y dépensant le temps nécessaire, ils réussissent à tirer, d’une semblable série d’énormes in-octavo ; une notion d’ensemble précise et définitive ; et je doute fort, notamment, que l’Histoire de la littérature allemande au XIXe siècle de M. Richard M. Meyer puisse permettre à quelqu’un d’apprécier nettement le rôle, les progrès, le caractère véritable de cette littérature. Non que l’auteur manque de talent, ni de compétence. Personne, au contraire, n’était plus désigné pour mener à bien une étude de ce genre que l’éminent biographe de Goethe, un des plus savans et le plus habile entre les critiques allemands : et d’ailleurs l’ouvrage qu’il vient de faire paraître est lui-même tout rempli de jugemens ingénieux et solides, qui attestent à la fois la sûreté et la variété de son érudition. N’était la fâcheuse habitude qu’a M. Meyer de chercher sans cesse des points de comparaison dans les littératures étrangères, — ce qui le conduit, par exemple, à placer successivement Rückert et Freiligrath au-dessus de Victor Hugo, — n’était cette habitude, et aussi un parti pris général sur lequel j’aurai à revenir tout à l’heure, on pourrait dire que la plupart des notices où il résume la vie et l’œuvre des écrivains allemands du XIXe siècle sont des modèles de critique instructive et familière, telle qu’on aimerait à la trouver dans un dictionnaire ou une encyclopédie. Mais, par malheur, ces notices ne font point partie d’un dictionnaire ni d’une encyclopédie. Elles ont la prétention de se rattacher l’une à l’autre, de dépendre l’une de l’autre. Et l’ensemble du livre produit une si forte impression de chaos que non seulement le lecteur perd de vue, à tout instant, le lien qui peut exister entre ces notices : il se trouve même souvent empoché de profiter de ce que contient de renseignemens précieux chacune des notices en particulier. Un chaos, un gigantesque désordre de noms et de faits, telle apparaît, en fin de compte, cette Histoire de la littérature allemande au XIXe siècle, malgré tout le savoir, tout le talent, et toute l’habileté de l’auteur.


La faute en est d’abord, sans doute, aux dimensions du livre. Une étude du genre de celle-là doit forcément se borner à être un résumé ; et un résumé de mille pages risque forcément de sembler bien confus. Disposant d’un espace aussi considérable, l’auteur se croit tenu d’être aussi complet que possible. Et le fait est que M. Meyer, dans ses mille pages, cite certainement plus de mille écrivains : ce qui n’empêche pas son énumération de rester incomplète, au point que j’y ai vainement cherché, entre autres noms, celui du philologue et musicographe Otto Jahn, dont l’admirable Vie de Mozart, abstraction faite de sa valeur propre, a inauguré une manière nouvelle dans la biographie et la critique artistiques. Du moins, à défaut de ce nom-là, M. Meyer en cite-t-il des centaines d’autres que le XXe siècle va probablement s’empresser d’oublier ; et cet interminable déballage de médiocrités ne laisse pas de contribuer à fatiguer et à dérouter l’attention du lecteur. Mais le principal défaut du livre n’est point d’être trop long : son principal défaut est d’être mal composé, sur un plan et d’après une méthode qui auraient suffi, à eux seuls, pour en rendre la lecture à peu près impossible. Et le cas mérite, je crois, que l’on y insiste. Il prouve une fois de plus, avec une évidence parfaite, l’importance qu’il y a, pour le critique comme pour l’historien, à déterminer avant toute chose le point de vue d’où il va procéder à son observation.

Si M. Meyer avait vécu cinquante ans plus tôt, et qu’on l’eût chargé, vers 1850, de raconter l’histoire littéraire de l’Allemagne durant la première moitié du XIXe siècle, voici, selon toute vraisemblance, sur quel plan et d’après quelle méthode il aurait composé son ouvrage. Il aurait distingué, dans la littérature, quatre ou cinq grands genres, le drame, la comédie, la poésie lyrique, le roman, l’histoire ; et tour à tour, il aurait raconté l’histoire de chacun de ces genres, analysant les drames de Kleist après ceux de Goethe, ceux de Grillparzer après ceux de Kleist, et ainsi de suite, puis soumettant à une analyse pareille les comédies, les poèmes, les romans, les études historiques. Il aurait traité chaque genre comme un monde à part ; et à l’intérieur de chaque genre il aurait considéré séparément chacune des œuvres qu’il passait en revue, sauf à les comparer ensuite sous le rapport de leur mérite littéraire, et à les classer. C’est de cette façon qu’on entendait naguère la critique ; et la façon n’était certes pas excellente, mais elle avait l’avantage d’offrir au lecteur une série de tableaux très simples et très clairs. Conçue de cette façon, l’Histoire de la littérature allemande aurait permis à M. Meyer d’utiliser, pour notre plus grand profit, la masse de renseignemens divers qu’il avait en réserve.

Trente ans plus tard, vers 1880, M. Meyer aurait sans doute conçu son Histoire d’une autre façon. C’était le temps où, en Allemagne comme en France, dans l’Europe entière, la critique se piquait de devenir « scientifique. » L’histoire littéraire était alors considérée comme une dépendance de la sociologie. Pour expliquer l’œuvre d’un écrivain, on étudiait la conformation de son crâne, son organisation physiologique, ses maladies, les influences héréditaires qui avaient agi sur lui ; et surtout on étudiait le « milieu » où il avait vécu, avec la certitude que c’était ce milieu qui l’avait inspiré, et que lui-même et son œuvre en étaient en quelque sorte la résultante directe. Aussi un historien eût-il été mal venu à examiner séparément l’histoire des différens genres, et à isoler, par exemple, le roman de la poésie. Pareille au médecin qui « n’avait point trouvé l’âme, sous son scalpel », la critique scientifique, sous son scalpel, n’avait rien trouvé qui ressemblât à un genre : et lorsqu’elle devait raconter l’histoire d’une période littéraire, son principal effort consistait à déterminer les caractères distinctifs de la vie publique, durant cette période, à rappeler comment on mangeait, comment on s’habillait, de quoi l’on s’occupait, tout cela pour arriver enfin à démontrer que les mêmes caractères se retrouvaient dans les romans, les drames, les comédies de la période ainsi ressuscitée.

Mais cette façon d’entendre la critique a fait son temps, elle aussi. Plus pittoresque, à coup sûr, que l’autre, plus « scientifique, » peut-être, on a dû reconnaître qu’en tout cas elle n’était pas plus sérieuse, et ne répondait guère mieux à l’idéal d’une véritable critique. D’un bout à l’autre de l’Europe, aujourd’hui, l’étude des « milieux » a perdu l’importance prépondérante qu’elle avait encore il y a dix ou quinze ans : ou plutôt elle s’est précisée, restreinte, transformée ; et aucun critique ne s’avise plus, désormais, de chercher dans le régime alimentaire d’un peuple ou d’une époque l’explication des traits originaux de sa littérature. Une méthode nouvelle est en train de se substituer à cette méthode par trop fantaisiste. Et ce qu’est cette méthode nouvelle, je n’ai point à le dire ici, où elle a été tant de fois, et si éloquemment définie. Mais j’ai eu déjà l’occasion de faire voir comment, de proche en proche, elle a pénétré toute la critique littéraire d’à présent, de telle sorte qu’en Russie comme en Angleterre, en Italie comme aux États-Unis, l’occupation dominante des critiques est de marquer les étapes successives de l’évolution des divers genres, en tenant compte à la fois du caractère propre de chacun de ces genres et de l’influence réciproque des genres entre eux.

C’est cette méthode qu’aurait dû suivre M. Richard M. Meyer, s’il avait voulu se mettre au courant de son temps : mais surtout c’est elle qu’il aurait dû suivre, s’il avait voulu nous présenter une histoire à la fois exacte et vivante du développement de la littérature allemande au XIXe siècle. Elle seule lui aurait permis d’établir un lien entre les innombrables notices dont est formé son livre, et un lien logique, naturel, correspondant à l’ordre même des dates et des faits. En mille pages comme en cent, cette méthode lui aurait rendu possible de donner à son récit l’unité d’une véritable « histoire, » où les événemens naissent les uns des autres, où ils s’éclairent, se complètent, se corrigent l’un par l’autre. De Schiller à M. Gérard Hauptmann, de La Motte-Fouqué à Théodore Fontane, de Ranke à Treitschke, nous aurions vu vivre et se développer côte à côte les modes principaux de la pensée aile mande, avec leurs alternatives de romantisme et de réalisme, d’idéalisme et de positivisme. Et sans doute, en fermant le livre, nous aurions oublié bon nombre des noms propres que nous y aurions lus ; mais nous aurions su ce qu’avait été, au XIXe siècle, la littérature allemande, ce qu’elle avait cherché et ce qu’elle avait obtenu, l’originalité de son rôle entre les autres littératures européennes, et la signification des grandes œuvres qu’elle avait produites.

Hélas ! ce n’est point cette méthode qu’a suivie M. Richard Meyer ; ce n’est point non plus celle de l’étude des « milieux, » ni, moins encore, l’ancienne méthode de la division des genres. Connaissant ces trois méthodes, il n’a pu se décider à choisir entre elles ; et son évident désir de les concilier l’a conduit à imaginer une méthode nouvelle, d’où résulte incontestablement l’impression de chaos que produit son livre. Il a divisé son récit en dix parties, dont chacune correspond à dix années du siècle : la première va de 1800 à 1810, la seconde de 1810 à 1820, et ainsi de suite jusqu’en 1900. Au début de chacune de ces parties il a résumé, en quelques pages, ce qu’il appelle la « signature du temps, « c’est-à-dire les caractères généraux de la vie allemande pendant les dix années. Puis, ayant de cette façon défini le « milieu, » il a sommairement indiqué les modifications survenues dans les divers genres littéraires, de façon à ne pouvoir pas être accusé de n’avoir pas tenu compte de leur « évolution. » Et puis il a procédé à l’énumération des œuvres des divers écrivains, en séparant les genres comme aurait fait le critique le plus orthodoxe de la vieille école : de sorte que, par exemple, la notice qu’il a consacrée aux romans de M. Sudermann n’a pas le moindre rapport avec celle où il a étudié l’œuvre dramatique du même écrivain.

Encore sa prétendue division en tranches de dix ans n’a-t-elle été pour lui qu’un artifice tout formel, un simple procédé de classification. Pour justifier une telle division, il aurait dû étudier tour à tour, dans chaque tranche, les œuvres produites durant les dix ans ; il a préféré étudier d’un seul coup l’œuvre entière d’un même écrivain, et placer, par exemple, dans la partie intitulée 1840-1850, l’analyse d’ouvrages publiés en 1875. Que Schopenhauer ait débuté dans les lettres vers 1815, c’est assez pour que M. Meyer le range dans la période qui va de 1810 à 1820 ; Richard Wagner, dont les principaux écrits sont postérieurs à 1850, figure dans la période de 1840 : et dans la même période figure Théodore Fontane, dont on peut bien dire que son rôle n’a commencé qu’aux environs de 1880. C’est comme si un historien entreprenait de nous raconter la campagne de 1870 en nous donnant, d’un seul coup, la biographie complète de chacun des divers généraux, au fur et à mesure que leurs noms interviendraient dans le cours du récit. Et de cette erreur de composition résultent, pour le lecteur, un désordre, une obscurité, un ennui qu’aggravent encore les pénibles efforts de l’auteur pour les alléger. On erre lamentablement, d’un nom à l’autre, sans jamais pouvoir deviner les noms que va amener ensuite le hasard des dates : et à chaque nom nouveau, on voit M. Meyer s’ingénier à trouver quelque transition imprévue, établissant un lien fictif entre des œuvres sans rapport entre elles.

Ainsi se trouvent perdues, par la faute d’une mauvaise méthode, de très précieuses qualités d’érudition et de jugement critique. Une encyclopédie, où M. Meyer aurait rangé les noms par ordre alphabétique, nous aurait mieux permis que cette énorme Histoire de nous représenter la marche de la littérature allemande à travers le siècle. Nous aurions pu, du moins, essayer nous-mêmes de reconstituer l’enchaînement des faits, sans être gênés dans ce travail par un auteur qui prétend respecter l’ordre des dates, alors qu’en réalité il n’en tient nul compte. Et tandis que le livre de M. Meyer aurait pu être pour nous d’un extrême intérêt, en nous faisant connaître dans son ensemble une littérature que, précisément, nous ne connaissons que d’une manière toute fragmentaire, — en nous renseignant sur les origines et les conséquences d’œuvres comme celles de Heine, de Wagner, ou de Nietzsche, — la seule utilité qu’il nous offre aujourd’hui est de nous renseigner encore sur certains autres fragmens de cette littérature, sans que nous soyons plus à même qu’hier d’en apprécier l’ensemble.


Un lecteur étranger pourrait cependant, je crois, déduire de cet énorme livre certaines conclusions générales assez instructives. Il y verrait, d’abord, combien sont restées fortes en Allemagne les passions religieuses, ou, pour mieux dire, combien elles sont restées fortes chez les écrivains allemands. C’est de quoi déjà un curieux exemple nous a été fourni, il y a quelques mois, par ces fêtes du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Goethe, qui ont servi de prétexte à de violentes ou sournoises manifestations anticléricales. Mais plus frappant encore est l’exemple que nous fournit l’ouvrage de M. Meyer. Car celui-ci fait profession d’être impartial, et l’on sent que très sincèrement il s’efforce de l’être. Il s’y efforce, mais n’y parvient pas. Dès qu’il rencontre sur son chemin un pamphlétaire de l’école « libérale, » il ne peut s’empêcher de saluer en lui un bienfaiteur de l’humanité. A côté du poète Théodore Kœrner, mort pour sa patrie, il place le journaliste Louis Bœrne, qui a « lutté contre les puissans. » Il consacre à ce héros de l’anticléricalisme deux pages enthousiastes, et c’est à peine s’il daigne mentionner en cinq lignes méprisantes l’écrivain catholique Joseph Gœrres, sauf à reconnaître, sept cents pages plus loin, que ce Gœrres a exercé une influence énorme sur la pensée de son temps. De même il fait pour le poète catholique Clément Brentano ; en vingt endroits il nous parle de son talent et de son importance ; mais il ne s’occupe directement de lui que pour le déprécier. De Janssen, l’admirable historien catholique, il se borne à citer le nom, parmi d’autres. Et à la façon dont il traite Richard Wagner ou Henri de Treitschke, on devine que l’antisémitisme n’est pas seulement pour lui un préjugé odieux, mais la marque infaillible d’une intelligence médiocre et d’un mauvais style.

Toujours, d’ailleurs, il s’inquiète des opinions politiques et religieuses des écrivains qu’il étudie. Il le fait involontairement, presque inconsciemment ; mais la chose, pour nous, n’en est que plus typique. Elle nous apporte un nouveau témoignage d’un état d’esprit qui rappelle, toutes proportions gardées, celui des écrivains français du XVIIIe siècle. Comme Voltaire, comme Diderot, la plupart des critiques allemands d’aujourd’hui tiennent « l’écrasement de l’Infâme » pour le devoir le plus sacré de tout homme qui pense ; et volontiers ils mesurent le mérite d’un auteur d’après son plus ou moins de haine contre l’esprit chrétien. Ainsi s’explique l’importance extrême qu’attachait le malheureux Nietzsche à son Anté-Christ, dont la hardiesse vaut exactement celle des paradoxes du baron d’Holbach ou de La Mettrie. Ainsi s’explique le caractère antireligieux donné, tout récemment, aux fêtes en l’honneur de Gœthe. Et ainsi s’explique la partialité de M. Richard Meyer, qui le porte à exalter Bœrne et à méconnaître Gœrres.

Une seconde conclusion qui ressort, pour nous, de son livre, c’est que les soi-disant progrès du cosmopolitisme n’empêchent pas l’Allemagne de garder, aujourd’hui encore, un idéal littéraire différent du nôtre. Certes, les grands courans de la pensée européenne, depuis cent ans, se sont fait sentir dans la littérature allemande aussi bien que dans les littératures française et anglaise : le romantisme y a succédé au classicisme, le naturalisme au romantisme ; et il n’y a pas jusqu’à l’école parnassienne dont on ne puisse retrouver l’équivalent dans l’école de Geibel et du comte Schack. Mais chacun de ces mouvemens a pris, en Allemagne, une forme spéciale, de telle sorte que les œuvres qui en sont issues n’ont pour ainsi dire aucune ressemblance avec les œuvres issues des mêmes mouvemens dans les autres pays. Rien de plus significatif, à ce point de vue, que la définition que nous donne M. Meyer du talent de certains poètes, romanciers, ou dramaturges. Les qualités qu’il loue chez eux nous apparaîtraient comme autant de défauts chez des auteurs français, à moins encore qu’il ne loue chez eux des qualités que, avec la meilleure volonté du monde, nous serions hors d’état de découvrir dans leurs œuvres. En matière de roman, par exemple, il n’a pas assez d’éloges pour la force, la nouveauté, la sobre élégance des récits historiques de Conrad-Ferdinand Meyer : en matière de drame, les paysanneries de M. Hauptmann lui paraissent le dernier mot de la beauté artistique. C’est que, aujourd’hui comme il y a cent ans, ou peut-être davantage encore, les Allemands ont une autre façon que nous de concevoir la beauté. A un roman, à un drame, ils demandent autre chose que ce que nous demandons à des œuvres du même genre. Les romans de Théodore Fontane les ravissent, bien qu’on n’y trouve ni intrigue, ni action, ni plan ; et c’est de tout leur cœur qu’ils admirent la puissance dramatique des tragédies de Grillparzer, qui, à Paris, sembleraient plus ennuyeuses que celles de Soumet. Non point qu’ils aient tort, dans leur admiration : considérée au point de vue où ils se placent, l’œuvre de Théodore Fontane est en effet charmante, et Grillparzer, considéré à ce point de vue, a toutes les qualités d’un grand dramaturge. Le fait est, seulement, qu’ils se placent à un point de vue tout différent du nôtre. En dépit des chemins de fer et du télégraphe, l’idéal littéraire du public berlinois est aujourd’hui plus éloigné de notre idéal littéraire parisien qu’il ne l’était il y a cent ans, lorsque Gœthe imitait Rousseau, et que Schlegel s’inspirait de Chateaubriand.

Et de cette conclusion en dérive une troisième, non moins intéressante. C’est que les véritables grands écrivains de la littérature allemande, au XIXe siècle, sont demeurés tout à fait inconnus en dehors de l’Allemagne.

Les écrivains qu’on a traduits en français et en qui nous avons pris l’habitude d’incarner la littérature allemande, Hoffmann, Henri Heine, M. Sudermann, sont loin d’avoir, aux yeux de leurs compatriotes, une importance égale à celle que nous leur prêtons. M. Meyer, en vérité, exalte abondamment le génie de Heine ; mais on sent qu’il admire en lui le libre penseur autant que le poète ; et quand il a fini de nous parler de lui, c’est d’un tout autre ton qu’il célèbre l’œuvre poétique de Grillparzer ou celle d’Annette de Droste. Les maîtres de la littérature allemande, suivant lui, ceux à qui il consacre le plus grand nombre de pages et les plus élogieuses, s’appellent Eichendorff, Grillparzer, Hebbel, Otto Ludwig, Fritz Reuter, Annette de Droste-Hülshoff. Et sans doute nous connaissons davantage le conteur suisse Gottfried Keller, qu’il parait placer encore au-dessus d’eux ; mais, celui-là même, pouvons-nous vraiment nous flatter de le connaître, malgré les infatigables efforts de ses compatriotes pour nous le révéler ? Notre connaissance de la littérature allemande ressemble à la connaissance qu’avait de la langue mandchoue ce légendaire élève du Collège de France à qui son professeur, en guise de mandchou, n’avait appris que le bas-breton. Les noms que nous savons citer ne sont pas les noms des vrais grands écrivains, de ceux que leurs compatriotes aiment et admirent le plus.

De ces écrivains, M. Meyer ne se borne pas à nous apprendre les noms. Il nous parle de leur personne et de leurs œuvres en des pages excellentes, les mieux faites du monde pour nous renseigner. Je ne puis malheureusement songer à les traduire toutes ; mais je voudrais essayer, du moins, de résumer celles qui se rapportent à trois écrivains que j’ai eu, par ailleurs, l’occasion d’apprécier : Hebbel, Otto Ludwig, et Annette de Droste, Tous trois passent, auprès des lettrés allemands, pour être les poètes les plus personnels de l’Allemagne contemporaine ; et je crois même que l’un d’entre eux, Frédéric Hebbel, si quelqu’un parvenait à le bien traduire, aurait de quoi toucher les lettrés français.


Le premier en date de ces trois poètes, Annette de Droste-Hülshoff, est née en 1797 dans un village de Westphalie. De famille noble, mais très pauvre, elle était catholique : ce qui rendrait plus significative encore l’admiration que lui témoigne M. Richard Meyer, si celui-ci ne prenait soin d’ajouter qu’elle a eu surtout à souffrir des angoisses du doute, et que ses plus beaux poèmes sont ceux où elle s’afflige de ne pas sentir en soi la présence de Dieu. Elle a, en tout cas, beaucoup souffert, et du doute, et de l’isolement, et de cette souffrance plus profonde qui est au cœur de tous les poètes. Les cinquante années de sa vie se sont passées tristement dans la prière et la rêverie, sans être même admise à connaître les plaisirs de la renommée, car ce n’est qu’après sa mort qu’on a découvert son talent.

Elle a laissé plusieurs recueils de poèmes, d’une harmonie souvent un peu rude, mais pleins de couleur et pleins d’émotion. Ses biographes nous racontent d’elle qu’elle était affligée, dès l’enfance, d’une myopie qui l’empêchait de rien distinguer à un pas devant elle : mais elle voyait, en revanche, avec une netteté extraordinaire, le détail des objets qu’elle regardait de près ; et aucun poète n’a su décrire plus heureusement les mille nuances délicates des petites choses. « Elle est, nous dit M. Meyer, le poète de l’infiniment petit, de la brise qui souffle, du brin d’herbe, de l’insecte microscopique, et aussi des mouvemens les plus passagers de l’âme. Aucun autre poète ne nous donne l’exemple d’une sensibilité aussi fine, ni aussi mobile : et je ne connais pas non plus d’exemple d’un autre poêle qui, à l’aide d’élémens aussi ténus, se soit élevé à une aussi haute conception du monde. Sa conception du monde, au reste, ne lui vient pas de sa foi religieuse : elle ne lui vient que de son propre cœur. Dans chacun de ses poèmes, Annette de Droste s’est mise tout entière. Jamais elle n’a fait de confessions ni à son temps, ni même à ses vers. Mais dans la maîtrise du lyrisme intime, dans l’art de traduire et de suggérer les sentimens de l’inquiétude, de la peur, du repentir, et du retour à l’espoir, dans l’évocation vivante de la nature, elle a infiniment dépassé tous les artistes de son temps. Elle est, sans contredit, la plus grande des femmes poètes de l’Allemagne. Et sans cesse sa grandeur nous apparaît plus clairement. »

Otto Ludwig, lui, a beaucoup écrit en prose : mais sa prose même était d’un poète, et d’un musicien plus encore que d’un poète. Aussi bien avait-il d’abord rêvé d’être compositeur. Et il a mis dans ses drames, dans ses contes, dans son roman Entre Ciel et Terre, un mélange tout particulier de passion et de fantaisie, qui, joint au charme d’une langue infiniment nuancée, fait songer aux poèmes lyriques d’un Schubert ou d’un Schumann. C’est le plus doux des écrivains allemands. Mais sa douceur ne l’a pas empêché d’exercer autour de lui une influence considérable, à la fois comme poète et comme critique. M. Richard Meyer le proclame un des initiateurs du mouvement réaliste ; et, en effet, ses préfaces, ses études sur Shakspeare, son curieux Journal, sont remplis d’observations neuves et profondes sur les moyens de concilier la vérité avec la beauté artistique. Dans cette idéale Histoire de la Littérature allemande, dont l’ouvrage de M. Meyer se borne à nous fournir les matériaux épars, Otto Ludwig aurait à tenir une très grande place. Il a résumé en lui tout un courant du romantisme, le courant musical et sentimental : et de lui est sortie, plus ou moins directement, une foule de poètes et de conteurs contemporains. Mais pour nous, qui n’avons affaire qu’à son œuvre, il reste surtout l’auteur des Trois Vœux, du Forestier, et de ce touchant Entre Ciel et Terre, dont une traduction française a paru, il a quelques années : hélas ! bien incapable de rendre la grâce mélodieuse de l’original.

Quant à Frédéric Hebbel, celui-là est certainement un poète de génie. Son influence n’a pas été aussi vive, peut-être, que celle de Ludwig, en raison de l’originalité même de son art, encore qu’une de ses pièces, Marie-Madeleine, puisse être considérée comme le prototype direct des drames naturalistes de la nouvelle école. Mais, députe quarante ans qu’il est mort, la gloire de son œuvre ne cesse pas de grandir. Les jeunes gens, surtout, le proclament leur maître ; ils se nourrissent de ses drames et de son Journal ; peu s’en faut qu’ils ne l’honorent à l’égal de Gœthe. M. Meyer, cependant, n’ose point parler de Gœthe, à propos de lui : il se borne à le comparer à Richard Wagner. « Tous deux, dit-il, ont donné au mythe une place dominante dans leur doctrine artistique ; tous deux ont créé leurs œuvres d’après leur doctrine, tous deux ont attaché une extrême importance à la forme, pour l’expression vivante de leurs conceptions. Comme Wagner, Hebbel a toujours rêvé de produire de grands « cycles, » des œuvres unies entre elles par le lien d’une « mélodie infinie. » Comme lui, il a été essentiellement un dramaturge, mais préoccupé surtout, dans le drame, de l’élément lyrique. Et, comme Wagner, Hebbel s’est montré, toute sa vie, un génial égoïste, convaincu du droit qu’il avait de sacrifier à sa mission d’artiste tous les devoirs ordinaires de l’humanité. »

« Un dramaturge, mais préoccupé surtout de l’élément lyrique dans le drame : » on ne saurait mieux définir Frédéric Hebbel. Et M. Meyer aurait pu ajouter encore que, de même que Wagner, l’auteur d’Hérode et Marianne et de l’Anneau de Gygès a beau avoir « créé son œuvre d’après sa doctrine ; » si forte était en eux l’inspiration lyrique que c’est elle qui nous touche dans leurs œuvres, bien plus que la doctrine dont elles sont sorties. Quelque opinion que l’on ait sur la place que doit occuper le mythe dans une œuvre d’art, on ne peut s’empêcher d’oublier le mythe, et toutes les théories et tous les programmes, quand on entre dans l’intimité de ces œuvres vivantes. Ainsi l’Anneau de Gygès, par exemple, avec les vérités philosophiques qu’il a pour objet d’exprimer, n’est en somme qu’un grand poème d’amour, de souffrance, et de mort, un poème tout rempli de pensées et d’images qui d’abord semblent étranges, paradoxales, affectées, mais qui finissent par transporter le lecteur dans un monde de rêve, fantastique et charmant. Si M. Meyer n’avait déjà comparé Hebbel à Richard Wagner, volontiers je le comparerais à un autre poète, à l’auteur de Carmosine et des Caprices de Marianne.

Et ce poète nous a laissé une œuvre plus étrange encore, sinon plus poétique, que ses drames : un extraordinaire Journal qui, lui, ne saurait être comparé à rien que je connaisse, bien qu’il fasse songer par endroits aux Confessions de Rousseau, et par endroits aux recueils d’aphorismes de Nietzsche. Avec une sincérité inexorable, Hebbel y note au jour le jour tous ses sentimens et toutes ses actions, avouant ses rancunes, ses envies, ses bassesses, sans du reste cesser un seul instant de se tenir pour un être supérieur, autorisé à tout au nom de sa mission artistique. Et de page en page, entre ses confidences, ce sont de courtes réflexions sur les hommes et les choses, une série de maximes, de jugemens, de portraits, toute une profession de foi littéraire et philosophique.


Mais je ne saurais prétendre à juger en quelques lignes l’œuvre de Hebbel. J’ai simplement voulu en signaler l’intérêt, puisque aussi bien cette œuvre parait être une de celles qui ont le plus de chances de survivre à la littérature allemande du XIXe siècle. Et je m’aperçois, à ce propos, que je n’ai rien dit encore d’une autre conclusion que suggère le gros livre de M. Meyer ; c’est que, après avoir produit tant d’œuvres diverses pendant toute la durée du XIXe siècle, de Goethe et de Schiller à Frédéric Nietzsche, la littérature allemande est maintenant en train de chômer. Conclusion d’autant plus significative que M. Meyer ne saurait être soupçonné d’un excès de pessimisme : car il témoigne, au contraire, une indulgence exceptionnelle aux jeunes auteurs, toujours prêt à louer les hautes aspirations de M. Hirschfeld ou la sentimentalité poétique de M. David. Mais avec tout cela il est forcé d’avouer que, sauf M. Gérard Hauptmann, l’Allemagne n’a aujourd’hui aucun écrivain qu’elle puisse opposer aux maîtres des générations précédentes. Et c’est le même aveu que j’ai retrouvé, ces jours-ci, dans un examen de la littérature russe au XIXe siècle ; c’est le même qu’on retrouverait dans les comptes rendus de la situation présente des lettres anglaises. Sur un point, en particulier, les critiques de tous les pays de l’Europe semblent s’accorder : ils s’accordent à constater que tous les romanciers célèbres sont morts, ou ont cessé d’écrire, et que personne jusqu’ici ne les a remplacés. A Pétersbourg comme à Berlin et à Londres, le roman « traverse une crise. » Après avoir été le genre par excellence du XIXe siècle, c’est comme s’il avait décidément usé sa force vitale. Renaîtra-t-il, sous l’action d’un courant nouveau, ou bien ira-t-il rejoindre, dans les archives de l’histoire littéraire, la nombreuse série des genres épuisés ? Voilà malheureusement une question à laquelle ni M. Meyer, ni sans doute personne, ne serait aujourd’hui en état de répondre.


T. DE WYZEWA.