Revues étrangères - A propos du Centenaire de William Makepeace Thackeray

Revues étrangères - A propos du Centenaire de William Makepeace Thackeray
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

A PROPOS DU CENTENAIRE
DE WILLIAM MAKEPEACE THACKERAY

Lorsque, l’année prochaine, tous les peuples de langue anglaise s’uniront pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Charles Dickens, c’est chose bien certaine que le public français, de son côté, se fera un devoir d’apporter à la mémoire de l’auteur de David Copperfield son tribut particulier d’affection et de gratitude. Charles Dickens ! je crains décidément de ne pouvoir jamais évoquer avec l’impartialité qu’il faudrait le souvenir d’un aussi fidèle compagnon, ami, et bienfaiteur de toute ma vie. Mais combien d’autres cœurs de chez nous, depuis un demi-siècle, ont été pareillement séduits par ce magicien : accoutumés peu à peu à plonger dans le merveilleux univers issu de sa fantaisie créatrice, ils se trouveraient, maintenant, tout à fait incapables d’en examiner « objectivement » la portée littéraire ou la vraisemblance ! Et s’il est sûr que dans d’autres pays, en Russie par exemple ou en Allemagne, tout le roman moderne s’est constitué et n’a point cessé de se développer sous l’influence immédiate de l’œuvre de Dickens, combien chez nous aussi cette influence a été féconde, ne serait-ce que pour opérer la transition qui nous apparaît aujourd’hui entre la forme et le contenu « romanesques » des récits d’un Balzac et de ceux d’un Flaubert ou d’un Alphonse Daudet ! Je ne crois pas que Walter Scott lui-même, ni autrefois Richardson, aient, sinon occupé plus de place dans nos âmes françaises, en tout cas réussi à y pénétrer plus profondément. De telle manière qu’en 1912, au moment où toutes les races anglaises proclameront, d’un élan unanime, leur tendre dévotion à l’égard d’un conteur que les plus délicats de leurs lettrés s’accordent désormais à chérir autant qu’ils avaient naguère affecté de le dédaigner, nous pouvons être assurés que des milliers de lecteurs français leur feront écho, — lecteurs anciens, se souvenant d’avoir frémi doucement au spectacle des souffrances et de l’agonie pathétiques de l’exquise petite-fille du marchand d’antiquités ; jeunes lecteurs tout fraîchement remués de sympathie fraternelle pour les luttes, les déboires, le triomphe final du jeune Copperfield !

Mais voici cependant que, dès la présente année 1911, en attendant les fêtes de ce glorieux centenaire, les mêmes peuples de langue anglaise s’empressent à célébrer pieusement le centième anniversaire de la naissance d’un autre de leurs grands romanciers, le plus grand de tous après Dickens, ou parfois regardé comme son égal ; et il ne semble pas que personne, chez nous, manifeste le désir de mêler sa voix à ce concert de louanges en l’honneur du noble et vigoureux génie de W. M. Thackeray. A peine quelques-uns d’entre nous savent-ils le nom de ce romancier ; et ce n’est pas seulement que nous l’ayons oublié, ainsi que cela nous est arrivé pour maints autres écrivains étrangers familiers à nos pères : le fait est que jamais, en aucun temps, le public français ne paraît avoir consenti à accueillir dans son intimité l’illustre auteur d’Arthur Pendennis et de Barry Lindon. Lorsque, aux environs de 1860, l’énorme succès de l’œuvre de Dickens a provoqué chez nous, pour la troisième fois depuis le milieu du XVIIIe siècle, une véritable passion de curiosité à l’égard de l’école tout entière du roman anglais contemporain, les traducteurs ne se sont pas fait faute, naturellement, de nous offrir l’œuvre à peu près complète de Thackeray, tout de même qu’ils nous révélaient celles des Bulwer Lytton et des Wilkie Collins, des George Elliot et des Charlotte Brontë. Mais, tandis que la plupart de ces rivaux ou disciples de Thackeray rencontraient parmi nous des lecteurs enthousiastes, c’est comme si une malchance obstinée nous eût interdit, dès le début, de prendre plaisir à aucun des romans d’un auteur estimé de ses compatriotes fort au-dessus de ceux-là En vain les critiques les plus autorisés, et Taine au premier rang, nous invitaient à admirer, dans l’art de cet auteur, une maîtrise littéraire incomparable, avec la plus heureuse alliance de tous les dons du conteur, du peintre, et du psychologue ; en vain ces guides ordinaires de l’opinion française, — trompés eux-mêmes sur le compte de Dickens par une prévention des lettrés anglais toute pareille à celle qui chez nous, autrefois, avait empêché les contemporains de Balzac de rendre hommage à la valeur littéraire de ses feuilletons, — nous enjoignaient de préférer à l’invention un peu vulgaire de Martin Chuzzlewit la touche plus subtile des Newcomes et d’Henri Esmond : notre impuissance à les suivre, dans ce cas particulier, était décidément si irrémédiable que les traducteurs eux-mêmes dont je parlais à l’instant, après nous avoir soumis presque toutes les productions antérieures de Thackeray, renonçaient à introduire chez nous ses derniers ouvrages, et notamment ces Newcomes où l’on nous assurait qu’il avait déployé le plus pur de son génie. Il n’y avait pas jusqu’à sa Foire aux Vanités, le plus fameux à coup sûr et le plus « populaire » de ses romans, qui n’échouât à obtenir parmi nous la faveur accordée aux plus médiocres « machines » de Bulwer Lytton ou d’Anthony Trollope, de l’un quelconque des nombreux romanciers anglais dont les noms se Usaient au dos des couvertures sang-de-bœuf de la mémorable Collection des meilleurs auteurs étrangers.


Mais pourquoi ? Comment expliquer cet étrange phénomène, bien souvent déploré, en ma présence, par des admirateurs du célèbre romancier ? La faute en était-elle, peut-être, aux traductions des récits de Thackeray, comme le supposaient volontiers ces compatriotes du maître ? Il est sûr que bon nombre des susdites traductions aux couvertures rouges avaient dû être faites avec une précipitation et une négligence fâcheuses : n’est-ce pas dans l’une d’elles que la locution anglaise for the nounce, « pour le moment, » avait été traduite par les mots : « pour le Nonce, » survenant là de la façon à la fois la plus littérale et la plus imprévue ? Et certes, il est bien vrai, aussi, que la langue de Thackeray, avec sa remarquable tenue littéraire, s’accommodait plus malaisément d’une transposition trop sommaire que celle d’un Ainsworth ou d’un Wilkie Collins. Mais ma vieille expérience de traducteur m’a appris qu’il existait, décidément, une « grâce d’état » pour les œuvres étrangères qui avaient en soi le moyen de nous intéresser : combien n’ai-je pas constaté, à ce point de vue, de vrais miracles, permettant à un roman, et parfois même à un ouvrage historique ou philosophique, de se frayer un chemin jusqu’à notre cœur malgré la « trahison » d’une traduction à peu près illisible ! Sans compter que, par hasard, il se trouve que tels des romans de Thackeray, Arthur Pendennis et Henri Esmond, sont tombés aux mains de traducteurs d’une habileté et d’une conscience exceptionnelles, très suffisamment en état de nous rendre accessible l’intention générale de la pensée de l’auteur.

Plus spécieuse m’apparaîtrait une autre explication, attribuant notre antipathie invincible pour l’art de Thackeray à un secret instinct qui nous avertirait de l’antipathie préalable du romancier anglais pour notre race française, comme aussi pour la religion de nos pères. « Ceux qui supposent que Thackeray détestait la France et les Français commettent une erreur tout à fait. gratuite, » nous assurait tout récemment encore M. Lewis Melville, le nouveau biographe de l’auteur d’Henri Esmond. Le reproche, si je ne me trompe pas, s’adressait expressément à moi, qui ai eu naguère, en effet, l’occasion d’affirmer ici ce peu de goût du romancier à l’égard de la France et de la religion catholique[1]. Mais aussi bien, sur ce dernier point, M. Lewis Melville lui-même a-t-il été forcé de me donner raison. Il reconnaît que Thackeray a toujours témoigné, pour le catholicisme, des sentimens d’une aversion mêlée de mépris ; et il cite, à ce propos, une page infiniment caractéristique, extraite de la relation d’un voyage du romancier au Quartier de Cornhill au Caire :


Je suis entré une fois dans une église, à Rome, sur la requête d’un ami catholique. J’y ai trouvé des murs tendus de bandes de calicot rose et blanc à bas prix, des autels couverts de fleurs artificielles, une foule de chandelles de cire, et une infinité d’ornemens en papier doré. L’endroit me donnait tout à fait l’impression d’un de nos théâtres de faubourg ; et voilà que mon ami, dans ce lieu, se prosterne à genoux, plongé dans un ravissement d’admiration et de dévotion ! Impossible, pour moi, de juger moins défavorablement cette église, la plus fameuse du monde. La tromperie y est trop ouverte et flagrante, les contradictions trop monstrueuses. Il m’est difficile, même, d’être en sympathie avec les personnes qui tiennent tout cela pour sincère ; et bien que, — ainsi que je l’ai reconnu dans le cas de mon ami de Rome, — toute la vie d’un croyant puisse s’écouler dans le plus pur exercice de la foi et de la charité, il m’est difficile d’accorder crédit de loyauté même à ce croyant-là, tellement grossières me semblent être les impostures qu’il fait profession d’accueillir et de révérer. L’homme raisonnable a besoin d’un effort non petit pour admettre même la possibilité de la foi ingénue d’un catholique ; et je n’ai pas réussi, pour ma part, à emporter de cette église d’autres émotions que celles de la honte et d’une vraie souffrance.


« Thackeray, — écrit M. Melville, — méprisait tous les catholiques, en raison de leur religion ; et toujours il s’est exprimé là-dessus avec une extrême rudesse. » Mais, au contraire, le biographe de l’illustre romancier ne consent pas à me laisser dire que celui-ci ait éprouvé à l’égard des Français un sentiment quelque peu analogue ; et là-dessus je serais tout disposé à me croire en faute si mon affirmation de ce sentiment de l’écrivain anglais n’avait pas été, simplement, la conclusion évidente que j’avais vue ressortir de certains faits positifs, notés ici par moi à l’occasion de la récente exhumation d’une série de « chroniques parisiennes » de Thackeray, — chroniques où déjà, décrivant à ses compatriotes divers aspects de notre vie française, il ne laissait pas de se montrer animé contre nous de l’antipathie la plus manifeste. Voici d’ailleurs, en deux mots, de quoi il s’agissait.

Vers la fin de l’année 1863, Thackeray avait commencé un nouveau roman, Denis Duval, que sa mort subite avait interrompu ; et les éditeurs de ce roman inachevé avaient trouvé bon d’y adjoindre, en appendice, une copie des documens historiques qui avaient servi à sa rédaction. Or, ces documens racontaient l’existence aventureuse de deux personnages du XVIIIe siècle, un gentilhomme français et un brigand anglais : le premier ardent catholique, mais aussi patriote admirablement intrépide et loyal ; le second, un vulgaire coquin, avec cela zélé protestant. Sur quoi Thackeray avait, dans son roman, conservé au brigand son vrai caractère historique, mais en faisant de lui un « papiste » effréné ; et quant au gentilhomme français, le baron de la Motte, de ce héros sans reproche le romancier de Denis Duval avait imaginé de faire un ignoble gredin, unissant à la ferveur de son catholicisme la pratique assidue de toutes les formes les plus répugnantes de l’hypocrisie et de la cruauté. Il y avait même, dans un tel travestissement du rôle et du caractère historiques de notre compatriote, quelque chose d’étrangement audacieux, pour ne pas dire d’indélicat : car sans doute Thackeray, lui, n’avait pas l’intention de nous révéler la série authentique de ces pièces anciennes, dont il aurait simplement prétendu avoir tiré le fond de son roman. Ou plutôt sa conduite pouvait bien s’excuser, mais à la seule condition d’admettre chez lui, en regard du sentiment que lui-même reconnaissait avoir toujours éprouvé à l’endroit des catholiques, une égale impossibilité foncière de croire à la « parfaite bonne foi » d’un patriote français.

Au reste, toute l’œuvre du grand romancier m’offrirait une foule d’autres preuves, et non moins péremptoires, à l’appui d’une thèse dont je m’étonne que l’on puisse songer sérieusement à la contester. On allègue bien, contre elle, le rôle sympathique attribué par Thackeray à une vieille dame française, Mme de Florac, dans son histoire des Newcomes ; mais, jusque dans cette histoire, les deux figures du mari et surtout du fils de Mme de Florac sont expressément des « grotesques, » et où il n’est pas douteux que l’auteur, cependant, ait voulu incarner l’idée la moins défavorable qu’il réussissait à se faire du caractère français. Bruyant et familier, « bon garçon » si l’on veut, mais fâcheusement dépourvu de la plupart des scrupules qu’on attendrait d’un personnage de sa condition : tel nous apparaît le jeune vicomte de Florac, évidemment conçu comme un « type » symbolique de ce que peut produire de meilleur notre aristocratie française.

L’erreur des critiques anglais sur ce point ne saurait s’expliquer, me semble-t-il, que par la confusion qu’ils commettent entre deux élémens très différens de l’esprit de Thackeray : sa connaissance de la vie française et l’opinion que cette vie lui a toujours inspirée. Que l’auteur du Livre d’Esquisses Parisiennes, ayant très longtemps demeuré à Paris, se soit mis au courant de notre littérature, et peut-être aussi de la partie extérieure, superficielle, de nos mœurs nationales, beaucoup plus que l’ordinaire des écrivains de son pays, cela est absolument incontestable. Mais à son observation de ces choses françaises Thackeray a appliqué, de tout temps, la même prévention qui de son long séjour à Rome ne lui a permis d’emporter, à l’égard de la religion catholique, « d’autres émotions qu’un mélange de honte et de vraie souffrance. » Et que si, aujourd’hui encore, ses lecteurs anglais ne sentent pas ce qu’ont pour nous d’humiliant des portraits comme ceux qu’il leur a laissés du vicomte de Florac ou du baron de la Motte, la cause en est peut-être à ce que, malgré leur sincère et croissante sympathie envers nous, involontairement ils ont encore les yeux remplis de l’immense série de caricatures qui, pendant deux siècles, leur ont été présentées comme les plus authentiques portraits de la race des « mangeurs de grenouilles, » des soldats de Fontenoy et du camp de Boulogne.


Après quoi, j’ai hâte d’ajouter que, pour regrettable qu’ait pu nous apparaître l’humeur dédaigneuse de Thackeray à notre égard, ce n’est pourtant pas ce sentiment qui, lui non plus, nous a empêchés d’apprécier l’éminente valeur littéraire d’œuvres comme Pendennis ou Barry Lindon, où les opinions de l’auteur sur notre nature française ne tiennent qu’une place tout à fait accessoire. Le véritable motif de cette indifférence du public français pour les ouvrages de l’un des plus grands conteurs et psychologues de tous les temps doit être cherché plus loin, à une source plus profonde : il est tout entier, selon moi, dans notre incapacité de prendre plaisir à des récits où nous avons l’impression que l’auteur lui-même ne s’est pas abandonné à nous librement, — à nous, comme aussi aux événemens et aux personnages évoqués par lui sous nos yeux.

L’aventure littéraire de Thackeray en France, je ne puis la mieux comparer qu’à celle d’un autre grand romancier, celui-là issu de notre race, mais également conduit à créer ses romans bien moins par un besoin passionné de son cœur que par l’active et féconde curiosité de son intelligence. Tout de même que l’auteur des Newcomes, celui de la Chartreuse de Parme a été, avant tout, un « cérébral, » un homme d’une ouverture et étendue d’esprit merveilleuse, dépassant les plus originaux des romanciers de son pays par l’intensité de vie individuelle qu’il a su prêter à maintes de ses figures : mais, avec cela, ayant toujours l’air de se borner à la leur « prêter, » comme s’il ne pouvait pas se résigner à nous laisser en tête à tête avec ces ingénieux et subtils reflets de sa propre pensée. N’est-ce point de cette qualité ou de ce défaut, de cette prépondérance chez lui des dons intellectuels sur le simple élan spontané de l’invention créatrice, que notre cher Stendhal a toujours porté la peine, de génération en génération, échouant irrémédiablement à nous procurer, malgré toute sa science et tout son génie, l’illusion bienfaisante d’une pleine réalité « romanesque » telle que nous la trouvons dans les récits, souvent moins « vrais, » d’un Balzac ou d’un Alphonse Daudet, — moins vrais, et qu’une critique réfléchie aurait même le droit d’estimer moins « vivans ? » Que manque-t-il aux personnages de Mme de Rénal et de Mlle de la Môle, de Fabrice del Dongo et de ses maîtresses, pour se graver à jamais dans nos cœurs avec une réalité et un relief incomparables, charmantes ou tragiques figures dont il nous semble que le fond le plus secret de leurs âmes se trouve immortellement mis à nu devant nous ? Il leur manque seulement de pouvoir s’échapper de la forte main de Stendhal, que nous apercevons à chaque instant derrière elles ; et cela seul suffit pour nous empêcher d’accueillir de plain-pied, dans notre souvenir, ces diverses figures où nous devinons trop des « êtres de raison, » de belles ombres que la fantaisie d’un artiste de génie s’amuse à projeter sur le papier comme sur la toile blanche d’un cinématographe.

Cette répugnance naturelle et invincible de notre esprit français à se satisfaire de récits que l’auteur lui-même ne nous donne pas pour absolument authentiques, — quelque puissance d’invention, d’analyse, ou de peinture qu’il y ait d’ailleurs déployée, — c’est elle aussi qui, depuis un demi-siècle, ne nous a point permis d’apprécier les éminentes vertus littéraires du Stendhal anglais. Tout ce que l’œuvre romanesque de Thackeray contient à la fois d’observation et de poésie nous a été caché par cette main trop visible de l’auteur, incapable de se résigner à nous laisser oublier sa propre présence et l’adresse avec laquelle il réussit à camper, sous nos yeux, la foule bigarrée de ses personnages. Non pas que j’entende lui reprocher, à ce point de vue, son habitude perpétuelle d’entremêler à ses récits toute sorte de digressions morales ou philosophiques, ni même, peut-être, ce ton volontiers ironique, et quasi « supérieur, » qui finit pourtant par agacer parfois jusqu’à ses lecteurs les plus indulgens. Par-dessous ces travers extérieurs, résultant déjà manifestement de son excès d’» intellectualisme, » ce ton s’impose à nous dans toute l’inspiration générale des romans du fameux écrivain anglais, — sauf à les revêtir d’une originalité et d’une grandeur singulières pour l’élite de ses compatriotes, en même temps qu’il les rend à peu près inaccessibles à notre goût français.

Le fait est que Thackeray, malgré toute la gloire qu’allaient lui procurer ses romans, n’est devenu romancier que par occasion, relativement assez tard dans sa vie, et, selon toute vraisemblance, sans y être poussé par un profond besoin de son cœur. Né aux Indes en 1811, d’une excellente famille de gentlemen, il a été avant tout un gentleman, un homme d’éducation et de manières raffinées, instinctivement porté à considérer le travail littéraire comme un passe-temps, ou bien encore comme une dure nécessité pratique, quelque peu dégradante. La perte de son patrimoine, des séjours prolongés à Paris et de nombreux voyages, enfin trois années de parfait bonheur conjugal aboutissant à la plus terrible des catastrophes, — la folie incurable de sa chère jeune femme, — autant de leçons dont chacune avait contribué pour sa part à étendre ou à approfondir une de ces intelligences vraiment « universelles » que le hasard des événemens conduit seul à se choisir telle ou telle voie d’expression particulière. Aussi bien la première ambition du jeune Thackeray avait-elle été de se consacrer à la peinture ; et lorsque ensuite la carrière des lettres s’était ouverte devant lui, c’était au genre de l’esquisse « humouristique, » du léger et spirituel croquis de mœurs nationales ou étrangères, qu’il s’était livré tout entier pendant plus de dix ans. Son début dans l’art qu’il était appelé à illustrer ne datait, en somme, que de 1839, où ce merveilleux « parodiste » s’était avisé d’écrire une terrifiante (et comique) « histoire de brigands, » par manière d’exagération satirique des tendances que révélaient alors l’Eugène Aram de Bulwer Lytton et surtout l’Olivier Twist de Dickens.

Un biographe soucieux de mettre en valeur les sources principales de la personnalité littéraire de Thackeray serait tenu, me semble-t-il, d’attribuer une importance prépondérante à deux faits de sa vie : la maladie de sa femme, et l’influence exercée sur lui par les romans de Dickens, ou plutôt par l’énorme succès qu’ils avaient obtenu. Brusquement interrompu, par un coup inexorable de la destinée, au milieu du plus beau rêve d’amour et de bonheur, un écrivain comme celui-là ne pouvait manquer de sentir dorénavant installée, dans le fond de son être, une amertume où l’inclinait déjà son tempérament d’observateur et de satiriste. De là, dans tous ses romans, cette âpreté d’analyse psychologique, cette insistance à rechercher les élémens les plus cachés de l’égoïsme humain, qui constitue l’un des traits distinctifs de la saisissante nouveauté de son art de conteur : pour ne rien dire d’une certaine atmosphère de tendre et discrète mélancolie qui enveloppe comme d’un voile poétique Cette sombre peinture d’un monde de coquins sans scrupules et de faibles d’esprit. Et quant à ce qui est de l’effet produit sur Thackeray par la popularité des romans de Dickens, je ne crains pas d’affirmer que, depuis ce premier roman, Catherine, écrit en 1839 pour railler la « sensiblerie » de l’auteur d’Olivier Twist, jusqu’à l’ébauche posthume de Denis Duval, toute l’œuvre du plus grand des romanciers anglais après Dickens doit une bonne partie de son origine au double désir, chez ce romancier, d’égaler le succès de son illustre confrère, et de montrer aux lecteurs de celui-ci la possibilité de s’élever plus haut que lui en traitant des sujets tout pareils aux siens.

Oui, le projet de rivaliser avec Dickens, et de le dépasser sur son propre terrain, c’est à ce sentiment plus ou moins conscient que le public anglais est surtout redevable de posséder les beaux livres que sont la Foire aux Vanités, Pendennis, les Newcomes, les Aventures de Philippe, comme aussi, antérieurement à ces longs ouvrages, la délicieuse « nouvelle » intitulée Le grand Diamant des Hoggarty. A chaque page » nous avons l’impression de voir Thackeray s’ingéniant (ou parfois simplement se divertissant) à donner, en quelque sorte, une leçon de pensée et de style à Dickens lui-même ou à la foule ingénue de ses admirateurs. Ses biographes ont beaucoup insisté sur le profit qu’il a tiré de l’étude des vieux romans d’Henri Fielding et de Tobie Smollett ; mais, en réalité, l’influence de ces maîtres, tout au moins pour ce qui est de la forme du récit, nous apparaît plus sensiblement dans les premières œuvres de Dickens que dans celles où l’auteur de Pendennis n’a plus eu qu’à adopter les moules nouveaux créés déjà par son jeune émule ; et le seul usage qu’ait pu faire dorénavant Thackeray de l’art de ces savoureux conteurs du XVIIIe siècle a été de montrer à Dickens comment il était possible d’extraire, de leurs ouvrages, une « moelle » plus riche, plus d’observation pénétrante et de verve railleuse. A l’aide de Fielding, Thackeray s’est efforcé de corriger et de rehausser le roman de Dickens : en quoi il n’a d’ailleurs réussi qu’imparfaitement, car, avec leur réalisme plus superficiel et la simplicité courante de leur style, ce sont toutefois les récits de Dickens, et non pas les siens, qui égalent en vigoureuse intensité de vie l’œuvre immortelle des romanciers anglais du dernier siècle.

Et ainsi s’explique, pour nous, cette secrète impression de malaise que nous causent toujours jusqu’aux plus touchans des récits de Thackeray. Nous devinons instinctivement que, de même que les chefs-d’œuvre de Stendhal, Pendennis et les Newcomes restent, au fond, des romans d’ « amateur. » Mais comment ne pas reconnaître, après cela, tout ce que cet « amateur » de génie a offert à ses compatriotes de vivantes peintures et de « types » inoubliables ! L’humanité qui s’agite dans ses livres a beau nous apparaître trop constamment dirigée par la main du grand homme qui l’a tirée tout entière de son ample cerveau : combien elle est diverse, et amusante, et vraie, éclairée d’une lumière intérieure qui nous découvre jusqu’aux moindres nuances de ses sentimens et de ses idées ! Au point de vue de ce qu’on pourrait appeler la « définition » psychologique des personnages d’un roman, je ne crois pas qu’aucune littérature ait rien produit d’aussi remarquable. Chez Thackeray, c’est vraiment l’âme tout entière des héros que nous apercevons, avec le détail minutieux de toute leur personne intellectuelle et morale, souvent même avec leurs « tics, » leurs habitudes, et le ton de leurs voix. La figure de Rébecca Sharp e, dans la Foire aux Vanités, celle de l’oncle d’Arthur Pendennis, dans le roman intitulé de ce nom, celles encore des oncles et des tantes de Clive Newcome, et l’étonnante figure du Dr. Firmin, dans les Aventures de Philippe, chacune d’elles nous est présentée avec un art si savant et si fort que, d’autant plus, nous déplorons l’impossibilité où nous a mis l’auteur de croire librement à leur existence. Hélas ! à peine commençons-nous à reprendre l’illusion de leur réalité, que voici, de nouveau, la figure souriante de Thackeray qui se projette derrière elles, comme pour nous inviter à l’applaudir, ou parfois encore pour railler doucement notre crédulité !

Mais je dois ajouter que, railleuse ou non à notre endroit, cette figure elle-même de W. M. Thackeray nous émeut et nous charme plus encore, peut-être, que toutes celles de ses personnages, lorsque nous sommes parvenus à la bien connaître. Il n’est pas surprenant qu’elle continue aujourd’hui de rencontrer dans son pays des admirateurs, ou plutôt des amis passionnés, pour lesquels le romancier de la Foire aux Vanités est devenu une espèce de Montaigne, — un compagnon familier dont la personne leur est plus chère que toutes les qualités littéraires de son œuvre. En fait, cet « amateur » de génie n’est pas sans ressembler à notre Montaigne. Il en a la franchise et la bonhomie, avec une égale maîtrise à nous faire accepter, le plus facilement du monde, telle dure leçon qu’il lui a plu de nous infliger. Sa philosophie même, tout aussi indéfinissable que celle de Montaigne, exerce sur nous une séduction à peine moins profonde, s’emparant de nous par de lentes étapes, mais sans que nous puissions réussir désormais à lui échapper.

C’est par cet attrait individuel que l’illustre rival de Dickens a le plus de chances de durer dans les lettres anglaises. Ses romans en tant que tels, il faut bien l’avouer, ont déjà vieilli. Tous les hommages offerts à sa mémoire par le public anglais, en cette année de son centenaire, ne feront pas que son Henri Esmond et son Pendennis, ni même sa Foire aux Vanités, viennent reprendre leur place d’autrefois dans les bibliothèques familiales où, seuls, les chefs-d’œuvre de Dickens semblent défier jusqu’ici les assauts du temps. Mais sous le romancier aux formules surannées, survit le causeur et le moraliste. Celui-là, je le jurerais, n’a rien perdu de son prix auprès de tout lecteur qui, à un moment quelconque de sa vie, s’est vu admis au délicieux privilège de son intimité. Tout au plus, sans doute la nature particulière de cette respectueuse affection de ses compatriotes les portera-t-elle, par degrés, à rechercher moins volontiers le plaisir de sa société dans ses grands romans que dans la nombreuse série de ses contes et de ses chroniques, où l’incomparable « amateur » a pu épancher beaucoup plus à loisir ses trésors de sagesse et de fantaisie. Il y a même, dans son œuvre, des centaines de courtes « esquisses, » — articles écrits pour la revue qu’il avait fondée, impressions de voyage, fragmens de prétendus « mémoires » d’un valet de chambre, — qui, si un audacieux traducteur prenait sur soi de les révéler au public français, auraient peut-être de quoi réconcilier enfin celui-ci avec le talent d’un maître écrivain qu’il a toujours, jusqu’à présent, refusé d’apprécier. J’ouvre au hasard l’un de ces recueils de libres causeries, et aussitôt mes yeux tombent sur une charmante évocation des tristesses et des joies de la vie de collège :


Ah ! mon cher monsieur, si vous avez de petits amis qui soient au collège, allez vite les voir, et faites pour eux ce qui est naturel. — donnez-leur une pièce blanche pour leurs menus plaisirs ! Ne vous imaginez pas qu’ils soient trop âgés : essayez seulement, vous verrez bien ce qui en est ! Et eux, ils se souviendront de vous, et vous béniront dans les jours à venir ; et leur reconnaissance vous adoucira la morne solitude de votre fin de vie. Bonté divine ! comment pourrais-je oublier jamais le louis que vous m’avez donné il y a un demi-siècle, capitaine Bob, mon bienfaiteur !... Et il est bel et bon de dire après cela, mon cher monsieur, que les enfans contractent ainsi l’habitude d’attendre des cadeaux de la part des amis de leurs parens, que cela les rend avides, et autres choses semblables. Avides, en vérité ! La seule habitude que contractent ainsi les enfans est celle de manger des tartes et du caramel, habitude qu’ils n’emportent pas dans la suite de leur vie. Et combien, au contraire, c’est cela même qui est regrettable ! Quelle extase déplaisir on se procurerait à présent pour cent sous, si l’on pouvait avoir le goût de les dépenser sur le comptoir du pâtissier ! Non, si seulement vous avez de petits amis au collège, « fendez-vous » hardiment de vos pièces de quarante sous, mon bon ami, et offrez à ces pauvres petits les passagères joies de leur âge !


Ne sent-on pas s’exhaler de ces lignes comme un rayonnement de tendre bonté ? Et la même impression se dégage de toute la longue série des « confidences » de Thackeray, publiques ou privées, soit qu’elles viennent à nous sous la forme des incessantes digressions de ses romans, ou de ses adorables chroniques, ou encore de toutes celles de ses lettres intimes qu’on nous a divulguées. Avec son amertume et le ton volontiers « supérieur » de son ironie, l’homme que ses compatriotes sont en train de commémorer était, en réalité, pour le moins aussi grand par l’exquise bonté de son cœur que par la force et l’originalité de son noble esprit. C’est, au reste, ce que savaient bien tous ceux qui l’approchaient ; et j’imagine que les partisans les plus passionnés de Dickens, dans la lutte déplorable qui a trop longtemps divisé le public anglais, doivent aujourd’hui fêter de tout leur cœur le centième anniversaire de l’heureuse naissance d’un maître que Dickens lui-même, — et jusqu’au plus fort de l’ancienne querelle, — a toujours secrètement respecté et aimé.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1906.