À PROPOS DE LA MORT DE NIETZSCHE


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Friedrich Nietzsche, par le professeur Th. Ziegler, 1 vol. in-18, Berlin, 1900 ; — Correspondance de Nietzsche et de Heinrich von Stein, par Mme Fœrster-Nietzsche, dans la Neue Deutsche Rundschau de juillet 1900, etc.

Le malheureux Nietzsche a achevé de mourir. Depuis douze ans déjà sa raison s’était effondrée, et nulle trace ne subsistait plus d’une intelligence qui avait été naguère infiniment active, variée, et brillante : mais le corps s’obstinait à vivre. Une congestion l’a enfin terrassé, le 25 août dernier, dans la maison de Weimar qui lui servait d’abri en même temps qu’elle servait de siège aux Archives Nietzschéennes, fondées, comme l’on sait, pour répandre par le monde la gloire de son nom.

J’ai appris la nouvelle de cette mort le lendemain matin, par un journal, dans un wagon bavarois où j’avais pour compagnons de voyage cinq étudians de l’université de Würzbourg. Mes jeunes voisins s’entretenaient de leurs professeurs ; ils lisaient et discutaient le programme d’un congrès médical qui allait s’ouvrir quelque part, la semaine d’après : et comme ils avaient, avec cela, des physionomies très ouvertes et très éveillées, je pensai que la mort de Nietzsche ne manquerait pas de les émouvoir au moins autant qu’elle m’avait ému. Je me permis donc de tendre à l’un d’eux le journal que je venais de lire, en lui désignant du doigt la dépêche de Weimar. Le jeune homme me remercia, lut la dépêche, la relut tout haut à ses camarades : mais je crus voir, sur les cinq visages, plus d’embarras que de véritable émotion. Et en effet, après quelques instans, l’un des étudians s’enhardit à me demander qui était ce Frédéric Nietzsche dont on annonçait la mort. Je répondis, assez embarrassé moi-même, que c’était un philosophe fameux : et ainsi finit notre conversation. Mais je ne pus m’empêcher de songer que, fort heureusement, l’auteur de Zarathustra s’était exagéré son importance future lorsque, dans une des esquisses de l’épilogue de son grand poème, il avait projeté de faire mourir son héros « de désespoir, à la vue des maux causés par sa doctrine. » Je songeai que celle-ci, grâce à Dieu, n’avait peut-être pas étendu ses ravages aussi loin que je l’aurais supposé, puisque, dans sa patrie même, des jeunes gens se trouvaient encore pour ignorer jusqu’au nom de son auteur. Et cette preuve nouvelle de la triste vanité de toutes choses humaines me laissa une impression presque consolante.

Je dois avouer, toutefois, que mon impression faillit se modifier, les jours suivans, quand je lus les études nécrologiques consacrées à Nietzsche dans la plupart des journaux allemands. Car, à l’exception de la presse catholique, il n’y a pas, je crois, une seule publication allemande quelque peu sérieuse qui n’ait accueilli la mort de Nietzsche comme un deuil national, et qui n’ait profité de cette occasion pour célébrer le génie du malheureux « sur-homme. » On a interrogé sur lui les philosophes et les philologues ; on a demandé à ses anciens professeurs, à ses camarades du collège et de l’université, ce qu’ils se rappelaient de lui et ce qu’ils en pensaient. Ai-je besoin d’ajouter que cette enquête n’a, d’ailleurs, rien produit qui vaille d’être signalé ? Ou plutôt elle n’a rien produit d’intéressant pour la connaissance de la vie et de l’œuvre de Nietzsche ; tandis que, considérée à un autre point de vue, elle pourrait servir à démontrer, une fois de plus, de quelle singulière façon la plupart des Allemands ont coutume de pratiquer le culte des grands hommes.

Ils les admirent, pour ainsi parler, en bloc, sauf à ne leur reconnaître, en détail, aucune qualité. Ils affirment, par exemple, que Nietzsche n’est pas seulement un poète, mais un philosophe, un éducateur, un digne représentant du génie de sa race. Ils affirment cela au début et à la fin de leurs articles : mais, entre ce début et cette fin, quand ils passent en revue les théories de Nietzsche, ils s’accordent à déclarer qu’elles seraient dangereuses, si, d’autre part, elles n’étaient absurdes. Et leur inconséquence revêt parfois les formes les plus amusantes. Dans la Gazette de Francfort, qui se pique d’être le plus littéraire des journaux allemands, un rédacteur s’indigne de l’inintelligence de ses confrères français, qui ne veulent voir en Nietzsche qu’un poète et un fantaisiste ; et, dans le même numéro du même journal, un feuilleton d’un savant professeur a précisément pour principal objet d’établir que l’œuvre philosophique de Nietzsche n’est qu’une série de contradictions, que sa doctrine de la « morale des maîtres » est une monstrueuse folie, et que, malgré l’incomparable beauté de son style et de ses images, on ne saurait assez se garder de la prendre au sérieux : ce qui n’empêche pas ce professeur de le proclamer, lui aussi, un « éducateur, » « parce qu’il a revendiqué les droits de l’individu. » Plus typique encore est le cas d’un autre professeur, un vieux philologue, qui a eu autrefois Nietzsche pour élève, et qui résume en ces termes son opinion sur lui : « Je n’ai rien lu de lui que son Origine de la Tragédie, ses Considérations intempestives, et certains passages de son Zarathustra. Et quelque admiration que j’aie éprouvée, jadis, pour ses aptitudes, je dois avouer que je ne puis accepter sa manière de penser, notamment en ce qui touche la philologie et la philosophie. Mais, en dépit de tout cela, j’ai l’impression que sa direction d’esprit était voisine de celle de Gœthe : et c’est de quoi, aujourd’hui, nous avons le plus besoin. Nous avons besoin de plus de Gœthe ! » Plus de Gœthe ! est le titre d’une brochure qui a paru en Allemagne, ces temps derniers, et qui y a fait grand bruit ; le digne professeur oublie seulement que cette brochure portait en sous-titre : Et moins de Nietzsche !

« Moins de Nietzsche ! » c’est aussi la conclusion qu’on pourrait tirer d’un livre, en vérité tout à fait remarquable, que vient de publier sur l’auteur de Zarathustra M. Théobald Ziegler, professeur de philosophie à l’université de Strasbourg. Et d’abord je me hâte de constater que M. Ziegler est aussi exempt que possible de l’inconséquence que je reprochais tout à l’heure à la plupart des critiques allemands. Il n’admire Nietzsche que pour les qualités qu’il lui reconnaît ; et il lui en reconnaît beaucoup, et ses éloges ont d’autant plus de portée que chacun d’eux s’appuie sur un solide ensemble de preuves : mais, après avoir démontré le danger de la doctrine de Nietzsche, il ne proclame pas celui-ci un « éducateur, » et ce n’est pas lui non plus qui, ayant établi l’absence de toute notion positive dans l’œuvre du soi-disant philosophe, s’aviserait ensuite de le mettre au premier rang des créateurs de systèmes. Avec une science, une finesse, et une modération exemplaires, il analyse de proche en proche la formation et l’évolution des idées de Nietzsche. Son livre contient, en cent cinquante pages, le résumé à coup sûr le plus complet d’une œuvre que je soupçonne d’avoir trouvé dans son pays même, jusqu’à présent, moins de lecteurs que d’admirateurs.

Je ne saurais, malheureusement, songer à résumer ici cet excellent résumé. Mais en attendant qu’on consente à nous le traduire, et que nous puissions, grâce à lui, rectifier l’image un peu trop nietzschéenne, peut-être, que nous a naguère donnée de la philosophie de Nietzsche M. Lichtenberger, voici deux ou trois points de détail sur lesquels l’opinion de M. Ziegler me paraît mériter d’être signalée.

Le premier de ces points est l’extraordinaire fortune des écrits et des idées de Nietzsche. Car cet homme, qui a poursuivi de sa haine méprisante l’esprit allemand, et les professeurs, et la démocratie, est aujourd’hui devenu l’idole d’une certaine jeunesse allemande, et des démocrates, et des professeurs eux-mêmes ; il l’est devenu presque sans délai, n’ayant commencé à écrire qu’en 1872. Et peu d’écrivains jouissent d’une popularité aussi étendue que cet impitoyable contempteur de la popularité, qui se vantait d’être, en toutes choses, « intempestif, » seul de son espèce, à l’inverse de son temps. Il y a là, comme le dit M. Ziegler, un problème, une sorte de « cas Nietzsche, » qui vaut d’être étudié après le « cas Wagner. » Et ce « cas » s’explique par une foule de raisons, dont la plus apparente, mais non peut-être la plus décisive, est l’éminente originalité littéraire de l’œuvre de Nietzsche. Celui-ci est d’abord un merveilleux « styliste, » et quiconque a le goût de la forme doit prendre plaisir à le pratiquer. Il est, en outre, un « aphoriste, » ce qui le rend plus facile à lire que tout autre philosophe. Il est, suivant l’expression de M. Ziegler, un « paradoxiste, » et rien ne frappe autant les jeunes esprits que le paradoxe. Et puis il est un poète, un très grand poète, avec un mélange de symbolisme et de mysticisme qui prête à son œuvre un charme d’attraction tout particulier.

Mais ces causes littéraires de sa popularité se renforcent d’autres causes plus profondes, La vérité est, suivant M. Ziegler, que les aphorismes de Zarathustra ont une « brutalité » qui flatte les instincts éternels de la démocratie, et qui correspond, aussi, à ses nouveaux principes moraux. On est heureux d’apprendre qu’un philosophe s’est trouvé pour prêcher l’égoïsme, l’absence de scrupules, le droit du plus fort. « Les années qui ont suivi la guerre de 1870 ont été une période d’humanitarisme ; aujourd’hui, ces années apparaissent comme une période de sensiblerie ridicule et stupide. On se pique d’être « dur ; » et l’esprit militaire allemand n’est pas sans avoir contribué à produire cette tendance, dont le lieutenant de réserve nous fournit le type le plus expressif. Or le « Soyez durs ! » se dégage avec une intensité spéciale des derniers écrits de Nietzsche ; et peut-être n’est-ce point par un simple hasard que certains de ses portraits nous fournissent de lui l’image d’un officier de réserve, à la fois cassant et embarrassé. » De là vient que les socialistes eux-mêmes s’accommodent de son individualisme, qui n’est d’ailleurs que « provisoirement » incompatible avec leur doctrine : car l’altruisme n’est pour les socialistes qu’un moyen, et s’ils recommandent aujourd’hui aux prolétaires l’union et la discipline, c’est afin de leur assurer une victoire qui leur permettra de laisser leur égoïsme naturel s’épanouir, un jour, en toute liberté.

Enfin Nietzsche est un « moderne ; » lui-même se vante d’être un « décadent. » Et sa personnalité, toujours présente dans ses écrits, et ce qu’on sait de son tragique destin, tout cela achève de faire comprendre que, plus vite encore et plus complètement que Schopenhauer avant lui, il soit devenu le philosophe à la mode.

Mais ce philosophe, avec tout son génie, était fou, au moins dans la dernière période de sa carrière d’écrivain. C’est ce que j’ai moi-même, autrefois, essayé d’établir[1], en citant quelques phrases de ses lettres et de son journal où, dès 1883, s’étalaient de la façon la plus manifeste les symptômes classiques du délire des grandeurs. J’ajoutais cependant que cette foUe, qui ne pouvait avoir manqué d’agir sur le fond de ses idées, ne me paraissait point s’être traduite dans leur forme, et que, sans doute, son rôle s’était borné d’abord à faire perdre au poète tout contact avec la réalité, à le transporter, pour ainsi dire, au delà du monde, tout en laissant intactes ses merveilleuses facultés d’analyse et de raisonnement. M. Ziegler va plus loin. Il affirme que la folie de Nietzsche se reconnaît jusque dans le ton de ses livres ; et il se fait fort de déterminer, par l’examen de ces livres, la date exacte où elle a commencé. Voici d’aUleurs, tout entier, le passage où il traite de cet important problème, le plus important peut-être de tous ceux que soulève, d’abord, une étude impartiale de la philosophie de Zarathustra :

À quel moment précis l’intelligence de Nietzsche a-t-elle cessé d’être tout à fait saine et normale ? Je ne suis pas médecin, ni versé dans la connaissance des maladies mentales ; c’est donc en profane que je me suis efforcé de m’éclairer sur ce point ; et, pour y parvenir, je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que de relire, ligne par ligne, dans leur ordre chronologique, les écrits de Nietzsche. Or j’ai découvert dans ces écrits, à un certain moment, un changement brusque, que rien ne faisait prévoir dans les écrits antérieurs. Un changement aussi complet qu’imprévu, portant à la fois sur le style, sur les images, sur la façon d’enchaîner les idées, sur le ton et les sentimens de la polémique. D’un ouvrage à l’autre, l’ensemble de la pensée de Nietzsche m’est apparu transformé. Et je me suis dit : « Voilà où doit avoir commencé la folie ! » Jusque-là, Nietzsche était sain ; depuis lors il est surexcité, anormal, malade. Dans les quatre premiers livres de la Gaie science, datant de 1882, tout est encore en règle ; dans le cinquième livre, écrit en 1886, Nietzsche est déjà malade. D’autre part, l’écrit intitulé : Par delà le bien et le mal, qui date de 1883, se rattache, très nettement, à la nouvelle manière. C’est donc dans la période comprise entre 1882 et 1885 que s’est produite la première altération de l’esprit de Nietzsche, et c’est aussi durant cette période qu’a été achevée la rédaction de Zarathustra : de telle sorte que ce livre, sous sa forme présente, nous apparaît comme né à la limite entre la santé et la maladie. Et, en effet, j’y trouve, malgré son éclatante beauté poétique, mainte erreur de goût, dans la pensée et le style, qui atteste déjà un désordre cérébral.

Cela ne signifie pas, naturellement, que je tienne tous les écrits ultérieurs de Nietzsche pour l’œuvre d’un fou. Fou, Nietzsche ne l’est devenu qu’en 1889, et, depuis lors, il n’a plus rien écrit. Mais je sens, dans ces écrits, quelque chose d’agité et de pervers, quelque chose d’aigu et de criard, qui va augmentant d’année en année, et dont les premières traces se reconnaissent déjà dans Zarathustra.

M. Ziegler ne croit pas, au reste, que ce « désordre cérébral » puisse être considéré conune la cause du caractère négatif de la philosophie de Nietzsche. Celui-ci était, par nature, un négateur. Il était incapable de rien construire sur les ruines de ce qu’il avait démoli. Et de même qu’il n’est jamais parvenu à donner une conclusion positive à son Zarathustra, de même tous ses ouvrages précédons et suivans restent, en fin de compte, de géniales ébauches, où manque la conclusion qu’on souhaiterait d’y trouver. Ayant un jour entrepris, à Bâle, une série de conférences sur la réforme de l’enseignement universitaire, Nietzsche a d’abord très éloquemment exposé les vices de l’enseignement universitaire de son temps ; mais quand il a eu, ensuite, à exposer le programme de l’enseignement tel qu’il l’entendait, sa belle ardeur s’est éteinte d’un seul coup ; il a interrompu la série de ses conférences, et personne ne saura ce que devrait être, suivant lui, le futur enseignement universitaire. Cet épisode est le symbole de toute sa carrière de philosophe.

C’est dans la dernière partie de sa Transmutation des Valeurs que Nietzsche devait exposer les principes positifs de sa doctrine, la philosophie de l’éternel recommencement, l’apothéose de la vie. Mais cette dernière partie nous manque, à jamais. Nous savons bien qu’à la « volonté de vivre » et à la « volonté de pouvoir » correspond, pour Nietzsche, ce principe positif : « La vie, en soi, est volonté de pouvoir. » Mais comment il concevait la synthèse de ces élémens, comment il en imaginait le détail, il aurait dû nous le dire, et ne nous l’a point dit. De même que, poète, il n’est point parvenu à créer le royaume de Zarathustra, de même, philosophe, iln’a pu exposer son système philosophique. Il ne nous a point appris ce que serait au juste le monde tel qu’il le rêvait, ce monde nouveau des sur-hommes où la volupté, l’égoïsme, la soif de domination deviendraient des vertus, et où serait admise comme un principe la spoliation du faible par le fort. Une fois de plus lui est arrivé ce qui lui était arrivé à Bâle, au moment où il allait nous faire part de ses idées positives sur l’avenir de nos universités : il est tombé malade et son œuvre est restée inachevée.

Trois fois Nietzsche a, de fond en comble, transformé sa doctrine : mais pas une seule fois il n’a réussi à revêtir sa doctrine d’une apparence systématique, ni même à formuler une seule affirmation qui ne fût une boutade ou un paradoxe. Il disait volontiers à ceux qui le lui reprochaient, et les nietzschéens ne se font pas faute de redire tous les jours, que, sous ses négations, se cache au moins une affirmation : celle de l’éternel recommencement des choses. Mais sans compter que c’est là une affirmation bien gratuite, et de bien peu de portée, M. Ziegler n’a pas de peine à prouver que seul un cerveau malade a pu y voir un principe original et nouveau. De Pythagore aux Alexandrins, tous les philosophes grecs ont connu l’hypothèse de ce qu’ils appelaient la « grande année : » la présenter aujourd’hui comme une nouveauté, c’est comme si l’on prétendait avoir découvert la formule : « Je pense, donc je suis. » Et pareillement ni le nom ni l’idée du « sur-homme » n’ont rien de nouveau. Goethe ne fait-il pas dire à Faust, dans la première scène de sa tragédie : « Quelle pitoyable frayeur s’empare du sur-homme que tu es ? » Et tous les monologues de Faust ne contiennent-ils point, en germe, les principes sur-humains de Zarathustra ? Ce qui est nouveau dans l’œuvre de Nietzsche, c’est l’impitoyable activité de sa critique, et surtout ce sont les sentimens personnels qui l’animent, c’est l’âme de poète qui s’y montre à nous. Voilà ce que prouve, péremptoirement, le remarquable ouvrage de M. Ziegler. Et peut-être cette originalité, pour restreinte qu’elle soit, vaut-elle mieux en somme que celle d’avoir été le premier à dire : « Soyons durs ! »

Lorsque Nietzsche disait : « Soyons durs ! » il plaisantait, car c’était en vérité le meilleur des hommes. Sa sœur, Mme Fœrster-Nietzsche, qui s’est pieusement chargée de l’entretien de son culte, a bien raison, à ce point de vue, de publier sans cesse de nouveaux documens biographiques dont chacun nous apporte un nouveau témoignage de la douceur, de la charité, des touchantes vertus chrétiennes de l’auteur de l’Antéchrist. Parfois, comme je l’ai dit, ces documens nous causent une impression pénible, en nous laissant voir, au fond du lucide esprit de Nietzsche, des signes annonciateurs de la folie prochaine ; mais jusque dans ses plus tristes accès de mégalomanie, le cœur du malheureux garde la beauté morale qui lui est naturelle ; et le délire même des persécutions ne parvient pas à y faire naître l’ombre d’une haine ni d’une colère. Les lettres de Nietzsche, en particulier, m’apparaissent de plus en plus comme le contrepoison de ses livres. Elles sont pleines de tendresse et d’humanité ; et l’âme du poète s’y montre tout entière.

Mme Fœrster vient précisément de publier encore quelques-unes de ces lettres, en y joignant les réponses du correspondant à qui elles étaient adressées, et qui se trouve être, lui aussi, une des figures les plus intéressantes de la littérature allemande contemporaine. C’est le poète et philosophe wagnérien Heinrich von Stein, que M. H.-S. Chamberlain a tout récemment fait connaître auxlecteurs de la Revue[2]. Et rien n’est aussi curieux que le contraste que nous révèlent ces lettres entre deux hommes qui ont eu entre eux tant de points de contact, avant de subir, l’un et l’autre, la triste fatahté de leur destinée.

Stein était, en 1882, maître de conférences à l’université de Halle. Apprenant que Nietzsche venait d’arriver à Leipzig, il s’était empressé de l’y aller voir. Mais déjà Nietzsche avait quitté Leipzig. Il fut désolé, à son retour, d’avoir ainsi manqué la visite d’un jeune écrivain dont il avait autrefois beaucoup aimé le premier livre, un essai sur les Idéals du Matérialisme. Et il écrivit à Stein quelques lignes des plus aimables, où il lui disait, en terminant : « On m’a raconté que, plus que personne peut-être, vous vous étiez donné de cœur et d’âme à Wagner et à Schopenhauer. Voilà qui est inappréciable, à la condition de ne durer qu’un temps ! »

Le jeune professeur, pour toute réponse, lui envoya les bonnes feuilles de son nouveau livre, un recueil de douze dialogues, publiés sous le titre de : Les Héros et le Monde. C’est à cet envoi que Nietzsche, à son tour, répondit par la curieuse lettre que voici :

En vérité, mon cher docteur, vous ne pouviez me répondre d’une façon plus agréable que vous l’avez fait en me communiquant les épreuves de votre livre... Oui, vous êtes un poète ! C’est cela qui me touche : les sentimens et leur jeu, et non pas l’appareil scénique. C’est cela qui produit l’effet, et qui est digne de foi !

Quant à la langue... eh bien ! nous causerons de la langue de vos dialogues quand nous nous verrons. Ce n’est point un sujet à traiter par lettre. Sans doute, mon cher docteur, vous lisez encore trop de livres, surtout trop de livres allemands ! Comment peut-on lire un seul livre allemand ?

Mais excusez-moi ! Je l’ai fait moi-même, jadis, et cela m’a coûté bien des larmes !

Wagner a dit un jour de moi que j’écrivais en latin, et non en allemand. C’est vrai : et d’ailleurs je ne puis m’intéresser que de loin à tout ce qui est allemand. Considérez mon nom : mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais, la mère de ma grand’mère encore était une Polonaise[3]. Je ne suis ainsi qu’à demi Allemand ; et, m’en faisant une vertu, je prétends m’entendre mieux à l’art du style que cela n’est possible à aucun Allemand. Ajournons donc à notre prochaine rencontre le plaisir de causer de tout cela !

Pour ce qui est des « héros, » je n’en ai point aussi bonne opinion que vous. Je reconnais que la condition de « héros » est la forme la plus acceptable de l’existence humaine, surtout lorsque l’on n’a pas d’autre choix. Mais voilà : nous prenons goût à quelque chose, et aussitôt le tyran qui est en nous (et que j’appellerais volontiers notre moi supérieur) nous dit : « Sacrifie-moi précisément ceci ! « Et nous le lui sacrifions, mais c’est comme si l’on nous torturait à long feu. Ce sont en vérité les problèmes de la cruauté que vous traitez là ! Se peut-il que vous y ayez plaisir ? Je vous l’avoue : j’ai, quant à moi, trop de cette complexion « tragique » dans le corps pour ne pas être souvent amené à la maudire. J’aspire à enlever à l’existence humaine une partie de son caractère douloureux et cruel. Mais pour pouvoir vous en dire davantage, j’aurais à vous révéler ce que je n’ai encore révélé à personne : la tâche qui se dresse devant moi, la tâche de ma vie. Or de cela nous ne pouvons pas nous entretenir ! Ou plutôt, tels que nous sommes l’un et l’autre, deux solitaires, nous ne pouvons pas nous taire ensemble de tout cela ! Votre reconnaissant et dévoué de tout cœur,

F. Nietzsche.



Mme Foerster nous apprend que Nietzsche rêvait de faire de Stein son « disciple. » C’est pour cela, peut-être, que, dans toutes les lettres qu’il lui écrivait, il s’étendait si complaisamment sur la « tâche de sa vie. » Stein ayant eu l’ingénuité, l’année suivante, de l’engager à venir à Bayreulh pour y entendre Parsifal, il lui répondait que c’était en efifet chose monstrueuse « qu’un événement tel que Parsifal se passât loin de lui, » mais que « la loi qui pesait sur lui, » que sa « tâche, » ne lui en laissait pas le loisir. Et il ajoutait : « Mon fils Zarathustra vous aura sans doute révélé ce qui s’agite en moi. Si je parviens à atteindre ce que je veux, je mourrai avec la conscience que les milliers de siècles à venir ne jureront que par moi. »

Mais avec tout cela il aime le jeune homme d’une affection toute fraternelle. Il s’intéresse à ses travaux, il le conseille, il s’efforce de l’approuver et de lui découvrir les plus belles qualités. Ne pouvant le rejoindre à Bayreuth, il rinite à venir le voir dans son Engadine. Et pendant les trois jours que Stein y passe près de lui, il n’y a point de marque de sympathie qu’il ne lui prodigue.

Par malheur Stein, lui aussi, avait une arrière-pensée à l’égard de son nouvel ami : il rêvait de le ramener au culte de Wagner ! Rêve aussi naïf que touchant, bien digne de cette âme noblement puérile ! Et ce fut ce beau rêve qui, bientôt, failht causer la rupture de ses relations avec l’ex-apôtre de Wagner et du wagnérisme. Voici, exactement, de quelle piquante façon se produisit l’aventure.

Quelques jours après être revenu de son pèlerinage auprès de Nietzsche, Stein reçut la lettre suivante :

Mon cher docteur, Je vous envoie un dernier salut de Sils-Maria, car l’automne s’y fait sentir si fort qu’il en chasse même les ermites. Votre visite est une des trois bonnes choses dont je garderai une reconnaissance éternelle à cette année de Zarathustra. Mais vous, qui sait si vous n’avez pas trop trouvé Philoctète dans son île ? et aussi quelque chose de cette croyance de Philoctète : « Sans mes flèches, impossible de conquérir Ilion ? » Une rencontre telle que la nôtre comporte toujours une part de mystère. Mais croyez bien à ceci : que, dès maintenant, vous êtes un des rares hommes dont la destinée, en bien et en mal, appartient à ma destinée. Fidèlement, votre Nietzsche.

Sils-Maria, le 18 septembre 1814.

Stein connaissait, lui aussi, l’histoire de Philoctète. Et, après avoir encore remercié Nietzsche des heureuses journées qu’il avait passées avec lui, il crut pouvoir se permettre une allusion qui lui paraissait, sans doute, la plus inoffensive du monde. « Oui, écrivait-il, je partage la croyance de Philoctète dans la nécessité de ses flèches pour conquérir Troie. Mais est-ce que Néoptolème croit moins, pour cela, que c’est au héros mort que revient la plus grosse part, dans la conquête de Troie ? Cette croyance l’empêche-t-elle de comprendre Philoctète ? Ne doit-elle pas lui permettre, au contraire, d’aborder Philoctète d’une tout autre façon que dans l’Odyssée ?... Ma conscience de moi-même s’élargit, quand je cause avec vous. L’émotion que j’ai éprouvée auprès de vous n’a de comparable que celle que m’a jadis causée mon premier entretien avec Mme Wagner... » Et la lettre s’achève ainsi par des complimens.

L’allusion à Philoctète elle-même était d’ailleurs, dans la pensée de Stein, un compliment. Elle signifiait que, sans pouvoir renoncer à son wagnérisme, le jeune homme était prêt, en somme, à devenir le disciple de Nietzsche. Mais soit que celui-ci ait mal entendu ce compliment, ou qu’il n’ait pu admettre la prétention d’admirer à la fois Richard Wagner et lui, sa sœur nous raconte qu’il fut cruellement offensé de la lettre de Stein, qu’il médita longtemps le projet d’une riposte, et que c’est par bonté, par compassion, qu’il se résigna enfin à ne rien répondre. Le fait est que, dès lors, le ton de ses lettres n’est plus le même. Une froide politesse remplace les expansions qu’on vient de voir. Le « sur-homme, » décidément, a renoncé à faire de Stein son disciple, et le confident de sa « tâche. »

Mais il n’a pas renoncé à l’aimer, à lui garder une place dans son tendre cœur. Quand il apprend, en 1887, la mort de Stein, il en éprouve une douleur vraiment pure de tout égoïsme et de toute vanité. « Des choses se passent au dehors de nous, — écrit- il à sa sœur, — qui nous attaquent au dépourvu, et nous font des blessures presque inguérissables. La mort du docteur Heinrich von Stein m’a accablé ; pendant plusieurs jours, j’en suis resté anéanti. » À un autre correspondant il écrit : « Ce Stein était, à beaucoup près, la plus belle espèce d’homme parmi les wagnériens. Sa mort me cause une douleur si vive que je me surprends sans cesse à ne pas y croire. »

Stein, de son côté, avait conservé jusqu’au bout son naïf respect pour le génie de Nietzsche. Quelques mois avant sa mort, il répétait avec admiration à un ami que, d’après ce que lui avait dit Mme Fœrster, « si Nietzsche parvenait à réaliser tous ses plans, une révolution en résulterait qui bouleverserait de fond en comble toutes les conceptions philosophiques et morales d’à présent. » Hélas ! ou plutôt heureusement, Nietzsche ne devait point « parvenir à réahser tous ses plans ! » La révolution qu’attendait Stein ne s’est point produite. Et la phrase même : « Soyons durs ! » n’a converti que ceux dont le cœur était, d’avance, prêt à s’endurcir.

Du moins le pauvre Nietzsche a-t-il conservé, jusqu’au bout, l’espoir de trouver un système philosophique qui bouleverserait le monde. Et si, parfois, il s’étonnait du peu de succès de son Zarathustra, parfois aussi il s’étonnait de l’importance qu’on y attachait ; car il avait l’impression que la seule partie importante de ce livre était son épilogue, qui restait à écrire. « Je suis pleinement satisfait de mon travail de cet été, — lisons-nous dans une de ses lettres, du 2 septembre 1882, — j’ai pu achever tout ce que je m’étais proposé de faire. Maintenant les six années prochaines vont être toutes consacrées à l’élaboration de mon plan, c’est-à-dire à l’exposé de ma philosophie. Tout s’annonce bien, et j’ai grand espoir. Quant à mon Zarathustra, il n’a provisoirement qu’un sens tout personnel : il a pour sens d’être mon livre de divertissement et d’encouragement ; à cela près, un livre obscur, caché, risible pour tout le monde. Heinrich von Stein, un beau type d’homme, en qui j’ai trouvé plaisir, m’a dit en toute franchise qu’il n’avait compris, du susdit Zarathustra, que douze chapitres, pas un seul de plus. Cet aveu m’a fait du bien. »

Combien on aimerait à voir mettre ces paroles de Nietzsche en épigraphe des nouvelles éditions de son Zarathustra ! Combien elles aideraient à tixer le véritable « sens » de ce livre « obscur et caché, » dont les nietzschéens prétendent nous imposer les plus folles boutades comme des versets d’un nouvel évangile, tandis que Nietzsche lui-même se plaisait à affirmer que ses plus intimes confidens n’y pouvaient rien comprendre !

T. de Wyzewa.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1899.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1900.
  3. On sait que sur ce point Nietzsche, de l’aveu même de sa sœur, se trompait absolument : il n’avait pas dans les veines une seule goutte de sang polonais. Et si l’on voulait chercher de nouvelles preuves du dérangement cérébral qui a précédé, chez lui, l’éclosion décisive de la folie, on en trouverait une dans l’insistance croissante avec laquelle, de 1883 à 1888, il s’est glorifié de cette origine slave, tout imaginaire.