Revues étrangères - A propos d’un livre nouveau sur Holbein le Jeune

Revues étrangères - A propos d’un livre nouveau sur Holbein le Jeune
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS D’UN LIVRE NOUVEAU
SUR HOLBEIN LE JEUNE


Holbein, des Meisters Gemælde in 252 Abbildungen, avec une introduction par M. Paul Ganz. Un vol. in-8o, Stuttgard, 1912.


Lorsque, certain jour de l’année 1514, deux jeunes apprentis-peintres augsbourgeois, Ambroise Holbein et le petit Jean son frère, — après avoir sans doute vainement essayé de se fixer dans telle ou telle cité du sud de l’Allemagne, — virent pour la première fois se dresser devant eux, au bord du Rhin, la rangée irrégulière des étroites maisons de Bâle, dominées par la haute et légère abside rouge de la cathédrale, ni l’un ni l’autre à coup sûr ne prévoyait l’extrême différence de l’accueil que leur réservait cette ville étrangère, destinée fi devenir désormais leur véritable patrie. Tandis que, en effet, le frère aîné, malgré la forte et lumineuse beauté de ses portraits, allait être oublié des Bâlois presque dès le lendemain de sa mort, une fortune merveilleuse attendait le petit garçon au nez camus et au regard prématurément sérieux qui l’accompagnait, — tel que nous le montre, au musée de Berlin, un admirable dessin de son père, exécuté naguère là-bas, à Augsbourg, dans l’humble et tranquille maison familiale à jamais délaissée. Non seulement les nouveaux conseillers de la ville, élus après la révolution protestante et « iconoclaste » de 1529, allaient combler à leur tour d’honneurs et de commandes, aussi longtemps qu’il vivrait, le peintre qui, la veille encore de ce coup d’État, avait représenté le pieux bourgmestre catholique Jacob Meyer agenouillé aux pieds de la Vierge avec toute sa famille : toujours en outre, au long des siècles suivans, la patrie adoptive d’Holbein devait chérir en lui le plus grand et le plus illustre de tous ses enfans, ne se lassant pas de proclamer sa gloire à la face des hommes avec une sollicitude infiniment touchante, — et, d’ailleurs, couronnée d’un succès extraordinaire.

Car il faut bien le reconnaître : la ville de Bâle a amplement payé à Holbein sa dette séculaire d’admiration et de gratitude. Jamais, peut-être, la renommée d’aucun peintre n’a autant profité de la conservation de l’œuvre de ce peintre dans le petit recoin du monde où il a vécu. C’est en bonne partie le musée de Bâle qui a valu au fils cadet du vieil Holbein d’Augsbourg la situation, toute privilégiée, qu’il occupe aujourd’hui dans l’estime à la fois du public et des connaisseurs. Qui donc, parmi les lecteurs de cette Revue, ayant eu l’occasion de s’arrêter à Bâle, n’a point passé quelques heures en tête à tête avec l’hôte à peu près unique du musée de cette ville, — alors qu’à Milan ou à Munich, le lendemain, la surabondance des chefs-d’œuvre exposés dans les galeries publiques allait le forcer à répartir hâtivement son attention entre une foule de maîtres pour le moins égaux, en vivante beauté, à l’auteur des deux Passions, du Christ mort, et du portrait d’Amerbach ? Au Louvre même, Holbein est représenté par une demi-douzaine de portraits dont chacun aurait de quoi nous retenir longuement : combien nous les connaissons peu en comparaison des tableaux vus à Bâle ! Ou plutôt combien le souvenir de ces derniers contribue à mettre en valeur, pour nous, ces portraits du Louvre, combien il a de part dans l’intérêt que nous inspirent désormais toutes les autres peintures d’Holbein rencontrées en Hollande ou en Italie, aux quatre coins du globe ! C’est comme si, grâce à un concours opportun de circonstances diverses, cette ville située au centre de l’Europe imposait au voyageur l’obligation absolue de découvrir le génie de son peintre : service en vérité très grand rendu par elle à nous tous, mais aussi au peintre lui-même. Non pas certes que l’œuvre de celui-ci soit de celles qui ont besoin d’un artifice ingénieux de présentation pour nous révéler toute leur éminente maîtrise artistique ; mais que si Holbein, en plus de l’hommage qu’il reçoit légitimement de notre intelligence et de notre goût, se trouve encore occuper dans notre cœur une place que n’y obtiennent pas tels maîtres d’une poésie ou d’une émotion créatrice supérieures aux siennes, de cela il est moins redevable à son propre mérite qu’à la tendresse orgueilleuse de la vénérable cité, — modèle parfait de ces mères qui, à force de zèle et de douce insistance, réussissent à nous cacher jusqu’aux défauts les plus manifestes du corps ou de l’âme de leur fils bien-aimé.


Les défauts de l’âme, — ou, en tout cas, du tempérament artistique, — d’Holbein le Jeune, j’imagine que personne ne pourra s’empêcher de les apercevoir, ainsi que je viens de le faire moi-même une fois de plus, en feuilletant le beau livre où un savant historien bâlois, M. Paul Ganz, a reproduit la série à peu près complète des peintures du maître, soigneusement classées suivant l’ordre des dates. Mais comment parler des défauts d’un homme tel que celui-là avant d’avoir hautement rappelé ses qualités, — et surtout en présence d’un livre où le classement chronologique des tableaux d’Holbein nous permet d’ajouter, aux vertus professionnelles du maître qui déjà nous étaient connues, celle encore d’un progrès ininterrompu, rehaussant presque de jour en jour la claire et somptueuse beauté d’un art que nous voyons naître et grandir devant nous, s’épanouir en une floraison d’une richesse admirable ? Ah ! s’il n’y avait pas à Bâle les centaines de dessins où le maître augsbourgeois nous fait entendre précisément, pour ainsi dire, l’écho profond de cette montée triomphale de toute sa carrière, combien la plupart des peintures exposées là, et datant des premières périodes de la vie d’Holbein, nous renseigneraient mal sur les ressources et la portée décisives d’un génie destiné à explorer et à s’approprier, tour à tour, les plus intimes secrets de l’idéal nouveau de la Renaissance ! Quel chemin parcouru, en un quart de siècle, non seulement depuis les Passions du musée de Bâle jusqu’aux fresques décoratives du Stahlhof de Londres (à en juger du moins par les copies anciennes de ces étonnantes peintures, aujourd’hui détruites), mais depuis l’Amerbach et le Bourgmestre Meyer jusqu’aux portraits des courtisans d’Henri VIII, ou des membres de la Guilde des négocians allemands de Londres ! Dessin et couleur, tous les élémens du « métier » se transforment, d’un même élan continu, revêtent une grandeur, une puissance, une grâce souveraines. Lorsque naguère le jeune peintre, profitant de plusieurs commandes qui lui étaient venues de Lucerne, s’en est allé étudier, — à Côme, à Milan, peut-être même à Parme, — la production contemporaine de ses illustres confrères italiens, c’est à peine si le profit qu’il a retiré de cette étude, au point de vue de la composition générale et de la lumière, a eu de quoi racheter l’oubli fâcheux des traditions de la simple et solide probité allemande. Tandis que maintenant, à Londres, voici que Mantegna et Titien tout ensemble, la sûreté recueillie des quattrocentistes et l’éclatante richesse décorative de leurs héritiers, voici que toute la science et tout l’agrément sensuel des maîtres italiens se, communiquent à ce petit peintre souabe, bas sur jambes avec une plate et hargneuse figure de « gagne-petit » mal embourgeoisé ! Je ferme les yeux, après avoir regardé les photographies du volume de M. Ganz, et je laisse surgir devant moi, telles que mon souvenir les conserve à jamais, les images du négociant Georges Gisze de Berlin et du Jeune lord à l’œillet de Francfort, du Fauconnier Cheseman de La Haye et du vieux Charles de Morette de Dresde ; je revois la svelte et délicate Christine de Danemark à Londres, à Paris la lumineuse Anne de Clèves, et vingt autres portraits d’hommes et de femmes de toute race et de toute condition, se détachant du panneau ou de la toile avec une intensité de relief pictural, une splendeur de tons savamment nuancés, une aisance familière ou une noblesse, et avec une diversité dans la conception comme dans les moindres détails de la mise en œuvre, dont je cherche vainement l’équivalent chez les plus grands maîtres de la peinture moderne.

Qu’est-ce donc qui m’empêche d’aimer ce peintre-là autant que je l’admire, ou même, plus exactement, de l’admirer autant que semblerait l’exiger de moi la reconnaissance de l’incomparable vigueur et de la beauté de son art ? Un seul défaut, à dire vrai, suffit pour me gâter tout l’effet, d’ailleurs constant et irrésistible, de ces qualités du génie d’Holbein. J’ai l’impression que ce grand peintre n’est pas tout à fait loyal, qu’il ne « joue pas, » en quelque sorte, « tout son franc jeu » avec nous, et que la sournoiserie cauteleuse qui se trahit à nous dans son portrait de Florence (après nous être apparue déjà, me semble-t-il, dans le dessin que son père a fait de lui à treize ans) s’insinue jusque dans ses œuvres les plus magnifiques. Cet homme-là, lorsqu’il nous représente ses modèles, découvre en eux des choses qu’il ne nous dit pas. Presque invariablement l’expression, la vie profonde de ses modèles se trouvent quasi arrêtées en chemin. Le peintre nous laisse bien voir qu’il les a devinées ; et jamais les figures des divers personnages ne manquent à nous offrir un reflet du mystère des passions qui s’agitent en eux : mais ensuite, quand est venu le moment de nous révéler ce mystère, le prudent ouvrier souabe se retient, — renforcé encore dans sa réserve instinctive, peut-être, par une juste crainte du terrible patron qu’il s’est procuré en la personne du mari d’Anne Boleyn et de Catherine Howard.

Ces demi-confidences des portraits d’Holbein, c’est encore un élément de son art qui n’appartient qu’à lui seul. Assurément, le nombre est grand des peintres, — et même parmi les plus glorieux, — qui ou bien ne se soucient pas de nous exprimer l’âme et la vie de leurs modèles, ou bien ne semblent pas se douter de l’existence, chez ces modèles, d’autre chose que des traits de leurs figures et de la couleur de leurs robes : mais Holbein n’est pas de leur race, et toute son éducation aussi bien que tout son talent le portent à s’inquiéter, avant tout, de la « signification » de ses personnages. Oui, et cependant que l’on compare ses portraits avec ceux d’un Dürer ou d’un Antonio Moro, pour ne point parler d’un Rembrandt ou d’un Velasquez ! Comme ces peintres-là s’abandonnent à leur génie de divination psychologique ! Dès qu’ils ont saisi l’essence secrète d’un être humain, rien au monde ne les empêcherait de la fixer à jamais sur leur panneau, dussent-ils risquer de mécontenter leurs cliens par cette franchise souvent inopportune. Holbein, au contraire, consent volontiers à nous laisser entrevoir qu’il « tient » l’âme de ses héros. Il n’y a pas jusqu’à son dangereux protecteur Henri VIII dont le visage, tel qu’il nous le montre, n’ait de quoi nous inquiéter, — ou même nous remplir d’une terreur parfaitement positive, — lorsque nous prenons la peine d’examiner longuement, trait par trait, sa placide et somnolente figure, dans le portrait de la Galerie Nationale de Rome. Mais toujours, chez ce peintre, l’indication du caractère des personnages demeure simplement ébauchée ; et toujours c’est exprès, par timidité acquise ou bien par discrétion naturelle, que le maître nous interdit l’accès de ces âmes où il tient à nous attester qu’il a lui-même pénétré.

Trop heureux d’avoir pu, dans sa vie terrestre et pour son propre compte, échapper indéfiniment aux conséquences fâcheuses qu’aurait dû lui amener à plus d’une reprise ce que je serais tenté d’appeler son hypocrisie professionnelle ! Je me demande parfois, notamment, à quel excès de flatterie (ou peut-être simplement de génie artistique) il a dû de ne pas encourir la disgrâce d’Henri VIII, après lui avoir rapporté d’Allemagne ce portrait de la princesse Anne de Clèves qui est aujourd’hui l’un des joyaux du Louvre. On connaît l’amusante histoire, — amusante, mais qui a bien failli devenir tragique. Sur la foi du portrait d’Holbein, Henri VIII avait résolu d’épouser la jeune princesse allemande ; et puis, dès qu’il a vu celle-ci en personne, au lendemain du mariage, il a découvert chez elle un manque de beauté, — disent les historiens, — qui l’a aussitôt contraint à la répudier. Mais au fait Anne de Clèves, telle que l’avait représentée Holbein, n’avait pas assez de beauté pour que la déconvenue du roi put s’expliquer par là seul ; et aussi bien peut-on voir à Vienne, de la main d’Holbein également, le portrait d’une autre des femmes d’Henri VIII, Jeanne Seymour, qui certes dépassait en laideur tout ce que pouvait offrir, sous ce rapport, la figure régulière et banale d’Anne de Clèves. La cause véritable de la répudiation de cette dernière, nul doute qu’il faille l’attribuer à l’absence, chez elle, de certaines qualités d’ordre intellectuel et moral. Considérons attentivement le portrait du Louvre : sous la première apparence souriante, naïve, voire agréablement rêveuse, des traits du long visage aux yeux retroussés, nous apercevrons peu à peu l’expression d’une « nullité » profonde et irréparable, d’une espèce d’apathie foncière, qui sûrement ne se laissera jamais remplacer par ces qualités de belle humeur et d’entrain passionné que réclame invariablement, de ses compagnes successives, l’ardent et jovial Barbe-Bleue anglais. Il y a plus : ce gros homme a l’âme poétique, et c’est de l’amour, un fol amour de Juliette pour son Roméo, qu’il réclame du cœur de chacune des jeunes filles appelées à l’honneur de partager son trône. Or, il ne faut pas moins qu’une analyse prolongée du portrait d’Holbein pour reconnaître que le modèle de ce portrait, avec toute sa douceur juvénile et toute la docilité de son cœur de fraulein, restera toujours incapable d’éprouver ou de feindre un sentiment tel que celui-là.

Henri VIII, cependant, a pardonné à Holbein ; et c’est encore à lui qu’il a confié le soin de peindre, peu de temps après, la plus jolie à coup sûr et la plus aimable, comme aussi la plus infortunée de toutes ses femmes, l’innocente et délicieuse Catherine Howard[1]. Mais pour nous, aujourd’hui, une pareille indulgence est beaucoup plus malaisée. Avec toute notre admiration pour le génie du maître bâlois, nous ne pouvons décidément pas excuser cette manière dont il nous a caché le fonds véritable des personnages qu’il a représentés. Instinctivement nous lui gardons rancune de sa dissimulation à notre égard ; et la forme que prend chez nous cette rancune, il faut le reconnaître, c’est notre obstination à ne pas admettre dans l’intimité de notre propre cœur l’homme qui, jadis, nous a tenu fermées les portes du sien. Tout en admirant Holbein, nous nous refusons à l’aimer. Notre appréciation de l’extraordinaire richesse artistique de son art ne se change jamais en cette affection respectueuse et tendre, indulgente même au besoin, que rencontrent auprès de nous un Dürer ou un Rembrandt, les maîtres qui, savans ou ignorans, se sont livrés à nous tout entiers. Par les qualités qu’il apporte à son œuvre, Holbein est assurément l’égal des plus grands : mais il y a des artistes beaucoup moindres qui nous sont infiniment plus proches que le portraitiste merveilleux d’Anne de Clèves et de l’Astronome Kratzer.


Sans compter que la même réserve se manifeste à nous dans toute la peinture religieuse d’Holbein, et que, pareillement, lorsque nous rencontrons ailleurs qu’à Bâle une de ses Vierges ou l’un de ses Portemens de Croix, ni l’habileté élégante delà composition, ni la prodigieuse maîtrise du dessin, ni le charme attirant d’une couleur à demi allemande et à demi vénitienne, ne compensent l’impression de malaise que nous produit cette peinture d’un homme qui, ici encore, semble nous cacher la plus grosse part de sa vie intérieure. J’ai l’idée que, si nous rencontrions ailleurs qu’au musée de Bâle, — dans cette atmosphère imprégnée séculairement d’une admiration toute « mystique » pour le génie du demi-dieu de l’endroit, — le fameux Christ mort qui, là-bas, nous émeut très profondément, nous serions plutôt choqués de l’absence totale de toute émotion, religieuse ou simplement humaine, dans l’exacte et savante reproduction du cadavre d’un noyé retiré du Rhin. Rarement une œuvre s’est trouvée qui unît à autant de beauté picturale une aussi monstrueuse insensibilité.

Et ici encore, dans ce domaine de la peinture religieuse ou allégorique, force nous est de constater que l’insensibilité du maître bâlois n’est que feinte. C’est la main du sournois « gagne-petit » qui se refuse à traduire l’émotion pieuse ou la fantaisie poétique : l’intelligence, à défaut du cœur, est chez lui de taille à rivaliser avec les plus hauts génies de l’art de tous les temps. Qu’une occasion se présente où Holbein se décide à sortir de sa réserve habituelle ; et nous le voyons, par exemple, dans sa série gravée de la Danse Macabre, s’épancher avec une verve passionnée, avec une liberté et une puissance pathétiques, que lui envierait à bon droit un maître de la lignée des Dürer et des Grunewald. Ou bien c’est, au Louvre, ce portrait d’Érasme où Holbein, se sachant méprisé du fameux humaniste, et désirant à tout prix s’acquérir sa faveur, — qui lui vaudra bientôt, en effet, son introduction auprès de Thomas More et de l’aristocratie anglaise, — s’est momentanément employé tout entier à faire revivre la figure qu’il avait devant soi. De ce coup, les portraitistes les [dus libres et les plus pénétrans doivent s’incliner avec admiration, saluer dans Holbein leur pair, sinon leur maître. Mais un heureux hasard a permis que l’auteur de l’Érasme du Louvre allât plus loin encore, une autre fois, dans cette révélation de son âme d’artiste. Aux environs de 1529,. pendant l’un des courts séjours qu’il faisait à Bâle après son installation en Angleterre, l’idée lui est venue de peindre sa femme et les deux enfans qu’il avait eus d’elle. Comment il les a peints, c’est ce que personne n’a pu oublier de ceux qui ont visité, ne serait-ce qu’une fois, le musée de sa patrie adoptive. Je ne sais pas s’il existe au monde un autre portrait comparable à celui-là en subtile et douloureuse beauté d’expression. Le visage flétri, amorti, de la mère, ce visage où des années de larmes ont à demeure creusé les yeux et gonflé les joues ; et la pose résignée de cette mère, tâchant du moins à retenir ou à protéger ses enfans ; et puis la mine souffreteuse de la petite fille, le mélange de crainte et de respect avec lequel le jeune garçon contemple le terrible grand homme qui a tari la source des larmes dans les yeux de sa mère : tout cela nous est traduit si simplement et si complètement, avec une telle intensité de vie familière, que ni le déplorable état du tableau de Bâle, ni les progrès ultérieurs de la manière du maître n’empêcheront jamais ce portrait d’être son chef-d’œuvre, la seule de ses œuvres qui le mette au niveau des grands portraitistes que nous chérissons.


Pourquoi faut-il seulement que le chef-d’œuvre du peintre se trouve être, en même temps, un acte d’accusation contre lui, ou, plus justement, l’apposition de sa signature au bas du réquisitoire qui se dégage d’une longue série de ses œuvres antérieures ? Ce réquisitoire, en vérité, tel que le déroule à nouveau devant nous le recueil des photographies des peintures d’Holbein, ne repose que sur deux témoignages apportés du dehors : car on sait combien étrangement rares et discrets sont les renseignemens biographiques que nous ont laissés, sur Holbein, les contemporains de ce puissant artiste. D’un homme qui a connu, au long de sa vie, tant de personnages divers, princes et bourgeois, poètes, savans, chroniqueurs professionnels, personne n’a jugé à propos de nous dire quoi que ce fût. Que l’on songe à la place que tiendrait un Dürer, par exemple, dans les écrits du temps, si sa destinée l’avait mis en rapports avec les différens modèles des portraits d’Holbein ! Évidemment ce dernier, avec sa crainte de rien livrer de soi, aura passé inaperçu au milieu des contemporains que son métier l’obligeait à fréquenter : à moins encore de supposer chez quelques-uns d’entre eux, au lieu de la simple indifférence que l’on emporte de la rencontre d’un tapissier ou d’un commis de boutique, quelque chose de l’antipathie plus ou moins réfléchie que nous a révélée, dans ses lettres, le pénétrant Érasme à l’égard d’un peintre qui allait cependant contribuer plus que tous ses propres livres à le rendre immortel ? Toujours est-il que, touchant la vie privée d’Holbein à Bâle, — sa vie privée à Londres, ensuite, nous est complètement inconnue, — nous savons uniquement que les deux figures de Laïs de Corinthe et de Vénus avec un petit Amour, — appartenant au musée de Bâle et datées, l’une et l’autre, de 1526, — représentent une certaine demoiselle (ou dame) Madeleine d’Offenbourg, dont les mœurs ne laissaient pas de scandaliser la pruderie bâloise, et qui daignait honorer de ses faveurs le jeune peintre souabe. Cela nous est affirmé par l’imprimeur et ami d’Holbein, — ce Boniface Amerbach dont le portrait, au même musée, nous révèle la profondeur du charme exercé sur le maître par sa récente découverte du génie italien. Et nous savons d’autre part que, vers 1520, Holbein, revenu de Lucerne et décidément admis à la maîtrise dans sa patrie adoptive, a épousé une veuve un peu plus âgée que lui-même, et sans doute en possession d’une dot relativement assez ronde : cette Elisabeth Schmid que nous montrera, moins de dix ans après, le sublime et tragique portrait du musée de Bâle.

Voilà tout, pour ce qui est des documens historiques ; mais écoutons à présent la voix même d’Holbein, telle qu’à jamais nous l’entendons s’élever, contre sa mémoire, de la suite de ses tableaux et de ses dessins ! Tout d’abord, nous y apprenons que le maître a apprécié de bonne heure les agrémens divers de la créature qu’il va nous faire voir, en 1526, étendant effrontément la main pour recevoir de nouvelles pièces d’or, destinées à rejoindre la vingtaine de ducats qui s’étalent déjà à côté d’elle. L’ovale allongé du visage de la future Laïs nous apparaît dès les premiers dessins exécutés par Holbein après son arrivée en Suisse. C’est Madeleine d’Offenburg qui a servi de modèle pour une Vierge regardant l’Enfant quelle tient dans ses bran, pour une Sainte Barbe portant un calice, et sans doute aussi pour un beau Saint Michel, trois dessins de la jeunesse de l’artiste. Un peu plus tard, — mais toujours, sans doute, avant le mariage d’Holbein, — voici des interprétations « profanes » de la même figure : cette fois, la jeune Laïs revêt des toilettes d’une richesse volontiers tapageuse ; et l’expression de son visage nous laisse deviner combien elle aimerait s’orner réellement, ailleurs que sur le papier, de ces pesantes jupes de brocart dont elle relève orgueilleusement les rebords, tandis qu’une abondante garniture de plumes lui entoure la tête d’une auréole infiniment plus à son goût que la simple rondelle mystique des dessins précédens. Dans l’œuvre peinte du maître, il est vrai, nous n’apercevons aucune trace de la figure de la jeune femme, durant les années qui ont précédé le mariage d’Holbein. Deux fois seulement, pendant cette période, celui-ci a l’occasion de représenter des figures féminines (une petite Vierge et l’Eve à la pomme, toutes deux au musée de Bâle) : et le modèle dont il reproduit les traits est alors une petite Allemande au visage gras et rond, sans la moindre ressemblance avec ces deux figures d’Elisabeth Holbein et de Madeleine d’Offenbourg qui vont bientôt se disputer, si je puis dire, le privilège d’incarner la pieuse ou païenne fantaisie du peintre. N’importe : il suffit des dessins que j’ai cités pour nous prouver presque sûrement qu’Holbein connaissait et fréquentait la courtisane bâloise dès avant son mariage avec Elisabeth Schmid : heureux de pouvoir user, pour sa création artistique, de la vanité ou de l’avidité d’une créature aussi parfaitement conforme à son propre idéal de beauté féminine.

Et certes, si la femme qu’il a épousée en 1520 n’avait eu dès lors à lui offrir, avec toute la rondeur de sa dot, que la misérable figure ravagée du portrait de Bâle, on l’excuserait aisément d’avoir continué à prendre » pour modèle son ancienne amie, Madeleine d’Offenbourg. Mais il y a, au petit musée de la Haye, un portrait de jeune femme dont la ressemblance avec maintes figures ultérieures du maître nous autorise formellement à le considérer comme l’image d’Elisabeth Schmid, à la veille ou au lendemain de ses secondes noces. Ce portrait-là encore, comme celui de la « mère douloureuse » de Bâle, j’atteste que personne n’a pu le voir sans le conserver à jamais vivant dans ses yeux, avec la fraîcheur lumineuse de son coloris, et le parfum délicat de pureté, d’exquise et limpide douceur, qui s’en exhale comme d’une rose blanche sous an ciel bleu de printemps. La femme qu’a épousée Holbein n’était peut-être pas belle : mais à coup sûr elle avait un charme qui, du plus profond de son âme, coulait et se répandait jusque sur tout l’ensemble extérieur de sa gracieuse personne ; et à coup sûr son mari l’aimait, lorsqu’il a peint ce portrait qui là-bas, au rez-de-chaussée du Mauritshuis, illumine de sa claire présence tout le coin de la salle où il est exposé. Si bien que, désormais, pendant les deux années qui ont suivi son mariage, c’est à sa chère femme qu’il a confié l’honneur de remplacer la maîtresse de naguère dans le rôle artistique tenu jusque-là par cette créature. Il est vrai que nulle part Elisabeth ne semble lui avoir servi de modèle pour des sujets profanes ; mais soit qu’il s’amuse à dessiner un nouveau projet de vitrail, — le plus parfait, peut-être, qu’il nous ait laissé, — où Marie, debout dans une niche, reçoit complaisamment l’hommage d’un chevalier barbu agenouillé devant elle ; ou qu’il peigne, en l’année 1522, pour une église de Soleure, un magnifique tableau d’autel représentant la Vierge assise entre les deux saints patrons de la ville, c’est l’inoubliable figure du portrait de la Haye qui non seulement y reparait sous nos yeux, mais qui même nous y accueille avec un petit sourire de jeune mère à la fois heureuse et craintive, — phénomène bien significatif dans l’œuvre d’un maître qui, d’ordinaire, semble avoir complètement ignoré l’attrait poétique et la portée expressive d’un sourire sur des lèvres humaines. Ou plutôt je crois bien qu’elle nous sourit encore une troisième fois, la jeune femme d’Holbein, dans cette Adoration des Bergers de la cathédrale de Fribourg où le peintre a pressenti, avec sa maîtrise infaillible, le fameux effet de la Nuit de Corrège ; et lorsque, dans le petit panneau de Bâle où il l’a chargée de figurer l’authentique Mater Dolorosa, le caractère du sujet l’a empêché de nous la montrer souriante à nouveau, comme nous sentons du moins qu’il a gardé pour elle l’affection ravie qui lui a, jadis, inspiré son portrait de la Haye ! Et puis, voici une dernière apparition d’Elisabeth, Holbein dans l’art du maître, — jusqu’au jour où celui-ci, en 1529, se résignera à nous révéler ce qu’il a fait de la grâce limpide et de la discrète gaîté, du sourire ineffablement attirant de sa jeune femme : c’est, toujours à Bâle, sur le volet droit de la peinture en grisaille destinée à décorer l’orgue nouveau de la cathédrale. Dans cette haute et splendide figure de Vierge, où l’on dirait que Marie tâche à défendre d’un ennemi invisible l’enfant (d’ailleurs assez informe) qui dort sur son épaule, nous retrouvons pour la dernière fois le modèle du portrait parfumé du musée de la Haye, — mais déjà bien changé, mûri et comme « spiritualisé » par l’épreuve de la vie, sinon encore accablé sous son poids.

Et puis, dès ce moment, — ou sans doute même depuis une date antérieure à celle de ces volets d’orgue de la cathédrale, — c’est Madeleine d’Offenbourg qui reprend sa place d’autrefois, dans les tableaux et dessins du maître bâlois. Ne la voyons-nous pas, à son tour, ébaucher un sourire, — de vanité triomphante ou de convoitise satisfaite ? — dans un tableau de Carlsruhe, daté de 1522, et où l’impudente créature, sous prétexte de représenter une Sainte Ursule, tient dans ses mains une demi-douzaine de flèches, dont elle va dorénavant, d’année en année, transpercer le pauvre cœur de la femme du peintre ? Je sais peu de choses plus déplaisantes que cet essai avorté d’un sourire, sur la bouche méchante du modèle de la Sainte Ursule ; mieux vaut encore, décidément, pour mettre en valeur le visage élégant et banal de la courtisane, l’impassibilité dédaigneuse de la Vierge du bourgmestre Meyer, dans le tableau de Darmstadt, — ou dans sa fameuse copie de Dresde — malgré tout ce qu’a de choquant, en un tel sujet, un manque aussi complet de toute humanité. Après quoi il ne me reste plus qu’à rappeler, en contraste avec le terrible portrait d’Elisabeth Holbein, telle qu’elle est devenue aux environs de 1529, les deux portraits susdits de 1526, où s’affirme cyniquement la victoire de la maîtresse sur l’épouse légitime. Laïs Corinthiaca, lisons-nous en grosses lettres au bas de l’un des portraits, sous la main tendue vers notre argent ; et plus angoissante encore est l’autre image de Madeleine d’Offenbourg, s’il est vrai, comme je l’ai toujours supposé, que le gros enfant hydropique et difforme qui, dans la Vénus, joue le rôle de l’Amour auprès de cette femme stérile ait eu pour modèle l’enfant aîné de la femme d’Holbein, tel que nous le montrera, trois ans plus tard, le tableau familial du musée du Bâle. Avoir fait poser le fils qui lui est né d’elle en compagnie de l’odieuse rivale qui l’a dépouillée de sa beauté et de son bonheur, et de toute sa fortune par-dessus le marché, qui a réduit l’exquise jeune femme dû portrait de la Haye à devenir le fantôme navrant du portrait de Bâle : voilà peut-être le grief qui aura pesé le plus cruellement sur le cœur ulcéré d’Elisabeth Holbein ! Et qui sait si ce remords-là ne s’est point dressé au premier plan dans l’âme du peintre lui-même, lorsqu’en 1529 celui-ci a éprouvé le besoin de nous crier sa confession de mari et de père, en même temps qu’il allait nous révéler la puissante, l’émouvante grandeur de son génie d’artiste ?


T. DE WYZEWA.

  1. J’ai eu moi-même l’occasion d’esquisser ici, — dans la Revue du 15 février 1906, — un portrait de la reine Catherine Howard, et précisément d’après un tableau que M. Ganz n’hésite pas à ranger parmi les chefs-d’œuvre d’Holbein.