Revues étrangères - À propos d’un recueil de lettres de William Cowper

REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS D’UN RECUEIL DE LETTRES
DE WILLIAM COWPER


Letters of William Cowper, avec une introduction et des notes de J. G. Frazer, 2 volumes in-18. Londres, librairie Macmillan, 1912.


Il y avait à Londres, vers la fin de l’année 1762, un jeune avocat sans causes, appelé William Cowper, à qui l’un de ses oncles, fonctionnaire important de la Chambre des Lords, avait fait obtenir déjà une petite pension annuelle de 00 livres sterling, pour l’empêcher de mourir de faim. Et lorsque, vers ce même temps, deux emplois se trouvèrent vacans dans l’administration de ladite Chambre, l’excellent oncle s’empressa d’en offrir un à son neveu William, qui tout d’abord se montra profondément ravi de la perspective de pouvoir vivre ainsi de son propre travail. Bientôt, cependant, le jeune homme s’avisa que l’un comme l’autre des deux emplois vacans comportait une part de responsabilité, — ou, pour mieux dire, de « publicité, » — bien pesante pour le pauvre être timide et nerveux qu’il était par nature ; si bien que son oncle, touché de ses scrupules, lui promit de solliciter et d’obtenir pour lui un autre emploi beaucoup moins lucratif que ceux dont les charges l’avaient effrayé, mais ayant sur eux l’avantage de convenir le mieux du monde à son tempérament. Il ne s’agissait plus, en effet, de devoir assister et prendre part aux débats de la haute assemblée, mais simplement de rédiger tout à l’aise, dans le silence et la tranquillité d’un bureau, le compte rendu officiel des séances passées. Cette fois, William Cowper fut trop heureux d’accepter la proposition ; et déjà il confiait joyeusement à ses amis ses beaux rêves de fortune et de gloire prochaines, — car il avait la passion des lettres, et espérait bien consacrer désormais ses loisirs à la composition de magnifiques poèmes qu’il avait en tête, — lorsqu’un détail lui fut révélé qui, suivant ses propres paroles, lui produisit l’effet d’un coup de tonnerre. L’emploi en question le dispenserait bien, il est vrai, de la terrible nécessité d’avoir à comparaître, chaque jour, devant l’assemblée des Lords : mais avant d’être admis à s’installer dans son calme et délicieux bureau, il aurait à comparaître au moins une fois en présence de l’auguste assemblée, afin de subir une espèce de petit examen, et encore suivi d’une prestation de serment !

La chose parut si effrayante au pauvre garçon qu’il fut tenté de signifier à son oncle l’impossibilité où il se sentait d’accepter cet emploi-là, tout de même que les autres. Il finit pourtant par s’armer de courage, sur les instances affectueuses de sa famille et de ses amis. Pendant six mois, par manière de préparation à un examen qui ne devait pas durer plus de quelques minutes, il dépensa ses journées et ses nuits à lire, à relire, à apprendre par cœur les comptes rendus de toutes les séances de la Chambre des Lords. Et sans doute, il aurait succombé à la fatigue de cette tâche inutile, s’ajoutant à l’affreuse épouvante qui décidément ne cessait pas de le torturer, si son oncle et d’autres parens ne l’avaient obligé, un mois environ avant la date fixée pour son examen, à aller se reposer sur la plage de Margate. Il eut là de courtes vacances qui réussirent très suffisamment, — semblait-il, — à lui rendre sa légère et charmante sérénité de jadis. Dans une lettre qu’il écrivait à une de ses cousines, dès la veille de son départ de Londres, il commençait déjà à railler ses folles alarmes des mois précédens et à célébrer de nouveau l’enviable existence que lui réservait l’avenir, — aussitôt qu’il aurait franchi l’insignifiante formalité de son examen. « Que si seulement je réussis dans mon entreprise, disait-il, j’aurai la satisfaction de pouvoir m’affirmer que les volumes que j’écrirai seront pieusement conservés d’âge en âge, et dureront aussi longtemps que la Constitution anglaise. »

Mais évidemment William Cowper ne se trompait pas sur soi-même en exprimant, quelques lignes plus loin, cet aveu ingénu : « Je vois bien que je suis d’une nature singulière, et très différent de tous les autres hommes que j’aie jamais rencontrés. » Car lorsque, après son retour de Margate, le jour du fameux examen, son oncle vint le chercher dans son petit logement du Temple pour le conduire devant les Lords, il trouva le malheureux candidat étendu à terre, une corde au cou. Le jeune homme avait eu si peur de mourir de peur, en comparaissant devant l’assemblée, qu’il avait préféré mourir tout de suite, et avait essayé de se pendre ! Encore les contusions qui lui restaient de sa chute n’étaient-elle rien en comparaison de l’horrible désordre qu’allait dorénavant laisser pour toujours, dans son esprit, cette crainte puérile d’avoir à affronter, durant quelques instans, plusieurs centaines de visages inconnus et sévères. En décembre 1763, après plusieurs tentatives de suicide, sa folie prit une tournure si grave qu’on fut forcé de l’enfermer à Saint-Albans, dans l’asile d’aliénés du docteur Cotton.


De tout temps, d’ailleurs, la folie avait projeté son ombre sur ce frêle cerveau, désormais effondré. William Cowper était né trente-deux ans auparavant, dans un village du comté de Hertford, où son frère exerçait les fonctions de pasteur. Par sa mère, petite-fille du poète et théologien John Donne, il descendait du roi d’Angleterre Henri III ; et pareillement son père, malgré sa pauvreté, appartenait à l’une des plus anciennes familles du royaume. Mais sans doute ce père devait avoir le sang vicié par quelque grave maladie contractée dans sa jeunesse ou peut-être héritée de ses parens : car le fait est que ses cinq premiers enfans étaient morts au berceau. Puis la jeune mère de William était morte à son tour, six ans après la naissance de celui-ci, en mettant au monde un nouvel enfant. Aussitôt après cette mort de sa mère, le petit garçon avait été envoyé dans une école lointaine où, pendant deux ans, il avait eu à endurer toute sorte de supplices corporels ou moraux de la part d’un autre élève beaucoup plus âgé, — une de ces jeunes brutes qui prennent leur plaisir à torturer d’infortunés petits êtres livrés à leur merci, simplement parce qu’elles les savent sans défense contre elles. Et déjà, sous l’effet de ces persécutions incessantes, la nervosité native de l’enfant menaçait de s’exaspérer, lorsqu’un mal d’yeux tout à fait insolite, — et qui semblerait, lui aussi, dénoter chez le futur poète la présence d’une incurable « tare » héréditaire, — l’avait sauvé très opportunément de la folie, ou peut-être de la mort, en l’obligeant à passer dix-huit mois dans la maison d’un médecin oculiste. Après quoi, il avait fait de brillantes humanités au célèbre collège de Westminster, et puis s’était inscrit au barreau, et n’avait pas tardé à émerveiller tous ses camarades par une verve poétique infiniment légère et chantante, imprégnée de cette lumineuse gaieté qui paraît bien avoir formé, jusqu’au bout, l’essence intime de l’esprit et du cœur de Cowper. Mais voici que tout d’un coup, vers l’âge de vingt-cinq ans, la mort accidentelle d’un ami, et le chagrin de devoir renoncer à la main d’une belle cousine tendrement aimée, étaient venus substituer à cette joyeuse humeur native une hantise d’idées noires, de craintes sans objet et de folles angoisses, à tel point que le pauvre garçon s’était cloîtré dans sa chambre et avait rompu tous rapports avec sa famille. Heureusement une de ses cousines, — la sœur aînée de celle que le poète aurait voulu épouser, — avait deviné le caractère morbide du changement survenu dans son attitude à l’égard de ses proches. Sur la prière de la jeune fille, son fiancé s’était rendu chez le misanthrope improvisé et l’avait emmené avec soi, presque de force, à Southampton, où quelques mois de repos, et surtout une série de promenades en mer, avaient suffi à guérir Cowper de sa mélancolie. Aucun nuage n’avait plus troublé, depuis lors, la douce tranquillité de sa vie, jusqu’où jour où l’offre malencontreuse du major Cowper allait compromettre de nouveau, — et, cette fois, irréparablement, — l’équilibre d’un cerveau le moins fait qu’il y eût jamais pour supporter les cahots de notre existence terrestre. « Si j’étais aussi approprié à la vie de l’autre monde que je le suis peu à celle de ce monde-ci, — écrivait très justement William Cowper à sa chère cousine, — tous les saints de la chrétienté auraient le droit de m’envier. »


Entré dans la maison du docteur Cotton en décembre 1763, le poète n’en sortit que deux années plus tard. Sous l’influence, sans doute, de la stricte éducation protestante qu’il avait reçue en sa qualité de fils et de petit-fils de pasteurs, sa folie avait revêtu d’emblée une portée et une couleur essentiellement religieuses. Pendant la première année de son séjour à Saint-Albans, Cowper était torturé par l’horrible certitude de sa damnation éternelle. Puis au contraire, une voix céleste lui avait appris qu’il avait le privilège d’être à jamais sauvé ; et si grande avait été sa joie, devant cette nouvelle, qu’il avait dorénavant tâché par tous les moyens à ne plus dormir, — les rêves de son sommeil lui apparaissant comme de plates et vilaines réalités, en regard du magnifique rêve qu’il vivait tout éveillé.

Peu à peu, cependant, cette seconde phase elle-même du délire de Cowper commença à s’apaiser ; les médecins eurent l’agréable surprise de constater qu’un peu de lumière et de calme renaissait dans l’esprit de leur jeune client. Vers le milieu de l’année 1765, le malade se trouva suffisamment rétabli pour qu’on lui permît de quitter Saint-Albans et d’aller demeurer dans un village voisin de Cambridge, où demeurait son frère. Quatre ans après, ce fut dans une autre bourgade de la même région, à Olney, que vint s’installer le futur poète, en compagnie d’une excellente femme, Mme Unwin, veuve d’un pasteur, qui lui servait à la fois de garde-malade et de confidente. Ce séjour à Olney se prolongea dix-sept ans, jusqu’en 1786 ; ou plutôt l’on peut dire qu’il se prolongea jusqu’au bout de la longue carrière du poète : car le village de Weston, où Cowper et Mme Unwin se transportèrent en 1786, n’était situé qu’à quelques pas de leur ancienne habitation d’Olney ; et lorsque Cowper, en 1795, fut emmené par un de ses neveux à Norfolk, où il allait mourir cinq années plus tard, l’étincelle de raison inespérément rallumée en lui à Saint-Albans s’était désormais éteinte pour toujours.

Pendant les trente années de sa « lucidité » relative, de 1765 à 1795, William Cowper a ainsi vécu misérablement dans un coin de province, sans autres ressources que la petite pension que lui accordait sa famille. Le logement qu’il occupait à Olney était si étroit et si sombre que tous ceux qui l’ont vu nous le décrivent comme une « prison : » après le départ du poète, un savetier l’a jugé trop incommode pour consentir à s’y installer. Trente années d’une existence obscure et monotone, sans autre distraction que de menus travaux domestiques et, chaque jour, la même promenade au bras de Mme Unwin. Mais le plus affreux est que, depuis sa sortie de Saint-Albans, William Cowper n’a plus jamais cessé d’être fou : obsédé d’une mélancolie à la fois plus persistante et plus douloureuse que celle qui, chez nous, a harcelé le cerveau d’un Jean-Jacques ou d’un Gérard de Nerval. Trois fois, durant ces trente années de sa vie solitaire, le poète anglais a été repris de crises violentes comme celle qui, naguère, l’avait fait enfermer chez le docteur Cotton, — mais avec ce trait aggravant que, désormais, nul espoir d’éternelle béatitude n’est plus venu se mêler en lui à l’effroyable attente d’une damnation éternelle. A trois reprises, le malheureux s’est trouvé hors d’état, pendant de longs mois, d’échapper par aucun « divertissement » à la vision de l’abîme infernal ouvert devant lui : de telle sorte qu’il pleurait et hurlait d’épouvante, se refusant à parler, à manger, à sortir de sa chambre, et ne voyant dans ses amis de la veille que des émissaires de Satan, ou bien encore de ténébreux ennemis acharnés à sa perte. Après quoi, comme je l’ai dit, cinq ans avant sa mort, une nuit profonde s’est répandue dans son cerveau ; et je ne sais rien qui égale l’horreur des quelques lettres écrites par lui durant cette période finale de son martyre. Qu’on lise, par exemple, la première en date de ces quelques lettres, adressée le 27 août 1795 à la tendre et fidèle cousine dont l’active amitié a été l’une des plus précieuses consolations de William Cowper, tout au long des années. La lettre ne porte plus d’intitulé, et commence brusquement de la façon que voici :


Sans l’ombre d’espoir, comme toujours, et surtout afin de me satisfaire moi-même en appliquant une fois encore ma plume sur le papier, j’écris ces quelques brèves lignes à une personne que je serais trop heureux de pouvoir satisfaire pareillement en les lui envoyant. Le plus misérable et abandonné des êtres, je foule aux pieds, en pliant sous le fardeau d’un désespoir infini, un rivage que j’ai foulé jadis tout animé de gaité et de joie. Chaque vaisseau qui approche de la côte, je le regarde d’un œil de haine et de terreur, craignant qu’il n’arrive avec la commission de s’emparer de moi. La falaise est ici d’une hauteur telle qu’il est effrayant de plonger ses yeux au-dessous de soi. Hier soir, au clair de lune, je suis passé plusieurs fois à moins d’un pied du rebord, avec la certitude d’être écrasé en miettes s’il m’arrivait de tomber. Mais encore que, peut-être, d’être écrasé on miettes eût été ce qui pouvait m’arriver de meilleur, je me suis détourné du précipice, et m’attends à être écrasé par d’autres moyens. A deux milles de la côte se trouve un haut rocher solitaire, que la falaise a laissé debout en s’écroulant alentour. Je l’ai déjà visité deux fois, et y ai reconnu un emblème de ma propre personne. Séparé violemment de tout mon entourage naturel, je me dresse debout, isolé, et attends la tempête qui va me renverser.

Je n’ai aucune perspective de vous revoir jamais, bien que mon domestique Samuel m’assure que je reverrai ma maison de Weston, et que vous viendrez m’y rejoindre. Mes terreurs, lorsque je suis parti de cette maison, ne m’ont point permis de lui dire : « Adieu à jamais ! » Je le lui dis maintenant : souhaitant, mais souhaitant en vain, de vous revoir une fois encore, et souhaitant aussi qu’il me fût permis a présent de m’appeler votre bien affectueux ami, avec autant de confiance et de chaleur que je le pouvais autrefois. Mais tout sentiment qui me permettrait de m’appeler ainsi a depuis longtemps, comme vous le savez trop bien, abandonné le cœur de — W. C.


« Mon état d’esprit, écrit-il dans une autre lettre, est un milieu à travers lequel les beautés mêmes du Paradis ne pourraient passer sans s’imprégner de douleur. » Telle a été l’existence de William Cowper pendant ces longues crises dont il était ressaisi après trois ou quatre années de relâche, et dont la dernière devait l’ « écraser, miette par miette, » jusqu’à sa mort ! Mais cela encore ne suffit pas à laisser entrevoir toute la rigueur de l’incroyable supplice qu’il a eu à subir. Car le fait est que, même dans l’intervalle de ces crises, et presque sans arrêt, Cowper s’est trouvé hanté de l’affreuse certitude de sa damnation. Pas un instant, depuis sa sortie de Saint-Albans jusqu’à sa mort, il n’a pu rester seul, et laisser à son esprit le loisir d’errer librement, sans qu’aussitôt la vision de l’enfer surgît devant lui, d’un enfer béant sous ses pas, prêt à l’engloutir. La nuit, surtout, pour peu que le sommeil tardât à venir, c’était vraiment comme si le malheureux se fût déjà senti précipité au fond de la géhenne ; et il avait beau renforcer les doses de laudanum, afin de hâter ou de prolonger le sommeil libérateur : toujours, d’année en année, ses insomnies devenaient plus fréquentes, entraînant à leur suite un tel cortège d’atroces visions que parfois, malgré tout son courage héroïque, le pauvre Cowper ne parvenait pas à produire, dans la matinée du lendemain, sa ration habituelle de vers alexandrins, — remède qu’il avait reconnu plus efficace encore que le laudanum pour rendre à sa pensée quelques heures de repos.


Les alexandrins qu’il produisait ainsi chaque jour étaient destinés à une traduction nouvelle de l’Iliade et de l’Odyssée, commencée dès l’automne de 1785, et dont le patient achèvement allait former jusqu’au bout la principale distraction de William Cowper. Mais il y avait longtemps déjà que celui-ci avait imaginé de chercher, dans un retour à son art d’autrefois, l’oubli des hideux cauchemars qui le torturaient. Tout d’abord, au sortir de Saint-Albans, il avait combattu son mal en faisant divers travaux de menuiserie ou de jardinage. A ces travaux avait succédé la peinture : mais cet art-là coûtait trop cher, et, de plus, force était bien à l’apprenti-peintre de s’avouer que ses figures « n’avaient que le seul mérite d’être tout à fait sans rien d’équivalent dans la nature ni dans l’art. » Un jour, Mme Unwin lui avait conseillé d’écrire un poème sur les « progrès de l’incrédulité. » Il avait écouté le conseil, et, après ce premier poème religieux, il en avait composé une demi-douzaine d’autres, toujours afin de lutter contre ses idées noires. Puis, insensiblement, le ton de sa poésie s’était détendu. Une dame de ses amies lui ayant raconté l’amusante histoire d’un gros bourgeois de Londres qui avait été emporté bien au-delà de sa destination par un cheval désireux de s’en retourner rapidement jusqu’à son écurie, Cowper avait dû à cette histoire la chance miraculeuse de pouvoir passer toute sa nuit dans un éclat de rire ; après quoi, le matin, pour chasser le retour de ses sombres hantises, il avait mis en vers le récit de son amie. L’Histoire divertissante de John Gilpin, tel était le titre qu’il avait donné à son poème ; et le fait est que, jusqu’à l’apparition du non moins immortel M. Pickwick, aucune autre « histoire » n’allait « divertir » toutes les classes et tous les âges de la nation anglaise autant que celle-là. Mais qui sait si Cowper, en l’appelant de ce titre, n’a pas songé au genre particulier de « divertissement » qu’il en avait d’abord retiré pour son propre compte ? Un peu plus tard, la même amie, comme il se plaignait de n’avoir plus aucun sujet à mettre en vers pour résister aux assauts du mauvais Esprit, l’avait engagé à chanter le sofa où elle venait de s’étendre : et Cowper s’était employé aussitôt à chanter le sofa, et le charmant éloge qu’il en avait fait avait constitué le premier chant d’un grand poème familier, la Tâche, qui, dès le moment de son apparition, avait émerveillé le public anglais. Aujourd’hui encore, cette Tâche, comparable seulement aux spirituels tableaux poétiques du Milanais Parini, est justement appréciée des lettrés de son pays comme le chef-d’œuvre d’un art déjà tout « moderne » dans sa simplicité ; et la révolution qu’il a produite dans la poésie anglaise, désormais émancipée de l’emphase « classique, » n’a pas été loin d’égaler celle qu’avait produite un peu auparavant, dans nos lettres françaises, le roman du glorieux frère en folie de William Cowper. Mais toute la beauté et tout le mérite de la poésie du solitaire d’Olney n’empêche pas celui-ci de s’être fait poète, uniquement, pour échapper à l’obsession continuelle de sa mélancolie. « Ma chère cousine, — écrivait-il le 12 octobre 1785 à lady Hesketh, — la dépression d’esprit qui, sans doute, aura interdit à bien des gens de devenir auteurs, c’est elle qui m’a amené à en devenir un. Mon état me met dans l’obligation absolue de m’occuper constamment ; et, en conséquence, je tâche par tous les moyens à être constamment occupé. Or, il se trouve que les occupations manuelles ne distraient pas suffisamment la pensée, ainsi que je le sais par expérience, en ayant essayé un grand nombre ; tandis que le travail littéraire, et surtout la composition d’œuvres poétiques, offre l’avantage d’absorber la pensée aussi complètement que possible. C’est pourquoi j’écris, chaque jour, pendant une moyenne de trois heures le matin ; et, le soir, je transcris les vers composés dans la matinée. Je lis un peu, aussi, mais pas autant que j’écris : car il faut également que j’aie de l’exercice corporel, de telle façon que jamais je ne passe une journée sans ma promenade ordinaire. »

N’est-ce point là, en vérité, une existence épouvantable ? Et ne semble-t-il pas que le poète qui s’est trouvé condamné à la vivre ait dû « toucher le fond delà souffrance humaine ? » Oui, et le fait est que William Cowper l’a sûrement touché, aussi bien pendant ses trois crises passagères de folie délirante que pendant l’affreuse période des cinq dernières années de sa vie. Les lettres qu’il a écrites pendant cette période, comme je l’ai dit, dépassent en horreur tout ce que j’ai lu d’analogue : avec un mélange singulier de douceur poétique et de sombre angoisse qui ferait songer à une joyeuse chanson transcrite en ton mineur, et revêtue des poignantes modulations d’une marche funèbre. Et pareillement on ne saurait concevoir l’impression désespérée qui s’exhale des trois ou quatre petits poèmes composés par Cowper durant la même période. Le dernier de tous s’appelle Le Naufragé. L’auteur y décrit, en des vers d’une grâce mélodieuse, l’aventure d’un matelot perdu au milieu de l’Océan, — aventure que ses gardiens viennent de lui lire dans les Voyages d’Anson :


Aucun poète ne l’a pleuré : mais la paire — de récit sincère, — qui nous dit son nom, sa qualité, son âge, — est tout humide des larmes d’Anson. — Et les larmes versées par les poètes ou les héros — ont le pouvoir d’immortaliser les morts.

Quant à moi, je ne projette, ni ne rêve, — en décrivant son sort, — de donner à ce thème mélancolique — une durée impérissable. — Mais le malheur se plaît toujours à découvrir — sa ressemblance dans d’autres cœurs.

Aucune voix divine n’a apaise la tempête, — aucune lumière propice n’a brillé, — lorsque, privés de tout secours efficace, — nous avons péri, lui et moi, seuls tous les deux ; — mais moi sous une mer bien plus rude que lui. — et englouti dans des abîmes autrement profonds !


Oui, mais, à l’exception de ces périodes de crise, je serais tenté de croire que peu d’hommes ont été plus satisfaits de leur sort, plus agréablement insoucians et gais, en un mot plus heureux, que ce tragique martyr de la destinée. Non seulement ses poèmes nous enchantent surtout par l’incomparable belle humeur dont ils sont pénétrés, — les poèmes les plus « sourians » qu’ait jamais produits la littérature anglaise : c’est aussi par leur sourire ingénu et charmant que ses lettres se sont assuré la place qu’elles occupent désormais dans cette littérature, — et qui est incontestablement la première de toutes, à moins que l’on réserve celle-ci pour les lettres de cette autre victime du sort que fut l’éternel moribond de Menton et de Samoa, Robert-Louis Stevenson. Une nouvelle édition de ces lettres de Cowper vient précisément d’être publiée par la librairie Macmillan : elles sont fameuses, dans leur pays, au même degré que chez nous les lettres de la marquise de Sévigné ; et peu s’en faut que leur lecture, dans le nouveau recueil, m’ait procuré un plaisir égal à celui que m’apportent toujours les expansions maternelles de l’aimable châtelaine de Livry et des Rochers. Ou plutôt je n’ai rien retrouvé, chez le poète anglais, de la profonde sagesse de Mme de Sévigné, écho d’une âme qui a très profondément connu tous les modes divers de l’amour et de la souffrance. Comparées aux lettres de Cowper, celles de Mme de Sévigné ont une « humanité » bien plus émouvante : nous y découvrons à nu un magnifique cœur tout saignant des luttes de la vie. Mais il y a dans les lettres de Cowper une charmante lumière de printemps, une lumière attiédie et parfumée, qui prête aux détails les plus insignifians un relief, un attrait, une beauté poétique incomparables. D’un bout à l’autre des deux volumes du recueil, — à la condition seulement d’omettre les dix dernières pages, — c’est comme si nous voyions et entendions l’aimable sourire d’un poète tout à fait ignorant des choses de ce monde, mais qui en ignorerait surtout les laideurs et les tristesses, et d’autant plus se sentirait à l’aise pour nous exprimer les doux rêves de son propre cœur.

Est-ce donc que Cowper nous ait menti, ou encore à soi-même, en remplissant ses lettres de ce sourire immortel ? La preuve manifeste du contraire nous est suffisamment fournie par d’innombrables passages où le poète, sans l’ombre d’un motif pour l’engager à dissimuler ses sentimens véritables sous un tel aveu, avoue à ses correspondans qu’il est pleinement satisfait de son sort, et ne saurait concevoir une vie plus heureuse. « Je mène l’existence que j’ai toujours souhaitée, — écrit-il le 11 novembre 1782, — et, sauf l’état de dépendance où je me-trouve condamné, je n’arrive pas à découvrir en moi un besoin assez large pour qu’il me soit possible d’y édifier un nouveau désir. » D’année en année, ses lettres reflètent le même contentement ingénu. Et jusque dans les lettres des années qui précèdent la catastrophe suprême, Cowper ne manque pas une occasion de nous assurer qu’il tient infiniment à la vie, qu’il serait désolé d’avoir à mourir bientôt, et qu’en somme sa destinée lui plaît telle qu’elle est. Aussi bien conservera-t-il cette étonnante disposition d’esprit jusque pendant l’horreur de ses dernières années. La lettre que j’ai citée plus haut ne nous le montre-t-elle pas « se détournant » avec soin du bord de la falaise, par crainte d’un vertige qui le ferait tomber ? Enfoncé dans un désespoir douloureux et sinistre, il nous dit encore qu’il désire vivre : pas une fois sa plainte ne se transforme en un souhait de délivrance, non plus d’ailleurs qu’en un grief contre la puissante main qu’il sent peser sur lui.

C’est là un phénomène, psychologique assez étrange, mais d’une réalité incontestable. Peu d’hommes ont été plus parfaitement heureux que l’infortuné William Cowper, malgré tout le poids effrayant qu’il a eu à porter pendant toute sa vie. Et peut-être, en somme, l’étrangeté du phénomène ne l’empêche-t-elle pas de nous paraître explicable, si nous nous rappelons que, par-dessous le cortège maladif de ses idées noires, le poète de la Tâche et de John Gilpin est né avec un caractère adorablement léger et joyeux, qui s’est toujours, par la suite, conservé chez lui avec toute sa fraîcheur juvénile en raison même de l’élément de folie dont il s’est trouvé recouvert. Non seulement Cowper a dû à sa tranquille existence de malade le privilège de pouvoir rester à jamais une espèce de grand enfant, libre de soucis matériels et tenu à l’écart des luttes de la vie : sans doute aussi le besoin de réagir contre l’invasion de l’élément morbide, dans son cœur et son esprit, l’aura inconsciemment obligé à renforcer les élémens primitifs et fonciers de son être, de telle manière que sous chacun des assauts continuels de sa mélancolie il s’armait d’une provision plus forte d’insouciance et de gaîté. — sauf parfois pour son implacable adversaire à renverser brusquement, d’un souffle, tout ce patient appareil de sa résistance. Et lorsque, durant les heures cruelles des nuits d’insomnie, le pauvre poète avait été le plus durement harcelé de ses noires visions, d’autant plus ensuite la société bienfaisante de Mme Unwin ou de lady Hesketh, d’autant plus la société même de sa plume et de son papier l’excitaient à profiter de sa victoire momentanée pour se laisser aller délicieusement à l’ardente joie de vivre qu’il sentait se réveiller et chanter en soi.


Encore cette lumineuse et charmante gaîté n’est-elle pas l’unique attrait de la correspondance de William Cowper. La littérature anglaise a l’enviable privilège de posséder deux œuvres infiniment originales, qui, l’une et l’autre, nous permettent de pénétrer jusque dans l’intimité la plus familière d’une vie humaine ; et il n’importe guère d’ajouter, après cela, que l’une de ces deux œuvres a pour auteur un sot, la seconde un fou. La première est cette bizarre et merveilleuse biographie de Samuel’ Johnson par Boswell où s’est conservée toute vivante et parlante, — plus réelle pour nous que les figures de nos plus proches amis, — l’immortelle figure d’un personnage extraordinaire, mélange incroyable de pédantisme comique et de profonde sagesse, de grossièreté et de raffinement, d’apparent égoïsme et de la plus haute noblesse morale. L’autre ouvrage, ce sont ces lettres de Cowper.

Que l’on imagine un peintre de génie, un peintre doublé d’un psychologue et d’un poète, qu’on l’imagine forcé, par un caprice de la destinée, à passer un quart de siècle dans les limites resserrées d’un petit village, et s’amusant en outre, pendant une heure ou deux chaque jour, à nous décrire minutieusement jusqu’aux moindres détails de tout ce qui l’entoure aussi bien que de ses propres pensées ! Ne voit-on pas le délicieux tableau qui aura chance d’en résulter, et combien le mérite littéraire d’un tel tableau sera encore rehaussé de l’intérêt « instructif » de ce qu’on pourrait appeler son contenu documentaire ? De jour en jour, durant un quart de siècle, un poète dont toute la maîtrise consiste précisément à animer d’une exquise douceur, à la fois musicale et sentimentale, les plus humbles aspects de la vie quotidienne s’est fidèlement ingénié à faire revivre, dans ses lettres, le « microcosme » gracieux de sa maison et de son village, — n’omettant ni les gambades de ses lièvres apprivoisés, ni les chansons de son bouvreuil en cage et des oiseaux qui viennent l’égayer dans son jardin tandis qu’il écrit, ni les menues aventures de ses quelques voisins, ni non plus ses réflexions, souvent admirables, sur les plus graves problèmes de la littérature et de la religion. Tout de même que pas un de nos amis ne nous livre aussi entièrement les clefs de son être que le docteur Johnson dans ses entretiens avec le stupide et consciencieux Boswell, de même il n’y a pas jusqu’à notre entourage ordinaire, l’appartement que nous habitons et notre rue et notre quartier, qui se découvrent à nous aussi pleinement que le fait, dans ces lettres de William Cowper, le milieu où se sont écoulées les souffrances et les joies du poète fou. Mais, au reste, je sens bien que tous les commentaires demeureraient insuffisans à donner une juste idée de l’agrément de ces lettres, avec la double richesse poétique de leur ton et de leurs sujets. J’ai voulu simplement aujourd’hui, à leur propos, rappeler aux lecteurs français l’étrange destinée d’un poète en qui naguère le Joseph Delorme de Sainte-Beuve se plaisait à saluer l’un des plus purs modèles de l’art qu’il rêvait : une autre fois, peut-être, je tenterai d’étudier d’un peu plus près la figure même de l’auteur de John Gilpin, en m’aidant de quelques citations de ces lettres fameuses, où, mieux encore que dans ses poèmes, revit et se déploie pour nous son aimable génie.


T. de Wyzewa.